Juliette Benzoni
La comtesse des tenebres
Première partie
RETOUR AU PAYS
AUTOMNE 1794
CHAPITRE I
LA MAISON VIDE
L'auberge du Vieux-Pélican, située dans la rue du Naye à Saint-Servan, était restée, en dépit des secousses de la Révolution, la plus fréquentée de la toute nouvelle cité [i] que le " proconsul " Le Carpentier avait rebaptisée Port-Solidor après avoir jeté son vieux saint à la mer au propre comme au figuré. Elle érigeait toujours sa solide façade à deux étages de beau granit gris, bâtie en 1724, sur un rez-de-chaussée bouillonnant d'activité et, avec sa vaste cour à laquelle voitures et chevaux accédaient par un passage pavé, ses remises, ses écuries, son puits, son potager, sa cuisine, ses profondes caves voûtées, son cellier, sa porcherie, sa buanderie et ses latrines, elle constituait une sorte de petit Etat dans l'Etat qui ne lui avait pas valu que des jours heureux. Lieu de passage préféré des émigrés en route vers l'île de Jersey et l'Angleterre dans les années 1792, elle avait manqué sombrer dans la grande conspiration du marquis de la Rouerie qui devait attaquer Paris à revers tandis que les Prussiens du duc de Brunswick arriveraient par l'est. Trahi par son " ami " Chevetel, La Rouerie était mort en apprenant l'exécution du Roi et le malheur s'était abattu sur ses fidèles sous les traits d'un certain Lalligand-Morillon, envoyé par Danton à qui Chevetel avait dénoncé La Rouerie. Lalligand s'était installé au Vieux-Pélican dont le propriétaire, le généreux mais imprudent M. Henry, le prenant pour un candidat à l'émigration, s'était mis à son service. Une obligeance qui lui avait valu arrestation, expédition à Paris, retour à Rennes, nouvelle incarcération et finalement relaxe définitive.
Les mauvaises langues insinuaient que cette extraordinaire clémence était due au goût incomparable de ses homards cuits dans la braise dont l'abominable Le Carpentier était friand... Sa femme qui avait tenu l'auberge en son absence ne possédait pas le tour de main.
C'est dans la cour du Vieux-Pélican qu'un soir de septembre 1794 -vendémiaire an III - gris et pluvieux à souhait, une berline de louage attelée de quatre chevaux, éprouvée par le mauvais temps et les mauvais chemins, déposa trois voyageuses et un voyageur : Laura Adams, son amie la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine, sa femme de chambre Bina et Joël Jaouen son homme de confiance.
A l'exception des émissaires du gouvernement empanachés de tricolore et généralement escortés de gendarmes, les voyageurs en voiture particulière étaient rares par ces temps troublés où, depuis la chute de Robespierre, brigands, maraudeurs et soldats perdus poussaient derrière les haies et dans les taillis forestiers comme violettes au printemps. Aussi l'arrivée de ces trois femmes accompagnées seulement d'un solide gaillard bardé de pistolets mais manchot - il est vrai que le crochet d'acier terminant son bras gauche n'avait rien de rassurant ! - créa-t-elle l'événement dans le petit personnel du Vieux-Pélican. Et cela d'autant plus que deux d'entre elles ne pouvaient être que des " dames " appartenant sans aucun doute à l'aristocratie. C'était écrit en toutes lettres dans leur allure, leur façon de porter leurs vêtements, simples mais élégants, et le timbre de leurs voix quand elles répondirent au salut de l'aubergiste. Aussi celui-ci bannit-il de son langage le vocabulaire de la République pour se mettre au service de " ces dames ", sans se soucier des buveurs et fumeurs de pipe qui encombraient sa grande salle.
Mais l'homme au crochet de fer, lui, s'en souciait :
- Nous venons de loin, dit-il, et ces dames sont lasses. Elles souhaitent souper et prendre du repos à l'écart de ces gens... Est-ce possible ?
- Chez moi tout est possible, assura le citoyen Henry avec un sourire entendu sur sa bonne figure ronde. Depuis longtemps on sait traiter les personnes de qualité, ajouta-t-il en baissant la voix.
Nous avons à l'étage un beau salon si l'on ne désire pas être servi en chambre.
- Pour ce soir, nous resterons chez nous, dit la plus âgée des deux femmes, mais avant le souper, faites-nous monter de l'eau chaude pour nous débarrasser des poussières de la route...
- Bien entendu, bien entendu. Si ces dames veulent me suivre, mon épouse s'occupera d'elles. Mada... je veux dire la citoyenne Henry connaît elle aussi ses devoirs.
Il prit un chandelier et précéda le petit cortège dans un escalier de chêne bien ciré et orné d'une belle rampe sculptée. Un instant plus tard, il ouvrait devant les voyageuses une grande chambre lambrissée où un valet était déjà en train d'allumer le feu tandis que deux servantes préparaient les lits à l'ancienne mode garnis de rideaux de cotonnade du même rouge fraise que les gros édredons arrondis sur les couvertures.
- Si ces dames préfèrent deux chambres séparées, je peux leur donner satisfaction, fit Henry, mais nous avons beaucoup de passage en ce moment et c'est la plus belle de la maison. Il y a en outre un cabinet où l'on peut dresser un lit pour la... l'officieuse.
- Ce sera très bien, décida la comtesse. Ma... cousine et moi avons longtemps partagé la même chambre, et qui ne la valait pas, tant s'en faut !
L'aubergiste se tourna vers son autre cliente, espérant une approbation, mais elle se contenta de lui adresser un vague sourire sans rien ajouter, et il en éprouva une sorte de déception. Depuis qu'elle était entrée chez lui, cette jeune femme l'intriguait. Il avait l'impression que ce visage fin dont les grands yeux noirs contrastaient si joliment avec les cheveux d'un blond cendré clair ne lui était pas inconnu. Il est vrai qu'au temps où il était prisonnier à Paris et à Rennes, il en avait tant vu, de ces jeunes et nobles figures dont la plupart devaient disparaître dans la mort ! Evidemment elle était vivante, mais cela ne signifiait pas qu'elle n'ait eu une parente lui ressemblant...
Comme chaque fois qu'il se trouvait embarrassé, il alla en référer à son épouse. Femme de grand jugement, de grand courage aussi - elle l'avait prouvé durant la longue absence de son époux -, Mme Henry était douée d'une mémoire des visages assez exceptionnelle. Il la rejoignit au moment où elle s'apprêtait à précéder dans l'escalier, avec de petits bols de bouillon chaud, la servante chargée de l'eau demandée :
- Son passeport l'annonce américaine, murmura-t-il, mais je suis sûr de l'avoir déjà vue quelque part... ou alors quelqu'un qui lui ressemble !
- Si, moi, je l'ai déjà vue, je m'en souviendrai ! assura-t-elle. Mais quand elle redescendit, elle était presque aussi perplexe que son mari.
- C'est étrange, dit-elle. J'ai en effet l'impression de la connaître mais je n'arrive pas à me rappeler où et quand je l'ai rencontrée !
Pendant ce temps, après avoir quitté ses vêtements de voyage s'être rafraîchi le visage et les mains, celle qui les intriguait tant s'était installée près du feu avec son amie pour boire le bouillon de bienvenue si aimablement offert.
- Nous y voici ! soupira Lalie en reposant son bol sur le petit plateau placé entre elles deux. Que faisons-nous à présent ?
Depuis son expérience dans le petit peuple de Paris, l'aristocratique vieille dame - elle dépassait la cinquantaine mais en paraissait un peu plus -s'était attachée à ce diminutif de son prénom que Jean de Batz lui avait donné lorsqu'elle s'était changée en " citoyenne Briquet ". Elle lui trouvait quelque chose d'allègre et de réconfortant parce qu'il lui rappelait leur entente, leur camaraderie durant les jours terribles où elle le renseignait sur ce qui se passait à la Convention et au club des Jacobins, et où il lui avait permis d'assouvir la vengeance jurée sur le corps martyrisé de sa fille [ii]. Elle avait vu tomber sous le couperet la tête de Chabot, le capucin défroqué, celui qu'elle haïssait au point de ne plus oser s'approcher du corps du Christ parce qu'elle ne pouvait ni ne voulait pardonner. A ce moment, s'estimant satisfaite, elle n'espérait plus que de mourir à son tour et elle s'était laissé arrêter avec un sombre enthousiasme, mais la mort n'avait pas voulu d'elle et pas davantage de la charmante Laura Adams dont elle avait partagé la prison. C'étaient ces jours passés sous les voûtes pesantes de la Conciergerie qui les avaient rapprochées. Ainsi, Lalie avait tout appris de la vie passée de cette fille de vingt ans qui lui plaisait tant et en premier lieu son identité réelle : Anne-Laure de Laudren, marquise de Pontallec, ainsi que ses relations avec Jean de Batz. Et ce que Laura ne dit pas, Lalie n'eut aucune peine à le deviner : sa jeune amie aimait le baron autant qu'il était possible d'aimer.
Depuis, les deux femmes ne s'étaient pas quittées, trouvant dans leur vie commune un charme grandissant à mesure qu'elles se connaissaient mieux. À présent, Mme de Sainte-Alferine remerciait le ciel de lui avoir donné une nouvelle fille, cependant que Laura s'habituait à voir en elle une seconde mère qui, par ses qualités d'énergie et de courage, ressemblait un peu à la première, sans en avoir le caractère autoritaire et les emportements violents dus à la part espagnole de son sang. Lalie, elle, cultivait l'impassibilité que lui facilitait un visage dont elle pouvait effacer toute expression, mais le solide sens de l'humour qu'elle avait conservé en faisait une compagne des plus agréables...
Pendant quelques jours, toutes deux avaient goûté, dans la maison de la rue du Mont-Blanc où habitait Laura, à la détente physique de se retrouver, sous le soleil d'été, dans un cadre aimable, de pouvoir se laver, porter des vêtements propres, du linge sentant bon la lessive, d'une nourriture convenable, toutes ces petites choses auxquelles on n'attache guère d'importance dans la vie courante mais qui prennent un prix extraordinaire après un séjour en enfer... C'était aussi le cas, bien entendu, de tous ceux que les prisons venaient de relâcher et en vérité, on aurait dit que Paris tout entier respirait pendant que s'ouvraient, timidement d'abord puis de plus en plus nombreuses, les cachettes où nombre de braves gens dissimulaient un parent, un ami, un prêtre, tous ceux que menaçait l'effroyable Loi des suspects désormais annihilée.
