Chapitre XIX
Le garçon joufflu leur apprit que le professeur Ikar était toujours vivant, et travaillait comme manœuvre pour la construction des réseaux aériens qui devaient passer au-dessus du troisième cercle.
— Il va d’ailleurs terminer sa vie dans cette partie de la ville car c’est un improductif.
— C’est un des meilleurs spécialistes des Roux, lui dit Yeuse. Lien Rag le rencontrait souvent. Il avait créé un institut à Kaménépolis. Un intellectuel ne peut fournir le même travail qu’un autre homme, vous le savez bien. Vous allez éliminer un cerveau supérieur.
— Il n’y a pas de cerveaux supérieurs, il n’y a que des hommes et à partir de trente ans leurs facultés décroissent très vite. Nous avons dû éliminer ces faux objets de culture qui établissaient une ségrégation. D’un côté les intelligents, de l’autre les stupides, n’est-ce pas ? C’est ce que vous acceptez dans votre Zone Occidentale ?
— Nous avons des critères différents. Mais nous ne brûlons pas les livres des Hommes du Chaud ni ne condamnons à mort les intellectuels.
— Que sait-il des Roux ?
— Beaucoup de choses.
— Il nous trouvera un trou à phoques là où les Hommes du Froid disent qu’il n’y en a pas ?
— Écoutez, dit Leouan, je vous échange le professeur contre un train de vingt wagons-citernes d’huile ou l’équivalent en combustible.
— Où irez-vous le chercher ?
— En Australasienne et j’obtiendrai du Mikado qu’il nous autorise à passer.
— Oui, dit Yeuse, nous le convaincrons.
Elle savait quel argument utiliser. Le Mikado devrait s’incliner.
— Je vais en référer.
Elles s’épuisaient en démarches. On ne voulait pas les laisser aller vers le sud à la recherche de Lien Rag. On parlait même de les expulser prochainement. La Zone Occidentale était aux antipodes et n’intéressait pas les C.C.P. Mais peut-être que le train d’huile les inciterait à fléchir leur position pour le professeur Ikar.
— Ils ne marcheront jamais.
Jdrien essayait d’entrer en communication avec son père mais ne recevait aucun écho. Lien Rag devait être trop absorbé par sa survie pour que son esprit puisse être atteint par la tendresse de son fils.
Au-dessus du centre ville la coupole commençait à prendre forme. Elle se composait de deux hémisphères de plastique transparent emprisonnant de l’air. Tout un échafaudage bricolé maintenait l’ensemble tant bien que mal. Les T.V.F. qui travaillaient là-haut étaient sacrifiés. Certains jours ils tombaient par dizaines, se fracassaient sur les voitures, les rails. Il y avait eu des rébellions vite matées. Les plus hardis recevaient un supplément de calories mais tous avaient peur. Pour souder ces feuilles épaisses sur ces supports fragiles il fallait parfois se pendre dans le vide au bout d’un câble tenu par d’autres T.V.F.
— Jamais ça ne résistera à une forte tempête, disait Yeuse. Il y a par ici des vents qui peuvent atteindre quatre cents kilomètres-heure.
Il était pratiquement impossible d’avoir des nouvelles sur les événements se déroulant dans la Compagnie de la Banquise. Des bruits couraient sur les deux échecs de Lady Diana, l’un dans la région de Round Station, l’autre, un véritable désastre, sur le réseau du 160° méridien lors d’une offensive pour s’emparer de Hot Station. Les Banquisiens avaient fait brûler la glace, créant un lac artificiel de cent kilomètres carrés. On disait que Kaménépolis était aux mains des Panaméricains qui fusillaient des dizaines de personnes chaque jour.
Les C.C.P. affichaient des journaux muraux pour expliquer que les deux ennemis en présence donnaient un spectacle truqué, que dans le fond ils étaient d’accord sur bien des points et qu’ils se disputaient l’hégémonie sur cette Concession. Que le vainqueur n’avait aucune importance. Que de toute façon les forces C.C.P. finiraient par envahir la Concession pour chasser tous ces bandits, et qu’une nouvelle société meilleure serait instaurée.
