CHAPITRE XVIII
Le Réseau Sibérien avait encore progressé de deux cents kilomètres et les géomètres, envoyés en éclaireurs sur la voie unique d’exploration, disaient qu’ils apercevaient les fameuses collines. À la réflexion, Yeuse se demandait si les patrouilles de reconnaissance n’étaient pas allées beaucoup plus loin, à bord des fameux traîneaux tirés par des chiens. Ces derniers couraient moins vite, n’emportaient que peu de poids, mais leur résistance était, disait-on, extraordinaire puisque quelques heures de repos leur suffisaient. De plus ils acceptaient de dormir dans un trou creusé dans la glace et de manger du poisson congelé. Les chevaux avaient besoin d’une écurie pour la nuit et d’une nourriture encombrante.
— Sofi, je vous en conjure, qu’ils se méfient des collines en question. Il est possible qu’il s’agisse de Jelly et que vous ne revoyiez jamais vos hommes. Si l’amibe se doute que des milliers de personnes approchent d’elle, son appétit s’en trouvera exacerbé et vous aurez de gros ennuis d’ici peu. Ses facultés d’expansion sont considérables et, en une nuit, elle peut s’étendre sur des kilomètres.
Il souriait comme s’il écoutait une enfant lui raconter une belle légende.
— L’avez-vous vue de vos propres yeux cette fameuse Jelly ?
— Non, jamais, avoua Yeuse… Mais…
— On vous a raconté ses exploits. Lien Rag je suppose ?
— Lien Rag et un prêtre néo-catholique, frère Pierre, l’actuel archevêque de Grand Star Station en Transeuropéenne, cardinal du pape.
— Lien Rag n’enjolivait-il pas ses aventures pour rendre encore plus brillante son auréole de gloire ? On l’a souvent traité de mythomane, non ?
— On raconte n’importe quoi désormais puisqu’il n’est plus là, mais il y a eu des témoins de ces aventures-là. Et Jelly existe vraiment. D’où pensez-vous que le Réseau des Disparus tient son nom, des bandes de hors-la-loi qui y sévissent ? Pas du tout. En payant tribut on passe mais Jelly, elle, absorbe tout ce qui vit dans les trains qui osent l’affronter et on a vu des convois entiers arriver à destination sans âme qui vive à bord.
— Allons donc, c’est incroyable.
— C’est la réalité. Je ne vous répéterai pas cet avertissement parce que je suis lasse de vos moqueries. Je ne suis pas venue vers vous ces jours derniers pour cette raison. Mon départ est proche et je tiens à régler la question des richesses trouvées dans cette région, les entassements de fourrures, d’ivoire et éventuellement d’ossements. Au fait comment expliquez-vous ces milliers de peaux de morse, de phoque, ces tonnes d’ivoire trouvées sur la banquise en grosse quantité, soudées par le gel en pyramides que ni le vent ni les congères coureuses ne parviennent à abattre ? Par contre le monstrueux iceberg en a emporté une dizaine dans sa course démente.
— Les animaux ont leur mystère…
— Pourquoi pas une amibe ?
Elle avait établi un compte assez approximatif des richesses que le réseau rencontrait dans sa progression vers le Sud-Est.
— Étant donné ce que l’on peut trouver sur cent kilomètres carrés je me suis livrée à un calcul spéculatif des quantités disponibles.
Il cessa de sourire. Dans la troupe, la flotte de guerre et le chantier on ne parlait que de ce butin fabuleux que l’on avait découvert. Chacun, du plus simple soldat jusqu’aux officiers généraux, espérait se remplir les poches. Il ne leur avait pas encore dit que ces fourrures et l’ivoire appartenaient légalement à la Compagnie de la Banquise qui devait, à partir du moment où elle les revendiquait, construire un réseau qui lui permettrait de les exploiter en moins de quatre ans.
— Et je ne parle pas des pyramides qui se trouvent de chaque côté du réseau. Avec des embranchements latéraux on doit multiplier ce chiffre par dix au moins. Jelly a pu atteindre des dimensions énormes à une époque.
— Quelles sont vos estimations ?
— Je pense que raisonnablement on peut tabler sur cinq cent mille à un million de fourrures de phoques et de morses, cinq cents à mille tonnes d’ivoire.
Il la regarda avec stupeur :
— Vous y allez fort.
— Jamais de la vie ! Je suis même en dessous de la vérité. Il va vous falloir accepter de signer sur ces chiffres. Que ces richesses attendent au moins quatre ans avant d’être soit exploitées par nous, soit par vous.
— Je ne ferai jamais avaler ça à tous ces gens qui travaillent sur ce réseau.
— Il le faudra bien.
— Un million de peaux ?
— Et il y a beaucoup de peaux de jeunes phoques et de jeunes morses, les plus belles. C’est un trésor de cent millions de dollars. Rien qu’en fourrures. Pour l’ivoire on atteint le chiffre de un million de dollars seulement.
— Je refuse de discuter sur ces bases, fit-il en tapant de son poing unique sur la table.
Elle regarda le verre renversé, le vin qui se répandait sur la nappe blanche :
— Quel dommage !… Vous savez ce qu’il coûte à produire dans vos vignobles sous serres ?
— Cent millions de dollars pour les peaux. Vous n’avez pas sondé les pyramides… Vous savez ce que je pense, moi ? Que ces peaux arrivent d’un peu partout. Quand les animaux meurent ils finissent par être emportés par le vent furieux… Les fourrures se vident et s’agglutinent…
— Vous n’avez trouvé que ça ?
— Elles n’appartiennent à personne, sinon au vent et je suis sûr que dessous il y a une congère. Cent millions de dollars !
— Vous pensez surtout que cela faisait en moyenne mille dollars à distribuer à vos hommes par tête de pipe… Une jolie prime, hein ?
