chapitre XII
En apparence, c’était un train de marchandises de faible importance, une dizaine de vieux wagons, une motrice électrique mais capable de fonctionner sur les batteries trouvées en grand nombre dans l’un des wagons. Mrs. Diana faisait visiter le convoi à Lien Rag.
— Nous savions qu’un train servait de laboratoire astronomique à ces fanatiques. La rumeur circulait depuis des mois, mais nous n’avions pas d’autres indications. C’est grâce à la vigilance d’un employé que nous avons enfin découvert cette rame. Il avait remarqué que la consommation de la motrice, alors qu’elle stationnait sur un quai, était aussi élevée qu’en pleine marche. Le mécanicien était en train de recharger ses batteries. Elles assuraient l’autonomie de marche en cas d’ennuis, mais surtout alimentaient les appareils très sophistiqués. Vous allez voir.
L’un des vieux wagons de marchandises servait de lieu de repos pour les Rénovateurs du Soleil découverts à bord.
— Ils étaient huit savants de très bon niveau. Il y avait en plus deux techniciens des ultrasons, un spécialiste des ordinateurs, trois hommes d’équipage avec le mécanicien. Mais tous affiliés à la secte et volontaires. Le patron, Mucker, était dans la vie courante conseiller en agriculture et visitait les installations de serres géantes, donnant son avis, ses conseils. Le train lui-même appartenait à un des techniciens, Jaroy, qui prétendait être réparateur itinérant en électronique et d’ailleurs il avait une clientèle que nous allons placer sous surveillance.
La grosse femme se glissait adroitement dans le couloir, passait le soufflet et laissa à Lien le temps d’examiner le laboratoire de spectrographie installé dans l’autre wagon. Il y avait un matériel provenant d’aciéries et d’autres usines adaptées à la recherche astronomique, des télescopes optiques mais surtout électroniques, dont la puissance était capable de donner des clichés des strates de poussières lunaires accumulées autour de la Terre à la suite de l’explosion du satellite trois cents ans auparavant.
— Un matériel qui peut être déjà évalué à un million de dollars et sans doute suis-je en dessous de la vérité, fit la grosse actionnaire qui visiblement se contenait. Ces salauds commençaient à faire du bon travail d’analyse. Il y a des copies de documents, des photographies, des spectrogrammes inquiétants. Mais nous n’avons pas les originaux, ils se méfiaient quand même.
— Ce qui signifie que d’autres les gardent quelque part ?
— Exactement. Venez, dans l’autre wagon il y a les installations d’ultrasons. Des émetteurs de toute nature. Certains uniquement pour étudier la composition des couches atmosphériques. Leur grand problème, c’est le vide au-dessus de l’ionosphère, savoir si des couches d’air, même rares, même limitées existent dans l’exosphère. Pour les ultrasons, il faut un minimum d’air… Mais il y a aussi un projet de bombe à implosion à l’état encore vague, heureusement. Et dans l’autre wagon…
C’était encore un wagon de marchandises mais à toit coulissant et le plus surprenant était la chose molle qui se balançait entre ses liens. Cela ressemblait à ces têtards d’autrefois avec une grosse tête et une queue infiniment longue enroulée sur le sol du wagon. C’était énorme, flasque.
— Un ballon-sonde avec les réservoirs d’hélium pour le gonfler en quelques minutes. Il y en a d’autres dans les caisses du wagon voisin. Ils ont dû déjà en lancer avec des appareils d’étude. Ces ballons peuvent atteindre les hautes couches de l’atmosphère et transmettre des indications précieuses.
La nacelle était minuscule mais bourrée d’instruments de toute nature. Il aurait fallu les étudier attentivement pour assigner à chacun son utilité.
— Le train circulait toujours dans les zones agricoles les moins polluées, et pour cause. Nous pensons qu’ils ont dû faire des progrès foudroyants.
