12. La descente

Le vaisseau reprit enfin de la vitesse en plongeant vers Jupiter, après avoir dépassé le no man's land gravitationnel où les quatre petites lunes extérieures, Sinope, Pasiphaé, Ananké et Carmé, couraient en vacillant sur leurs orbites rétrogrades et follement excentriques. C'étaient sans nul doute des astéroïdes captifs, de forme très irrégulière, dont le plus grand n'avait que trente kilomètres de diamètre. Des fragments de roc déchiqueté, sans intérêt pour personne sinon quelques exogéologues, et dont l'allégeance oscillait sans cesse entre Jupiter et le Soleil, lequel les reprendrait un jour sous sa coupe.

Mais Jupiter conserverait peut-être le second groupe de quatre, à mi-distance : Elora, Lysithée, Himalia et Léda, très proches les unes des autres, et presque sur le même plan. On supposait qu'elles avaient pu jadis constituer un seul corps céleste; si c'était le cas, celui-ci avait dû n'avoir qu'une centaine de kilomètres de diamètre.

Carmé et Léda furent les seules à passer assez près pour présenter un disque visible à l'œil nu. Elles furent saluées comme de vieilles amies. C'étaient les premières terres qu'ils apercevaient au bout de leur longue traversée, les îles côtières de Jupiter. Les dernières heures s'égrenèrent l'une après l'autre, la phase la plus critique de la mission se rapprochait : rentrée dans l'atmosphère jovienne.

Jupiter était déjà plus grand que la Lune dans le ciel de la Terre, et l'on voyait clairement la ceinture interne dessatellites géants. Tous avaient l'aspect d'un disque et des couleurs différentes, mais ils étaient encore trop loin pour qu'on pût distinguer les détails. Le ballet perpétuel qu'ils exécutaient en disparaissant derrière Jupiter pour reparaître et traverser la face éclairée, suivis par leurs ombres, était un spectacle dont on ne se lassait pas. Les astronomes le connaissaient depuis que Galilée l'avait découvert quatre siècles plus tôt, mais les hommes et les femmes de l'équipage de Leonov étaient les premiers êtres humains vivants à le contempler à l'œil nu.

Les parties d'échecs interminables avaient pris fin. Ils passaient leurs heures de loisir au télescope, à discuter, à écouter de la musique, tout en admirant le spectacle. Une idylle, au moins, s'était nouée à bord : les disparitions fréquentes de Max Braïlovski et de Xénia Marchenko provoquaient de nombreuses taquineries amicales.

Floyd se disait qu'ils formaient un couple étrangement assorti. Max était un beau garçon grand et blond qui avait été champion de gymnastique et avait même atteint la finale des Jeux olympiques de 2000. Agé d'un peu plus de trente ans, il avait un visage ouvert et un air presque enfantin qui n'était pas trompeur, car malgré sa grande compétence technique, Floyd le trouvait souvent naïf et même ingénu — de ces gens avec qui on a plaisir à bavarder, mais pas trop longtemps. Hors de son propre domaine, où il se montrait brillant, c'était quelqu'un d'aimable mais superficiel.

Xénia, à vingt-neuf ans, était la plus jeune de l'équipage, et avait quelque chose d'un peu mystérieux. Comme personne n'était disposé à parler des cicatrices qu'elle portait, Floyd n'avait pas posé de questions, et ses informateurs à Washington n'avaient rien pu lui apprendre. Il était évident qu'elle avait été victime d'un accident grave, mais ce n'était peut-être qu'un accident de voiture. La théorie selon laquelle elle aurait fait partie d'une mission secrète dans l'espace, théorie très répandue dans la mythologie populaire — hors d'Union soviétique — pouvait être éliminée. Grâce au réseau global d'observation, ce genre de chose était impossible depuis une cinquantaine d'années.

En plus de ses cicatrices physiques et sans doute psychologiques, Xénia souffrait d'un handicap supplémentaire. C'était une remplaçante de dernière minute, et tout le monde le savait. Irina Yakounine aurait dû être la diététicienne et l'assistante médicale de Leonov, mais un démêlé malheureux avec un deltaplane lui avait rapporté un nombre impressionnant de fractures.

Tous les jours, à dix-huit heures, les sept membres de l'équipage et l'unique passager se réunissaient dans la minuscule salle commune qui séparait la cabine de pilotage de la cuisine et des cabines-dortoirs. La table ronde, au milieu, était juste assez grande pour que huit personnes y prennent place en se serrant. Quand Chandra et Curnow seraient réveillés, elle ne suffirait plus et il faudrait installer deux sièges quelque part.

Le « soviet de six heures », comme on l'appelait, durait rarement plus de dix minutes, mais jouait un rôle vital pour soutenir le moral des astronautes. Plaintes, suggestions, critiques — n'importe quoi pouvait être remis en question, sauf veto du capitaine, droit qu'elle exerçait très rarement.

A l'ordre du jour, on trouvait en général des demandes pour modifier le menu, pour de plus longues communications privées avec la Terre, des suggestions de films. On y échangeait aussi des nouvelles et des potins et on s'y moquait avec bonne humeur du contingent américain, largement minoritaire. Floyd les prévint que tout allait changer quand ses collègues sortiraient d’hibernation, puisque le rapport de forces passerait de 7 contre 1 à 7 contre 3. Il était convaincu à part lui que Curnow pouvait parler ou crier plus longtemps et plus fort que n'importe qui à bord, mais il ne le leur dit pas.

Quand il ne dormait pas, il passait la plus grande partie de son temps dans la salle commune. Elle était petite, certes, mais elle le rendait moins claustrophobe que sa minuscule cabine. De plus, elle était agréablement décorée, car toutes les surfaces planes étaient recouvertes de photos : des paysages magnifiques, des vues marines, des événements sportifs, des portraits de vidéostars célèbres et autres souvenirs de la Terre. Pourtant, à la place d'honneur, on voyait un tableau original de Leonov : son étude de 1965, Au delà de la Lune, peinte l'année même où, lorsqu'il était encore un jeune lieutenant-colonel, il avait quitté Voshkod II pour être le premier homme dans l'histoire à faire une promenade dans l'espace.

Œuvre d'un amateur doué, plutôt que d'un peintre professionnel, le tableau montrait l'horizon lunaire, semé de cratères, avec en premier plan la très belle Sinus Iridum (baie des Arcs-en-ciel). Le mince croissant de la Terre, d'une taille monstrueuse, enserrait la face nocturne de la Lune et, plus loin, il y avait le Soleil, dans toute sa gloire, dont la couronne projetait des flammèches à plusieurs millions de kilomètres dans l'espace.

C'était une image impressionnante, et l'anticipation d'un avenir qui s'était réalisé à peine trois ans plus tard : lors de la mission Apollo 8, Anders, Borman et Lowell purent contempler de leurs yeux ce spectacle et admirer un lever de Terre sur la face cachée de la Lune, au soir de Noël 1968.

Heywood Floyd admirait ce tableau, mais ne le voyait jamais sans éprouver des sentiments mélangés. Il ne pouvait oublier qu'il avait été peint avant la naissance de tous les passagers du vaisseau... à une exception près.

Lui-même avait déjà neuf ans quand Alexeï Leonov l'avait signé.

2010: Odyssée Deux
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