Par Ange Pitou, revenu définitivement au journalisme d'opposition, elles apprirent qu'après la mort de Robespierre, une violente réaction s'était produite contre les bourreaux. C'étaient eux qu'à présent on envoyait par dizaines à l'échafaud, tandis que la Convention tremblait sur ses bases, que le Comité de salut public n'existait plus... que Jean de Batz enfin, toujours présent, quittait Paris pour se rendre en Suisse.
Lorsque Pitou laissa tomber ce nom, il observa Laura. Il la vit tressaillir, pâlir comme un blessé dont on effleure la plaie. Il sut à cet instant qu'elle aimait Batz - ce dont il se doutait ! - et que son amour à lui n'avait aucune chance, mais il n'en éprouva pas d'amertume. Il savait qu'entre ces deux-là existait, plus puissante encore que de son vivant, l'ombre charmante et désolée de Marie Grandmaison morte sur l'échafaud : l'amie de l'une, la maîtresse tendrement aimée de l'autre.
Mme de Sainte-Alferine elle aussi tressaillit, en fronçant les sourcils :
- Que cherche-t-il là-bas ? Les traces du petit roi qu'on lui a volé [iii] ?
- Il ne m'a rien dit de ce qu'il avait pu apprendre, répondit Pitou. En revanche, je sais que le jour où tombait la tête de Robespierre, Barras s'est fait ouvrir la prison du Temple et ce qu'il y a vu l'a effrayé : un petit garçon littéralement emmuré depuis six mois, sans soins, sans lumière - ou si peu ! -, presque sans feu. On lui passait sa nourriture par un guichet et personne ne se souciait de changer son linge ou de ramasser ses déjections. Quel que soit l'enfant que l'on a soumis à ce supplice, ceux qui l'ont ordonné mériteraient d'être marqués au front du fer rouge de l'infamie. Barras, évidemment, a ordonné que l'on s'occupe de lui. Quant au savetier Simon, son... " précepteur ", il a été guillotiné le même jour que Robespierre,
- Et la petite Madame ? s'inquiéta Lalie. Barras l'a-t-il vue ?
- Je crois, oui... il semblerait qu'elle soit en bonne santé
En dépit du tendre intérêt qu'elle portait à la petite Marie-Thérèse depuis la terrible journée du 10 août 1792, Laura ne s'était pas mêlée à la conversation. Elle pensait à Batz, essayant de deviner dans quel chemin il s'engageait encore. Etait-ce, comme venait de le dire Lalie, celui des ravisseurs de Louis XVII ? Et, en ce cas, il savait peut-être à qui ils avaient obéi en osant un rapt aussi audacieux sur les terres du duc de Devonshire : envoyés de la Convention désireux de récupérer un otage si précieux ou envoyés de Monsieur, comte de Provence et se disant régent de France, qui, certainement, ne le laisseraient pas vivre longtemps afin d'assurer à leur prince la succession de son frère, le roi Louis XVI ? Laura craignait que Jean n'eût opté pour cette seconde éventualité car la route de la Suisse ne lui disait rien qui vaille. Elle pouvait trop facilement conduire aussi à Venise où le comte d'Antraigues, l'ennemi juré de Jean, devait continuer de tramer ses conjurations au bénéfice du " régent ". Mais puisqu'elle n'y pouvait rien, puisqu'il était parti, Laura décida qu'il était temps pour elle de veiller à ses propres affaires et de se rendre à Saint-Malo pour y apprendre enfin ce ^u'il était advenu de Pontallec, et aussi de la maison d'armement des Laudren dont il s'était emparé par voie criminelle.
Elle pensait quitter Paris le 10 septembre mais un terrible événement incita Pitou à lui faire presser son départ : le 1er septembre (ou 14 fructidor), la grande poudrière du Champ-de-Mars explosa, ravageant tout sur son passage de Passy au faubourg Saint-Germain. Il y eut plus de deux mille morts et des centaines de blessés.
- Cela pourrait être un coup des derniers fidèles des jacobins, estima le journaliste, mais c'est sûrement un attentat criminel. Si ces gens-là se mettent à faire sauter Paris par morceaux, je préfère vous savoir au loin.
On partit donc, par la route du sud. Lalie souhaitait, et c'était bien naturel, aller prier sur la tombe de sa fille et aussi voir ce qu'il était advenu de son petit château. Elle n'aurait sans doute pas osé le demander à Laura mais ce fut celle-ci qui en fit la proposition :
- Le détour ne sera pas si grand, dit-elle, et nous gagnerons la Bretagne par la route de la Loire.
Cependant, on ne resta guère à " Alferine ". La comtesse ayant disparu passait pour émigrée. Elle était d'ailleurs inscrite sur la liste et ses biens avaient été vendus... Le manoir appartenait à présent à un ancien métayer qui s'y était installé. Des vaches paissaient dans le parc autour de la petite chapelle où Claire reposait. Encore eut-on beaucoup de mal à en obtenir la clef :
- Faudra voir à m'retirer tout ça ! grogna l'homme, un certain Maclou. J'veux pas dTjondieu-series chez moi et un d'ces jours j'vais raser c't édifice...
- Où reposent mon défunt mari et ma fille ? s'indigna la comtesse avec une émotion qu'elle ne put maîtriser. Comment pourriez-vous faire une chose pareille, Maclou ? Vous n'étiez pas un mauvais homme pourtant...
- Tsuis comme je suis et, à c't'heure, j'veux être maître chez moi ! Je n'ai pas besoin d'étrangers...
Mme de Sainte-Alferine allait protester, mais déjà, Joël Jaouen prenait le bonhomme à la gorge d'une seule main, le plaquait contre le mur de la chapelle, et lui mettant son crochet sous le nez :
- Touche seulement à ce lieu saint et à ceux qui y reposent et, sur le salut de mon âme, je jure de te pendre au premier arbre venu mais je ne t'y traînerai qu'après t'avoir égorgé avec ça !
- Mais je... je, bredouilla l'homme épouvanté, je... disais ça comme ça ! Une idée.- dans l'vent, quoi !
- Alors arrange-toi pour qu'il l'emporte loin d'ici ! Et sache deux choses : un, je reviendrai voir, et deux, débrouille-toi pour ne pas faire trop de dégâts dans ce manoir parce que le jour n'est peut-être pas si éloigné où on te le reprendra. La chance tourne à Paris, tu sais, et ça ne va pas tarder à changer partout !
- Te... te fâche pas ! J'obéirai. Tiens ! Via la clef...
Il la tendit et s'enfuit à toutes jambes vers la maison. Laura le regarda s'éloigner :
- Vous ne craignez pas qu'il aille chercher du renfort ?
- J'ai là tout ce qu'il faut pour le recevoir, dit Jaouen avec un grand calme en montrant les pistolets passés à sa ceinture. Ils sont chargés et j'ai aussi cette épée dont je sais me servir...
Mais Maclou ne revint pas. Longuement, Lalie put prier devant la dalle qui recouvrait son enfant, y déposa le bouquet de rosés que Jaouen était allé cueillir dans ce qui restait d'une petite roseraie, se pencha pour déposer un baiser sur la pierre de tuf-feau blanc puis, se relevant, glissa son bras sous celui de Laura qui achevait sa prière :
- Partons ! murmura-t-elle. Je regrette seulement qu'il n'y ait plus ici le moindre couvent pour m'y retirer et rester auprès d'elle...
- Moi, je m'en réjouis, dit la jeune femme avec beaucoup de douceur, parce que je n'ai pas envie de vous perdre et parce que je suis persuadée qu'une autre vie vous attend...
- Une autre vie ? Comme c'est beau d'être jeune et de croire en l'avenir !
Puis, se détournant, elle posa sa main sur l'épaule de Jaouen :
- Merci de ce que vous avez fait ! Je ne l'oublierai jamais.
Il s'inclina sans répondre, sortit de la chapelle, referma derrière les deux femmes et offrit la clef à la comtesse :
- Gardez-la ! dit-il. Je ne crois pas qu'on aura le mauvais goût de venir vous la réclamer. Ici au moins, vous êtes toujours chez vous...
Quelques instants plus tard, la chaise de poste prenait la route de Tours où l'on ferait étape.
Croyant que Laura n'avait pas entendu sa question, Lalie la répéta :
- Avez-vous une idée de ce que nous allons faire à présent ?
La tête appuyée au dossier en bois de son petit fauteuil, la jeune femme qui tenait ses yeux fermés ne les rouvrit pas.
- Souper... dormir... et puis voir comment les choses se présentent. C'est la raison pour laquelle j'ai préféré nous arrêter dans cette auberge et ne pas entrer dans Saint-Malo. Il faut savoir où se trouve Pontallec...
- Personne ne vous connaît ici ?
- Non, je ne crois pas, en dépit du fait que la Laudrenais, notre malouinière qui est notre maison d'été, s'élève au bord de la Rance, pas bien loin d'ici. Seuls ma mère et mon frère Sébastien étaient fort connus dans le bourg. Moi je ne sortais guère du domaine que pour la messe du dimanche. Et d'ailleurs, pendant les vacances j'étais beaucoup plus souvent chez mon parrain, à Komer... où je vous emmènerai. Le reste du temps et depuis mes dix ans, je le passais au couvent. Et puis, qui irait chercher une Laudren sous mon masque d'Américaine ">
- Et votre Jaouen ? On ne le connaît pas non plus ?
- H n'y a aucune raison. Il n'était pas au service des miens mais à celui des Pontallec. H est né là-bas, frère de lait de celui qui est devenu mon époux, avec qui il a été élevé et dont il était l'homme de confiance. Notez que je n'ai pas dit l'âme damnée : il a rompu toute relation avec lui quand il a osé me ramener vivante d'un voyage au cours duquel il devait me tuer en simulant un accident [iv].
- Et depuis il s'est voué à votre protection. C'est chose toute naturelle : il vous aime, cela se sent.
- En effet, il me l'a avoué un jour, il y a déjà longtemps. Mais il sait que je ne l'aime pas. Pas comme il le souhaiterait tout au moins.
- Sait-il aussi que vous aimez Jean de Batz ?
- Oui... Cela ne l'a pas empêché de lui sauver la vie le jour de l'exécution de la Reine... mais, je vous en prie, Lalie, évitez de me parler de Batz en ce moment ! La Terreur est finie, il est libre, il est loin... et moi j'ai besoin de tout mon courage pour essayer de relever les ruines que Pontallec a l'habitude de semer sur son passage. En admettant qu'il soit encore vivant. Ce que je ne saurais lui permettre encore longtemps-Pendant ce temps, Jaouen et Bina étaient descendus dans la salle commune pour y prendre leur repas et se mêler aux autres consommateurs. D'abord regardés avec méfiance puisqu'ils venaient de la capitale, leurs noms et qualité de Bretons incitèrent assez vite les langues, un instant retenues, à reprendre leur activité. Simplement on ne s'occupa plus d'eux. Le sujet dont on débattait de façon quasi générale était le départ de Le Carpentier, rappelé à Paris quelques jours plus tôt par une " note de la Convention ".
