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Il y avait longtemps que Blake ne s’était pas senti aussi frais et dispos, lorsqu’il s’éveilla dans son appartement londonien. Depuis qu’il avait assumé cette identité d’emprunt à Paris avant d’aller retrouver Ellen sur la Lune et de se rendre sur Mars. Depuis qu’il avait dormi pour la dernière fois dans son lit, en fait. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il était en pleine forme, car on lui avait injecté une bonne dose d’anti-GdB.
Il se leva d’un bond – il portait un pyjama, bon sang, alors qu’il n’en mettait jamais malgré l’obstination de sa mère à lui en offrir un chaque année, à Noël – et il alla dans la salle de bains.
Hmm, une barbe d’un jour seulement. Étrange. Sur sa main, une marque lisse et brillante indiquait que la peau était d’apparition récente. Il avait dû se blesser quelque part. Avait-on également utilisé sur lui un produit de cicatrisation rapide ?
Il fit glisser son rasoir chimiosonique sur ses joues, son menton et son cou, puis il aspergea son visage pointillé de taches de rousseur d’après-rasage au citron. Il utilisa sa brosse à ultrasons et contrôla avec sa langue que ses dents étaient bien polies avant de passer un peigne dans sa chevelure drue et de s’adresser quelques grimaces dans le miroir.
Pour la première fois depuis des mois, il eut le plaisir de pouvoir faire un choix dans une garde-robe digne de ce nom et il opta pour un pantalon de velours extensible confortable et une ample chemise noire. Sa montre, son com et son Idcarte étaient posés sur la commode, avec son couteau de jet. Qu’avaient dû en penser les inconnus qui s’étaient donné la peine de le ramener à son domicile ?
Il glissa ses pieds nus dans des espadrilles bleu marine. Il n’avait pas l’intention de sortir. Il désirait profiter du confort familier de son logis et laisser aux souvenirs le temps de remonter à la surface de son esprit. C’était un des problèmes posés par les médicaments anti-ivresse, ils effaçaient de la mémoire les évènements récents tant qu’ils faisaient effet.
La petite cuisine était ensoleillée et impeccable. Il n’y vit aucune tache, pas le moindre grain de poussière. Tout avait été rangé. Quelqu’un était venu mettre de l’ordre – pas la femme de ménage, car il n’en avait pas – et il trouva dans le réfrigérateur plus de provisions qu’il n’en avait laissé. Fraîches, de surcroît.
Il avait de l’appétit, sans être affamé, et il se prépara une omelette avec deux œufs et du fromage aux fines herbes qu’il alla manger à la table en hêtre, devant la fenêtre qui surplombait les petits jardins clos par des murs de brique : le sien et ceux de ses voisins. Il fit glisser ce plat avec le jus d’une orange pressée et un café à la française. S’il habitait Londres, il était américain et avait besoin d’un breuvage plus fort que du thé pour débuter la journée.
Il entendit sonner le téléphone, puis un déclic sitôt qu’il eut décroché le combiné de la cuisine. Une erreur de numéro ? Ou ceux qui l’avaient ramené à son domicile souhaitaient s’assurer qu’il y était resté ?
Il se servit une seconde tasse de café et l’emporta dans le séjour où il s’assit pour contempler le ciel d’automne dégagé au-delà de l’orme dressé devant la fenêtre. L’arbre perdait ses feuilles et ses branches miroitaient sous le soleil bas qui rehaussait les tonalités bleues et lie-de-vin du tapis et mettait en relief les étagères murales où s’entassaient du sol au plafond de nombreux livres rares. Le minotaure noir de Picasso dans l’alcôve et la chaude aquarelle pastorale de Poussin au-dessus du bureau lui confirmaient qu’il était de retour chez lui.
Une autre gorgée de café. Il remarqua dans sa tempe droite des pulsations annonciatrices de migraine. Des souvenirs récents remontaient à la surface de son esprit.
