Chapitre XVIII

En quelques heures Lien Rag avait pu mettre un nom sur tous les membres des familles Bermann-Veriano. Grâce à la liste dressée par celui qui se considérait comme le chef de la tribu, Roy Bermann. Curieusement, alors que depuis trois cents ans les noms et les prénoms avaient subi soit des altérations profondes, soit des contractions difficiles à expliquer, ces gens-là conservaient un attachement archaïque pour les prénoms et noms d’autrefois. Dans la société ferroviaire on pouvait porter un seul nom, ou bien un prénom et un nom, ou encore plusieurs panachages de l’un et de l’autre. Le fils ne portait pas forcément le nom du père ou de la mère, pouvait choisir sa propre identité s’il le jugeait utile. De toute façon les Compagnies encourageaient tacitement ces mœurs, de crainte qu’on ne recherche ses origines dans le passé et que ce désir n’entraîne celui de fouiller la grande Histoire.

Edge l’avait aidé. Les enfants portaient de jolis prénoms comme Ariel, Chloé, Diana, Lucile… Elle s’attendrissait devant leurs cadavres rigides depuis plus de cinquante ans.

— Impossible de trouver ce Tarphys, l’acheteur de poissons. Il a dû quitter la pêcherie avant le drame.

Lien Rag réservait son opinion et poursuivait ses recherches. Il aurait fallu une autopsie des cadavres. Il retournait souvent dans la chapelle vouée au seul culte du cosmonaute John Bermann, continuait à lire, regarder tout ce qui le concernait.

Le vaisseau spatial Terra devait atteindre une planète lointaine Ophiuchus IV alsa, en utilisant un mode de propulsion secret. Son retour, une fois les colons installés sur cette planète lointaine, était prévu aux alentours des années 2050. Lien Rag n’avait que de vagues notions d’astronautique mais ces chiffres lui paraissaient incroyables. Ophiuchus IV devait se trouver à plusieurs années-lumière de la Terre, des dizaines de milliards de kilomètres. Comment Terra pouvait aller et revenir en trente ans…

— Alors il laissait femme et enfants ? Il allait retrouver une vieillarde et des gosses devenus adultes ?

— Tout doit être expliqué, disait Lien Rag qui se posait aussi ce genre de questions.

Morn commençait à s’intéresser aussi à la question. Il avait ouvert un livre d’astronomie et restait plongé dedans des heures. Lui aussi avait cru que la Terre flottait à l’intérieur d’un monde gélatineux. Il avait du mal à imaginer la carte du ciel telle qu’elle apparaissait autrefois. La Voie lactée par exemple. Les planètes solaires.

Ils n’osaient pas utiliser les aliments trouvés dans la station de pêche, craignant le botulisme. Mais ces gens-là n’étaient pas morts du botulisme.

— Ils étaient endormis lorsqu’ils sont morts, dit soudain Lien Rag.

— Morts de froid ?

— Possible. Mais dans ce cas plusieurs jours auraient été nécessaires. Ils étaient bien nourris, bien couverts, à l’abri dans ces compartiments soigneusement calfeutrés. Une interruption de la chaudière n’aurait pas eu cet effet général. On en aurait retrouvé certains en dehors des couchettes… Je voudrais bien savoir ce qu’est devenu cet acheteur de poissons, Tarphys, qui devait payer quinze mille dollars la cargaison de maquereaux.

Morn et Edge transvasaient l’huile minérale dans le tender à l’aide de seaux mais ils finirent par trouver tout un matériel de pompage, des tuyaux, des pompes. Dès lors, en quelques heures le réservoir fut à ras bord et il restait encore deux fois plus d’huile dans le vieux diesel.

Lien Rag découvrit le livre de comptes de l’exploitation de pêche et fit une constatation troublante. Le premier mars 2298, Roy Bermann avait encaissé la somme de huit mille dollars des mains de Tarphys, et lui avait remis un reçu du montant de cette avance. Le solde devait être réglé à Stanley Station. Par l’Australian Bank, dès la livraison du poisson.

