CHAPITRE XVII
Yeuse réussit à avoir le Kid au bout du fil après plusieurs jours de tentatives infructueuses.
— J’étais dans l’est, s’excusa-t-il. Notre viaduc avance à pas de géant. Chaque arche fait deux cents mètres et nous en construisons parfois cinquante, soixante dans une journée. Nous sommes en train de franchir la plus grande banquise du monde, la plus instable.
— Jdrien m’inquiète. Il devient très difficile à diriger. Il ne veut plus retourner à l’école, il prétend que nous sommes en danger. Il parle de ce gosse qui serait son demi-frère et qui se trouverait dans le nord… Il le redoute et en même temps est plein de curiosité pour lui.
— Les Roux parlent aussi de cet enfant comme s’il s’agissait du diable. On aime bien les belles légendes dans le Peuple du Froid et Jdrien n’échappe pas à ses origines. De plus, il a une imagination fertile. À sept ans, c’est tout à fait normal et même souhaitable.
— Il dit que son père aussi est en danger, que nous devons lui porter secours. Il le voit perdu sur la banquise assez loin d’ici.
Le Kid resta silencieux.
— Que peut-on faire ?
— Lien Rag a passé outre mes conseils. Je ne peux rien entreprendre en sa faveur. Je risque d’entrer en conflit avec les petites Compagnies de la Fédération si j’envoie une patrouille de reconnaissance.
— Vous pourriez utiliser des gens discrets…
— Ma chère Yeuse, je mène un combat grandiose. La Compagnie de la Banquise prend une importance économique, politique et culturelle grandissante. Bientôt nous serons les premiers dans cette partie du monde et cela ne va pas sans dangers. La Fédération qui, depuis des siècles, se débat dans ses incohérences et son manque d’unité, découvre avec stupeur que nous devenons un géant. Ils se croient tous menacés. Que ce soient les roitelets de minuscules Compagnies, les sociétés coopératives qui gèrent les leurs en collectivité, les Compagnies relevant de la syndicalocratie ou les autres, les suspectes, les petites dictatures, les refuges de pirates, de trafiquants, de ferrailleurs, de fabricants d’alcool et de drogues, tous commencent de hurler comme des loups.
— Vous avez des agents secrets, des policiers capables de se rendre sur place pour aider Lien Rag.
— Oui, mais je ne ferai rien.
— Vous l’abandonnez ?
— Raison d’État.
— Ça veut dire quoi ?
Le Kid restait grave, presque douloureux.
— Je dois protéger ma Compagnie. Des centaines de milliers de personnes veulent vivre et prospérer dans la paix. Les autres, ceux de la Fédération Australienne, savent que Lien Rag est l’ennemi juré de Lady Diana, de la Panaméricaine. Ils pensent aussi que le glaciologue nous a apporté ses connaissances et que c’est grâce à lui que notre prospérité ne cesse de grandir.
— Ce n’est pas exact.
— Oh non, fit le Kid, pas du tout, mais je ne peux rien contre cette autre légende. Si j’essaye d’aider Lien Rag, je les aurai tous contre moi.
— Que se passe-t-il, vous le savez ?
— C’est la longue traque des Tarphys. Je sais qu’ils ont mobilisé des milliers de personnes, armé des bâtiments de guerre. Il ne faut pas que Lien Rag et le professeur Harl Mern leur échappent. Il en va de la sécurité du monde, de la planète tout entière, de la civilisation ferroviaire.
— C’est absurde… On invente n’importe quoi pour justifier leur chasse.
— Peut-être… Quant à Jdrien, envoyez-le-moi. Il y a ici des écoles extraordinaires où il ferait des progrès fulgurants. Là-bas, à Kaménépolis, vous encombrez son cerveau d’un fatras périmé, d’une culture fondée sur l’histoire de la Terre avant la Grande Panique. Jdrien doit devenir un homme de son époque et non un revenant du passé. Il a une mission. Je ne pense pas qu’elle soit d’origine divine comme les Roux le disent, mais il aura un grand rôle à jouer. Dans cette Compagnie par exemple.
— C’est donc vrai que vous comptez en faire votre héritier ?
— C’est exact. Mais je ne suis pas prêt de passer les commandes. Dans vingt ans peut-être.
— Je préfère le garder auprès de moi quelque temps. Je ne fais qu’obéir à Lien Rag.
— D’accord, mais si son père ne devait pas revenir de cette folle expédition, il faudra que je décide de l’avenir de cet enfant qui m’est très attaché et auquel je porte des sentiments paternels, vous ne pouvez en douter.
Yeuse raccrocha, encore plus perplexe qu’avant. La seule chose concrète avait trait au Kid. Il devenait effrayant.