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Blake redressa le nœud de sa cravate de soie qu’il lissa sur sa chemise de coton blanc avant de remuer les épaules pour faire tomber parfaitement la veste de son costume. Un instant plus tard le magnéplane ralentissait à l’entrée de la station de Brooklyn Bridge et il se leva. Un observateur attentif eût sans doute noté une marque rougeâtre sous sa nuque, mais il n’eut qu’à regarder autour de lui pour s’assurer que nul ne s’intéressait à lui.
Il descendit et se dirigea d’un pas décidé vers l’escalier mécanique. Quelques minutes plus tard il allait vers le haut de Manhattan à bord d’une antique rame de métro restaurée. Un siècle plus tôt il aurait dû affronter la foule des heures de grande affluence, mais il n’y avait à présent plus de bousculades dans ces voitures et ces stations d’une propreté irréprochable. Il descendit dans le centre et lorsqu’il remonta au niveau du sol le soleil levant parait de jaune pâle les hauteurs des tours miroitantes qui le cernaient.
L’exaltation procurée par l’assaut lancé contre Granite Lodge puis par sa fuite réussie de justesse s’estompait et il connut du découragement. Il ne savait même pas quels adversaires il venait d’affronter… et dans quel but, à présent qu’Ellen ne voulait plus de lui. Par dépit, sans doute. Mais la fatigue était plus forte que la fierté. Par autohypnose il recouvra sa confiance en soi, du moins à titre temporaire. Il allait se présenter à un employeur en puissance et était cette fois intéressé par la place qu’il pourrait lui proposer.
*
Les locaux de l’Institut Vox Populi occupaient un immeuble de trois niveaux dans la 40e Rue Est, non loin de l’East River et de la cité administrative du Conseil des Mondes. Bien que d’une extrême simplicité, ce bâtiment devait valoir une fortune.
À l’intérieur, le décor était encore plus dépouillé : bureaux, chaises et meubles-classeurs en acier, panneaux d’affichage en mauvais état et peinture écaillée sur les murs (vert administration jusqu’à hauteur d’épaule et beige administration au-dessus). Même le personnel était quelconque et maussade, mais quelqu’un accepta finalement de lui désigner la direction approximative du bureau d’Arista Plowman. Dexter était absent, ce jour-là.
On racontait que sa sœur tolérait encore moins que lui les faiblesses humaines et que leurs rapports étaient souvent houleux. Elle se situait aussi loin à une extrémité de l’échiquier politique que lui à l’opposé. Arista était la championne de l’humanité prise dans son ensemble et Dexter se voulait le défenseur des droits de l’individu. Mais ces différences ne sautaient pas aux yeux, aux leurs exceptés, car pour sauvegarder les libertés individuelles Dexter entamait des actions à titre collectif alors que pour protéger le peuple Arista choisissait des Innocents Lésés pour le symboliser.
Quand Blake apparut sur le seuil, elle leva les yeux et comprit immédiatement qu’elle n’avait pas affaire à un de ces derniers. Elle grommela quelque chose du genre :
— ’Seyez-vous.
Puis elle feignit de s’intéresser à son curriculum vitæ.
C’était une femme osseuse avec de gros sourcils noirs et des cheveux bruns désormais grisonnants tassés en ondes serrées sur son crâne allongé. Sa robe sévère, elle aussi noire mais agrémentée de gros pois blancs, tombait de guingois de ses larges épaules, et la façon dont elle laissait reposer ses coudes sur son bureau et perchait ses fesses décharnées au bord de son siège traduisait un impérieux désir de ne pas rester là. Elle repoussa les feuilles d’un côté, comme si ce qu’elle y lisait la choquait.
— Vous avez travaillé pour Sotheby’s, Redfield ? Une salle des ventes ?
— Je n’appartenais pas à leur personnel, mais ils faisaient régulièrement appel à moi en tant que conseiller.
Blake avait vécu à Londres et pris l’accent anglais, ce qui incita la femme à grimacer. Elle possédait quant à elle une voix aux intonations américaines prononcées, du Bronx plus exactement, bien qu’elle eût vu le jour et grandi dans le comté de Westchester.
— Mais vous étiez un marchand d’œuvres d’art.
