CHAPITRE XXIV

C’était le plus sale endroit de la lamaserie, juste en dessous des tinettes. On avait beau les interdire au moment des réparations, il y avait toujours un moine ou un moinillon pour passer outre. Liensun travaillait en permanence un œil vers le haut pour échapper à l’outrage. Depuis deux jours ils essayaient à deux de changer la plus grosse poutre centrale qui devait mesurer dans les quinze mètres et qui s’enfonçait dans le roc sur au moins deux mètres. D’elle dépendait tout le reste de l’assemblage.

Il leur avait fallu arrimer la lamaserie avec des cordes en soie de yak tissée avant d’entreprendre ce travail. La nouvelle poutre attendait qu’ils aient dégagé l’ancienne.

Depuis le début de son noviciat, Liensun avait été affecté à ce genre de travail, car il avait une grande habileté et une certaine maîtrise de ses mouvements. Il travaillait sans ligne de vie attachée à la ceinture et pouvait terminer son existence en tombant dans le vide. On disait que la mort frappait bien avant l’écrasement final mais personne ne l’avait prouvé.

Avec un dirigeable on aurait pu effectuer un travail plus rapide, à condition de l’amener contre la falaise sans risquer de déchirer l’enveloppe. C’était ce qu’il aurait aimé proposer au Grand Lama, mais il ne l’avait jamais vu depuis son arrivée. Pas une seule fois.

Avec son compagnon, un certain Chigat, ils allaient débiter la vieille poutre avec un énorme passe-partout, l’un en haut, l’autre en bas. Ils devraient récupérer chaque morceau pour en faire du bois de chauffage et si un seul tombait dans le vide ils seraient privés de nourriture le soir. Liensun lisait la peur dans le cerveau de Chigat, une peur sournoise, mais constante, qui risquait de compliquer leur besogne. Il l’encouragea mentalement, essaya de bloquer la source cérébrale de cette panique, provoqua un flux de morphine hormonale mais le garçon restait terrorisé.

Ils commencèrent le sciage et le premier morceau put être remonté dans la lamaserie. Il serait débité en tout petits morceaux et servirait de combustible avec les lichens séchés, les bouses de vaches offertes par les éleveurs. On ne se chauffait pas dans le temple et Liensun avait toujours très froid, encore que la construction en bois soit assez bien isolée dans l’ensemble.

Pour l’instant il devait faire ses preuves. Il ne recevait aucune catéchèse et son stage pouvait durer des mois avant qu’il ne soit instruit. Il prenait la chose assez bien, espérait que sa décision lui redonnerait l’influence qu’il avait perdue à cause de Jdrien.

— J’ai l’impression, balbutia Chigat, que cette poutre où je suis est pourrie.

— Enfonce ton couteau.

Le garçon hocha la tête et enfonça sa lame jusqu’au manche. Il en resta muet d’horreur.

— Attention, dit Liensun. Tu vas reculer. C’est plus solide côté falaise. Il y a la ligne de vie, n’oublie pas, qui te retiendra.

— Je ne le supporterai pas, dit Chigat. Merde, je ne suis pas ici pour risquer ma peau. Je voulais devenir lama, recevoir des dons de beurre, de thé et de riz une fois installé dans un ermitage.

C’était un mode d’existence qui assurait le minimum et un millier de religieux vivaient ainsi au-dessus de certaines stations isolées. On disait même que lorsqu’une femme seule apportait la graisse de bœuf pour les bougies sacrées, parfois elle prenait plaisir à rendre l’ermite heureux pensant que ça lui porterait bonheur.

— Ces lignes de vie ne sont pas neuves, disait Chigat. Elles peuvent claquer… Je crois que je vais retourner dans la mine de terre que nous exploitons en famille. C’était dur mais la terre se vendait bien à l’exportation.

Ils sciaient à nouveau et débitèrent trois autres morceaux. Liensun sentait la poutre vibrer entre ses jambes et ce frémissement l’excitait un peu, ainsi que la vue vertigineuse de la vallée. Il regrettait d’avoir quitté ses amis Rénos, juste au moment où certaines commençaient à le remarquer, mais Jdrien avait détourné l’attention de tout le monde sur lui. C’était insupportable.

— Ça craque, hurla Chigat qui soudain se retrouva pendu au bout de la ligne, tandis que la poutre pourrie rebondissait sur les aplombs, éparpillant son bois vermoulu en poussière de sciure.

— Ne bouge pas. Je vais te chercher.

Avec une agilité d’acrobate il sauta de poutre en poutre, l’attira contre lui.

— Tu ne risques plus rien. Mets-toi à califourchon.

Chigat une fois sauvé essaya de retrouver son souffle avant de déclarer :

— Je vais leur dire que je pars. Je sais que ça va faire un scandale autant ici que chez moi mais je ne veux pas crever. Tu ferais mieux de partir, toi aussi.

Le garçon remonta jusqu’à la lamaserie et Liensun attendit en vain qu’on lui envoie un autre novice. Pendant ce temps le collecteur des égouts de la lamaserie n’en finissait pas de vomir un flot malodorant. Celui-ci gelait très vite le long de la falaise et n’atteignait jamais le fond de la vallée, mais tapissait la paroi d’excréments.

