CHAPITRE II
Il y avait cet igloo là-bas, non loin de la périphérie dangereuse où les falaises de protoplasma menaçaient à tout moment de gagner du terrain. Et dans cet igloo l’homme venu de l’intérieur même de l’amibe géante acceptait de recevoir ceux qui voulaient le voir, lui parler.
Depuis son quartier général, un wagon déposé dans cette oasis terrifiante par un dirigeable, Ma Ker ne décolérait pas depuis que Jdrien, le Messie des Roux avait surgi dans Fraternité II provoquant dans les esprits un choc irréversible, qu’elle comparait à celui que ces gens auraient éprouvé si le Soleil avait réapparu après trois cents ans d’effacement par les poussières lunaires.
Elle comprenait comment le garçon avait pu faire pour maîtriser les réactions animales de Jelly, paralyser ses centres nerveux. Oui, elle savait comment il s’y était pris et Liensun, son demi-frère qui partageait la destinée des Rénovateurs du Soleil, aurait pu accomplir le même miracle. Il avait autant de cran, peut-être même encore plus de hargne.
Ma Ker ne supportait pas l’apparence physique de Jdrien, ses cheveux longs d’un blond roux chaud et très beaux qui lui faisaient comme une auréole mystique, sa stature, sa force, ses vêtements de peau. Tous ceux qui le voyaient songeaient à Jésus-Christ et certains qui, dans le temps, avaient pratiqué le néo-catholicisme n’hésitaient pas à le proclamer à voix haute.
S’ensuivait dans le camp une atmosphère curieuse. Les gens éblouis, ou du moins perplexes, oubliaient le danger environnant du protoplasma aux aguets et des pseudopodes sournois qui pouvaient saisir une proie, pour la plonger au cœur de cette gélatine visqueuse où elle serait phagocytée en quelques minutes.
Seulement, depuis que Jdrien était parmi eux il n’y avait pas eu un seul accident, et une majorité pensait que la présence de cet homme extraordinaire suffisait à tenir l’amibe géante en respect. Que désormais il n’y avait plus rien à craindre et que les précautions prises par la vieille femme pour garantir leur sécurité ne servaient plus à rien.
Les supplétifs engagés pour prendre des tours de garde rechignaient désormais et certains ne se présentaient plus. Ma Ker hésitait à prendre des mesures contraignantes, mais la situation devenait préoccupante. Les Gardes solaires bâclaient leurs patrouilles, leurs relevés des instruments de contrôle, leurs rapports sur les mouvements, les hausses de températures, les courbes des encéphalogrammes de Jelly.
Une atmosphère de ferveur religieuse rendait les gens rêveurs, décontractés, souriants. On prenait l’habitude d’aller trouver Jdrien pour des riens mais il ne répondait pas aux questions trop stupides, se contentait d’un sourire.
Lorsqu’il avait surgi du protoplasma devant les hommes du poste de garde le plus éloigné du centre de Fraternité II, il les avait vus tomber à genoux ou se mettre à trembler en le suppliant de les épargner. Aucun n’avait braqué son arme sur lui.
Incrédule, Ma Ker avait cru à une hallucination collective et s’était déplacée jusque-là-bas. Tout de suite elle avait identifié Jdrien, dont elle avait entendu parler quand elle habitait la Compagnie de la Banquise.
— Que voulez-vous ? lui avait-elle demandé.
— Je veux rencontrer Liensun mon demi-frère et discuter avec lui de choses importantes.
— Il n’est pas ici.
— Où est-il ?
Elle lui avait expliqué, sans trop de détails, qu’il était retenu en otage dans une misérable petite Compagnie de l’Himalaya, exactement au Tibet. Qu’on exigeait une rançon qu’elle se refusait à verser.
— Quelle rançon, de l’argent ? J’ai de l’argent là-bas du côté de Kaménépolis.
— Non, une chose que nous avons eu beaucoup de mal à nous procurer et qui, dans des mains étrangères, peut se révéler dangereuse pour l’humanité.