- J'aurais bien voulu la voir, la note, dit un pêcheur occupé à planter un morceau de poisson sur une tranche de pain. M'est avis qu'il y en a pas eu du tout et que Le Carpentier a saisi la première occasion de filer sans tambours ni trompettes. Est ce que quelqu'un a assisté à son départ ?
- Si certains l'ont vu personne n'en a soufflé mot, dit l'aubergiste. Il faudrait interroger les soldats qui étaient de garde à la porte de Dinan.
- S'il leur a ordonné de se taire ils ne diront rien. On a encore peur de lui, j'crois bien, parce qu'on ne sait pas au juste ce qu'il garde comme pouvoirs-Un personnage déjà âgé, bien mis, qui mangeait une cotriade à une petite table près de la cheminée et que tous semblaient considérer, prit la parole :
- Inutile d'interroger les factionnaires, ils ne vous diront rien. Le grand homme a filé comme un voleur, la nuit, à marée basse et par les grèves. Quelqu'un l'a vu, et comme le Comité de surveillance de Port-Malo a été destitué le lendemain, personne ne lui courra après...
- La note était peut-être vraie, maître Bouvet, dit un homme. Si c'est le cas, il est parti pour Paris...
- En se cachant ? Je vous parie, moi, qu'il a regagné son Cotentin natal où il doit espérer se perdre dans les landes et les chemins creux...
- Et son ami Pontallec, qu'est-il devenu ? C'était Jaouen qui, élevant la voix, venait de se faire entendre. Tous les yeux se tournèrent vers lui mais ce fut le silence.
- Eh bien ? insista-t-il. Etes-vous tous devenus muets ? Ou bien n'avez-vous jamais entendu ce nom ? Pontallec ?
Avec un bel ensemble, ces gens dont certains étaient sans doute des révolutionnaires se signèrent plus ou moins discrètement cependant que l'aubergiste Henry s'approchait :
- Citoyen, dit-il, si vous êtes de ses amis, vous feriez mieux de quitter cette maison. Tous ici nous l'avons connu mais pas pour notre bien. Alors...
Le geste complétait la parole et indiquait la porte. Jaouen haussa ses larges épaules :
- Je ne suis pas son ami, loin de là, et si je le cherche c'est parce que j'ai un compte à régler avec lui. Mais vous venez de dire : " Nous l'avons connu. " Est-ce qu'il n'est plus là ?
L'atmosphère se détendait. Les conversations reprenaient, bien qu'à mi-voix. Henry alla chercher une bouteille d'eau-de-vie, des verres, et vint s'asseoir à la table où Bina ouvrait de grands yeux effrayés sans plus oser manger.
- D'où le connaissiez-vous ? demanda-t-il encore, méfiant.
- Avant la Révolution, nous étions à son service, l'un et l'autre, fit Jaouen en désignant Bina de la tête. Moi je l'ai quitté pour aller me battre aux frontières après qu'il eut tenté à plusieurs reprises de faire assassiner sa jeune femme. Il a d'ailleurs fini par la dénoncer avant de prendre le large...
Le vieux monsieur que l'on appelait maître Bouvet quittait lui aussi son coin et s'approchait en bourrant sa pipe. On lui fit place, ou plutôt Bina, sentant qu'il valait mieux laisser les hommes entre eux, se leva pour lui donner la sienne avec une petite révérence dont il la remercia en lui pinçant la joue.
- La petite Laudren ! soupira-t-il en s'installant. Je ne l'ai guère connue. On a dit qu'elle avait été massacrée en septembre 1792. Ce qui a permis à son époux de la remplacer par sa mère. En revanche, j'étais proche de Marie-Pierre de Laudren et j'ai fait de mon mieux pour l'empêcher de commettre cette folie, mais il était séduisant le bougre ! Et il ne lui a pas porté chance à elle non plus...
- Il l'a tuée en s'arrangeant pour que cela ait l'air d'un accident, coupa Jaouen. Croyez-moi, j'en sais davantage sur ses crimes que vous tous réunis... mais ça ne me dit pas ce qu'il est devenu ?
- On n'en sait rien ! assena Me Bouvet. Il a disparu environ deux semaines avant son ami Le Carpentier...
- ... mais dans un bel incendie ! précisa Henry. Et on ne voit pas bien comment il aurait pu en réchapper.
- Quand un bateau brûle sur l'eau, il ne brûle jamais tout entier et on n'a pas retrouvé de corps.
- Les tempêtes de l'hiver le rapporteront bien un jour, renchérit le notaire.
- Si vous me racontiez ? demanda Jaouen qui écoutait le vieil homme avec attention.
- Je ne peux vous dire que ce que tout le monde sait. Une nuit, Pontallec s'est embarqué très discrètement sur le Marie-Rosé, un lougre appartenant à l'armement Laudren mais plus de première jeunesse. Solide encore tout de même et qui devait suffire à atteindre, au large, le navire anglais qui devait l'attendre. Il avait avec lui sa maîtresse, Loeiza. Une bien jolie fille, il faut dire, mais Pontallec l'avait prise aux Ursulines quand elles ont été jetées dehors. C'était la fille unique de Bran Magon de la Fougeraye, un hobereau des hauts de Rothéneuf. Celui-ci n'a pas aimé du tout que la petite devienne la catin de ce failli chien. Surtout quand il l'a sue enceinte. Il est allé la chercher et il l'a enfermée chez lui mais Loeiza, on ne sait pas trop comment, a su le départ de son amant, elle s'est enfuie et l'a rejoint. Alors ils sont partis ensemble mais ils ne sont pas allés bien loin : le Marie-Rosé venait de dépasser les Ouvres quand il a explosé. Un sacré feu d'artifice qui a illuminé le ciel et que tous ont pu voir ! Les mauvaises langues ont prétendu que La Fougeraye était sur le rempart et qu'il riait...
- Il devait bien y être pour quelque chose, fit Jaouen songeur. Auquel cas il n'y a pas de doute à garder : Pontallec est mort... Ils étaient nombreux à bord ?
- Quatre en comptant la petite. Pontallec s'était trouvé deux sbires, les frères Fragan, deux brutes aux muscles impressionnants mais pas beaucoup plus de cervelle qu'un petit pois, qui lui servaient de gardes du corps. Des marins convenables pourtant et qui viraient au cabestan avec autant de force que six hommes réunis. Aucun d'eux n'est reparu.
- Ça devrait pourtant, dit Henry qui connaissait la mer. On est au plein des grandes marées d'équi-noxe et le flot découvre loin. Et loin ils n'y sont pas allés, ceux du Marie-Rosé, Dieu ait leur âme malgré tout ! Au moins pour celles de la fille et des deux gars !
Personne ne s'était aperçu qu'Augustine Henry était entrée depuis un moment. Assise près du feu qu'elle tisonnait, elle écoutait en silence.
- Il faudra voir ! soupira Jaouen. C'est quel jour, la plus basse marée ?
- Demain, mais si c'est le bateau que vous pensez trouver, faut pas trop y compter. C'est profond là où il a coulé...
- On peut toujours espérer ! Bonsoir à la compagnie ! Il faut que j'aille prendre mes ordres pour demain.
Il quitta la salle. Augustine sortit derrière lui et l'arrêta au moment où il s'engageait dans l'escalier :
- Faites excuses, j'ai quelque chose à vous demander, quelque chose qui me tourmente...
- Hé bien ?
- C'est à propos de la jeune dame qui est là-haut. Depuis qu'elle est arrivée j'ai eu l'impression de ne pas la voir pour la première fois. Son visage me semble un peu familier et toute la soirée je me suis tourmentée pour essayer de le remettre...
- Il passe du monde dans votre auberge et si vous êtes physionomiste... grogna Jaouen mécontent en essayant de forcer le passage, mais elle tenait bon :
- Ne croyez pas que ce soit mauvaise curiosité, insista-t-elle gentiment, mais quand on retrouve les traits de quelqu'un qu'on aimait bien, ça fait toujours quelque chose...
- Il paraît que nous avons tous un sosie dans le monde. Exemple miss Adams : elle est américaine et...
- ... et elle ressemble au jeune M. Sébastien de Laudren, embarqué sur VAtalante en 1788, avec mon fils Yves qui était son ami d'enfance. IlAtalante... perdue corps et biens dans l'océan Indien la même année. Ils... ils avaient le même âge.
Il y avait des larmes dans les yeux de cette femme et Jaouen ne se sentit pas le courage de la rembarrer. Il ne se sentait pas davantage le droit de répondre à la question qu'elle n'osait pas formuler. Cela ne regardait que Laura et elle seule Simplement, il demanda :
- Vous connaissiez bien ce jeune homme et sa famille ?
- Lui surtout. Mme de Laudren passait une partie de l'été à la Laudrenais. Elle n'aimait pas quitter ses bureaux de Saint-Malo mais Sébastien, lui, venait chaque fois qu'il y avait des vacances avec l'abbé Joly son précepteur, un bien brave homme qui est mort de chagrin quand le naufrage a été annoncé. Les paperasses, ça n'intéressait pas le jeune Sébastien : il n'aimait que la mer alors, avec mon Yvon, ils allaient pêcher, se promener, visiter les moindres coins de la côte et, ici, on l'aimait bien. Il avait aussi une sour plus jeune de trois ans mais elle, on ne la voyait jamais au Vieux-Pélican. Une demoiselle n'a guère sa place dans une auberge et celle-ci, quand elle n'était pas au couvent, allait plutôt chez un sien parrain en forêt de Paimpont. Elle s'appelait...
- Anne-Laure, dit une voix qui parut comber du ciel et qui était celle de Laura : debout sur le palier, elle écoutait depuis quelques instants. Voulez-vous monter madame Henry ? Vous aussi Jaouen !
Ils la suivirent dans sa chambre où Lalie achevait son dessert. Laura alla jusqu'à la table pour se trouver en pleine lumière et se retourna :
- Vous avez de bons yeux, madame Henry, et bonne mémoire aussi. Je suis la sour de Sébastien, Anne-Laure de Laudren.
L'hôtelière recula comme devant un fantôme. - Sainte Vierge bénie ! L'épouse de Pontallec! Celle qu'on disait morte ? Je croyais... que vous étiez une... cousine ?
