4
La lune naviguait sur la mer glacée et houleuse des nuages d’octobre tel un caïque ventru, poursuivie par un intrus. Il l’entendit approcher bien avant de la voir, cette chose noire dont les ailes battaient la nuit…
Ce n’était pas un rêve. Blake ouvrit un œil et vit la forme sombre descendre sans bruit, passer devant la fenêtre.
Il repoussa les couvertures et roula hors de son lit pour se coller au sol. Il ignorait combien de temps il avait dormi – le dessin que le clair de lune projetait sur le tapis laissait supposer qu’il était plus de minuit –, mais il connaissait la nature de ce qu’il avait entr’aperçu à l’extérieur : un Snark, un hélicoptère d’assaut aux pales et aux turbines commutées en mode de vol furtif venu se poser sans bruit sur la vaste pelouse.
Un allié ou un ennemi ? Mais qui étaient ses adversaires ? Et qui étaient ses amis ?
Il n’appartenait en fait à aucun des camps en présence. Il resta accroupi et roula sur le tapis pommelé par le clair de lune pour se réfugier dans la penderie. Une fois là, il s’habilla en hâte d’un pantalon de polytoile sombre, d’un pull-over en laine noire, de baskets et d’un coupe-vent ample et foncé doté de nombreuses poches.
Après leur retour de Mars, quand on lui avait attribué cette chambre, Blake avait trouvé toutes ses affaires nettoyées, repassées et suspendues aux cintres ou pliées dans les tiroirs. Les troupes étaient décidément fort bien traitées, ici. Seuls ses jouets avaient disparu : l’outillage électrique, l’assortiment de composants électroniques et les bouts de pains de plastique.
Il ne pouvait le leur reprocher, car c’était très dangereux. Et il avait en outre réussi à reconstituer son arsenal depuis son arrivée. La quantité de produits chimiques mortels ou destructeurs réclamée pour l’entretien d’un simple studio – et à plus forte raison une telle propriété – ne laissait jamais de le surprendre. Si la pelouse sur laquelle le Snark venait de se poser était aussi drue, par exemple, c’était grâce à des pulvérisations régulières et généreuses d’azote et de phosphore. Dans la cabane du jardinier étaient en conséquence entreposés de puissants explosifs mis à la disposition de qui voulait les prendre. Et il s’était procuré de quoi improviser des détonateurs et des minuteries en démontant des éléments du système d’alarme et de surveillance dispersés à l’intérieur de la propriété, ceux qui étaient installés là où ils avaient peu de chances de servir un jour.
Il avait repéré les caméras de cette pièce, de la chambre d’Ellen, et même des bois environnants. Elle feignait d’ignorer leur présence, ce qui lui convenait. Il avait récupéré tout ce qu’il estimait pouvoir prendre sans être vu par les caméras et dont la disparition ne serait sans doute pas remarquée, avant de dissimuler son butin là où il espérait que ses hôtes ne le trouveraient pas.
Il retira des moulures sous les étagères et récupéra ce qu’il avait amassé au fil de ses expéditions. Il consacra une longue minute à assembler des composants avant de les fourrer dans ses poches. Finalement, il regagna la penderie et décrocha un rouleau d’adhésif dissimulé sous quelques cravates tricotées et déroula la bande autour de ses paumes.
Le dos collé à la porte du réduit, il tendit l’oreille. Il entendait à peine les murmures des rotors jumelés du Snark, sur la pelouse en contrebas. Il poussa le battant et courut vers la fenêtre. Il savait que les caméras devaient le suivre, même s’il avait jusqu’à cet instant réussi à échapper à leur surveillance. Il regarda au-delà du montant.
Trois étages plus bas, les pales sifflaient au seuil de l’audibilité. Elles n’étaient pas débrayées, les moteurs n’avaient pas été coupés, ce qui signifiait que le Snark se tenait prêt à redécoller immédiatement.
Un crissement métallique et un cliquetis lui parvinrent de la porte de sa chambre…
Blake sauta sur l’appui de la fenêtre puis se glissa de côté dans l’étroite ouverture et s’agrippa avec les doigts tant qu’il n’eut pas calé l’extrémité de ses chaussures caoutchoutées dans un des joints profonds de la maçonnerie. Il plongea alors sa main droite dans une poche et en sortit un petit paquet qu’il posa sous le châssis avant de chercher une autre prise et d’entamer sa traversée de la façade.