D’après les comptes effectués le jour même par Roy Bermann, une somme de dix mille sept cent quatre dollars devait se trouver dans le coffre de la famille. Quel coffre ?

Nathy restait invisible, ne participait pas au travail commun. Ils avaient fini par ouvrir une boîte de conserve contenant de la viande. Leur désir de manger autre chose que du poisson était tel qu’ils en avaient pris le risque. Tous étaient volontaires pour servir de cobayes mais ils avaient tiré au sort. Vingt-quatre heures après l’absorption de cette viande, Edge, qui avait été désignée, se portait comme un charme. Dès lors leurs repas devinrent riches et abondants. Nathy refusa d’y assister.

— Elle ne mange que du poisson ? demanda Lien.

Morn parut gêné, baissa la tête. Edge hésita puis dit que leur compagne continuait à se nourrir comme auparavant. Lien Rag en resta surpris puis effrayé. Cette fille persistait à se nourrir d’une façon qui n’était plus acceptable désormais. Il y avait dans ce train de quoi survivre sans se priver des années.

Elle restait enfermée dans son compartiment et il frappa en vain à sa porte.

— Il faut que je vous parle, dit-il conciliant au début. Nous disposons désormais d’une quantité énorme de bonne nourriture et nous pouvons nous organiser pour varier votre alimentation. De même pour la chaleur.

Il attendit en vain un signe de vie.

— Vous devez vous joindre à nous. Nous sommes faits pour vivre ensemble dans cette situation exceptionnelle. Malgré nos différences physiques, morales. Nous ne pensons pas de façon identique mais il ne suffit pas de vous exclure volontairement de notre groupe pour poursuivre votre idéal. Vous avez peut-être peur d’être corrompue par notre laisser-aller, notre joie d’avoir à manger et d’être au chaud. Mais, d’un autre côté, croyez-vous qu’il soit sain de vous nourrir des restes de vos anciens camarades ? Que cherchez-vous ? Une autopunition ? Ou bien pensez-vous que leur force, leur mérite, leur intelligence deviendront les vôtres après cet excès de cannibalisme ? Vous mettez en danger votre santé physique et mentale. Vous manquez de certaines vitamines et la chair humaine contient des substances toxiques à la longue.

Il n’en savait trop rien mais espérait qu’elle le croirait. Durant des jours il s’était lui-même alimenté de cette horrible façon, et maintenant le seul fait d’en parler lui donnait des nausées et renforçait son irritation. Il finit par s’en aller vomir à l’extérieur, alla ensuite se coucher dans le compartiment à côté de celui de Morn qu’il partageait avec Edge. Elle lui apporta du thé et un médicament trouvé dans la pharmacie des pêcheurs.

— Elle veut rester fidèle aux C.C.P., dit-elle. À leur pureté barbare. Elle continuera jusqu’à la mort. Ou alors elle nous liquidera avant pour faire disparaître tous les témoins de cet échec des C.C.P. Elle y croyait vraiment, pensait qu’une forme nouvelle de société basée sur la foi populaire pouvait prospérer. Quand nous avons quitté Amertume Station avec juste un peu de carburant et de vivres elle pensait que notre ferveur permettrait de trouver le trou à phoques et de revenir avec des tonnes de viande et d’huile.

— Je ne crois pas qu’elle aille jusqu’à nous supprimer, dit Morn qui restait très amoureux de Nathy, mais éprouvait aussi de l’horreur en voyant comment elle continuait à s’alimenter.

Cette volonté d’enfreindre le tabou en dehors de toute nécessité leur paraissait devenir une dépravation effroyable.

Il finit par trouver le coffre dans le plancher du petit bureau de l’exploitation. Le coffre était ouvert et vide. Ni dollars ni papiers. On avait tout pris.

— Le voleur ne peut être que Tarphys.