- Non c'est bien moi et je suis ici pour le rechercher et pour lui faire payer tout le mal qu'il a fait. A moi d'abord... à ma mère ensuite qu'il a convaincue de lui donner sa main et qu'ensuite il a tuée ! Alors dites-moi où il est !
- C'est de cela que nous parlions en bas, intervint Jaouen. Je vous dirai ce que j'ai appris. Madame Henry, j'espère que nous pouvons compter sur votre discrétion jusqu'à ce qu'au moins nous ayons pris langue avec M. Hervé Bedée, le fondé de pouvoir de feue Marie-Pierre de Laudren.
Mme Henry s'approcha de Laura, la regarda au fond des yeux avec, sur son visage où les rides du chagrin n'avaient pas chassé l'affabilité, une expression de bonheur puis l'embrassa mais, tout de suite après :
- Faites excuses madame la m... oh, je ne sais plus comment vous appeler ! Je n'ai pas pu m'en empêcher. C'est une si grande joie de vous revoir ! Henry et moi, nous saurons la garder pour nous. Vous êtes ici chez vous et je peux vous assurer que vous n'y avez que des amis...
- Ne vous excusez pas : votre mouvement venait du cour et je suis heureuse d'être arrivée dans votre maison. Mais je suis venue aussi pour essayer de sauver ce qui reste de celle des miens et je ne resterai peut-être pas longtemps ici. Ainsi, demain j'ai l'intention d'aller à nos anciens bureaux pour voir M. Hervé Bedée. Vous le connaissez : je crois qu'il venait volontiers au Vieux-Pélican ?
Ces quelques mots que Laura prononça avec un sourire eurent le don de faire couler les larmes de Mme Henry...
- Mon Dieu ! gémit-elle. Vous ne pouvez pas savoir, bien sûr ! Ce pauvre M. Bedée et sa femme ont fait partie de la dernière grande " fournée " que Le Carpentier a envoyée à Paris pour être exécutée...
- A Paris ? Exécutés ? s'écria Laura indignée. Mais pourquoi ? La guillotine de Saint-Malo ne suffisait pas à ce démon ?
- Oh ! elle n'a pas chômé mais, pour ceux qui représentaient quelque chose ici, il a préféré les envoyer au loin...
- Pour qu'en haut lieu on ait la preuve de son activité terroriste ? grogna Jaouen avec mépris.
- Pas seulement. Il craignait, je crois, une réaction des petites gens en voyant traîner à l'échafaud les anciens marins, les religieuses, les dames les plus vertueuses et surtout Mme de Bas-Sablons qui était l'ange de charité des deux villes. Pour elle, l'échafaud de la porte Saint-Thomas ne suffisait pas : il fallait qu'elle endure le calvaire pour être montrée aux démons de Paris !...
Elle aurait pu continuer longtemps : Laura ne l'écoutait pas. La nouvelle de la mort de ce vieil ami, le plus fidèle administrateur que l'armement Laudren ait jamais eu, la bouleversait. Dans son idée et peut-être parce qu'il n'appartenait pas à l'aristocratie, il était indestructible et ne risquait rien, mais c'était une idée absurde. Pourquoi donc à Saint-Malo épargnerait-on un brave homme tranquille quand à Paris on était allé jusqu'à guillotiner des mendiants ? Et puis il y avait Pontallec et Hervé Bedée devait le gêner pour s'emplir les poches du bien de ses victimes.
Comprenant enfin que sa pensionnaire avait besoin de calme, Mme Henry se retira. Jaouen alors annonça :
- Je sais ce que vous pensez mais Pontallec est mort. Il a sauté avec le bateau sur lequel il s'enfuyait avec sa dernière maîtresse... une novice de couvent. L'explosion purificatrice serait l'ouvre du père de la fille...
- Ah!
Laura alla s'asseoir auprès de Lalie dont elle prit la main. Elle sentait le besoin de s'accrocher à une présence chaude et rassurante. Cette nouvelle-là était trop soudaine et Laura n'y était pas préparée. Antithèse totale du bon M. Bedée, Pontallec, ce génie du mal, pouvait-il avoir disparu dans les flammes comme si l'enfer l'avait soudain réclamé sien ? C'était presque trop beau, pourtant le soulagement tant espéré ne se produisait pas. Elle entendit Lalie demander :
- A-t-on retrouvé le corps ?
- Non, rien. Pas même les débris du bateau, mais les gens d'ici espèrent dans les grandes marées. C'était un lougre et ils étaient quatre à bord.
- Il y a combien de temps ?
- Un petit mois si j'ai bien compris. Demain j'irai au port essayer d'en apprendre davantage...
- Demain, coupa Laura, nous irons à la Laudrenais. Je veux voir dans quel état est la maison.
Non loin du vieux manoir du Tertre-Richard, dont les jardins, dessinés par Le Nôtre, le jardinier de Versailles, faisaient toujours l'admiration des Servanais, la Laudrenais possédait tout autant de charme si ses allées descendant jusqu'à la Rance n'évoquaient pas Versailles, mais plutôt quelque gentilhommière anglaise. Un superbe cèdre en dominait le centre, offrant par les chaleurs de l'été une ombre fraîche où l'on aimait à se retrouver. Bâtie au début du siècle, c'était une malouinière simple mais très agréable à vivre : sept fenêtres de façade dont l'une, celle du milieu ornée d'un balcon à balustres, dominait la porte. Celle-ci ouvrait sur un large perron de sept marches dont les balustrades assorties à celles du balcon ressemblaient à deux bras ouverts pour accueillir le visiteur et le mener doucement à la longue terrasse sur laquelle donnaient les hautes croisées du rez-de-chaussée. Trois belles lucarnes et quatre cheminées ornaient son grand toit d'ardoises bleues vers lequel grimpait avec courage un gigantesque rosier blanc aux rieurs délicates et parfumées jadis rapporté des Indes par un ancêtre de Laura. Laura aimait cette maison presque autant que son petit château de Komer à cause de la vue sur la rivière que l'on découvrait de ses fenêtres. A Komer, les eaux de l'étang semblaient dormir sur leur mystère ; à la Laudrenais, elles vivaient de la vie même de la mer dont le flot remontait loin. Lorsqu'ils étaient enfants, Sébastien et elle passaient de longues heures près de la petite grève où la basse marée déposait la barque à regarder le mouvement des eaux, leurs verts changements. C'étaient pour la petite Anne-Laure des instants précieux, ceux où elle avait son frère pour elle seule, des moments qui allégeaient la mélancolie d'une enfance solitaire. La plupart du temps, Sébastien allait au collège l'hiver et, durant les vacances, il se tournait de plus en plus vers la mer où il voyait son destin. Au contraire de sa sour, il n'aimait pas Komer qu'il trouvait trop enfermé dans la forêt et ses légendes, un peu étouffant pour un garçon amoureux des immensités. Ils ne se retrouvaient guère qu'à la Laudrenais. Un jour enfin, le jeune homme s'était embarqué pour les îles de l'océan Indien et n'en était jamais revenu. Un navire de la Compagnie des Indes avait apporté la nouvelle du naufrage. La mère s'était ensevelie sous le deuil et le travail, la sour était partie pour Komer demander à l'enchanteur Merlin, à la fée Viviane l'apaisement d'un de ces gros chagrins d'enfant qui ressemblent à des orages et laissent des traces quand ils s'en vont. Elle s'était retrouvée fiancée à Josse de Pontallec...
En approchant ce jour-là de la Laudrenais, c'était à Sébastien qu'elle pensait. Le jardin était encore beau, quoi que négligé, et la maison semblait intacte sous son rosier où demeuraient quelques rosés d'automne...
- C'est bien joli ! apprécia Lalie. Et puisqu'à présent vous en êtes seule propriétaire vous devriez vous y installer.
- Il faudrait pour cela que je me fasse reconnaître comme telle par les autorités et je n'ai plus guère de preuves de ma véritable identité, sinon à Komer où j'ai laissé beaucoup de choses.
- D'après ce que vous m'avez dit ce n'est pas si loin...
- Il faut d'abord se faire ouvrir cette grille, sourit-elle tandis que Jaouen allait agiter la cloche pendue à l'un des piliers à proximité des communs où logeait une famille de gardiens.
Mais il eut beau sonner et re-sonner, personne ne se montra.
- On dirait qu'il n'y a plus âme qui vive ? ronchonna-t-il en empoignant la grille pour la secouer. A sa surprise, elle s'entrouvrit sous sa main avec une protestation de gonds assoiffés d'huile, il eut d'ailleurs quelque peine à l'écarter en grand pour livrer passage à la voiture et l'amener devant le perron. Quand celle-ci s'arrêta, le silence ne fut plus troublé que par le cri des mouettes sur la rivière.
- Où ont bien pu passer le père Vincent, sa Maryvonne et leurs fils ? dit Laura. Nous aurions bien besoin d'eux pour entrer : ils ont l'un des deux jeux de clefs, l'autre restant à Saint-Malo...
- Si la grille était ouverte la maison l'est peut-être aussi ? observa la comtesse. Voyez donc, Jaouen !
Elle l'était en effet. Jaouen entra mais ressortit presque aussitôt :
- Venez voir ! dit-il en offrant la main à la vieille dame pour l'aider à descendre cependant que Laura sautait à terre et se précipitait dans le vestibule. La surprise la figea : la vaste salle dallée d'où s'envolait un bel escalier de pierre était entièrement vidée de ses meubles et de ses tapisseries...
- C'est incroyable ! murmura-t-elle. En avançant vers les pièces de réception qui occupaient le rez-de-chaussée, elle contempla le même spectacle : la maison avait été déshabillée de tout ce qu'elle pouvait contenir. Il n'y avait plus un meuble, plus un tableau, plus une tapisserie, plus un tapis, plus aucun de ces beaux objets collectionnés au cours des siècles par les Laudren du passé et, dans la bibliothèque, plus un livre, plus une lampe. On n'avait même pas laissé aux cheminées les pare-feu, les chenets, les tisonniers ni les pincettes. Même chose dans les chambres : tout avait été déménagé, avec soin sans doute car des bouts de papier d'emballage traînaient ici et là. Les placards de l'office étaient vidés de leurs bocaux et pots de confitures, les grosses poutres de la cuisine ne supportaient plus le moindre jambon, la moindre andouille ni le plus petit chapelet d'oignons L'imposante batterie de cuisine en cuivre s'était envolée avec les terrines et les pots à oille, chefs-d'ouvre des faïenceries de Marseille ou de Moustiers. Tout ce qui restait, c'était dans l'âtre un gros tas de cendres que Laura contempla avec l'impression d'en ressentir le goût dans sa bouche.