La nuit. Un mur de granite tapissé de lierre et illuminé par de puissants projecteurs. Ne l’escaladait-il pas ? Si, il progressait lentement le long de cette paroi vers… la fenêtre de la chambre d’Ellen…
La vitre vola en éclats qui se répandirent sur le tapis. Mais pas dans le passé ! Blake réagit avant même d’avoir analysé la situation. Il plongea et roula vers le couloir.
Derrière lui, un dragon cracha des flammes qui s’engouffrèrent par la porte en grillant au passage la peinture du chambranle. En face, la tapisserie fut calcinée. Son bond ne l’avait emporté qu’à cinquante centimètres de la langue de feu et il continua de fuir vers la cuisine à quatre pattes.
L’odeur de phosphore et de produits pétroliers gélifiés lui était familière. Elle lui indiquait que ses livres et ses tableaux avaient disparu et que dans quelques minutes son appartement et tout l’immeuble en feraient autant. Il pouvait déjà voir des volutes de fumée noire tourbillonner au ras du plafond.
Sans se relever de la strate d’air respirable présente au ras du sol, il traversa l’atelier aménagé à l’arrière du logement et défonça la porte de service d’un coup de pied.
Il habitait au premier étage, et il sauta du palier. Il tomba sur le toit d’une serre de bouturage, amortit l’impact en pliant les jambes et rebondit dans un myrte du jardin.
Il s’extirpa de l’arbuste. Il n’osait s’attarder à découvert. Soit son adversaire ne disposait pas d’une arme à feu, soit il manquait d’adresse, car il avait constitué une cible idéale, mais sans doute était-il proche, probablement sur un toit.
— Au feu ! Au feu ! Tout le monde dehors ! hurla-t-il en s’engageant dans l’étroit passage qui donnait sur la rue. Au feu !
Lorsqu’il atteignit la façade de l’immeuble, les voisins sortaient déjà de chez eux. Un policier corpulent et rougeaud arrivait au pas de course en parlant dans son walkie-talkie. Blake leva les yeux vers son appartement.
Des langues de feu huileuses jaillissaient des fenêtres aux vitres soufflées puis fusionnaient en un panache de fumée nauséabonde. Le vieil orme du jardin mitoyen qui avait ombragé le séjour était consumé par les flammes. Des écailles de suie se détachaient de la toiture.
Le vieux M. Hicke, son voisin du dessous, sortit sur le porche en titubant. Il portait un pyjama de flanelle et une robe de chambre élimée.
— Monsieur Redfield ! Vous êtes revenu ! Ô mon Dieu ! Avez-vous vu votre visage ?
— Venez par ici, monsieur Hicke, éloignez-vous de l’immeuble. Voilà qui est mieux. Je crains que ce ne soit sérieux.
Blake allait retourner à l’intérieur quand Mlle Stilt et sa mère, les seules autres locataires, sortirent emmitouflées dans des couvertures, affolées par le remue-ménage et éblouies par la lumière.
— Tout va bien, monsieur. Pourriez-vous vous écarter et nous laisser faire notre travail ?
Le policier prit ces dames en charge et les conduisit en lieu sûr. D’autres représentants de l’ordre étaient arrivés et tenaient une foule de plus en plus importante à distance. Blake battit en retraite avec les badauds jusqu’au trottoir opposé.
Il regardait les flammes consumer la vieille maison élégante. Ce n’était déjà plus qu’une ruine calcinée, quand les premiers véhicules de lutte contre l’incendie arrivèrent dans la rue, quelques minutes plus tard.
Celui ou celle qui avait lancé la bombe s’était certainement enfui depuis longtemps, sauf s’il s’agissait d’un pyromane ou d’un individu privé d’instinct de conservation. Blake en doutait. Il était la cible de cette attaque, et le choix de la méthode employée contenait un message.
On savait qu’il était un artificier dans l’âme.
Il reconstitua les évènements de la matinée et retrouva ses souvenirs de la nuit précédente, ou plus exactement de deux nuits plus tôt avec le décalage horaire, accompagnés d’une violente migraine.
Il s’était porté au secours d’Ellen, qui l’avait trahi. Il refusa de l’admettre.