— Étaient-ils prêts à entreprendre la phase de floculation des poussières lunaires ?
— Nous n’en savons rien. Vous savez que dernièrement il y a eu un étrange phénomène lumineux sur l’ancienne côte ouest à hauteur de la Californie mexicaine, si vous voulez situer exactement l’endroit.
— Une aurore boréale ?
— En quelque sorte, mais plus importante. Les gens ont cru voir une boule lumineuse et certains prétendent que la glace a commencé de fondre en surface, car le phénomène a duré près de quarante-huit heures. On a relevé une température extérieure de huit degrés.
— Au-dessus du zéro ?
— Bien entendu. Huit degrés pendant quarante-huit heures. Il y avait sur place une colonie qui élevait des phoques de mer. Elle avait créé des bassins en pleine mer et, pour les garder ouverts malgré les moins trente-cinq extérieurs, devait constamment veiller à maintenir la température des conduites de vapeur. Ils avaient disposé des releveurs de température sur une très grande surface et ont pu effectuer des mesures précises. Nous avons racheté la colonie et les gens se sont dispersés. Tous ses membres sont sous surveillance étroite et savent que s’ils parlent ils auront les plus graves ennuis.
— Qu’allez-vous faire de ce train ?
— Le conduire en plein Pacifique et le faire couler par les plus grands fonds.
— Les suspects ?
— Les suspects ? Mais ce sont des coupables. Il n’y a aucun doute et ils ne méritent aucune circonstance atténuante.
Lien Rag soudain cessa d’examiner un appareil enregistreur à bande pour regarder Mrs. Diana :
— Ils vont passer légalement en jugement ?
— Non. C’est inutile. Le conseil d’administration a pris sa décision très rapidement. Ils n’existent plus.
— Vous plaisantez ? demanda-t-il, pâle et anxieux.
— Je ne plaisante jamais. Ils sont tous morts enfouis dans une crevasse quelque part. Celle-ci est comblée par des rayons lasers à l’heure actuelle.
Toujours la même politique, que ce soit en Transeuropéenne ou en Pan américaine. Il se souvenait d’une ville, dont un quartier entier, le quartier des bibliothèques, donc de la mémoire collective, avait été ainsi expédié au fond d’une immense crevasse glaciaire.
— Vous êtes ignoble.
— Le jour où la voûte magnifique de Big Tube se fendillera, se mettra à fondre, menacera de s’écrouler, vous ne le penserez pas. Vous êtes un homme de la glace, Lien Rag. Vous traînez encore quelques lambeaux d’idéalisme humanitaire, mais vous savez bien que sans la glace vous n’êtes plus rien. Que feriez-vous dans un monde liquide, un monde qui se noierait ? Au début on pourrait se réfugier sur des icebergs géants, mais ensuite ? Le sol sera boueux pour des siècles, improductif.
— Il restera les mers.
— Un réchauffement trop rapide tuera la plupart des espèces.
— Elles se sont adaptées à la glace, elles s’adapteront à une eau plus chaude. Les volcans du fond des mers entretiennent d’ailleurs une température qui attire ces espèces menacées.
— Vous ne pourriez vivre sans la glace.
— Et vous sans le chemin de fer…
— Nous sommes donc faits pour nous entendre, dit-elle en se dirigeant vers le sas du convoi.
Elle traversa la passerelle qui menait à son loco-car par un tunnel translucide. Lien Rag se retourna vers le train-observatoire. Il y avait à son bord une véritable fortune, ces instruments bricolés avec génie qui donnaient un espoir à toute l’humanité.
Il rejoignit la grosse femme dans le salon où elle préparait deux verres de boisson forte. Elle appelait ça « martini » en s’inspirant de certains romans de l’époque préglaciaire.
— De temps en temps la presse, la radio, la télé semblent envisager un retour au Soleil dans les siècles futurs. Vous laissez donc filtrer ce genre d’information ?