- Incroyable ! soupira Lalie. Je n'ai jamais vu, je crois, une maison vidée avec autant d'application ! Ce n'est pas là le fait de voleurs toujours plus ou moins pressés, moins encore de vandales qui laissent des traces plus visibles que les cailloux du petit Poucet ! On dirait que ceux qui ont fait cela ont pris tout leur temps...
- Je pense comme vous et j'avoue ne pas comprendre. Mon grand-père avait construit cette demeure pour y entasser le plus précieux, le plus aimable aussi de nos biens afin d'en jouir durant sa vieillesse. Notre maison de Saint-Malo est plus austère. D'abord les bureaux de finances occupent une partie du rez-de-chaussée, les petits bâtiments du port servent à la surveillance du trafic. Il y a bien sûr de belles choses mais...
- Il faudrait savoir ce qu'il en reste. Dites-moi, vos gardiens, ces Vincent, votre mère leur accordait confiance ?
- Pleine et entière ! Je suis inquiète de leur absence. La seule hypothèse valable est que la Laudrenais ait été vidée sur ordre de Le Carpentier, ou de ses séides.
- Je ne crois pas, fit Jaouen qui revenait après être allé examiner les alentours de la maison. Le " proconsul " pour ce que j'ai entendu dire se serait emparé de tout au nom du peuple, au grand jour et, au besoin à son de trompe. Il aurait fait amener des chariots qui seraient repartis lourdement chargés. Or la trace de notre voiture est la seule que j'aie pu relever. En revanche, le jardin côté rivière a été beaucoup piétiné. C'est pai le chemin de l'eau que tout a été emporté.
- Si vous pensez à Pontallec en fuite, c'est impossible. Le bateau qui a explosé n'était qu'un lougre. Beaucoup trop petit pour une telle quantité d'objets ! Rien que les livres de la bibliothèque n'y auraient pas tenu. Pour vider la Laudrenais il a fallu des barges...
- Sans doute. Reste à savoir de quel côté elles sont allées. Vers Dinan ou vers le port et là il n'y a pas de réponse possible. L'eau ne garde pas de traces... De toute façon, la maison ne nous en apprendra pas davantage. Allons chez les Vincent !
Les deux femmes sortirent derrière Jaouen et se dirigèrent vers les communs. Les gardiens y habitaient un bâtiment de ferme proche d'un grand potager où fanaient les salades cependant que d'autres légumes montaient en graine. La maison réservait de nouvelles surprises. Alors que le manoir était entièrement vide, on aurait dit que la famille Vincent venait de quitter son logis depuis quelques instants seulement : le couvert mis pour un repas, les grands chapeaux des hommes posés sur un coffre et la marmite accrochée au-dessus d'un feu éteint. Seule, la soupe qu'elle contenait, moisie, dégageait une odeur désagréable. Sur la longue table, le chanteau de pain était dur et commençait à verdir. Le voile de poussière aussi disait que le fait ne datait pas de la veille.
- Voilà un autre mystère ! s'exclama Laura. On dirait que ces gens sont partis brusquement alors qu'ils allaient se mettre à table. Auraient-ils été... arrêtés ?
- Auquel cas on ne leur aurait pas laissé le temps de souffler, compléta Lalie. Après quoi il n'y avait plus personne pour empêcher le déménagement ou, plus simplement pour y assister. Qu'en pensez-vous Jaouen ?
Celui-ci, qui visitait les deux petites chambres voisines où étaient les lits de la famille, reparut, tenant à la main une coiffe de femme où se voyaient des taches suspectes :
- Je crains que ce ne soit plus grave. Il y a du sang là-dessus.
- Où l'avez-vous trouvée ? demanda Laura.
- Dans la ruelle d'un lit, au pied du mur. Il y avait aussi du sang sur ce mur. On a essayé de le laver... maladroitement !
Laura qui pâlissait regardait à présent ce décor modeste mais familier avec horreur :
- Comment savoir ?
- Il faut prévenir la gendarmerie. De toute façon, s'il y a eu arrestation, ils le sauront et s'il s'agit... d'autre chose ils chercheront. Auparavant, peut-être faut-il aller à Saint-Malo voir ce qu'il en est et aussi vous faire reconnaître pour ce que vous êtes ?
- L'épouse de Pontallec ? ironisa Lalie. Vous voulez la faire écharper, mon garçon ?
- Non, la dernière des Laudren. Si je connais bien mes frères bretons, ils comprendront qu'elle ait tout fait pour échapper à la mort. D'ailleurs, à Saint-Malo, il y a les vieux serviteurs et le docteur Pèlerin qui l'ont déjà reconnue au moment du décès de sa mère. Ils la reconnaîtront encore-Demain matin je vous y conduirai.
Mais en rentrant au Vieux-Pélican, on trouva Bina en grande conversation avec sa mère, Mathurine, qu'elle avait pris sous son bonnet d'aller voir à la faveur de la marée basse en empruntant les " petits ponts " : ces chemins de galets, alors découverts, évitaient le grand tour de la " mer intérieure ". Celle-ci s'étendait sur environ cinq cents hectares et où trois cents vaisseaux pouvaient trouver abri. Un vaste espace de sable, de rocs formant des anses, des hauteurs, des marais, des cales, le tout meublé de cabanes, de corderies, de magasins d'approvisionnement, de voileries, de forges, de moulins, de fermes et d'auberges. La ville corsaire et la pointe du Naye à Saint-Servan en commandaient la passe. Les " petits ponts " offraient l'avantage de réduire le long périple à une centaine de mètres, avec l'inconvénient de se mouiller les pieds et de risquer de se faire surprendre par le retour du flot. A marée haute, évidemment, des passeurs existaient, les Bateliers du Naye qui étaient d'anciens marins au long cours ou de la grande pêche, mais ils ne partaient pas toutes les deux minutes et Bina connaissait sa région natale comme sa poche. Ce fut ce qu'elle expliqua à sa maîtresse au-devant de qui elle se précipita :
- Je pensais seulement lui dire que nous étions là et apprendre d'elle comment les choses allaient chez nous, mais elle a voulu absolument venir vers vous, ajouta-t-elle en conclusion. J'espère que je n'ai pas fait de bêtise ?
- Non, la rassura Laura. Tu as bien fait...
- ... mais il vaudrait mieux, à l'avenir, cesser de prendre des initiatives sans prévenir personne ! reprocha Jaouen.
Il dut abréger son sermon. Mathurine, qui achevait de boire le cidre chaud offert par Mme Henry, s'approchait d'eux avec la majesté d'un navire rentrant au port les cales pleines. Elle fit une petite révérence puis déclara, sévère :
- Je n'aurais jamais cru qu'il me serait donné de voir notre maîtresse habiter une auberge de campagne quand elle possède, en ville, une grande et belle demeure !
- Est-ce que vous n'oubliez pas un peu qui habitait cette grande et belle demeure jusqu'à il y a peu ?
- Il est mort et le diable s'est emparé de sa mauvaise âme.
- Comment aurais-je pu le savoir ? En outre, Mathurine, vous oubliez qu'ici aussi nous avons une demeure. J'espérais m'installer à la Laudrenais...
- Peut-être, mais il fallait d'abord venir à la grande maison. C'était plus convenable et c'est ce qu'aurait fait votre mère. Quant à savoir ce qui s'y passait, il n'y avait qu'à envoyer votre valet en éclaireur !
- Mathurine, Mathurine ! gémit Laura avec l'impression de se retrouver hors du temps, oubliez-vous ce que nous venons de vivre ? Vous n'allez pas, j'espère, me parler de convenances ?
- Mais si ! Et justement à cause des jours affreux que nous avons vécus, les convenances doivent revenir ! Et c'est à des personnes comme madame la marquise qu'il appartient de les ressusciter !
Le titre oublié fit à Laura l'effet d'un soufflet :
- Je vous interdis de m'appeler ainsi ! Et vous devriez comprendre pourquoi. Désormais vous m'appellerez Madame tout simplement. Encore heureuse de ne pas me donner du citoyenne.
- Bien... Madame ! Je repars donc pour préparer la venue de Madame... et de ceux qui l'accompagnent, ajouta la vieille femme avec un regard sur Lalie. Du coup Laura faillit se mettre à rire :
- Je pense que vous pourrez appeler comme il convient Mme la comtesse de Sainte-Alferine. Ceci vous consolera de cela... A demain, Mathurine !
Toujours aussi raide, l'ancienne femme de charge de Marie-Pierre de Laudren salua selon le protocole et tourna les talons pour quitter l'auberge.
- La mer monte, dit Jaouen, je vais la reconduire. Il serait vraiment dommage qu'elle se noie ! Au retour j'irai chez les gendarmes...
A travers les vitres de la salle, heureusement vide à cette heure calme, Laura et Lalie les regardèrent s'éloigner :
- J'en ai eu une comme celle-là ! commenta Lalie. Fidèle comme un chien et solide comme un vieux chêne... mais quel caractère ! Elle se donnait des airs de duègne espagnole. Je l'ai regrettée à sa mort.
- Ma mère avait du sang espagnol, dit Laura, Mathurine s'en est imprégnée. Elle est devenue son ombre tutélaire, son ange gardien et je n'ai jamais imaginé la maison sans elle.
- Nous allons donc nous rendre à son... invitation ?
- Moi j'appellerais plutôt cela un ordre, fit Laura en souriant, mais elle n'a pas tout à fait tort : il n'est pas normal que nous vivions à l'auberge. En outre, ajouta-t-elle, soudain soucieuse ' dois essayer de me rendre compte de l'état dans lequel se trouve l'armement Laudren puisque M. Bedée n'est plus là pour s'en occuper.
Lorsque Jaouen revint tard ! -, il ramenait avec lui le capitaine Crenn, commandant la gendarmerie, qu'il avait eu quelque peine à découvrir. Saint-Servan, ou plutôt Port-Solidor, possédait alors deux brigades, l'une à pied logée chez l'habitant, l'autre à cheval installée avec les services de la mairie dans l'ancien couvent des Capucins. Celle-ci comptait sept chevaux et autant d'hommes, et le point de jonction était la salle où les moines entreposaient naguère leur approvisionnement mais on ne s'y réunissait pas souvent. Quant au capitaine - noblesse oblige ! - il habitait entre l'église Sainte-Croix et l'anse Solidor une belle maison appartenant à la riche veuve d'un entrepreneur de construction navale dont les chantiers, les ateliers de radoub occupaient une partie importante de ce port voué à une activité qui était la principale industrie du pays. Bel homme au physique avantageux, Alain Crenn menait là une vie confortable, assez éloignée des tracas municipaux mais proche - c'était une justification comme une autre ! - du monument le plus important de la cité, la tour Solidor, triple donjon médiéval défendant depuis des siècles l'entrée de la Rance et qui servait de prison depuis le début de la Révolution. Crenn pouvait la voir de sa fenêtre et se plaisait apparemment dans cette contemplation car il détestait être dérangé à partir du coucher du soleil. Aussi Jaouen dut-il beaucoup parlementer et couvrir pas mal de chemin avant qu'un gendarme compatissant se décide à lui confier l'adresse de son chef. Encore dut-il ensuite apprivoiser les domestiques de la veuve et la veuve elle-même avant d'être admis en la présence de celui que tous considéraient comme le grand homme de la maison. Mais miracle ! Alors qu'il s'attendait à un militaire grincheux, bourru et rébarbatif qui l'enverrait paître, il trouva un homme intelligent dont l'oil vif et le sourire narquois lui plurent aussitôt.
