Chapitre XII
La poseuse de rails progressait lentement le long de la frontière, construisant un réseau de quatre voies. Pour l’équilibre même du monstre il n’était pas possible de descendre en dessous de ce chiffre. Les quatre voies étaient d’ailleurs suffisamment écartées pour supporter le poids fantastique de la machine. Normalement on aurait pu installer vingt voies sur l’espace qu’elle rendait plat et uniforme.
Le Kid ne recevait aucune nouvelle du Mikado qui continuait de faire la sourde oreille.
— Dans la réalité, disait-il à son état-major, le réseau de la Mikado s’écarte de la frontière. Nous avions choisi pour le raccordement le point où il se rapprochait le plus.
— Ne l’aurait-il pas prolongé depuis peu ? demanda un technicien qui surveillait les radars. Il y a du trafic à l’ouest. Un trafic assez fourni pour que nous le repérions.
Le Kid consulta les Instructions ferroviaires de la Mikado qui se trouvaient dans son train spécial. Ce dernier suivait la progression de la poseuse vers le sud. Toute une petite armada en faisait autant. Des unités prises aux Panaméricains mais aussi un petit train blindé sorti depuis peu d’une aciérie mobile.
— Il n’y a jamais eu de réseau dans cette région, dit-il soudain après avoir feuilleté les pages plastifiées. Cette édition est récente. Le Mikado n’aurait jamais pu construire ce réseau en quelques mois.
— Il paraît être de quatre voies.
— Quatre voies pour une région désertique ? Ici l’épaisseur de la banquise est telle qu’on ne peut installer ni station de pêche ni trou à phoques. Il n’y a rien. Que de la glace sur des mètres d’épaisseur.
Les sondages aux ultra-sons le prouvaient. Parfois la banquise atteignait cent mètres.
— Il faut se méfier, dit le Kid. Cet aviso que nous avons rencontré l’autre jour… Il nous faut rebrousser chemin au plus vite. Le Mikado a donné l’autorisation de passage sur sa concession. Lady Diana se trouve de l’autre côté et va utiliser notre réseau du 5° parallèle pour nous attaquer sur le flanc droit.
Il envoya une flottille vers le nord et attendit avec inquiétude les nouvelles. La poseuse avait arrêté le travail et l’on étudiait la possibilité de rejoindre le 5° par une oblique de cent kilomètres.
— Nous disposons de suffisamment de carburant et de résine pour le faire. Nous sauverions la poseuse géante. Le but de Lady Diana, c’est de la récupérer. Il lui sera difficile d’en faire venir une autre de la Province Nord.
Le Kid donna son accord. La poseuse s’enfonça vers le nord-est au début de la nuit. Illuminée, elle donnait un spectacle fantastique.
— Alerte, alerte… Une patrouille ennemie de deux avisos a suivi le 5° réseau et est à l’intérieur de notre Concession sur cinq kilomètres. Deux avisos et un destroyer léger. Instructions ?
— Laissez-les s’enfoncer, dit le Kid. Nous arrivons pour leur bloquer toute idée de retraite.
La puissance de feu d’un destroyer était telle qu’ils n’auraient aucune chance de le bloquer, mais l’effet de surprise aiderait peut-être. On pouvait envoyer des torpilles monorails dans son sillage, le surprendre par l’arrière.
Ils roulaient toutes lumières éteintes vers le nord. Mais quelques bâtiments suivaient la poseuse géante vers le nord-est. Elle travaillait à un kilomètre à l’heure environ et il lui faudrait cinq jours pour effectuer sa jonction avec le 5°. D’ici là, les événements auraient changé mais elle serait invisible, perdue dans la banquise. Lady Diana n’avait aucune possibilité immédiate de la retrouver, sauf si ses mini-poseuses fabriquaient un réseau en direction de l’est, à partir du territoire de la Mikado.
— Nous subissons le feu du destroyer qui nous a repérés.
Ce message inattendu le bouleversa.
— Il nous attendait caché derrière un amas de glace. Nos radars n’ont pu le localiser assez tôt. Nous avons perdu un aviso qui brûle devant nous et obstrue l’une des voies. Nous craignons que d’autres destroyers ne soient en route sur le réseau de la Mikado.