— Je n’accepterai jamais de signer une telle reconnaissance…
— Très bien. Je vais en avertir mon Président… Vous savez que, avec ce qu’on peut prévoir tout autour, on peut atteindre le milliard de dollars… C’est autrement plus intéressant pour vous que les anciens champs pétroliers des provinces orientales… Le Président n’aura plus aucune raison de soutenir vos droits dans cette région là-bas. Il préférera construire le 160° qui, précisément, arrivera dans cette région, croisera votre réseau et continuera vers le Béring. Si nous avons la perspective de gagner un milliard de dollars nous irons très vite, quitte à édifier un réseau réduit à quatre ou même deux voies.
L’ordonnance vint débarrasser la table à cause de la nappe souillée par le vin. Il s’apprêtait à en remettre une propre mais Yeuse l’arrêta :
— Laissez, j’ai fini de déjeuner et je rentre chez moi.
— Mais vous n’avez rien mangé ! s’exclama le général Sofi… Allons, ne boudez pas. Nous avons encore à discuter…
— Je préfère que vous réfléchissiez à mes estimations qui vous sont favorables. Elles vous laissent une marge confortable pour votre fameux butin de guerre. Cela consolera la Convention du Moratoire qui pensait que vous récupéreriez des trésors chez les Rénovateurs de la Fraternité I. Au moins le fameux réacteur, mais vous n’avez trouvé que de vieux wagons en dehors de ceux détruits par votre artillerie. Ma proposition est honnête puisqu’elle vous laisse la possibilité de récupérer la même quantité environ… Sans parler des cross stations que vous allez vous empresser de créer pour envoyer des lignes dans toutes les directions.
Il la regardait qui s’examinait dans une glace, rectifiait sa coiffure. L’ordonnance était allé chercher son long manteau de fourrure.
— Yeuse, je viendrai vous voir en fin d’après-midi pour discuter de ces choses.
— Comme vous voudrez, mais vous connaissez les bases de la discussion avec un minimum et un maximum. À tout à l’heure.
Le fameux traîneau douillettement tapissé de fourrures la ramena dans son train où elle s’installa très vite à son bureau pour rédiger ses correspondances. Elle n’arrêtait pas de houspiller son ambassade au sujet de l’enquête sur la mort du journaliste Zeloy. Elle voulait qu’ils collaborent avec celui qui dirigeait la commission journalistique, l’Africanien Assoud, mais visiblement le personnel renâclait. Elle écrivait aussi à son mari, l’écrivain R, toujours réfugié en Africania, et au Kid bien sûr.
Elle avait décidé de rentrer à Grand Star Station très vite surtout pour l’enquête, et aussi pour rencontrer l’ambassadeur Sernine qui représentait la Sibérienne là-bas. Il lui en avait trop dit et pas assez sur Lien Rag en affirmant qu’il était en vie, que lui et Kurts le pirate avaient, depuis onze années maintenant, emprunté la mystérieuse « Voie Oblique » qu’ils cherchaient depuis toujours.
Elle achevait d’écrire au Président Kid lorsque Sonia lui servit le thé.
— On dit qu’il y a eu un malheur très loin vers le Sud-Est, là où les géomètres font des relevés, dit la femme de chambre… Il se répète depuis ce matin qu’une dizaine de personnes seraient portées disparues.
— Comment le savez-vous ?
— Oh, de toute façon tout se sait et quand on va faire les achats quotidiens à l’Économat de l’armée il y a des bavardages. Il y a aussi le livreur de combustible qui en connaît des choses, puisque souvent il s’en va rejoindre les équipes de pointe avec ses wagons-citernes.
Ainsi donc Jelly s’était déjà manifestée et, quand Sofi lui parlait avec ce ton moqueur au cours du repas, il savait que dix hommes étaient portés disparus sans qu’on puisse expliquer pourquoi. On pouvait toujours parler des ours blancs énormes et dangereux, si puissants qu’ils pouvaient broyer un homme entre leurs pattes, lui arracher la tête d’un coup. Et il y avait aussi les bandes de loups, parfois fortes de deux à trois cents individus.
Lorsque Sofi la rejoignit en fin d’après-midi pour boire un peu de vodka et décider de leur contrat, il ne paraissait pas aussi goguenard.
— D’autres disparus aujourd’hui ?
Il soupira :
— Vous êtes au courant bien sûr. Ici tout se sait et ça devient agaçant, surtout quand la représentante d’une Compagnie étrangère est sur place. C’est exact, nous enregistrons de curieuses disparitions. Non seulement des chiens de traîneaux mais aussi des hommes. Nous en sommes à vingt ce soir et j’ai conseillé la prudence aux géomètres qui travaillent à bord de leur train laboratoire. Il n’y aura plus de reconnaissances en traîneaux pour le moment.
Il haussa les épaules :
— Je sais que vous allez encore me parler de cette stupidité, l’amibe géante Jelly. Mais je me refuse à l’admettre. Il y a une autre raison, plus rationnelle, et je pense aux Rénovateurs qui sont capables d’avoir creusé un tunnel dans ces collines, pour nous atteindre et nous harceler dans une guérilla. La progression du réseau mettra un terme à ces escarmouches.
— Vous retrouvez quoi ?
— Les traîneaux, les équipements.
— Les peaux des chiens ?
Il ne répondit pas, avala sa vodka d’un coup et remplit son verre.
— Avez-vous retrouvé la peau de quelques chiens ?
— Oui, fit-il maussade, on m’a signalé qu’on avait effectivement fait ce genre de découverte.
— Les avez-vous fait analyser ? Vous devriez constater qu’elles ne sont pas déchiquetées. On ne trouve en général qu’une ouverture assez faible par où toute la substance facile à assimiler a été aspirée.