Sans doute avait-elle passé un accord avec le commandant pour qu’il fût conduit en sécurité. Le militaire souhaitait se débarrasser de lui pour avoir les coudées franches avec elle. Avait-elle demandé qu’il fût reconduit à Londres sans être molesté, et son supérieur avait-il trompé sa confiance ?
Quelqu’un voulait sa peau, et bien grillée. La liste des assassins en puissance était longue.
Il regarda l’immeuble se consumer avec les derniers biens auxquels il tenait, puis il lui vint à l’esprit que s’il voulait survivre assez longtemps pour pouvoir se venger, il aurait tout intérêt à ne pas s’attarder dans les parages. Il lui fallait disparaître avant l’arrivée des policiers qui viendraient procéder à l’enquête d’usage.
*
L’avion hypersonique battit le soleil à la course et se posa à Long Island en début de matinée. Il n’était guère plus de dix heures quand Blake entra dans l’appartement de ses parents, sur la terrasse d’un gratte-ciel de Manhattan.
— Blake ! Où diable étais-tu passé ?
— Maman, tu es magnifique. Comme toujours.
Emerald Lee Redfield soignait sa peau, son maquillage et ses tenues vestimentaires – elle portait ce jour-là un ensemble de laine grise et un chemisier de soie bleue délavée –, ce qui la rajeunissait d’une trentaine d’années. Aux yeux de son fils, tout au moins.
Mais elle n’était pas coquette, malgré son élégance. Elle l’étreignit avec enthousiasme puis le prit par les épaules et le tint à longueur de bras pour le toiser des pieds à la tête.
— J’aimerais pouvoir en dire autant de toi, mon fils. Aurais-tu dormi tout habillé ?
Il toussa et frissonna.
— Viens.
Elle prit sa main et le guida vers le séjour ensoleillé. Au quatre-vingt-neuvième étage, ils avaient une vue dégagée sur cent vingt degrés des tours du bas de l’île de Manhattan et des berges environnantes.
— Qu’es-tu venu faire ici ? Pourquoi n’as-tu pas téléphoné ? Nous nous sommes tant inquiétés pour toi ! Ton père a contacté toutes ses connaissances, mais…
— Oh, non !
— Avec discrétion, rassure-toi.
— Il va falloir que je lui parle. Quand je suis sur la piste d’une œuvre d’art importante, il m’arrive de devoir… eh bien, agir incognito, en quelque sorte. J’ai dû le lui expliquer une bonne douzaine…
— Tu connais ton père.
Edward Redfield n’appréciait pas que son fils fût devenu un expert en vieux livres et manuscrits, et il ne s’était jamais privé de lancer avec emportement des tirades sur l’argent qu’il « jetait par les fenêtres » (des fonds qu’il ne pouvait contrôler car ils provenaient de capitaux directement légués à Blake par ses grands-parents). Les Redfield descendaient d’une vieille famille de l’Est dont les membres n’avaient jamais eu d’autres occupations que de surveiller leurs investissements, ce qui ne constituait d’ailleurs pas une tâche de tout repos.
Mais, noblesse oblige[2], ils participaient à de nombreuses activités sociales et culturelles, ici à Manhattan, cette ville modèle, le cœur du District administratif mi-Atlantique. En fait, des générations de Redfield avaient contribué si activement à la vie de la cité que l’Amérique du Nord (où les États-Unis ne figuraient plus qu’en tant que fiction géographique) avait une dette envers eux.
Emerald prit place dans un fauteuil Empire capitonné de velours bleu et se pencha vers la table basse pour presser un bouton.
— Et j’ai vraiment insisté pour qu’il agisse avec discrétion.
Blake se laissa choir dans un siège de brocart.
— Enfin, me voici de retour. Et en bonne santé, comme tu peux le constater.
— Ce que tu as entrepris a-t-il été couronné de succès ?
— Je ne pourrai te répondre que quand la, heu, transaction aura été conclue.
— Je comprends, mon chéri.
Emerald avait sonné une servante, qui apparut presque aussitôt.
— Ton père et moi comptons déjeuner à la maison, aujourd’hui. Te joindras-tu à nous ?
— Avec plaisir.
— Mettez un couvert supplémentaire, Rosaria.