L’accentuation de ces mots traduisait son opinion des négociants dans leur ensemble, et de ceux qui vendaient des objets coûteux, décoratifs et donc inutiles en particulier.
— Façon de parler. Des manuscrits et des livres rares, plus exactement.
— Qu’est-ce qui vous incite à croire que vous pourriez nous être utile ? Nous ne nous sommes pas fixé pour but de permettre à quelques privilégiés de satisfaire leurs caprices.
Il désigna les télécopies qu’il avait apportées.
— Je suis un expert des recherches en tout genre.
— Ils ne manquent pas, ici.
Elle se leva, pour mettre un terme à leur entrevue après lui avoir seulement accordé trente secondes.
— Et j’ai travaillé sur une affaire qui devrait intéresser votre institut.
— Redfield… Monsieur Redfield…
Elle avait atteint la porte, qu’elle ouvrit et lui désigna.
Il demeura assis.
— Certains services du Conseil des Mondes, et non des moindres, ont été infiltrés par les membres d’un culte pseudo-religieux qui voudraient s’emparer du gouvernement mondial au nom d’une… d’une divinité extraterrestre.
— Une quoi ?
— Oui, je sais que c’est ridicule. Ces gens croient en un dieu originaire d’un autre monde. J’ai pu être admis dans une branche de cette société secrète. Je connais plusieurs de ces fanatiques et au moins un de leurs chefs. À cause de ce que je sais, j’ai fait l’objet de diverses tentatives d’assassinat, dont la dernière en date remonte à une semaine.
Arista laissa la porte se refermer mais resta debout.
— Quel genre de culte avez-vous dit ? Des ovniphiles ?
La chance acceptait peut-être de lui sourire malgré tout. La fascination d’Arista Plowman pour les complots venait de lui permettre de retenir son attention. Son frère eût sans doute éclaté de rire avant de contacter la police.
— Ils se font appeler les prophètes du Libre Esprit, mais ils ont d’autres noms et organisations secrètes. J’ai infiltré leur branche parisienne et contribué à son démantèlement…
Après tout, la modestie n’était pas de mise lors d’un entretien d’embauche.
— Ils vénèrent un être qu’ils appellent le Pancréateur, une créature qui est censée revenir un jour sur la Terre pour accorder la vie éternelle à ceux qui ont reçu la révélation – autrement dit, eux-mêmes – et les emmener dans une sorte de Paradis. À moins qu’elle ne décide d’établir cet Éden sur notre monde.
— Je m’intéresse aux complots, Redfield, pas à des histoires aussi abracadabrantes.
Je crois pourtant avoir éveillé son intérêt, se dit-il avec joie. Mais il veilla à ne pas sourire.
— Je puis prouver tous mes dires.
— Tiens donc ? Et pourquoi pensez-vous que Vox Populi pourrait vous apporter son soutien ?
— Les prophètes n’ont pas toute leur santé mentale mais ils sont nombreux et influents. Il y a moins de dix ans, c’est le Libre Esprit qui a été l’instigateur du programme de l’Intelligence Multiple lancé par les Services de sécurité nord-américains. Les recherches ont été interrompues – et les responsables ont disparu – quand le sujet d’une expérimentation illégale s’est soustrait à leur contrôle. Mais ces misérables ont assassiné deux douzaines de personnes en incendiant un sanatorium, avant de s’évanouir dans la nature.
— Dix années se sont écoulées. Il y a prescription.
— Voilà moins d’un mois, le Bureau spatial a découvert qu’un cargo interplanétaire, le Doradus, avait été transformé en vaisseau pirate. Le directeur d’une des plus importantes sociétés de Mars, Jack Noble, était impliqué dans cette affaire et s’est volatilisé.
— J’en ai entendu parler. Il existait un rapport avec la disparition de la plaque martienne, je crois ?
— Oui. J’étais sur les lieux et je peux vous fournir tous les détails de l’affaire.
Blake se pencha en arrière pour suivre du regard la femme qui revenait vers son bureau, pensive.
— Maître Plowman, vous vous êtes fixé pour but de rendre le pouvoir au peuple… ce pouvoir dont il a été progressivement spolié par des gens comme mon père. C’est exactement le genre de groupe de pression que vous devriez vouloir contrer.
— Votre père ferait donc partie de ce Libre Esprit ?