- Une affaire intéressante, enfin ? s'exclama celui-ci. Vous n'imaginez pas le plaisir que vous me faites ! Voilà des mois que j'arrête des innocents et que je laisse filer des sacripants ! Etonnez-vous à présent que je reste chez moi aussi souvent que possible !
- J'espérais que vous la jugeriez ainsi.
- Si ce bougre de Pontallec - dont Satan ait l'âme ! - y a été mêlé, il ne peut pas en être autrement. Allons au Vieux-Pélican ! D'ailleurs, il m'arrive souvent d'y souper ou d'y passer un moment !
Chemin faisant, Jaouen pensait que ce Crenn était bien le plus extraordinaire gendarme qu'il lui eût été donné de rencontrer. Il s'exprimait avec élégance, dédaignait le " tu " et le " citoyen " égali-taires et se passionnait au moins autant pour l'aspect physique de Laura que pour le problème qu'il allait avoir à débrouiller. Il constata aussi que le capitaine jouissait d'une certaine popularité et que les sourires des femmes comme les saluts des hommes jalonnaient sa marche vers l'auberge. Quand on y arriva la salle était pleine de gens qui parlaient tous en même temps, commentant à l'envi les dernières - et passionnantes ! - nouvelles. A la lettre, on lui tomba dessus et il n'eut d'autre ressource que sauter sur une table pour se faire entendre de tous :
- On dirait que les nouvelles vont vite ? cria-t-il. Et j'aimerais savoir qui vous a parlé de la Laudrenais et des Vincent ?
Ce fut maître Bouvet qui lui répondit.
- On a entendu les dames arrivées hier en parler à la citoyenne Henry. Le bruit s'est répandu en peu d'instants : notre ville est petite et tout le monde ici connaissait les Vincent...
- C'est regrettable mais puisque le mal est fait ! Tâchez de les faire tenir tranquilles, maître ! Moi, je vais voir ces dames et ensuite je viendrai m'entretenir avec vous tous, mais l'un après l'autre. Si l'un de vous sait quelque chose, il me rendra service...
Quelqu'un lança :
- Est-il vrai qu'une des voyageuses soit la fille Laudren, celle qu'on croyait morte et qui avait marié Pontallec ?
- Ne l'ayant pas encore rencontrée, je ne peux pas répondre.
Ce fut Jaouen qui s'en chargea, pensant qu'il était préférable de mettre les points sur les i au plus vite :
- Si on la croyait morte c'est parce que Pontallec en était persuadé : il avait tout fait pour qu'elle soit massacrée à Paris. Ce qui lui a permis d'épouser sa mère... et d'assassiner celle-ci à son tour. Quant au nom de Pontallec, elle ne veut plus l'entendre et demain elle se rendra à la municipalité de S... Port-Malo pour obtenir d'en être débarrassée selon la loi et retrouver son nom de fille.
- Le divorce républicain, quoi ? émit une voix. Mais on ne divorce pas d'avec un mort.
Crenn reprit la parole :
- Tant qu'on n'aura pas retrouvé son cadavre, ou au moins un morceau, on ne pourra pas être sûrs. Ainsi elle sera protégée par la loi !
- Est-ce qu'elle va reprendre les affaires Laudren ? dit un autre.
- Il faudrait d'abord savoir ce qu'il en reste, fit Jaouen avec amertume. Ce qu'a subi la Laudrenais n'est guère encourageant...
- Je ne suis pas ici pour tenir une réunion publique, coupa le capitaine. A présent, je vais la voir. A tout à l'heure !
Sautant de sa table, il partit au pas de course vers l'escalier dans lequel Mme Henry, désolée et confuse de tout ce bruit sorti de chez elle, le précéda avec un flambeau.
Lorsque Crenn, son bicorne sous le bras, entra dans sa chambre, Laura qui se tenait assise près de la cheminée se leva. Elle était déjà au courant par Bina de ce qui se passait en bas.
- Eh bien, soupira-t-elle après l'échange de saluts, il semblerait que la discrétion dont je souhaitais entourer mon retour ici soit réduite à un vou pieux et rien d'autre !
- Je dirais même une pure utopie, madame, fit le gendarme dont le sourire béat disait assez l'effet que lui produisait la jeune femme. Une personne comme vous ne saurait passer inaperçue. Mais, avec votre permission, je me mets dès à présent à votre service pour vous aider autant qu'il me sera possible...
- Je vous en remercie. Je désire surtout apprendre au plus vite ce qu'il est advenu des Vincent et pourquoi ma maison n'est plus qu'une coquille vide.
De plus en plus impressionné par la beauté de son interlocutrice, Crenn se lançait déjà dans une sorte de discours destiné à la convaincre de son efficacité quand Lalie, agacée de le voir passer d'un pied sur l'autre, s'en mêla :
- Asseyez-vous donc, capitaine ! Vous serez tellement mieux pour parler...
CHAPITRE II
L'AMI DES VAGUES
Quand, après avoir franchi la porte Saint-Vincent, longé la grand-rue et la rue Porcon-de-la Barbinais, sa voiture s'arrêta devant l'hôtel de Laudren, Laura sentit un petit serrement de cour. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle revenait au grand jour dans la maison de famille. Et la présence du capitaine Crenn qui l'escortait à cheval officialisait en quelque sorte ce retour. Plus loin dans la rue, elle pouvait apercevoir l'enseigne de la Morue-Joyeuse, l'auberge où à deux reprises elle s'était arrêtée quand l'entrée lui en était interdite. Cette fois encore, la belle porte de vieux chêne au chambranle orné de têtes de lions et de fleurs était fermée, mais la porte charretière s'ouvrit à doubles battants devant les chevaux. Midi sonnait à la cathédrale voisine et Mathurine attendait à la porte de la cour avec Bina - accourue au petit matin à la marée basse -, Elias et Guénolé, les deux vieux serviteurs, deux frères qui étaient attachés à la maison depuis le père de Laura, et enfin, un peu à l'écart, un petit homme frêle et sans âge dont le long nez s'ornait d'une énorme paire de lunettes. Laura se souvenait de l'avoir déjà vu dans la maison mais était incapable de mettre un nom sur son visage-Bonnet empesé de frais et sévère robe noire sous un vaste tablier blanc, Mathurine, avec une paire d'ailes et une épée flamboyante, aurait assez bien évoqué l'ange exterminateur posté à la porte du Paradis tant son maintien était solennel. Comme si celle-ci ne les connaissait pas, elle présenta les serviteurs à " Madame " puis alla se planter près du petit homme à grosses lunettes :
- Madame ne se souvient peut-être pas de Madec Tevenin ? C'était le secrétaire de feu M. Bedée.... Et c'est tout ce qui reste des employés de Madame Marie-Pierre.
Les sourcils de Laura remontèrent d'un bon centimètre :
- Tu veux dire qu'il est l'armement Laudren à lui tout seul ?
Le petit homme prit la parole :
- C'est la triste réalité, Madame, dit-il en saluant d'un air contraint. Encore ne devrais-je pas être là. Après la mort de M. Bedée, M.... enfin le citoyen Pontallec, a jeté tout le monde dehors en prétendant que nous étions les complices de ce " vieux brigand " - c'est lui qui parle, Madame, pas moi ! - et qu'il entendait gérer la maison à lui tout seul.
- Tout seul ? Des bureaux qui comptaient six employés ? Que je sache, il n'a jamais rien compris à ce qu'il appelait le mercantilisme ?
- Oh, le citoyen Le Carpentier est venu s'en occuper avec lui mais tout ce que je peux dire, en demandant pardon à Madame, c'est qu'ils se sont occupés surtout de récupérer des créances par la force si besoin était et il l'était souvent ! - et de ramasser tout ce qui se pouvait trouver d'argent liquide. Et puis tout le monde a disparu. J'allais revenir pour voir ce que l'on pouvait sauver encore - car, tout de même, nous avons un navire dans l'océan Indien - quand Mme Mathurine est venue m'annoncer hier votre retour. Aussi suis-je accouru me mettre à votre service...
Après ce long discours débité sans respirer, il emplit ses poumons frêles d'une longue goulée d'air cependant que Laura venait lui prendre les mains dans un geste plein de gentillesse.
- Vous avez droit à toute ma reconnaissance. Malheureusement moi non plus je n'y connais rien mais, peut-être qu'avec votre aide et en m'appliquant j'arriverai à...
- Moi je m'y entends assez dans les affaires de mer, coupa négligemment Mme de Sainte-Alferine. Si vous m'y autorisez, je verrai les vôtres...
Elle se serait déclarée clerc de notaire que Laura n'aurait pas été plus surprise :
- Vous ma chère amie ? Comment est-ce possible ?
- C'est plus que possible : c'est une vérité qu'il vous est bien naturel d'ignorer parce que je ne vous ai guère parlé de ma prime jeunesse, mais nous sommes un peu du même bord. Je suis de Nantes où mon père François de la Ville-Bouchaud armait pour le commerce entre... l'Afrique et l'Amérique.
- Un négrier ! s'indigna Crenn qui adorait se mêler des conversations.
Lalie darda sur lui un oil de granit :
- En partie mais pas seulement ! Et vous, jeune homme, gardez vos indignations ou alors énumé-rez-moi vos ancêtres et ce qu'ils faisaient ! Et rassurez-vous, notre maison n'existe plus. Mon père n'a eu que des filles - quatre dont je suis la dernière l'une étant auprès de Dieu et deux un peu moins près, c'est-à-dire en religion. Ma mère est morte lorsque j'étais enfant et mon père m'a élevée comme le garçon qu'il aurait voulu avoir. Je le suivais partout et surtout dans ses bureaux et ses entrepôts. J'en aimais les odeurs...
