CHAPITRE XXVIII
Ils avaient dû cisailler les câbles des ancres pour que le dirigeable prenne rapidement de la hauteur. Les assaillants tiraient, heureusement, avec des carabines classiques. Chaque fois un ballonnet explosait, mais l’enveloppe tenait bon, recueillait l’hélium qui s’échappait et ils montèrent rapidement à huit cents mètres, tandis que les moteurs les entraînaient vers le sud. Les inconnus des draisines cessèrent leur tir. Ils venaient d’arriver à l’endroit où les rails étaient sectionnés.
— Ils répareront vite, dit Ma. Les rails sont en place, avec juste le sectionnement. Un peu de résine et ils pourront passer.
Mais Greog se souciait d’autre chose. L’enveloppe était perforée. En plusieurs endroits et l’hélium finissait par s’échapper. Elle se ratatinait à vue d’œil, formait de grands plis, pendait sur un côté, prenait un aspect lamentable.
— Il faut les empêcher d’atteindre la station, dit Ann. De cinq cents mètres on peut provoquer un éboulement de congères.
Des murailles de dix à vingt mètres longeaient le petit réseau sur des kilomètres. Greog se demanda si leur propre perte de temps serait inférieure à celle des autres, obligés de déblayer la glace. Une heure de répit leur permettrait de se poser et d’organiser la défense de la station. À condition que l’atterrissage se passe bien. Il leur manquait des ancres restées au nord. Ils devraient faire avec celles des côtés et ce ne serait pas facile.
Ma tendit le bras.
— La station !
L’aérostat descendait sans intervention humaine, se trouvait à quatre cents mètres. Ann ouvrit la baie, installa le laser. Le rayon était difficile à ajuster avec les soubresauts du dirigeable, mais d’un seul coup un grand pan de glace s’abattit sur la voie, l’obstruant sur des dizaines de mètres. Ils crièrent hurrah mais il fallait continuer, et Greog dut venir à la rescousse tandis que Ma prenait la barre du dirigeable.
L’appareil avait des chutes libres subites puis remontait d’un coup sans prévenir. Le maniement du laser en souffrait mais les draisines n’étaient jamais bien équipées pour attaquer les congères. Ils n’étaient pas rassurés pour autant. Ces barbares qui venaient piller la station étaient habitués aux pires conditions de navigation. Ils trouveraient le moyen de dégager une voie pour passer, même en prenant des risques.
— Il faut rentrer, dit Greog.
Non sans mal, ils se traînèrent vers la station. Ils crurent même que la nacelle allait défoncer la demi-sphère en résine bactérienne, heureusement peu rigide. Ils n’auraient eu aucun mal, mais la station n’aurait plus été protégée du froid.
Greog réussit à accrocher une ancre sur les traverses en bois et le dirigeable s’arrêta brusquement. Si fort que tous les appareils, les stocks de matériel sortirent de leur logement ou cassèrent leurs amarres. On entendit Jaël piailler de terreur dans la soute. Le dirigeable se coucha sur le côté, déchira davantage son enveloppe sur les congères. La nacelle racla terriblement avant de s’immobiliser sans mal.
— Vite à la station. Il faut emporter le maximum. N’oubliez pas Jaël.
Mais la jeune fille surgissait comme une folle dans la cabine de pilotage et se ruait vers la porte. Liensun lui cria de l’attendre, mais elle n’entendit rien et courut vers la station. Ma emporta l’enfant et tira Julius par la main. Ann venait avec le laser et Greog avec tout ce qu’il avait pu trouver à portée.
Ils purent effectuer plusieurs voyages avant que ne surgissent les draisines couvertes de glace. Ces gens-là avaient foncé dans les congères que le laser avait fragmentées et avaient réussi à les traverser. Peut-être en déraillant plusieurs fois, mais le résultat était qu’ils attaquaient immédiatement.
Pris de terreur à la vue du dirigeable couché sur la banquise, c’est lui qu’ils choisirent comme cible, et cela permit au petit groupe de se réfugier dans la station et de les attendre l’arme au poing. Greog s’était équipé du laser et la première draisine y perdit son diesel situé à l’avant. Il explosa dans une flamme énorme et les débris retombèrent un peu partout, même sur la coupole en résine bactérienne. Le froid s’y engouffra et dès lors ils durent se battre en combinaison isotherme.
Impressionnée par cette résistance inattendue, la bande reflua, les autres draisines reculèrent à bonne portée. Ils laissaient quatre cadavres calcinés sur la glace, et peut-être des blessés cachés dans les congères. Le ballon achevait de perdre son hélium sur le côté de la station, avait l’air d’une énorme baleine échouée. Greog essuya ses larmes avec rage et dirigea le laser vers son œuvre.