Il essayait de lire dans sa pensée mais, habituée depuis longtemps à se défendre contre de pareilles intrusions de la part de son fils adoptif Liensun, elle le fit renoncer à ces tentatives.
— Un réacteur nucléaire, dit-elle, qui nous donne l’énergie et pourrait aussi équiper le plus gros dirigeable de notre flotte.
Un mastodonte de cinq cents mètres de long qui pourrait emporter deux mille tonnes. Avec un moteur nucléaire il ferait le tour de la terre à bonne vitesse sans jamais se ravitailler.
— Qui dirige cette petite Compagnie du Tibet ?
— Une fraction dissidente des Rénovateurs, un certain Helmatt, un homme sans scrupules, mégalomane.
Jdrien l’avait regardée avec sévérité :
— En aviez-vous des scrupules quand, voici bientôt seize ans, vous avez fait sortir le Soleil de ses nuages, provoquant la fonte des glaces ? Ma mère adoptive, la femme du Président Kid, a alors péri lorsque son train s’est englouti dans un abîme de la banquise et que des centaines de milliers de gens sont morts un peu partout.
— Nous avons agi avec une légèreté criminelle et les Rénovateurs du Soleil ne veulent pas recommencer de la sorte ce genre d’exploit. Par contre Helmatt sera tenté de le faire si je lui fournis ce réacteur. Depuis sa vallée difficile d’accès il peut fabriquer les instruments nécessaires et le réacteur lui donnera une énergie illimitée.
— Et vous avez décidé d’abandonner Liensun ? s’étonna-t-il.
— Nous sommes en pourparlers. Nous allons récupérer son seul compagnon encore vivant, les jours prochains, et nous verrons ce que nous pouvons faire pour Liensun. Il n’est pas maltraité et, paraît-il, se plaît assez dans cette minuscule Compagnie perdue parmi les plus hautes montagnes du monde.
Depuis elle n’avait eu que deux autres entretiens très brefs avec le Messie des Roux. Il lui avait clairement fait savoir qu’il était là pour empêcher les Rénovateurs de poursuivre leur œuvre. Le retour du Soleil serait le glas qui sonnerait la mort de son peuple à brève échéance.
— Ils ne résisteraient pas à une température voisine du zéro Celsius, alors que vous obtiendrez jusqu’à des quarante en certains endroits. La banquise fondra mais aussi les glaces de l’inlandsis.
— Nous sommes d’accord pour étaler ce retour sur deux générations.
— Vous n’avez pas les moyens de programmer un retour très lent vers un climat tempéré.
— D’où sortez-vous ça ?
— J’en ai discuté avec Ann et Greog Suba.
Furieuse, elle avait convoqué le couple et les avait bassement injuriés, les accusant de trahison et les menaçant de les faire passer en justice. Ils l’avaient pris avec hauteur, d’une politesse glacée jusqu’à ce qu’il exigent de rejoindre les dissidents de Fraternité I.
— Nous ne pouvons plus accepter vos méthodes autoritaires et vos ambitions, comme celles de votre fils adoptif. Les Rénovateurs ne sont pas des moutons que l’on conduit aveuglément vers un idéal qui ne sera jamais réalisé. Vous dupez les gens, vous préparez seulement l’avenir de Liensun. Vous combattez la Société Ferroviaire dans l’espoir de la remplacer par une autre forme d’oppression, les dirigeables par exemple. On peut encore s’évader d’un train quand il ralentit, mais comment sauter d’un dirigeable ? Un jour vous créerez des colonies pénitentiaires qui navigueront à très hautes altitudes.
Elle avait toléré qu’ils partent malgré leur haute qualification. Sans eux elle devrait accepter une stagnation scientifique inquiétante qui se répercuterait sur la vie quotidienne.