Le temple était alimenté en haut par une source découverte au fond d’une caverne et reliée à la lamaserie par des tuyaux en terre cuite. Il avait été amené à faire des réparations sur certains qui s’étaient brisés ou avaient éclaté sous l’action du gel. Il avait proposé les tubes en plastique fabriqué par l’usine à herbes mais on avait rejeté sa suggestion avec indignation.

Las d’attendre, il remonta sur l’immense plate-forme, se dirigea vers les communs où un lama de grade inférieur réglait les questions domestiques. Il croisa Chigat qui en sortait visiblement furieux.

— Ils ne veulent pas manœuvrer l’ascenseur pour moi seul. Il faudrait que j’attende demain matin et je ne veux pas passer une minute de plus ici. Je vais emprunter la corniche.

— Je t’en prie, ne fais pas ça. Il y a des parties verglacées très dangereuses. Il te faudra des heures avant d’atteindre l’escalier creusé dans la roche.

— Peu importe, je les ai assez vus.

Dans les communs, le lama responsable assistait au vêlage de plusieurs femelles yaks et ne pouvait s’occuper de lui trouver un aide. Liensun s’attarda dans l’étable pour profiter de la chaleur. Des moinillons compressaient des bouses et du lichen pour en extraire l’humidité et mettaient ensuite à sécher les galettes minces sur des claies. Tout à côté des mottes de beurre et des fromages.

Lorsque le premier veau eut été bouchonné il y eut un grand remue-ménage. Le Grand Lama venait voir l’animal car à certains signes on pensait qu’il était sacré. Tous les animaux l’étaient, mais certains beaucoup plus que d’autres et, d’après la religion actuelle, des signes indiquaient qu’ils abritaient l’âme d’un Grand Lama. Selon les taches on pouvait même dire de quel saint religieux il s’agissait. Tous les Grands Lamas étaient répertoriés depuis des siècles.

Liensun se dissimula derrière les bouses en train de sécher et malgré l’odeur se trouva au premier rang, pour voir arriver le vieillard décharné porté sur un brancard posé sur les épaules de quatre moines. Il était à moitié nu malgré le froid et le garçon pouvait voir tous les détails de son squelette jusqu’à la taille.

On posa le brancard sur le lichen qui servait de paille, on tira le veau qui meuglait de frayeur et l’examen commença.

Liensun profita de l’attention profonde du Grand Lama pour pénétrer son esprit. Il fut surpris par la concentration du personnage qui, véritablement, cherchait à identifier quel grand religieux avait trouvé refuge dans le corps de l’animal. Jusque-là Liensun avait pensé que ces moines-là jouaient la comédie pour récolter des dons et la vénération de la population.

Soudain le Grand Lama sentit cette inquisition et isola sa pensée. Son regard d’aigle alla directement à l’endroit où se trouvait Liensun. Il murmura quelques mots et le lama responsable des soucis domestiques alla dénicher Liensun et le tira par le bras devant le vieillard, l’obligeant à s’agenouiller.

— C’est donc toi… On me dit que tu travailles dur mais je ne crois pas que tu sois sincère. Je ne comprends pas exactement ce que tu es venu faire. Tu aurais dû rester avec les tiens. D’autres vont venir et ont accepté de s’installer sur des plates-formes à lichens inoccupées ou abandonnées depuis longtemps. Ils auront certainement besoin de toi pour s’habituer à ce nouveau mode de vie. Nous ne verrons aucun inconvénient à ce que tu les rejoignes dès qu’ils arriveront.

— Grand Lama, je préférerais rester ici et m’instruire dans votre religion.

— Tu ne pourras jamais devenir lama car tu possèdes des dons qui peuvent s’avérer néfastes. Tu influencerais les autres religieux pour devenir Grand Lama à ton tour. Si tu restes ici, tu travailleras toute ta vie à la maintenance de la lamaserie, tu ne seras qu’un charpentier qui passera ses jours au-dessus du vide à changer les étais, les entraits et les poutres.

D’un geste il le chassa et Liensun, tremblant de rage contenue, quitta l’étable et se rendit dans le dortoir commun. Il se jeta sur sa paillasse de lichen et remonta la couverture au-dessus de sa tête.

Il avait échoué une fois de plus. Et il avait appris que les siens, Ma Ker et les derniers Rénos, allaient vivre sur ces échafaudages branlants entre ciel et terre, dans les conditions les pires qui soient. Ce serait aussi dur que lorsqu’ils luttaient contre le protoplasma de Jelly.

Peu à peu il se calma. Il prenait conscience du nouveau rôle qu’il pourrait jouer dans la communauté. Une occasion unique de retrouver tout son prestige.

Le lendemain matin il fit dire au Grand Lama qu’il se rangeait à ses conseils et se rendrait auprès des siens dès qu’ils prendraient possession des échafaudages.

 

Dans le ventre d'une légende
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