Mais Leouan et Yeuse ne voyaient nulle part trace de ces préparatifs d’invasion. Les C.C.P. concentraient tous leurs efforts sur l’ancien Amertume Station qu’ils transformaient en camp d’extermination progressif. Désormais d’anciens Miliciens des C.C.P. se retrouvaient, le jour de leurs trente ans, embrigadés dans les T.V.F. Ils n’étaient pas très nombreux pour l’instant mais ils allaient le devenir au fur et à mesure.
— Quel âge avez-vous ? demanda Leouan à ce garçon joufflu qui servait d’intermédiaire avec la Cellule suprême.
— Je n’ai pas à vous le dire, répondit-il agacé.
— Vingt-neuf ?
— Vous n’avez pas le droit de mentir, hurla-t-il. Je n’ai pas vingt ans.
Il essuya la sueur de son visage avec sa manche. Il ne faisait que quinze degrés dans le train spécial de Leouan et la fourniture d’électricité laissait fort à désirer. Il y avait de longues coupures, fréquentes. On accusait les T.V.F. de sabotage. On en fusillait deux ou trois, en général des gens devenus trop improductifs.
— Vous finirez dans le troisième cercle, lui dit Leouan avec un sourire gentil.
— Nous y finirons tous, lança-t-il. La Cellule suprême pense que le professeur Ikar ne peut vous être remis sans quelques précautions.
— Vous voulez combien de wagons d’huile en plus ? fit-elle sèchement. Ne jouez pas au plus fin avec nous.
Aba avait quelque peine à s’habituer à ce ton direct et brutal. Il aimait bien les longues tergiversations, les marchandages. Dans le fond, il n’avait que ça à faire et se plaisait à faire le larbin entre ses chefs et ces deux femmes.
— Il ne s’agit pas que de cela. C’est un ennemi du peuple. Il a des activités inutiles, sophistiquées. L’étude du Peuple du Froid ne correspond pas à un besoin vital de la population. C’est un parasite de la société moderne. Comme tous ceux qui passent plus de temps dans les vieux livres et les documents stupides.
— Vous raisonnez comme Lady Diana, se moqua Yeuse. Elle aussi se méfie des intellectuels. Elle voudrait bien modifier l’Histoire à son seul profit.
Aba ne restait pas coi devant de telles attaques. Il savait se retourner comme une crêpe, prouver que les motivations n’étaient jamais les mêmes, quand une Compagnie impérialiste paraissait avoir le même objectif que les C.C.P.
— Alors, combien de wagons supplémentaires ?
— De toute façon, nous voulons voir le professeur Ikar en bonne forme avant d’accepter le troc. Il nous accompagnera en dehors de cette ville.
— Jamais de la vie. Vous devrez livrer les quarante wagons-citernes avant.
— Donc le prix de la rançon est fixé à quarante ?
— Ce n’est pas une rançon, s’énerva Aba, juste un échange. Nous l’avons nourri, chauffé, logé longtemps pour un travail à peu près nul. Il est juste que nous soyons payés en retour.
— Vous fournirez les wagons, décréta Leouan, et la loco, le carburant nécessaire.
— Ce n’était pas prévu. Les wagons, c’est possible, mais le reste… Vous êtes sûres d’avoir l’autorisation de ce bandit de Mikado ?
— Nous l’aurons, dit Yeuse.
— Bien, je vais voir ce que je peux faire.
— Le professeur, quand aurons-nous l’autorisation de le rencontrer ?
— Bientôt.
Ils avaient fini par libérer les Roux de l’enclos. Leouan avait tellement insisté avec indignation que la Cellule suprême avait pris cette décision. On les avait reconduits aux confins de la cité et Leouan avait surveillé leur marche vers le sud-est jusqu’à ce qu’ils disparaissent.
— Toujours pas de nouvelles de l’expédition ?
— Non, aucune.
De toute façon, elles n’en auraient pas tant qu’elles n’iraient pas elles-mêmes dans le sud. Les gens du C.C.P. avaient une peur panique de la banquise.