Pendant plusieurs jours elle avait réussi à cacher le départ du couple mais tout finissait par se savoir dans un lieu aussi clos et, dans la semaine, une dizaine de personnes demandèrent aussi à rejoindre Fraternité I Les rares que l’arrivée miraculeuse de Jdrien n’avait pas convaincus de l’inexistence d’un danger permanent. En ce sens Jdrien l’aidait à installer solidement la base, mais l’insouciance générale était telle qu’elle appréhendait le pire. Ou peut-être le souhaitait-elle sans oser se l’avouer. Que les Rénos se rendent compte que la présence de ce faux messie n’empêchait pas Jelly d’avoir terriblement faim.
Le collectif administratif se désintéressait du sort de Liensun et la proposition d’une expédition-commando avec quatre dirigeables n’avait pas reçu l’approbation de cette commission.
— Nous ne pouvons, en ce moment, sacrifier des hommes et des énergies pour libérer votre fils adoptif, lui avait-on répondu sans ménagements. Dès que le commandant Juguez sera de retour parmi nous, il nous exposera dans quelles conditions se déroule la captivité de ce garçon. Si elles ne sont pas trop mauvaises nous préférons choisir la voie de la négociation. Nous pourrons envoyer un parlementaire d’ici quelque temps.
Et dès qu’ils sortirent de son bureau certains se précipitèrent vers l’igloo du Messie des Roux. Il leur parlait de son peuple, de son rôle qui était d’unir les deux composantes humaines de cette terre glacée.
— Si le Soleil doit revenir, laissons faire la nature, nos organismes s’adapteront et les Roux ne disparaîtront pas de la surface de la planète. Je suis ici pour concilier les points de vue. Vous êtes des gens intelligents qui n’acceptent pas la dictature de la Société Ferroviaire et des grandes Compagnies. Vous paraissiez être nos plus farouches ennemis et j’ai compris que nous étions faits pour nous entendre, puisque les uns et les autres refusons de subir la loi de la CANYST.
La CANYST était la Commission d’application des Accords de New York Station qui réglementait de façon étroite et sans appel le mode de vie ferroviaire. Par exemple refuser de vivre par le rail, du rail, était considéré comme un sacrilège sévèrement puni. Toute construction humaine devait être capable de rouler, de se déplacer au nom du principe : l’immobilisme c’est la mort, la mobilité la vie.
Et lorsqu’ils sortaient de l’igloo, les gens avaient l’impression d’avoir écouté sinon un messie ou un prophète, mais du moins un homme de bonne volonté qui tentait de concilier deux civilisations opposées.
Ma Ker essaya de faire répandre des bruits sur Liensun expliquant comment, doté de pouvoirs similaires à ceux de son demi-frère Jdrien, il pouvait neutraliser Jelly en agissant sur le centre nerveux provoquant le besoin de se nourrir, sur ceux régissant son agressivité, son besoin d’expansion, mais ce fut inutile. Pour la plupart des gens qui n’avaient qu’une très petite instruction générale c’était déjà miraculeux qu’un homme puisse posséder ces moyens-là.
— Mais Liensun pourrait très bien…
On la regardait avec indulgence, pensant qu’elle défendait son fils. D’autres laissaient entendre que Liensun n’avait jamais rien tenté de tel quand il vivait parmi eux.
— On aurait gagné du temps, évité des accidents horribles s’il avait été capable de faire ce que son frère fait en ce moment.
Effarée, elle constata qu’elle était allée à l’encontre du but recherché et que, désormais, les Rénovateurs de Fraternité II considéraient Liensun comme un incapable. Personne ne paraissait le regretter d’ailleurs. Il avait souvent manqué de patience et de diplomatie, s’était trop montré autoritaire. On n’oubliait pas qu’il n’avait que quatorze ans.
Enfin il n’avait pas la beauté angélique de Jdrien, son air doux, son charisme. Il n’avait qu’à ouvrir la bouche pour qu’ils soient tous suspendus à ses paroles. Et ça, Ma Ker ne le supportait pas pour deux raisons. Parce qu’elle adulait Liensun, et parce que son esprit scientifique critique cherchait la faille dans cet être hors du commun.