Les motifs mouvants que le clair de lune diapré dessinait sur le mur aux nombreuses aspérités le dissimulaient à une simple surveillance visuelle.
La chambre d’Ellen était éloignée mais il étudiait ce parcours depuis des jours. Avant même d’arriver en ce lieu il avait envisagé la possibilité de devoir s’esquiver rapidement, et sans passer par la grande porte.
Il franchissait l’angle de la demeure quand un éclair blanc et une détonation troublèrent la nuit. Quelqu’un venait de pousser le châssis de la fenêtre de sa chambre pour regarder au-dehors.
La clarté du phosphore fut très vive et il entendit hurler au même instant. La charge n’était pas suffisante pour infliger de très graves blessures mais Blake n’eût pas été surpris d’apprendre que celui qui avait déclenché son piège devrait subir quelques greffes. S’il fut assailli par un sentiment de culpabilité, ce fut bref. Entrer en pleine nuit dans la chambre d’un tiers sans seulement se donner la peine de frapper était révélateur d’un indéniable manque de savoir-vivre.
Des lumières brillèrent sur tout le pourtour de la maison et firent disparaître le clair de lune. Les murs étaient désormais balayés par des faisceaux de projecteurs comme le ciel nocturne de Londres à l’époque du blitz. Blake s’apprêta à entendre un tir de D.C.A.
Mais il bénéficia d’un répit. Il déplaça ses pieds et ses mains protégées par le ruban adhésif, avec prudence mais rapidité, et il atteignit la fenêtre en saillie de la chambre d’Ellen. Close, comme il s’y était attendu.
Le temps lui manquait pour agir avec discrétion. Il cala les doigts de sa main gauche et ses orteils dans les joints des moellons et abattit son poing droit sur un des éléments du vitrail. Un morceau de verre entailla profondément la chair entre les phalanges et la protection offerte par le ruban adhésif.
Pendant qu’il poursuivait son œuvre de destruction, il lui vint pour la première fois à l’esprit qu’il se passait quelque chose de louche, de très louche.
Rien ne donnait l’alarme. Il n’entendait pas de sirènes ou de sonneries. À l’extérieur tous les projecteurs s’étaient allumés mais il n’y avait aucun signal sonore, pas même celui qu’aurait dû déclencher le circuit de protection de cette fenêtre.
— C’est moi, Ellen, dit-il d’une voix assez forte pour la réveiller. Ne fais rien que tu pourrais regretter.
Il franchit l’encadrement, plus large que celui de sa chambre, et se retrouva accroupi sur le sol.
Toujours rien, et l’hélicoptère n’avait pas redécollé. L’ordinateur de bord d’un Snark pouvait repérer sans intervention extérieure un homme qui jouait à l’acrobate contre un mur et l’abattre. Il n’était donc pas programmé pour tuer. Peut-être avaient-ils espéré qu’Ellen continuerait de dormir.
Quoi qu’il en soit, Blake arrivait trop tard. La lumière crue des projecteurs installés à l’extérieur lui révélait que le lit était vide.
Mais encore chaud et marqué par l’empreinte de celle qui avait dû s’y trouver seulement quelques minutes plus tôt.
La porte était entrebâillée. L’avaient-ils capturée ? Les avait-elle entendus – il savait qu’elle possédait une ouïe bien plus fine que tout autre être humain – et s’était-elle enfuie ? Était-elle allée le secourir ?
Il s’accroupit et avança la tête dans le couloir.
Un essaim de balles de caoutchouc tirées par une arme munie d’un silencieux crépitèrent sur le sol et le chambranle, des projectiles assez durs pour entamer le bois. Il se rejeta en arrière dans la chambre d’Ellen, fouilla dans sa poche…
— Sortez, monsieur Redfield, nous ne vous voulons aucun mal.
…et lança un autre petit paquet dans le corridor.
Cette fois, la déflagration fut instantanée et il franchit la porte presque aussi vite que l’éclair. Il ne voulait pas se laisser bloquer dans cette pièce.
Il roula sur le tapis en flammes, se pencha sur la rambarde de l’escalier et bascula par-dessus, sans faire cas des flammèches qui s’élevaient du dos de sa veste. Il tomba d’un demi-étage, atteignit le palier et fit des culbutes jusqu’au bas des marches en laissant derrière lui des bouts de tissu enflammés.