— Bien entendu. Il faut entretenir l’espoir lorsque les conditions de vie deviennent mauvaises, lorsque nous devons baisser le chauffage, réduire le nombre de calories, prendre des mesures sévères. Il faut que les gens y croient, mais sans vraiment le souhaiter. Autrefois on parlait du paradis. Les pauvres, les démunis mettaient toute leur foi dans ce bonheur futur, et les religions connaissaient un succès énorme. Les Néo-Catholiques, les Néo-Réformés, tout ce que vous voulez, n’apportent pas la même espérance. Les Rénovateurs du Soleil si.
— Vous pourriez augmenter le chauffage, les calories, les possibilités d’oubli par les distractions nobles… Mais vous ne le faites pas. Tout le profit ne vise qu’à vous donner le meilleur confort. Il y a deux à trois millions de nantis dans cette Concession.
— Ce n’est déjà pas si mal, non ?
— Eux seuls peuvent vivre dans les stations sous dôme, ne pas travailler, se gaver et pour perdre leur graisse fréquenter des clubs aux installations sophistiquées qui donnent à volonté l’illusion des plages anciennes ou des villes d’eau. J’ai calculé qu’avec cet argent vous augmenteriez la ration habituelle de trois cents calories et le chauffage d’un degré pour les malheureux qui dépendent des sociétés de travail intérimaires. C’est-à-dire au moins dix millions de personnes.
— Ne faites pas du social, Lien Rag, cela ne vous convient pas. Lorsque vous aurez réalisé le quart de notre super-projet, le Projet Diana, vous verrez le niveau de vie faire un bond prodigieux.
— Vous savez à quel prix ? La mort des deux tiers, des trois quarts peut-être de l’humanité. Il ne restera pas deux cents millions d’êtres humains sur notre planète congelée.
Elle sirotait son « martini » avec des petites moues de plaisir. Dans le temps elle avait dû avoir une très belle bouche, mais celle-ci était couturée de rides minuscules.
— Ne me regardez pas ainsi, fit-elle presque suppliante. Je ne le supporte plus.
— Vous avez trop profité de votre richesse, de votre pouvoir, dit-il avec cruauté. On dit que chaque jeune homme que vous vous payez vous coûte une fortune. Vous allez les choisir dans les centres de sélection militaire et vous leur proposez crûment de devenir riches. Est-ce tout ce que vous faites de votre vie ?
— Je ne peux pas m’offrir un Lien Rag malgré mon désir, dit-elle avec ironie. Alors je me résigne à ces stupides garçons dont seul le bas-ventre m’intéresse.
— Vous auriez dû essayer avec un Homme Roux.
Elle le regarda avec surprise.
— Est-ce vous qui me le proposez comme s’il s’agissait d’animaux ?
Lien Rag regretta sa légèreté. Et puis il se demanda avec inquiétude si son lent pourrissement social n’allait pas jusqu’à lui faire mépriser désormais les Hommes du Froid.
— Est-ce vous qui avez aimé une femelle Rousse et en avez eu un fils ? Je vous préférais ainsi, en père traqué prêt à tout pour défendre sa progéniture.
La surprise laissa Lien sans voix, sans jambes. Il était comme un bloc de glace dans une cuvette sous un rayon laser.
— Je suis au courant depuis quelque temps, Lien Rag. Il est vrai que c’était facile.
Elle vida son verre, s’en servit un autre.
— Un sexe d’Homme Roux a paraît-il des particularités extraordinaires. Est-il vrai également qu’une vulve de femelle Rousse procure les jouissances les plus sublimes ?
Lien Rag se leva lentement et s’approcha d’elle. Les yeux cruels, enfouis comme des diamants dans les orbites gorgées de graisse le défiaient. Il lui jeta le reste de son verre au visage.
— Je ne vous aurais pas cru capable d’un geste pareil… Et j’en suis satisfaite. Je ne vous aurai pas provoqué en vain.