La femme hocha la tête et repartit sans faire plus de bruit qu’à son arrivée. Emerald adressa à son fils un sourire radieux.
— Alors, Blake, que s’est-il passé ?
— Je suis rentré chez moi ce matin pour découvrir que mon appartement – et pas seulement mon logement mais tout l’immeuble – avait été rasé par les flammes. Tout ce que je possédais.
— Mon pauvre garçon… Tes meubles ? Ta garde-robe ?
Elle baissa les yeux sur ses espadrilles tachées.
— Pour ne pas parler des livres et des œuvres d’art.
— C’est tellement déprimant, mon chéri. Tu dois être dans tous tes états. Tu étais assuré, j’espère ?
— Oh, oui ! Naturellement.
— C’est déjà ça.
— Eh bien… nous en discuterons lors du déjeuner. Excuse-moi, mais je voudrais aller me changer.
— Blake… je suis si heureuse que tu sois rentré à la maison.
Il se dirigea vers sa chambre. Elle était prête à le recevoir et rien n’avait changé dans cette pièce depuis son départ. Sa mère semblait évoluer dans l’existence avec insouciance mais elle avait du cœur. Il pensa que les rapports entre parents et enfants étaient bien plus compliqués et subtils que n’avaient su l’exprimer même les plus grands écrivains. Mais malgré la résonance émotionnelle et les grondements de basse qui accompagnaient leurs échanges de paroles, un amour profond les unissait.
Il ressortit de son ancienne chambre avec un costume classique et une cravate, une tenue que son père serait ravi de lui voir porter.
*
— Tu as donc perdu tous ces livres qui t’avaient coûté tant d’argent.
Plus grand que son fils, Redfield père[3] avait un visage carré d’aristocrate. Ses cheveux et ses sourcils roux, et les taches de rousseur de son nez étroit trahissaient ses origines irlandaises. Leur famille venait de Boston et n’avait fait fortune que deux siècles plus tôt, et non trois ou quatre comme celle des Vanderbilt et autres Rockefeller.
— Oui.
Edward regarda durement son fils, sans pouvoir dissimuler sa jubilation.
— J’espère que cette leçon te sera profitable.
— C’est bien plus qu’une leçon, papa. J’ai tout perdu. Je ne m’attacherai plus jamais à des biens périssables.
La salle à manger située dans l’angle sud-est de l’appartement surplombait le vieux port de New York. Sous la pâle clarté du soleil d’automne, les bassins d’algoculture qui s’étendaient de Jersey à Brooklyn étaient vert terne et faisaient penser à de la soupe de pois cassés. Des écumeuses en acier inoxydable draguaient paresseusement cette bouillie et la transformaient en compléments nutritifs pour les masses populaires.
Les Redfield appartenaient à une autre catégorie sociale. Edward découpa une bouchée de son magret de canard[4] un peu saignant et utilisa sa main gauche pour porter sa fourchette à sa bouche, à l’européenne.
— L’assurance ne couvre pas tout ? grommela-t-il.
— Oh, la perte financière sera compensée en totalité ! Mais j’ai compris à quel point les livres et les tableaux sont des choses éphémères.
Pourrai-je m’en tirer aussi facilement ? se demanda Blake. C’est probable, les gens ne mettent pas en doute ce qu’ils ont espéré entendre.
— Peut-être suis-je finalement devenu un adulte.
Son père continua de mâchonner, en marmonnant.
— J’ai l’intention de me renseigner pour voir s’il ne me serait pas possible de travailler dans les services publics, ajouta Blake.
Edward l’avait catalogué en tant que dilettante et obtenir la confirmation du bien-fondé de son jugement lui serait sans doute agréable.
— Quelle excellente idée, mon chéri, dit gaiement sa mère. Je suis certaine que nos amis seront ravis de t’aider à trouver une occupation qui te convient.
— L’administration, Blake ? Pourquoi ne choisis-tu pas une branche qui offre plus de possibilités ?
Autrement dit l’achat et la vente.
— Je ne me suis jamais passionné pour les statistiques, papa. Les opérations de Bourse me dépassent.