- Comment donc ! ricana Crenn incorrigible. Le " bois d'ébène ", ça embaume ! Tout le monde sait ça !
- Dire que je vous prenais pour un garçon intelligent ! Nous avions quelques serviteurs noirs mais pas d'esclaves et je n'ai jamais vu à Nantes ceux de notre unique navire transporteur. Et s'il vous plaît laissez-moi finir mon propos ! J'ai appris beaucoup de choses de mon père, comme votre mère, ma chère Laura, l'avait appris de son époux. Il y a des années évidemment que je n'ai mis mon nez dans les livres de comptes mais je sais toujours la différence entre un bordereau et un connaissement. Enfin, cela me ferait joie de vous être bonne à quelque chose.
- Vous voulez dire que c'est le Ciel qui vous envoie ! Qu'en pensez-vous, monsieur Tevenin ?
- Si Madame se sent le courage d'affronter les gens de mer aussi fermement que le faisait Madame Marie-Pierre, je serai le plus heureux des hommes ! Tavoue qu'ils me font... un peu peur !
- Pas à moi ! Venez me montrer ce que Pontallec a bien voulu nous laisser !
Saisissant le jeune homme par le bras, elle disparut avec lui dans l'entrée des bureaux. Pendant ce temps, Laura reprenait possession de la maison ou plutôt la redécouvrait. Elle y avait si peu vécu qu'en parcourant salles et chambres, elle n'arrivait pas à éprouver l'impression de rentrer chez elle. Seul le cabinet de travail de sa mère, avec ses livres de mer et ses instruments de navigation, lui sembla familier mais elle refusa catégoriquement de s'installer dans la belle chambre quasi espagnole de Marie-Pierre que, cependant, Mathurine avait préparée pour elle.
- Pontallec y a vécu avec ma mère, déclara-t-elle. Il me serait impossible d'y dormir. Où avais-tu prévu de loger Mme de Sainte-Alferine ?
- Dans votre ancienne chambre.
- Il n'en est pas question : elle habitera chez ma mère... ce qui au fond est assez normal si elle doit diriger le commerce. Moi, tu m'établiras chez mon frère!
- Pourquoi pas chez vous en ce cas ? bougonna la vieille femme.
- Parce que j'y ai peu de souvenirs. La plupart étaient à la Laudrenais où il n'y a plus rien
J'aimais beaucoup Sébastien et, dans sa chambre, je me sentirai plus proche de lui...
Confuse, Lalie éleva bien quelques objections, mais Laura insista avec tant de conviction qu'elle finit par accepter d'occuper la chambre de Marie-Pierre comme elle allait aussi occuper son bureau. Et la vie, petit à petit, s'organisa dans l'hôtel de Laudren dont le capitaine Crenn devint l'un des commensaux habituels.
Il eut à cour, d'abord, de régulariser la situation de Laura auprès des autorités et, à première vue, cela pouvait présenter quelques difficultés étant donné la situation confuse laissée par la fuite de Le Carpentier. Cependant, les gens de " Port-Malo ", s'ils n'étaient pas hostiles à la République, n'entendaient pas se laisser mener n'importe où par les caprices de fous sanguinaires. Un comité révolutionnaire avait été nommé à l'instigation de l'agent national, Mahé, alors en poste dans la ville. Ce comité se composait de douze citoyens dont la première manifestation fut l'arrestation dudit Mahé. Arriva ensuite de Paris le successeur de Le Carpentier, nommé Boursault, qui n'offrait aucune ressemblance avec l'ancien " proconsul " : en fait, il fit juste le contraire. Les derniers prisonniers furent libérés, les familles spoliées autorisées à rentrer chez elles, le trafic du port - à peu près paralysé ! - remis en marche et enfin un nouveau maire, Laurent Louvel, fut installé après une vigoureuse reprise en main de l'administration. Le culte - constitutionnel bien sûr ! - fut même rétabli après expulsion de la " déesse Raison ", ce qui fit plaisir à beaucoup de monde, principalement chez les paysans qui se hâtèrent de remettre en place calvaires, statues votives et croix de chemins. La froide vertu républicaine prônée par Robespierre faisait place à un retour aux us et coutumes comme aux beaux sentiments d'antan...
Pour sa part Alain Crenn, profitant d'une embellie qui ne durerait peut-être pas, traîna Laura et Lalie à la mairie, obtint sans peine pour la première, eu égard à tout ce qu'elle avait souffert du chef de Pontallec, le droit de relever le nom de Laudren, et pour la seconde droit de cité à Port-Malo assorti de l'autorisation d'y exercer une activité commerciale, mais déjà Lalie s'était plongée dans le travail. Elle découvrit que les entrepôts étaient aussi vides que la caisse, que le dernier navire revenu de Terre-Neuve attendait toujours dans le port qu'on voulût bien le mettre en cale de radoub, que la construction d'un autre était interrompue depuis un moment à Port-Solidor, qu'un troisième manquait à l'appel et qu'en tout état de cause, si le Griffon ne reparaissait pas bientôt les cales pleines, il n'y aurait plus qu'à mettre la clef sous la porte.
- Il y a bien quelques créances à faire rentrer, confia-t-elle à Laura, mais cela ne suffira pas et de loin pour achever la Constance et faire remettre en état la Demoiselle avec quelques transformations onéreuses puisqu'il lui faudrait des canons...
- Des canons ? Pour pêcher la morue ?
- Non pour la " course ". C'est la seule destination rentable depuis que la guerre est déclarée entre la France et l'Angleterre. Vous pensez bien que je me suis renseignée. La morue, pour l'instant, il n'y faut plus songer et personne n'embarquera pour Terre-Neuve au printemps.
- Et pourquoi donc ?
- Deux raisons : les navires anglais qui font bonne garde en Atlantique nord et vos bons amis américains qui, à présent, vont sur les bancs en voisins et augmentent leur flotte de pêche. Seule la " course " est rentable de nos jours...
- Mais le Griffon a toujours été un corsaire que je sache ?
- Et aussi la Licorne qui aurait disparu du port il y a trois mois sans que personne n'ait connaissance de rien ? Un petit mystère que nous essayons d'élucider Tevenin et moi. En attendant, il faut armer la Demoiselle et achever la Constance. Pour cela il faut de l'argent. En avez-vous ?
Laura regarda son amie avec admiration. En quelques jours l'ancienne " tricoteuse " s'était glissée avec une aisance surprenante dans son nouveau rôle d'armateur. C'était comme si, en pénétrant dans la chambre de Marie-Pierre, elle avait revêtu son personnage avec la volonté de chercher ce qu'avaient pu être sa pensée, sa ligne de conduite pour s'y conformer d'aussi près que possible. En attendant, il fallait répondre à sa question...
- J'en ai encore, je crois, sur ce que ma mère m'a donné à son lit de mort et j'ai aussi des bijoux, mais la plus grande partie de mon bien est à Paris chez le banquier Lecoulteux que m'a indiqué Batz. Il faudrait peut-être que j'y retourne...
- Il y a deux banques ici. Un simple jeu d'écritures devrait suffire. Pourquoi vous imposer un voyage fatigant et aléatoire ? Nous avons constaté, il y a peu, que les routes ne sont pas vraiment sûres. Les chouans sont plus actifs que jamais dit-on. Et il y a aussi des brigands...
- Il me semble tout de même que pour une opération de cette importance, il vaut mieux faire acte de présence ?
Lalie ne répondit pas. Elle vint s'asseoir sur le canapé où se tenait Laura et prit sa main qu'elle enferma dans les siennes.
- Si vous me disiez que vous avez grande envie de revoir Paris ? Ou bien est-ce quelqu'un d'autre ? demanda-t-elle.
Laura rougit mais ne déroba pas son regard. Elle savait bien qu'avec la comtesse, les faux-fuyants ne servaient à rien :
- Il me manque, Lalie. Je voudrais tant savoir ce qu'il fait, ce qu'il pense... Et comme Pontallec est mort, il me semblait que je pouvais penser un peu à moi, puisque vous avez bien voulu vous charger de l'avenir de cette maison ?...
- Il est naturel que vous raisonniez ainsi et, sur ce point je ne combattrai pas... encore qu'un cadavre à mettre en terre serait bien plus rassurant, mais parlons seulement de Batz et souvenez-vous de ce qu'il vous a dit le jour de notre sortie de la Conciergerie : il allait s'occuper de la maison de Charonne avant de repartir. Vers quelle destination ? La Suisse ? Aurait-il relevé la trace du petit roi qu'on lui a enlevé en Angleterre ? Alors cette trace, si minime soit-elle, vous savez aussi bien que moi qu'il la suivra jusqu'au bout de la terre s'il le faut. En tout cas, je suis certaine qu'il n'est pas à Paris.
- Vous avez raison sans aucun doute, mais il n'est pas le seul à m'attirer vers la Seine. Il y a aussi...
- La jeune Madame Royale qui doit être toujours au Temple ? Vous aimeriez savoir ce qu'elle devient ?
- Oui. J'ai des amours étranges n'est-ce pas ? Un homme dont la vie est tellement vouée à la cause royale qu'elle garde bien peu de place pour une femme, et une petite princesse qui m'a à peine vue, qui sans doute m'a complètement oubliée... et que cependant j'aime comme si elle était ma fille Ridicule !
- Ne vous dépréciez pas ! Nul n'est maître des battements de son cour et la jeune Marie-Thérèse Charlotte ressemble beaucoup à sa mère. Souvenez-vous qu'il suffisait d'un sourire à la reine Marie-Antoinette pour s'attacher le dévouement de toute une vie ! Je peux donc vous comprendre. Mais si vous voulez des nouvelles, que n'écrivez-vous à votre arnie Julie Talma ? Selon ce qu'elle vous apprendra, vous déciderez.
Laura se pencha, effleura de ses lèvres la joue de sa vieille amie :
- Je devrais vous appeler Dame Sagesse ! Vous savez toujours ce qui convient le mieux. Je vais écrire tout de suite à Julie... et aussi à la banque Lecoulteux...
- Rien ne presse ! Avec le temps que nous avons, la poste n'est pas près de quitter Saint-Malo !