Le train du Kid dut gagner une faible hauteur pour que ses détecteurs fonctionnent, mais les mini-poseuses avaient très bien pu former un remblai protecteur le long du réseau pour dérouter les radars.
— C’est avec les infrarouges que l’on a des échos. Il est certain qu’il y a de l’activité de l’autre côté de la frontière. La différence de température est parfois de dix degrés. Selon nos échelles de probabilités on peut estimer que c’est au moins dû à dix mille chevaux-vapeur. Soit une dizaine de destroyers ou alors cinq destroyers et quinze à vingt petites unités.
— C’est une invasion, dit le Kid.
— On prévient Hot Station ?
— Je crois que c’est indispensable. Pendant quelques jours la situation risque d’être critique. Et si la banquise se reconstitue plus vite que prévu sur le front sud, nous aurons le reste de la flotte panaméricaine à contenir.
Il ne se coucha même pas. La bataille vers le nord se poursuivait. Le destroyer isolé se défendait avec vaillance, mais le reste de l’escadre arrivait à toute vapeur.
C’est alors que le Kid décida d’arroser à l’aveuglette le réseau du Mikado. Avec des missiles.
On commença d’expédier un missile caméra qui fonctionna assez bien, pour donner la situation exacte du réseau. Il se ficha, grâce à un parachute, dans une zone un peu trop plate pour continuer à diffuser de belles images télé, mais on put commencer à régler le tir en fonction de ses données.
— L’escadre est déjà passée, fit-on remarquer au Kid.
— Oui, mais les trains ravitailleurs suivent. Et la mini-poseuse devra revenir sur place pour reconstituer le réseau. C’est alors que nous essaierons de la détruire.
Hot Station envoyait des messages réguliers. Là-bas le chef de la police ferroviaire, Lichten, dirigeait les opérations de résistance. Il avait tout bonnement décidé de faire sauter le réseau sur dix kilomètres pour retarder la progression ennemie. C’était en contradiction avec les Accords de NY Station mais personne ne viendrait voir qui avait procédé à cette destruction. De toute façon, au cours des combats les rails ne résistaient pas longtemps.
— Leur poseuse aura du boulot, ricana le Kid.
— Il y en a plusieurs. Les mini-poseuses sont abondantes chez nous, surtout dans la province de l’Antarctique.
— Lady Diana ne les aura pas toutes engagées dans l’offensive. Je spécule là-dessus.
La nuit fut très angoissante, car les nouvelles se faisaient contradictoires et le missile caméra ne diffusait que des images approximatives, malgré son ultra-sensibilité. Et puis avec le lever du jour le courage revint. On apprit que le fameux destroyer isolé était touché, immobilisé sur le réseau. Il continuait de tirer tous azimuts mais paraissait incapable d’avancer ou de reculer. Un aviso qui s’était approché au maximum avait pu voir des hommes qui s’affairaient autour de ses boggies. À l’aide d’une puissante mitrailleuse, l’aviso les avait décimés ou forcés à s’abriter. Le temps que le destroyer riposte il avait pu se mettre à l’abri d’une falaise de glace. Mais le reste d’escadre devenait menaçant. On avait compté six destroyers et une dizaine de bâtiments secondaires puissamment armés.
— Pas de mini-poseuses ?
— Nulle part. À croire que le réseau clandestin se trouve là depuis plusieurs jours, et que les mini-poseuses sont retournées sur le front au sud.
— Possible, dit le Kid.
Hot Station signalait que le lac artificiel se recouvrait lentement de glace, mais pour l’instant on ne signalait aucune tentative de la part de la flotte panaméricaine. On n’apercevait que de rares unités, les plus importantes, dont le croiseur lourd amiral, se trouvant à proximité de Kaménépolis. Par contre, les patrouilles de Lady Diana quadrillaient la capitale et imposaient un couvre-feu permanent. Le Kid apprit la nouvelle avec une satisfaction rancunière. Les habitants de la capitale regretteraient leur attitude. Il n’oublierait jamais qu’il leur devait ses difficultés actuelles.