Chapitre VI
Depuis la veille des centaines d’insurgés tenaient des barricades dans les principaux quais de Kaménépolis. Les affrontements les plus durs avec les Harponneurs se déroulaient du côté du sas nord. Une centaine de personnes avaient attaqué un petit convoi de la Guilde, qui essayait de quitter la ville avec du ravitaillement pour rejoindre l’usine de raffinage. La colère des gens avait été portée au paroxysme en découvrant les caisses remplies de nourritures délicates que les Chasseurs de baleines essayaient de soustraire au ravitaillement général de la ville. Deux Harponneurs avaient été roués de coups et gisaient encore sur les rails. Des renforts appelés en hâte essayaient de faire face à ces barricades improvisées qui bloquaient toutes les issues de la capitale.
Lady Diana apprit la nouvelle avec une sorte d’indifférence. Le sort des habitants et celui des Harponneurs la laissaient froide. Elle avait trop d’ennuis avec son conseil d’administration pour se laisser importuner par les mouvements d’humeur de ces êtres étranges qui habitaient sur la banquise. Dans la Panaméricaine on répétait qu’elle allait se trouver mise en tutelle et que désormais toutes ses actions devraient être approuvées par une commission de contrôle composée d’actionnaires mécontents.
Comme elle avait refusé de se rendre en Panaméricaine sous prétexte que la situation militaire exigeait sa présence, la commission de contrôle avait pris la décision de la rejoindre sur le front.
Entre-temps, toutes les demandes de renfort avaient été suspendues, et elle n’avait pu obtenir que des unités légères soient détachées de la province de Patagonie, pour participer à la nouvelle attaque projetée le long de la frontière de la Mikado. Elle avait réussi à rencontrer le gros P.D.G. de cette Compagnie et ils avaient signé un accord secret autorisant la Panaméricaine à déborder au besoin sur sa concession. Le réseau de contournement était de ce fait en partie arrêté dans sa construction et Lady Diana enrageait de voir la situation pourrir lentement.
En face, le lac artificiel créé par l’embrasement de la banquise ne se reconstituait que lentement et interdisait toute initiative. De toute façon, elle se doutait que les mouvements de ses troupes devaient être soigneusement contrôlés.
Elle se méfiait des espions. Les habitants de la ville devenaient très hostiles et des radios clandestines commençaient de diffuser des mots d’ordre et des slogans anti-panaméricains. Elle craignait que des messages codés ne soient envoyés au Kid pour lui révéler que Lady Diana tentait de le contourner par l’ouest, et attendait des renforts pour surgir sur son flanc droit et l’écraser.
Peu à peu elle commença de penser qu’il lui faudrait peut-être intervenir dans Kaménépolis pour mettre les habitants au pas. Cette ville fermentait trop pour ne pas finir par devenir menaçante. La Guilde se montrait impuissante à réduire les émeutes et désormais toutes les écluses d’accès se trouvaient bloquées par des barricades.
Son aide de camp commença d’étudier la situation, l’idée de regrouper dans une seule unité les hommes et les véhicules capables d’enfoncer la résistance mal organisée, mal armée des insurgés qui, depuis la veille, acclamaient désormais le nom du Kid. Après des semaines d’hostilité, cette population faisait volte-face et désirait que le Gnome revienne la diriger et ramène la prospérité avec lui.
— Ils ne savent plus ce qu’ils veulent, grogna la grosse femme.
— Il faut aussi se méfier des gens de Titanpolis qui produisent des véhicules légers destinés à lancer des actions de guérillas à Junction Station, contre le raccordement de notre réseau sud avec celui de l’est.
— Il faut renforcer la surveillance.
— Que voulez-vous faire contre des gens toujours prêts à incendier la banquise ? Avec l’eau chaude du waterduc ils peuvent aussi faire fondre la glace et nous conduire à un nouveau désastre. Ces gens-là vivent sur la banquise, en connaissant très bien les possibilités et les dangers.
— Vous voilà bien pessimiste, Hiale.
— Nous pouvons encore nous retirer avec les honneurs, Lady Diana. Nous avons tant à faire dans notre pays… Ici nous allons user nos forces et nos âmes.
— Ne faites pas de la philosophie par-dessus le marché.
Elle continua de veiller aux préparatifs des forces qui devaient mettre la ville au pas incessamment. On attaquerait les écluses avec des engins de chantier qui bousculeraient les barricades et les émeutiers. On instituerait un couvre-feu total pendant une semaine s’il le fallait. Le temps que l’autre attaque plus importante le long de la frontière se développe sans que les espions puissent alerter le Kid. Elle comptait sur une victoire indiscutable pour redorer son blason.