— Je puis affirmer le contraire.
Mais il n’aurait pu dire si une telle possibilité horrifiait ou amusait son interlocutrice.
— C’est simplement un… aristocrate bien-pensant.
Arista Plowman se rassit derrière le meuble d’acier.
— Rien de tout ce que vous venez de me dire n’est mentionné dans votre curriculum vitæ.
— Je suis un homme traqué, maître.
— J’en déduis que si vous faisiez partie de notre équipe, ces fanatiques s’en prendraient à nous.
— Il y a si longtemps que vous constituez des cibles que vos défenses sont certainement excellentes. Je m’en suis assuré avant de venir vous voir.
Une esquisse de sourire tirailla les commissures des lèvres de la femme.
— Et chez vous, êtes-vous en sécurité ?
— Ma famille est riche depuis tant d’années que ses protections doivent être presque aussi efficaces que les vôtres.
— Pour quelle raison ne vous êtes-vous pas plutôt adressé au Bureau du Contrôle spatial ?
— Pourquoi, selon vous ?
— Laisseriez-vous entendre que ces services sont…
— Exactement.
Les yeux d’Arista brillaient alors qu’elle envisageait toutes les possibilités, et son air de fauve à l’affût incita Blake à croire qu’il venait d’obtenir un emploi. Mais la partie n’était pas gagnée. L’expérience avait enseigné la prudence à Arista Plowman.
— Tout cela est intéressant, Redfield. Très intéressant. J’en parlerai à mon frère et sans doute voudra-t-il avoir un entretien avec vous. Entretemps, ne nous contactez pas. C’est nous qui le ferons…
*
De retour à l’extérieur, Blake découvrit que cette entrevue – pour ne pas citer les évènements de la nuit – l’avait épuisé. Et une profonde fatigue émousse les réflexes. Quand un jeune homme grand et émacié traversa la rue devant lui pour entrer dans la cabine télématique la plus proche en jetant rapidement un regard par-dessus son épaule, Blake n’en fit pas cas. Il ne le remarqua vraiment que lorsqu’ils furent à seulement quelques mètres et que l’inconnu se tourna soudain vers lui en levant le bras.
Blake le reconnut aussitôt et recula vers la chaussée.
La balle creusa un cratère dans une plaque de marbre de la façade de l’immeuble. Sa trajectoire passait par l’emplacement occupé une fraction de seconde plus tôt par la tête de Blake. D’autres projectiles – métalliques et tirés avec assez de précision pour que la moindre hésitation fût fatale – le suivirent. Il roula sur le trottoir puis rampa dans le caniveau jusqu’à la protection offerte par un robotaxi en stationnement. Les passants hurlaient et couraient de tous côtés – car de telles choses n’arrivaient jamais, pas à Manhattan – et quelques secondes plus tard les lieux étaient déserts.
Blake jura. Il se reprochait de ne pas avoir repéré plus tôt son assaillant, qu’il connaissait pourtant très bien. C’était cette ancienne chiffe molle de Léo, un ex-camarade de la Société Athanasienne. Pour une fois, Blake regretta de ne pas avoir une arme à feu. Il ne refusait pas d’en porter parce que les lois britanniques l’interdisaient – il avait résidé ces deux dernières années en Angleterre – ou parce qu’il avait des scrupules à défendre sa vie, mais parce que les statistiques indiquaient qu’un homme désarmé avait plus de chances de survivre qu’un autre en cas d’agression.
Mais les tentatives d’assassinat étaient exclues de ces calculs. Il se redressa pour tendre la main vers la portière avant du taxi. Il l’ouvrit, se glissa à l’intérieur en gardant la tête basse et inséra son Idcarte dans le compteur.
— C’est pour où, Mac ? s’enquit le véhicule.
Sa voix de synthèse était celle d’un chauffeur de taxi new-yorkais du XXe siècle.
Blake plongea sous le tableau de bord et s’affaira pendant quelques secondes sur les circuits. Toujours accroupi sur le plancher, il demanda :
— Vois-tu un grand maigre chevelu dans la cabine télématique de l’intersection suivante, sur la gauche ?
— Il vient d’en ressortir. Il est à présent dans l’entrée d’un immeuble et j’ai comme l’impression qu’il compte se diriger vers nous.