C’était faux, mais conforme aux idées préconçues de son père.
— Si j’avais suivi tes conseils, ajouta-t-il, j’aurais fait des études de droit. Mais il est désormais trop tard pour me reconvertir.
— Alors, que sais-tu faire ?
Une bouffée de vieille rancœur. Après tout, envoyer Blake à SPARTA avait été coûteux. Ce projet d’éducation poussée à l’extrême était financé par une fondation, mais les parents qui en avaient les moyens avaient dû verser une contribution importante pour que leurs enfants puissent en bénéficier.
— Je pense être un chercheur valable. C’est indispensable pour étudier sérieusement. Je connais les vieilles bibliothèques aussi bien que l’électronique. Je sais agir avec discrétion si nécessaire.
Tout cela était vrai, et en deçà de la réalité. Son père n’eût pas cru la moitié de ce qu’il aurait pu lui révéler sur ses capacités.
— Je lis et j’écris une douzaine de langues. Je parle couramment la plupart, et je pense pouvoir faire mieux en cas de besoin.
Blake adressa une phrase musicale à sa mère. Il venait de lui dire en mandarin : Je te dois tout.
Son père, qui parlait seulement l’allemand, le japonais et les autres vieux langages de la diplomatie, traduisit son scepticisme par un nouveau borborygme. Lorsqu’il eut finalement avalé sa bouchée de canard, il demanda :
— Quel genre d’activités es-tu apte à exercer ?
— J’ai oublié de préciser que je suis devenu un voyageur de l’espace expérimenté.
— Te réfères-tu à cette traversée jusqu’à Vénus ?
— Je me suis aussi rendu sur la Lune. Et sur Mars. Je découvre brusquement qu’il y a très longtemps que je ne vous ai pas donné de mes nouvelles.
Edward posa sa fourchette et le foudroya du regard.
— Pour résumer, tu es donc un… chercheur polyglotte qui sait pianoter sur le clavier d’un ordinateur et ne souffre pas du mal de l’espace. Peut-être devrais-tu devenir un… défenseur des consommateurs, ou autre chose du même genre.
Les fins sourcils noirs d’Emerald se haussèrent et sa bouche délicate s’incurva en un sourire.
— Quelle excellente suggestion ! Je suis certaine que Dexter et Arista seraient ravis d’accueillir dans leur équipe quelqu’un qui possède ses talents et ses capacités…
— À Voxpop ?
Redfield fixa sa femme avec colère. Il n’avait pas voulu être pris au sérieux.
— Pour y faire quoi ?
Dexter et Arista Plowman étaient des réformateurs, des émules de Ralph Nader et de Savonarole. Ils avaient investi tout l’argent de leur héritage et celui qu’ils avaient gagné ensuite dans l’Institut Vox Populi.
— Si Dexter Plowman ou sa charmante sœur… commença Emerald.
— Sa sœur barbante, grommela Edward.
Hors des clubs et des salles de réunion de ses conseils d’administration, il ne se donnait que rarement la peine de dissimuler sa mauvaise humeur.
— …souhaitent employer notre fils, ils sauront tirer parti de ses talents.
— Sans qu’il n’obtienne rien en retour. Ce n’est pas ainsi qu’on fait fortune.
— Papa…
Mais Blake s’interrompit aussitôt. Rappeler à son père qu’ils étaient déjà riches eût été sans objet.
— Nous allons nous accorder un ou deux jours de réflexion, déclara Edward.
Son fils pouvait suivre le cheminement de ses pensées. Les Plowman étaient actuellement la coqueluche de Manhattan, un peu comme ces juges idéalistes épris de justice et d’équité. Edward Redfield les courtisait et il serait honoré de leur prêter son fils. Il n’en obtiendrait aucun avantage financier mais si l’enfant prodigue rentrait dans le rang et devenait un personnage en vue… Edward s’autorisa un semblant de sourire.
*
Tard dans la nuit, Blake pénétra sur la pointe des pieds dans le cabinet de travail de son père. Il trouva son chemin à tâtons, sous la faible clarté qu’un ciel brumeux diffusait à travers les fenêtres. Bien des années plus tôt, encore enfant, il avait mémorisé la combinaison du bureau. Il l’utilisa pour ouvrir le tiroir du haut dans lequel était dissimulé un micro-superordinateur silencieux à refroidissement gazeux.