Ils étaient en train de manger dans l’ancienne salle de séjour des Bermann Veriano qu’ils chauffaient régulièrement. Il y avait plusieurs plats, de la bière. Morn mangeait gloutonnement. Depuis des années il n’avait été à pareille fête et cette boulimie l’éloignait peu à peu de Nathy.

— Et pour qu’il ait osé faucher le fric, c’est qu’il savait que les autres ne diraient rien, expliqua-t-il la bouche pleine.

— C’est bien ma pensée, murmura Lien Rag. Mais qu’en a-t-il retiré ? Il a donné huit mille dollars, en a repris dix mille mais a laissé le poisson sur place. Serait-il venu pour tuer une quinzaine de personnes et repartir avec un bénéfice de deux mille dollars ?

— Les huit mille appartenaient à d’autres. Il n’était qu’un intermédiaire. Il a empoché réellement dix mille dollars, a raconté une histoire à ses employeurs quand le poisson n’est pas arrivé.

— Non, je n’y crois pas. Je pense que Tarphys est spécialement venu pour liquider toute la famille Bermann Veriano et faire oublier jusqu’à son souvenir.

— Dans quel but ?

— Je préfère ne pas l’expliquer car je ne suis pas certain de ces choses-là, dit Lien Rag.

— Vous avez étudié les Instructions ferroviaires ?

— Oui, mais je n’ai pas terminé.

— Cet embranchement, vous savez où il se trouve ?

Lien Rag se versa un peu d’alcool dans son verre et le but d’un trait :

— Il n’y a pas d’embranchement. Ni à l’ouest, ni à l’est.

Morn resta la bouche ouverte sur le gâteau aux fruits qu’il mastiquait :

— Mais…

— Tu as menti ? demanda Edge en frissonnant.

— Non. Je croyais qu’il y avait une voie quelque part qui nous éviterait de revenir vers Amertume Station. Je me suis trompé.

— Et vers le sud ?

— D’après les I.F. c’est un cul-de-sac. Elle s’interrompt à mille kilomètres. Jamais elle n’a été reliée au Réseau de l’Antarctique Panaméricain. Cette liaison existe mais plus à l’est. Il y en a d’autres aussi vers l’ouest. Mais nous sommes bel et bien coincés.

Morn se leva et alla appuyer sa tête contre l’un des hublots dégivrés. On découvrait la banquise avec son horizon sale, très proche.

— Vous vous rendez compte, cria-t-il en frappant de son poing sur le verre épais, vous vous rendez compte ? Nous ne pourrons jamais retourner vers la civilisation à cause de nos camarades d’Amertume Station. Ils nous condamneront à mort.

— Même si vous ramenez des centaines de tonnes de poissons ? Congelés depuis deux cent cinquante ans mais ils sont encore comestibles et au besoin on peut en faire de l’huile. Nous en avons mangé sans éprouver de malaises.

— Ce ne sera pas suffisant. Nous devions créer une unité de chasse aux phoques…

— Nous allons installer une unité de pêche aux maquereaux, nous la réactiverons. Il y a tout le matériel. Et vous irez livrer vos premiers poissons.

Morn et Edge échangèrent un regard très appuyé.

— Qu’y a-t-il ? intervint brutalement Lien Rag.

— Ce serait possible… commença Morn.

— Sans Nathy, termina tranquillement Edge en versant du sucre en poudre dans son alcool. Elle s’accusera, nous accusera d’avoir eu un comportement d’ennemis du peuple. Ils prendront notre installation de pêche mais nous fusilleront.

— Je préfère donc attendre ici, dit Morn, mais ce sera terrible. Terrible. Nathy va bientôt se demander pourquoi nous restons. Elle ne sera heureuse qu’une fois devant le tribunal populaire, en train de clamer ses crimes et les nôtres… Je l’aime mais je sais ce qu’elle pense. Oh ! ça je le sais bien. Elle ne nous tuera pas car elle prémédite de nous entraîner avec elle dans cette autocritique qui nous perdra. C’est pourquoi elle continue de manger de la chair humaine. Comme pour entretenir sa rage d’autodestruction.

 

Les Brûleurs de banquise
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