— Rentre-lui dedans.
— Vous me faites une blague, ou quoi ?
— Vingt de pourboire.
— Vingt quoi ?
— Vingt mille dollars. Si tu ne me crois pas, débite tout de suite ma carte.
— Ouais, eh bien… écoutez, Mac, les robotaxis ne mangent pas de ce pain-là…
Blake ponta un circuit.
— Yo ! s’exclama la voiture.
Elle bondit sur le trottoir. Des balles fissurèrent le pare-brise puis un choc brutal projeta son passager contre la séparation ignifugée.
Blake ouvrit la porte d’un coup de pied, roula à l’extérieur, bondit sur le coffre et plongea sur le toit tel un rugbyman voulant plaquer un adversaire.
Sans le blesser, le taxi avait coincé Léo dans le renfoncement du seuil de l’immeuble. Avec seulement quelques millimètres d’espace autour de lui, le jeune homme essayait frénétiquement d’enjamber le pare-chocs défoncé quand Blake arriva au terme de sa glissade et fit sauter de son poing un calibre .45 nickelé. La nuque de Léo percuta la porte d’acier inoxydable de style art déco. Blake venait de le saisir à la gorge, et lorsqu’il tenta de se dégager de cette prise il découvrit que la lame noire d’un couteau effleurait sa mâchoire.
— Je ne tiens pas à t’égorger, Léo, haleta Blake. Alors, dis-moi tout.
Léo resta muet, mais ses yeux exorbités et terrifiés indiquaient qu’il ne tenait pas à mourir même s’il était probable qu’on lui avait donné pour instruction de préférer la mort à une capture.
Les battements des pales d’un hélicoptère se firent entendre au-dessus du canyon urbain alors que des hurlements de sirènes convergeaient vers eux au niveau de la chaussée.
— Dis-moi pourquoi, Léo, et je te laisserai filer. Si les flics t’arrêtent, les prophètes t’empêcheront de témoigner contre eux avant que tu n’aies passé une seule nuit en prison.
— Tu le sais. Tu es une Salamandre.
— Première nouvelle. Et ça veut dire quoi, plus exactement ?
— Laisse-moi partir. Tu n’auras plus rien à craindre de moi, c’est juré.
— Je t’accorde une dernière chance… qu’est-ce que vous appelez des salamandres ?
— Tes semblables, Guy. Les initiés… qui nous ont trahis. Tous ceux qui t’ont bien connu… ils ont fait serment de t’éliminer.
— C’est toi qui as détruit mon appartement, à Londres ?
— Pas moi. Bruni.
— Ouais, cette fille a toujours eu du cran.
— Tu ne te cachais même pas, Guy. Si tu veux me rendre la liberté, c’est le moment ou jamais.
— Je m’appelle Blake. Autant que ce soit bien entendu.
Il lâcha Léo, mais sans éloigner son arme blanche.
— Taxi, recule un peu, ordonna-t-il. Doucement.
Dès que le véhicule eut laissé un espace suffisant pour le lui permettre, Léo bondit au loin. Blake remit le couteau dans l’étui caché au creux de ses reins et descendit du toit.
— Il ne nous reste qu’à trouver une histoire plausible, dit-il en penchant la tête par la portière.
— Ça va vous coûter un supplément, l’avertit le robot.
— Tu n’as qu’à débiter ma carte.
— D’accord, Mac. Qu’est-ce que je dois raconter ?
Blake se pencha dans le taxi pour récupérer son attaché-case.
— Que ce type m’a attaqué pour me voler. Tu t’es précipité à mon secours… ce qui explique pourquoi il a tiré sur toi. Tu l’avais presque coincé, mais il a réussi à filer.
— Et pour le fric supplémentaire à mon compteur ?
— La vérité… je t’ai autorisé à débiter mon Idcarte pour te témoigner ma gratitude. Et pour couvrir tes frais de remise en état.
— D’ac, Mac. Vous croyez que les flics vont gober ça ?
— Tu es programmé pour avoir du bagout, non ?
— Eh, je ne suis pas un taxi de Manhattan pour rien !