Cet appareil lui inspirait depuis toujours de l’admiration et une pointe de jalousie, car son père ne tirait parti que d’une fraction infime de ses capacités pour effectuer ses transactions et ne savait pas apprécier ce que sa fortune lui permettait d’acheter. Blake se pencha sur le clavier et se mit à l’ouvrage sur un projet qui testerait les possibilités de la machine.
Il voulait découvrir ce qui se passait véritablement dans la « place forte » de la berge de l’Hudson.
*
Quatre heures plus tard, et malgré son habileté, il n’avait appris que peu de chose, et rien de positif.
La propriété du roi de l’acier se situait bien là où il l’avait supposé et s’appelait désormais Granite Lodge, un nom banal sans connotations révélatrices. Ce lieu était censé accueillir des employés du North American Park Service en congé, des dignitaires désireux de s’isoler du monde, des P.-D.G. en réunion, etc. Il s’agissait d’une couverture parfaite pour une telle demeure.
Blake ne put trouver aucun lien entre le Park Service et le Bureau spatial, et encore moins la section d’investigation du commandant. Il obtint de nombreux exemples de fréquentation par des fonctionnaires en vacances, des P.-D.G. en conférence et des personnalités en mal de solitude.
Il consulta dans des fichiers gouvernementaux des plans et d’autres documents décrivant en détail le bâtiment et la propriété, avec précision pour autant qu’il avait pu en juger. Il prit connaissance du budget que le Park Service allouait à l’entretien de Granite Lodge et de la liste des membres du personnel avec leurs salaires et autres informations de ce genre, mais rien de tout cela ne pouvait éveiller le moindre soupçon.
Avec amusement et un peu de dépit, Blake lut l’énumération des évènements qui s’étaient déroulés en ce lieu pendant la période où lui et Ellen avaient pourtant eu l’impression d’être les seuls invités. Ils n’avaient pas prêté attention à un synode d’évêques anglicans, un séminaire d’écrivains et la réunion d’un groupe d’enseignants chargés de réformer les programmes du secondaire. Cette semaine se tiendrait à Granite Lodge un colloque de psychanalystes jungiens.
Quelques minutes de recherches supplémentaires lui permirent de corroborer ces informations auprès d’autres sources : circulaires et bulletins de l’épiscopat, de l’association littéraire, du comité éducatif et des fidèles de Jung. Tout cela était très convaincant. En accédant à diverses banques de mémoire, il obtint la confirmation de l’existence de toutes ces personnes et de leurs récents déplacements.
S’il avait possédé les dons surnaturels d’Ellen pour renifler et éviter les pièges informatiques, esquiver les culs-de-sac et emprunter des raccourcis, s’ouvrir un chemin au sein des barrières électroniques, reconnaître les identités, les adresses, les numéros de com, les curriculum vitæ et les vouchers fictifs, peut-être aurait-il pu obtenir les résultats qu’il escomptait. Mais il était bien moins habile qu’elle en ce domaine.
Comme il n’avait à sa disposition que ses talents de voleur et de saboteur, il lui faudrait pénétrer par effraction à Granite Lodge.
Blake était audacieux et parfois même téméraire, mais pas suicidaire pour autant. Il refusait de prendre des risques trop grands ou d’aller au-devant d’un échec quasi certain. Les protections de la propriété lui inspiraient du respect. Mais bien qu’il eût de loin préféré s’en tenir éloigné, une telle possibilité lui était refusée.
Il se pencha à nouveau sur l’ordinateur. En cette fin du XXIe siècle la météorologie était toujours plus un art qu’une science, mais un art élaboré. Les formes fractales du système atmosphérique terrestre envahirent l’écran et révélèrent en couleurs artificielles les perturbations qui avaient de fortes probabilités de se produire le lendemain dans la partie inférieure de la vallée de l’Hudson. S’il agissait sans perdre de temps, il aurait le ciel pour allié.