Il aurait voulu faire arrêter le loco-car, descendre n’importe où et se diriger vers la glace la plus pure pour y attendre il ne savait quoi.
— Allons, Lien, ne boudez pas en plus. Je n’ai pas été fâchée de votre aspersion. C’est vraiment un réflexe viril, vous savez, presque sexuel.
— Taisez-vous, fit-il, écœuré.
— Nous avons du travail à faire ensemble et nous devrions éviter des discussions aussi intimes. Vous m’avez accablée de votre mépris dans un seul regard, souvenez-vous, et j’ai réagi comme une femme humiliée.
— Où se trouve mon fils ? Allez-vous également négocier cet enfant comme vous l’avez fait pour Yeuse ? Il a fallu que je m’engage à fond pour le premier projet pour qu’on la retrouve.
— J’ignore où est l’enfant. Mais je le fais rechercher.
— Faut-il que je vous fasse l’amour pour avoir de ses nouvelles ? Que je vous lèche les pieds, autre chose ?
— Laissez ce sujet-là, dit-elle avec calme. Je ne demanderai rien en échange. C’est comment un enfant de Femme Rousse et d’un père humain ?
Il ne répondit pas. À travers la vitre épaisse, il pouvait voir une énorme scierie qui roulait à vingt kilomètres à l’heure. On déchargeait des troncs d’arbres géants enduits d’un produit spécial les protégeant du gel. Des troncs qui provenaient de l’ancienne forêt amazonienne et que l’on transformait en particules. Aucune planche ne pouvait résister au froid. Des géants millénaires que les machines broyaient, réduisaient en poussière. Les souffleries expulsaient le surplus, la poussière trop fine pour être utilisée et la glace alentour se parait d’une sorte de neige temporaire de couleur ocre. Des transporteurs s’amarraient au gros complexe en mouvement, des trains de travailleurs temporaires également.
— Le cabaret Miki a été dispersé. Mais je suis certain que mon fils est vivant, bien vivant.
— Nous le retrouverons, dit-elle. Rien n’est impossible. Vous l’avez vu avec Yeuse.
— Si jamais j’apprends plus tard que vous m’avez caché quelque chose, je ne vous le pardonnerai jamais ! Vous entendez ? Jamais !
— La Sibérie est immense, avec des régions encore sauvages, encore indépendantes du pouvoir central de la Compagnie.
— Ce qui prouve qu’au moins leur système laisse quelques possibilités. Le vôtre transforme tout le monde en esclave a priori et ce n’est qu’ensuite qu’on peut s’affranchir plus ou moins.
Le téléphone sonna et Mrs. Diana décrocha. Elle écouta avec attention.
— Très bien. Non, pas de consignes particulières.
Elle raccrocha, regarda Lien.
— Yeuse a quitté Big Tube, il n’y a pas deux heures. Elle a pris une rame pour l’est. Avec ses quelques bagages. Elle vous a laissé une lettre.
— Où va-t-elle ?
— Elle vous quitte. On pense qu’elle essaiera de rentrer en Transeuropéenne. A-t-elle de l’argent ?
— Je ne sais pas… Nous ne vivions pas assez proches l’un de l’autre pour que…
— Dix millions de dollars, Lien. Cette femme vous a coûté dix millions de dollars, ne l’oubliez pas. Vous vous êtes engagé à les rembourser.
— Et alors ? Je ne vais pas la réduire en esclavage pour qu’elle serve de caution ? Je ne l’ai pas sortie d’un bagne sibérien pour la contraindre à un servage conjugal…
— On m’a dit que vous continuiez à coucher avec votre secrétaire Ronie ?
Il se doutait que Yeuse finirait par s’en aller, mais peut-être ne songeait-elle pas à la Transeuropéenne. Elle aussi pensait toujours à Jdrien. Elle l’aimait tout autant que lui. Peut-être même de façon plus désintéressée…