Le premier véhicule de patrouille, un hydro bleu clair fuselé – les antiquités cabossées partaient directement à la ferraille, désormais – stoppa en sifflant pendant que l’hélicoptère faisait du surplace au-dessus d’eux. Blake regarda les policiers approcher, visières rabattues, fusils levés. Au train où allaient les choses, qui aurait pu savoir dans quel camp ils étaient ?
*
Après un interrogatoire qui dura près de deux heures, Blake fut autorisé à rentrer chez lui. Il descendit du métro dans le quartier de Tribeca et se dirigea à pied vers l’immeuble de ses parents. Il suivit des rues désertes où des colonnes de vapeur s’échappaient des plaques d’égout. Des robotaxis en maraude les sillonnaient tels des prédateurs dans la jungle africaine. Manhattan était devenu une vitrine de l’opulence, une enclave de la richesse, et si l’atmosphère du vieux New York avait été conservée ici et là, c’était uniquement pour lui apporter un peu de pittoresque.
L’animation était plus vive près du fleuve et de l’immeuble où vivaient ses parents. Blake salua le chef des services de sécurité tout en fournissant son code à l’ascenseur privé de leur appartement. Les autres gardes étaient invisibles du public.
En évitant sa mère – son père était parti à Tokyo pour régler des affaires qu’il devait traiter de vive voix –, Blake alla dans sa chambre.
Il retira sa veste déchirée, sa chemise et sa cravate sales, et il appliqua avec précaution un baume cicatrisant sur son cou. En fin d’après-midi les traces de ses brûlures au deuxième degré auraient disparu.
Il se vêtit plus confortablement d’un pantalon ample et d’une chemise blousante de paysan de la vieille Russie puis il emporta son attaché-case désormais en piteux état dans le cabinet de travail de son père et vida son contenu sur le bureau : le butin rapporté de son raid contre Granite Lodge.
Une multitude de petites puces noires et deux micro-superordinateurs aux boîtiers endommagés lorsqu’il les avait retirés brutalement de leurs supports. Il ne lui restait qu’à espérer qu’ils n’avaient pas grillé car – au même titre qu’un homme ensaché dans une combinaison en plastique hermétique – ces appareils dégageaient une chaleur intense. Sans un fluide ou un gaz pour les refroidir en permanence, leurs composants cuisaient en quelques secondes.
Blake consacra un quart d’heure à brancher une des deux petites machines. Il relia les ports d’entrée au clavier de l’ordinateur de son père et ceux de sortie au module holographique du bureau, mais après une heure d’essais infructueux il dut se rendre à l’évidence. Il n’obtenait au mieux que la projection tridimensionnelle d’un fouillis de symboles standard, ce qui semblait confirmer que les circuits avaient grillé.
L’autre ordinateur fonctionnait, mais au bout de quarante minutes d’efforts inutiles – il se voyait constamment rappeler qu’il n’était pas autorisé à l’utiliser –, Blake se leva et alla vers la fenêtre pour regarder sans le voir le rivage brumeux et enfumé de Jersey sur l’autre berge de l’Hudson. Il tenta de vider son esprit, pour n’y conserver que le souvenir de ce qui s’était passé la nuit précédente. Il se plongeait dans une sorte d’autohypnose pour essayer de voir et d’entendre à nouveau tout ce qu’il avait vu et entendu à l’intérieur de la place forte.
Il revint vers l’appareil et saisit un mot. À quelques millimètres au-dessus de la surface de cuir vert du bureau l’air se mit à miroiter.
Mais nul message n’apparut. Il n’y eut ni salutations ni mises en garde, seulement un animal qui se contorsionnait sous ses yeux en trois dimensions : un reptile à la queue épaisse et à la tête triangulaire volumineuse où brillaient de petits yeux ronds. Ses pattes aux mouvements maladroits s’achevaient par des doigts renflés à leur extrémité. Sa peau humide était brun cuivré et son ventre jaune vif.
Le mot qu’il avait fourni au système était SALAMANDRE, le terme employé par Léo sur un ton accusateur et le nom de la créature représentée par un grenat sur la bague de la fille inconsciente découverte dans le réduit aménagé sous l’escalier de Granite Lodge.
Rien n’encourage autant la constance que l’obtention d’un résultat, fût-il négligeable. Blake poursuivit ses essais pendant deux nouvelles heures. Il essaya de lire toutes les puces qu’il avait subtilisées, l’une après l’autre, mais sans plus de succès. Il ne voyait toujours que l’image animée du petit animal.
