CHAPITRE XII

Parce que Ma Ker avait refusé deux fois de se rendre dans son igloo, Jdrien se présenta un jour dans son bureau du Collectif. Une secrétaire, malgré le respect que lui inspirait le Messie, voulut l’empêcher de passer mais il la regarda d’une telle façon, avec un sourire si charmeur qu’elle lui ouvrit la porte.

Ma Ker releva la tête et fut saisie par l’apparition de ce métis de Roux vêtu de ses belles fourrures. D’un coup elle comprit la raison de sa merveilleuse réputation. Elle avait trop négligé l’apparence au profit de l’intellect, et ce garçon prouvait qu’il pouvait exister un tout harmonieux, une beauté irradiante qui diffuse aussi une très grande humanité, une grande compréhension pour les hommes et le monde rude où ils devaient survivre.

— Ce n’était pas un caprice quand je vous ai demandé de me rencontrer. Vous auriez pu le faire avec discrétion, alors que dès que je sors de mon igloo vous savez très bien que tous les regards me suivent. Les gens craignent que je m’enfonce un jour dans le protoplasma et que je m’en aille à jamais.

— Que ne le faites-vous pas ? laissa-t-elle échapper avec rancœur. Tout deviendrait si simple.

— Vous me détestez, n’est-ce pas ?

Elle s’interrogea avec sincérité, hésita :

— Je n’en sais rien. Vous êtes irrationnel, c’est tout.

— Vous savez bien que non. Je ne suis ni divin ni surnaturel, j’ai des facultés plus développées comme mon demi-frère Liensun mais les gènes de ma race maternelle atténuent ce qu’il y a d’agressif et de dominateur chez mon demi-frère. Je suis peut-être l’apparence féminine d’un tout dont il serait, lui, le symbole de la virilité, mais c’est plus complexe que cette explication-là.

Elle retira ses lunettes et les essuya machinalement.

— Que voulez-vous ? Vous avez tout, la faveur des Rénovateurs dans une large proportion, les plus belles femmes s’offrent sans pudeur, on vous comble de cadeaux et de bienfaits comme une idole vivante. Je conçois qu’après la vie primitive avec vos frères de race ce soit très agréable, mais je ne vois pas où vous voulez en venir.

— J’attends Liensun.

— Un dirigeable est allé à sa recherche.

— Je sais.

— Vous partirez ensuite ?

— Je l’ignore.

Elle fronça ses sourcils teints. Elle ne supportait pas de les voir blanchir et, si elle se moquait de ses cheveux, elle voulait que son regard reste mis en valeur par ses sourcils sombres, sinon ses yeux devenaient trop fades.

— Vous allez le provoquer en duel ? Vous allez vous battre pour qu’il ne reste qu’un seul fils de Lien Rag ?

Il se tourna vers la carte de la banquise nord du Pacifique et plaça son index sur l’ancienne base de Fraternité I.

— Ils ont commencé les grands travaux et progressent vite dans cette direction.

— Je sais, nos dirigeables surveillent l’avance du grand réseau. Pour le moment tout va très bien à raison de cent, cent vingt kilomètres-jour, mais ils se heurteront à Jelly et ce sera d’autant plus effroyable qu’ils nient Jelly, qu’ils ne veulent pas admettre qu’une amibe géante s’est développée dans cette zone désertique.

— Il faut les prévenir.

— Ah non, j’espère que Jelly va les phagocyter tous et jusqu’au dernier, qu’elle rejettera leurs trains blindés, leurs cuirassés, leurs croiseurs vides, et que leurs épaves formeront un beau tas de ferraille à la périphérie du protoplasma, comme une sorte de gigantesque monument témoin qui avertira les suivants du danger.

— Vous êtes cruelle.

— Je suis sur la défensive. Nous avons créé cette base et nous nous y maintiendrons.

— Vous avez provoqué les Sibériens en les attaquant, en les pillant. Toutes vos richesses, votre nourriture, vos appareils et jusqu’à ce wagon où vous habitez, viennent de chez eux. Ils en ont eu assez un beau jour et ont lancé contre votre Fraternité le plus gros de leurs forces. Mais vous ne pouvez souhaiter la mort de cent mille hommes.

— Pourquoi pas ?

— Je comprends mieux pourquoi, voici quinze années, vous n’avez pas hésité à faire surgir le Soleil et à condamner des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à une mort atroce.

Indignée elle se leva :

— Nous étions un petit groupe à avoir réagi. Vous n’avez pas le droit de m’accuser… Mais pour les Sibériens c’est différent. Ils veulent la guerre et l’auront.

Elle se rassit et plissa ses yeux avec méfiance :

— Êtes-vous venu me menacer ? Seriez-vous prêt à neutraliser Jelly pour les laisser nous envahir ?

— Vous savez bien que non.