— Non, dit Ma, pas ça.
Il la regarda et secoua la tête.
— C’est fichu, de toute façon. Même si on les liquide, tous ces salopards, d’autres reviendront inlassablement pour piller, tuer, violer. Nous les attirons comme les ordures les rats. Il ne faudra pas rester ici et nous n’avons plus le moyen de nous en aller.
Les barbares venus de Tusk Station attaquèrent une heure plus tard avec une fureur incroyable. Ils paraissaient se moquer de la mort. Ils avaient abandonné leurs draisines et surgissaient de partout à la fois. Avec des grenades ils faisaient exploser la glace, provoquant des nuages épais de grêle à travers lesquels ils se mouvaient à l’aise, progressaient. Il fallait le laser pour transformer ces nuages en eau et les découvrir. Greog s’y employait tandis que les autres tiraient avec des armes classiques. Même Jaël qui, revenue sur la glace ferme, semblait avoir retrouvé sa lucidité.
Ils pénétrèrent dans la station, mirent le feu à l’un des wagons du train des chasseurs de phoques, mais commirent une erreur en croyant profiter de cet incendie pour investir le reste. Dans la nuit tombante ils se découpaient fatalement et Ma, qui était mauvaise tireuse, affirma plus tard en avoir abattu quatre.
Plusieurs, rendus encore plus sauvages par les fourrures dont ils se revêtaient, atteignirent le cœur de la station où se tenait le groupe des Rénovateurs. On vit leur visage horrible à travers leur masque translucide et Jaël, prise d’une fureur sans nom, brandit à deux mains un pistolet énorme et fit sauter la tête du premier. Elle recommença avec le second et les autres suivirent son exemple, se demandant quelques heures plus tard comme ils avaient pu éprouver une telle jouissance monstrueuse à tuer.
Dans la nuit, ils entendirent les draisines s’éloigner vers le nord mais restèrent sur le qui-vive, croyant à une ruse. Ce ne fut qu’au petit matin que Greog et Ma allèrent en reconnaissance et trouvèrent les dix-sept cadavres et les quatre blessés, qui achevaient de mourir dans une draisine en panne.
— C’est incroyable, murmura la vieille physicienne, ils étaient donc combien ?
— Au moins le double.
Il y avait du sang partout sur la banquise. Luisant comme du vernis et déjà des mouvements furtifs dans les congères annonçaient l’approche des rats. Dans le ciel, les goélands charognards tournaient majestueusement, la tête penchée sur l’aile.
— Ma, il faut partir vers le nord. Forcer le passage à Tusk Station.
— Maintenant ?
— Oui, ils ne nous attendent pas.
— Ensuite ?
— Continuer vers le nord.
— Le nord ? C’est là-bas que se tapit l’amibe gigantesque Jelly.
— Elle a dû mourir après le traitement que nous lui avons infligé.
Jelly était une sorte d’énorme éponge de gélatine qui avait pu atteindre un développement monstrueux en quelques années. Elle phagocytait toutes les matières organiques. On la signalait en même temps en des points distants de mille kilomètres, si bien que certains, avec ses pseudopodes, estimaient sa masse de huit cent mille à un million de kilomètres carrés. Depuis quelque temps elle semblait avoir disparu de la surface de la banquise.
— Mais si elle vit encore ?
— Nous savons comment la combattre et dans le nord nous ne serons jamais harcelés comme ici. Il faudra des années pour que les aventuriers osent se risquer sur ce territoire maudit. Dès que nous trouverons un endroit vivable, nous créerons à nouveau la légende de Jelly au besoin pour éloigner les curieux. Il suffit de gonfler des énormes boudins en résine bactérienne souple pour obtenir le même effet de terreur.
Ma s’arrêta de marcher, le regarda.
— Pas mal, pas mal du tout, dit-elle en lui tapant sur l’épaule, mais il faut passer Tusk Station. Nous aurons des ennuis là-bas.
— Il faut que Liensun nous aide… Il peut le faire. Vous vous êtes rendu compte qu’il pouvait mettre en panne un circuit électronique, un petit moteur électrique. Par hasard vous avez trouvé que, non content de communiquer par télépathie, il avait aussi ce don de manipuler des mécanismes à distance.
— Des mécanismes simples.
— Dans ces régions les signaux ferroviaires, les systèmes de sas des aiguillages sont simplifiés à l’extrême. Il suffit que notre approche ne soit signalée par aucun instrument. Nous traverserons la station tranquillement.
— Oh, ce ne sera pas aussi facile que vous pensez, mais on peut tout de même tenter le coup. Il est certain que dans le coin notre avenir serait plutôt sombre. Et le dirigeable ?
— Nous l’abandonnerons pour en reconstruire un énorme une fois que nous aurons trouvé notre territoire.