Sitôt dans le couloir du rez-de-chaussée, il se releva d’un bond, étourdi mais indemne.
Pas de poursuite. Ça leur apprendrait à utiliser ce ton condescendant. Monsieur Redfield… tiens donc ?
Il eut une inspiration. Le Snark était peut-être encore sur la pelouse. Peut-être n’avait-il pas redécollé. Peut-être n’avait-il personne à son bord. Peut-être étaient-ils tous entrés dans la maison pour les capturer, Ellen et lui, en s’imaginant que ce serait facile.
Et peut-être pourrait-il leur démontrer qu’ils l’avaient sous-estimé.
Il courut vers l’extrémité du couloir et ouvrit d’un coup de pied la porte d’un réduit qui donnait sur un des grands salons de la demeure. Il se savait suivi par des caméras et ne prit pas la peine d’essayer de se dissimuler. Il projeta son poing ensanglanté vers le heaume d’un chevalier à l’armure illuminée par les projecteurs extérieurs, puis il s’acharna sur lui en utilisant son avant-bras pour repousser l’encadrement de plomb tant qu’il n’eut pas ouvert dans ce vitrail un trou suffisamment large pour autoriser son passage.
Il était assez près du sol pour sauter. Il plia les jambes afin d’amortir l’impact et se laissa tomber.
Il toucha la pelouse, roula sur lui-même et se retrouva debout sans avoir souffert de cette chute de cinq mètres. Le Snark était là, à une vingtaine de mètres. Ses rotors murmuraient toujours. Une fois maître de cette machine de guerre redoutable il pourrait repousser les assauts de toute une armée. Et ensuite il retrouverait Ellen et l’emmènerait loin d’ici…
Il se mit à courir, sans se cacher. Il savait qu’ils n’ouvriraient pas le feu sur lui. Ils s’étaient contentés d’utiliser des projectiles en caoutchouc, quand il avait constitué une cible. Et si quelqu’un apparaissait à la porte de l’hélicoptère… eh bien, il serait toujours temps de prendre une décision. Charger l’adversaire ? S’enfuir à toutes jambes ? Lever les bras pour se rendre ? Il se pencha sous les pales.
Une tache claire apparut dans le rectangle noir de l’ouverture. Le visage d’Ellen. Elle lui fit signe d’approcher.
Il sentit son cœur bondir.
— Tu as réussi !
Elle s’était déjà emparée de l’appareil ! Elle tendit le bras vers lui. Sa main était fuselée et blanche, son visage un ovale blême encadré de cheveux blonds coupés court… il ne voyait d’elle que cela, le reste était dissimulé dans les ténèbres par une combinaison de polytoile noire.
Il saisit la main tendue et grimpa sur un des patins de l’hélicoptère. La prise était ferme et familière, à travers le ruban adhésif. Elle le hissa vers la porte ouverte…
…mais elle lui tordit le poignet et lui fit perdre l’équilibre. Avant même d’avoir compris de quoi il retournait, il était allongé sur le plancher métallique de l’appareil. Un homme émergea des ténèbres, derrière Ellen. Blake voulut se redresser, mais elle venait de lui faire une injection paralysante dans la nuque avec le pistolet hypodermique qu’elle tenait dans son autre main.
— Ellen…
Sa bouche était trop pâteuse pour articuler des mots. Son champ de vision se réduisit et il ne vit plus que le visage de la jeune femme, ses lèvres…
Il ne lisait ni amour ni compassion dans son expression. Il ne voyait qu’un sourire qui dénudait des dents semblables à des crocs et une langue aussi rouge et humide que du foie frais.
— Tu commences à devenir gênant, Blake. Nous devons cesser de nous voir pendant quelque temps.
Elle se redressa. L’inconnu s’avança pour soulever Blake et l’installer dans un siège de toile suspendu à la paroi, où il le sangla. Blake ne ressentait plus rien, à l’exception d’une onde glacée qui envahissait son corps à partir des doigts et des orteils. Il ne put empêcher l’homme de fouiller ses poches et ses autres cachettes, et de confisquer tout ce qu’il avait sur lui.
Ellen le laissait déjà. La dernière vision qu’il eut d’elle fut celle d’une silhouette noire qui sautait avec agilité hors de l’appareil.