Les Sibériens imperturbables poursuivaient leur réseau vers le Sud-Est. Ils avaient désormais la certitude que l’attaque de Fraternité I avait été une victoire peu reluisante. Une seule victime, une otarie savante et des wagons-bâtiments détruits.

— Ils seront vite renseignés sur la voracité de Jelly et seront paralysés. Il leur faudra en faire le tour pour tâcher de trouver une faille dans cette masse gélatineuse, mais en vain. Ils ne pourront même pas nous bombarder. Ils essayeront de déchiqueter l’animal avec leurs missiles mais se rendront compte qu’elle fait des kilomètres cubes, et qu’avec leur puissance de feu il leur faudrait cent ans pour l’endommager sérieusement.

— Vous êtes bien sûre de vous, dit-il. Vous avez bien réussi à installer cette base au sein de Jelly ? Vous avez fait reculer ses falaises de protoplasma, vous avez détruit les pseudopodes qui poussaient à travers la banquise. Pourquoi ne songeraient-ils pas à en faire autant ?

— Il nous a fallu des années pour trouver comment affronter cette amibe.

— Les prenez-vous pour des primitifs ? Ils ont leurs laboratoires, leurs chercheurs, leurs biologistes, leurs neurologues. Qui vous dit qu’ils ne trouveront pas mieux ? Savez-vous comment font les contrebandiers qui se rendent en Panaméricaine par le Réseau des Disparus ? Jelly en occupe une bonne partie sur des kilomètres… Les trains de ces Irréguliers doivent parfois se forer un tunnel fantastique dans la masse gélatineuse, y rouler des heures, dix, douze…

— Impossible. D’abord ils étoufferaient.

— Mon père nous a raconté autrefois, ou bien je l’ai lu dans sa pensée.

Il rit :

— Certainement car il était assez réservé avec moi et je n’étais qu’un petit enfant. Les contrebandiers sont équipés avec des inhalateurs d’oxygène pour cette traversée dans le protoplasma. Ils avaient au début des diffuseurs d’huile minérale puisque Jelly ne supporte pas cette matière, mais ensuite ils utilisèrent un gaz qui avait la propriété entre autres d’être un excitant génésique. Et le train ressemblait à un énorme phallus qui besognait l’amibe en la traversant de part en part, lui procurant sinon un orgasme comme nous le connaissons mais certainement un réel plaisir.

— C’est obscène, se révolta-t-elle, la vie sexuelle des amibes n’est pas…

— Je n’ai fait qu’une comparaison sans fondement, je sais. Mais Jelly laissait ces trains-là la traverser de part en part et les Sibériens peuvent avoir eu vent de cette méthode.

— Ils nient Jelly, ils nient ce qui dépasse l’entendement. C’est une position facile mais dangereuse.

— Nous sommes tous ainsi et vous-même niez que j’aie pu aussi traverser Jelly.

Un méchant sourire la fit grimacer :

— Lui avez-vous fait l’amour durant trois jours ?

— Vous voyez ? Ils vont d’abord foncer, perdre des hommes et réaliser que Jelly est bien là. Ils enverront des enquêteurs dans le Sud, à Tusk Station et sur le fameux Réseau et on finira par leur dire comment font les contrebandiers. Même avec de l’huile minérale ça peut marcher.

— Des milliers de kilomètres cubes d’une matière à l’organisation primitive, très peu de cellules nerveuses, pas de sang, comment tenir au-delà de dix, douze heures ? La vitesse est forcément réduite à quarante, cinquante km/h. Il y aura plus de mille kilomètres à parcourir pour nous atteindre. Vingt-quatre heures dans un tunnel vivant, de quoi devenir fou. Et l’oxygène pour cent mille hommes ? Et comment alimenter les machines, expulser la fumée, la vapeur ?

— Les contrebandiers ont résolu la question avec des batteries d’accumulateurs qui fournissent l’énergie à des groupes de moteurs.

Elle paraissait se désintéresser de la question et il comprit qu’il devait s’en aller.

— Vous êtes sûre de vous.

— Ils ne nous atteindront jamais.

— Restez quand même sur vos gardes. Sait-on jamais.

Il marcha vers la porte et, juste quand il allait l’ouvrir, elle posa sa question :

— Si Liensun ne revient pas, que ferez-vous ? Votre peuple doit vous attendre quelque part, peut-être aussi un être cher, une femme ? Et le Kid, votre père nourricier, comme il doit être inquiet à votre sujet…

— Si Liensun ne vient pas j’irai vers lui. Pourquoi ne reviendrait-il pas vers vous ?

Elle resta impassible et il sortit. Au-dehors une petite foule l’attendait et on lui présenta une fillette qui souffrait d’une paralysie des membres inférieurs. Il pouvait retrouver la cause et l’origine du traumatisme mais non le faire disparaître. Mais les médecins pouvaient utiliser ce qu’il découvrait.

 

Les Sibériens
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