Épuisé par une nuit et une matinée mouvementées, penché sur le clavier relié à la machine récalcitrante, Blake finit par s’endormir.
*
Il fut réveillé par des battements d’ailes.
Non, pas des ailes, des pales d’hélicoptère.
Il se redressa d’un bond puis, dès qu’il se rappela où il était et ce qu’il avait fait, il se jeta à plat ventre sur le sol. Mais le volume sonore des whuff, whuff, whuff de l’engin restait constant. Il rampa jusqu’à la fenêtre et releva la tête pour regarder au-dehors.
Et il vit une silhouette noire, un trou découpé dans le halo lumineux du couchant, en vol stationnaire quatre-vingt-neuf étages au-dessus des rues de Manhattan, à vingt mètres de distance de la fenêtre du bureau d’Edward Redfield. Un Snark. Un Snark Boujeum[5].
Sous les yeux de Blake, la machine pivota lentement sur son axe pour braquer ses lance-missiles et ses mitrailleuses Gatling jumelées dans sa direction.
Il ne bougea pas. Il n’existait aucun abri où se réfugier. Cet hélicoptère de combat avait une puissance de feu suffisante pour raser l’appartement du sommet du gratte-ciel. La police aurait déjà dû intervenir, quelques secondes après l’arrivée de cet appareil. La défection des autorités était lourde de sens. Blake aurait pu atteindre le tiroir du bureau de son père qui contenait le module de commande des systèmes de protection du logement, mais il doutait que les missiles dont les batteries étaient installées sur la terrasse puissent entamer le blindage d’un tel engin.
Il se leva, afin de se montrer au pilote. Si tu es venu me tuer, alors fais-le rapidement et proprement, lui dit-il en pensée.
Le Snark baissa son nez. Oui, nous nous comprenons. Oui, nous pourrions le faire. Oui, nous savons que c’était toi. Et à présent tu sais que nous pourrons l’éliminer avec tous ceux que tu aimes dès que nous le déciderons.
Puis la machine à tuer dessina paresseusement une courbe dans les airs et s’éloigna vers le fleuve. Quelques secondes plus tard Blake la perdait de vue dans les reflets éblouissants de la plaine d’algues. Elle laissait dans son sillage un message : À toi de jouer.
Il revint vers le bureau et débrancha avec soin l’ordinateur toujours utilisable qu’il glissa avec celui qu’il avait probablement détruit dans une enveloppe exprès. Il joignit toutes les puces au colis puis prit un feutre épais et écrivit en grosses lettres : « À L’ATTENTION DES SALAMANDRES, Aux bons soins du NORTH AMERICAN PARK SERVICE, GRANITE LODGE, RÉSERVE HENDRIK HUDSON, DISTRICT ADMINISTRATIF DE NEW YORK ». L’adresse était incomplète mais ce serait plus que suffisant. Si ces gens avaient la police dans leur poche, ils devaient aussi avoir leurs entrées dans les services postaux.
Il glissa l’enveloppe sous son bras, la dissimula sous un coupe-vent, puis sortit de l’appartement et prit l’ascenseur. Si la situation devait dégénérer, il préférait que ce fût loin de chez ses parents. Il posterait ce colis dans une boîte aux lettres anonyme du voisinage.
Alors qu’il marchait dans les rues battues par le vent en direction du haut de Manhattan, il se sentait de plus en plus déprimé. La femme qu’il aimait ne voulait plus entendre parler de lui. Tous les biens matériels auxquels il tenait avaient été détruits.
Les Salamandres étaient donc d’anciens initiés. Des hérétiques. Des adversaires des prophètes et, comme eux, fermement implantés dans les rouages du système. Blake avait voulu devenir un personnage en vue afin qu’il fût impossible de l’assassiner sans provoquer un scandale. Il s’agissait d’un espoir déçu et si les Plowman décidaient de lui proposer un poste à Vox Populi, il devrait désormais le refuser.
Même ses parents se retrouvaient en danger, un danger qu’il avait stupidement sous-estimé. Quoi qu’il dût faire ou ne pas faire, déménager s’imposait. Et dans les plus brefs délais.