Depuis vingt-quatre heures, en effet, la côte nord de la Bretagne subissait une tempête qui secouait les navires dans le port, balayait le Sillon de coups de vent si violents qu'on ne pouvait le franchir même à marée basse et jetait ses vagues furieuses à l'assaut des remparts de granit qui enfermaient la ville corsaire, lavant les roches et les rivages comme si elle espérait les user... Cela dura trois jours et trois nuits puis tout s'apaisa. Il y eut même du soleil, mais sa lumière se fit tragique lorsqu'elle éclaira ce que la mer avait jeté au pied des murailles sur la grève de Bon-Secours : deux cadavres dont l'un était une femme et l'autre un homme. Après un long séjour en mer les vêtements étaient en lambeaux et les pauvres dépouilles bien abîmées pourtant la femme était encore reconnaissable : c'était Loeiza. Son compagnon, lui, n'avait plus de visage... On porta les corps dans une salle basse du château et l'on envoya chercher le père de la jeune femme. On envoya aussi chez la " citoyenne Laudren " : il fallait qu'elle vînt examiner le cadavre de l'homme car il se pouvait que ce fût celui de Pontallec. M. Jaouen s'interposa :
- Si quelqu'un peut le reconnaître, c'est moi, affirma-t-il. Nous avons été élevés ensemble Inutile d'infliger un abominable spectacle à une femme qu'il a toujours tourmentée...
- Vaudrait tout de même mieux qu'elle soit là, protesta le gendarme envoyé en émissaire. Le citoyen-maire voudrait son avis..
- Je vais y aller, coupa Laura. Mais j'accepte volontiers votre compagnie, Jaouen.
Entre la maison et les tours médiévales du château de la duchesse Anne de Bretagne, le chemin n'était pas long ; le vent s'était calmé et il faisait plus doux, cependant Laura frissonnait dans sa grande mante de laine noire à capuchon en descendant les marches usées et glissantes menant à la salle basse qui servait de morgue. L'émotion qu'elle éprouvait, faite à la fois d'espoir et de répulsion, était pénible comme l'atmosphère et l'odeur de cette pièce lugubre éclairée de torches à la manière d'autrefois. Il y avait du monde et elle ne vit pas tout de suite les corps étendus sur des bancs de pierre. Les larges épaules du gendarme lui ouvrirent un passage et elle sentit que Jaouen s'emparait de son bras avec une ferme autorité :
- N'allez pas vous évanouir, chuchota-t-il. Mettez votre mouchoir sous votre nez et quand vous serez devant le cadavre, fermez les yeux ! Je suffirai bien à le reconnaître.
Elle accepta d'un signe tête, tira son mouchoir et le mit devant son visage. Ils étaient à présent devant le corps, encore recouvert d'une toile à sacs. Le maire, Louvel, était là. Il la salua, ajoutant sur un ton d'excuse :
- Ce n'est pas beau à voir...
- Puisqu'il le faut...
Il rabattit le tissu d'un geste si vif que, avant de clore les paupières, elle eut le temps d'apercevoir ce que la putréfaction et les crabes avaient laissé d'une figure dont les cheveux étaient de la même couleur foncée que ceux de Josse. Elle eut un hoquet en détournant la tête :
- Je .. je ne sais pas ! souffla-t-elle en s'arrachant de Jaouen pour fuir, mais Crenn était là et prit le relais pour la ramener au dehors. Elle entendit Jaouen dire qu'il voulait examiner plus attentivement...
En arrivant au pied de l'escalier, un homme qui s'apprêtait à monter s'effaça pour lui laisser le passage. Elle eut l'impression qu'un pan de mur s'était détaché tant il était uniformément gris : les cheveux, les habits, le visage et les yeux. Petit, trapu mais taillé en force, cet homme semblait de granit.
Il monta derrière elle mais, quand il fut dans la cour, quelqu'un l'appela :
- Citoyen Magon !... Un mot encore s'il te plaît ! Le maire en personne sortait de l'escalier.
L'interpellé s'arrêta. Laura, poussée par la curiosité, retint Crenn.
- Eh bien ? fit le premier.
- Tu as reconnu formellement le corps de ta fille Loeiza, n'est-ce pas ?
- En effet.
- Il faut à présent dire ce que tu souhaites : devons-nous la ramener chez toi à la Fougeraye ou bien l'enverras-tu chercher ?
- Ni l'un ni l'autre ! Faites-en ce que vous voulez ! Elle a tout renié pour ce misérable, elle n'est plus rien pour moi. Mettez-la avec lui !
- Nous ne sommes pas sûrs que ce soit lui..
- Alors renvoyez-la le rejoindre dans la mer ! Elle est prête pour cela puisque ses pieds sont encore liés d'une corde rompue. Vous n'avez qu'à y attacher une pierre...
- Une corde rompue ? s'exclama le lieutenant entre haut et bas. Excusez-moi, citoyenne, il faut que j'aille voir...
Et il replongea dans l'escalier cependant que Laura rejoignait celui qui devait s'appeler Bran Magon de la Fougeraye.
- Pourquoi lui refuser un peu de terre chrétienne ? reprocha-t-elle avec douceur. La mer vous l'a rendue...
- La mer l'a vomie comme un déchet et elle n'a pas sa place auprès des ancêtres puisqu'elle a cessé d'être ma fille. Vous êtes la femme de ce Pontallec, je suppose ?
- Je ne veux plus me souvenir de l'avoir été parce que je suis sans doute celle qui a eu le plus à souffrir de lui. Cependant si ce corps est bien le sien, je le ferai enterrer de façon convenable.
- C'est votre affaire ! Moi, je ne...
- C'est surtout l'affaire de Dieu et il se peut qu'il vous demande des comptes. On dit que c'est vous qui avez tué votre fille en faisant sauter le lougre...
Il devint blême, serra les poings et s'élança vers Laura comme s'il voulait la frapper.
- Occupez-vous donc de votre démon et pas de mes affaires ! Je n'ai jamais voulu tuer cette pauvre folle ! Je l'avais enfermée afin de pouvoir cacher à jamais son fruit et sa honte mais elle s'est enfuie. Elle a choisi son sort, je ne la connais plus !
Elle n'eut pas le temps de lui répondre : il avait déjà tourné les talons et partait en courant... peut-être pour qu'elle ne remarque pas une larme indiscrète apparue au coin de son oil si dur. Cependant, Jaouen à son tour reparaissait :
- Ce n'est pas Pontallec, dit-il au maire qui à cet instant rejoignait Laura. Quelqu'un l'a reconnu à un morceau de tatouage resté sur un bras. C'est l'un des frères Fragan...
- En ce cas, dit le maire, il nous reste à attendre qu'une autre tempête nous ramène l'autre frère et leur maître. Les jumeaux ne se quittaient jamais et ils étaient dévoués à ce bandit. Peut-être d'ailleurs ne trouverons-nous jamais rien. La mer ne rend pas toujours ses victimes mais je crois que nous pouvons considérer comme mort le citoyen Pontallec. Tu es définitivement libre, citoyenne, ajouta-t-il en se tournant vers Laura...
- Je le pense aussi... Merci, citoyen t'maire !
Au moment de s'éloigner, elle se ravisa, revint sur ses pas :
- Quel va être le sort de ces deux pauvres dépouilles dont personne ne veut ?
- La fosse commune, fit Louvel avec un haussement d'épaules.
- Cela me gêne. Surtout pour cette pauvre petite dont on m'a dit qu'elle portait un enfant. Ma famille a des droits sur le petit cimetière du Rosais à Saint... à Port-Solidor. Faites mettre les corps dans des bières convenables et portez-les là-bas. Je paierai les frais et assisterai à l'enterrement.
- Vous voulez un prêtre ? fit le maire renonçant d'instinct au tutoiement égalitaire en face de cette jeune femme dont l'allure et le calme l'impressionnaient.
- Bien entendu... si c'est possible ?
- C'est redevenu possible. Je dirais même qu'à présent il en sort de partout... A croire qu'un habitant sur deux de Port-Malo en cachait un !
- C'est tout à l'honneur de leur courage comme de leur générosité...
En rentrant à la maison, Laura et Jaouen furent rattrapés par un Crenn excité au plus haut point :
- Il n'y a aucun doute ! s'écria-t-il. Cette fille a été jetée à l'eau avant l'explosion avec un parpaing attaché aux pieds. Elle a dû d'abord être assommée parce qu'elle a une vilaine blessure derrière la tête. Si elle avait sauté avec le bateau elle serait en morceaux ou tout au moins brûlée en partie.
- Comment pouvez-vous voir tout cela sur un corps qui a séjourné longtemps dans l'eau ? fit Laura que cette science inattendue surprenait.
- L'habitude ! Et puis j'avoue que je me suis toujours beaucoup intéressé aux victimes de morts violentes. J'ai beaucoup vu de cadavres d'assassinés. J'ai pris des notes aussi et j'ai appris pas mal de choses. Pontallec qui ignorait qu'il allait sauter a dû la tuer pour éviter de s'en encombrer...
- Et le Fragan ? Il a été assommé lui aussi ? demanda Jaouen.
- Non et il n'a pas non plus subi l'explosion.
Aussi je me demande ce qu'il pouvait bien faire dans l'eau...
- Venez partager notre dîner ! coupa Laura. Vous aurez tout le temps de discuter. Mon amie Lalie vous aime bien et elle va raffoler de votre histoire-
Lé petit cimetière du Rosais était un joli endroit bien fait pour le repos du corps et la paix de l'âme. Prolongement d'un hôpital fondé au début du siècle et que la Marine venait de récupérer pour soigner ses équipages, il étageait ses croix et ses petites dalles au-dessus du plus large de la Rance. Quelques pins tordus par le vent et des buissons de genêts lui donnaient aux beaux jours un peu l'air d'un jardin. Laura avait toujours aimé cet enclos marin, le seul à sa connaissance qui n'eût pas une apparence tragique, même par ce jour d'octobre gris et nuageux où elle suivait, avec Lalie et Jaouen, le chariot qui emportait le corps fragile de Loeiza et celui du compagnon qu'elle n'aurait jamais choisi vers l'ultime demeure qui leur serait commune.
Elle ignorait tout de ces gens qu'elle faisait porter en terre. Jusqu'à leur apparence. Pourtant elle se sentait curieusement proche de cette jeune fille de dix-sept ans, prise au piège comme elle-même jadis, d'un homme dont mieux que quiconque elle connaissait la séduction. Tout ce qu'elle savait de Loeiza, c'est qu'elle était jolie, naïve, confiante, qu'elle avait tout donné d'elle-même et reçu la mort en échange. Car le doute n'était plus possible : on l'avait tuée avec l'enfant qu elle portait en elle. Ou plutôt Pontallec l'avait tuée avant de la jeter à la mer. C'était bien dans une manière déjà utilisée pour la mère de Laura. La seule différence, c'était le parpaing attaché aux chevilles de la malheureuse alors que Marie-Pierre avait été droguée avant de passer par-dessus bord. Elle en était réchappée. Pour peu de temps, mais l'assassin instruit par l'exemple s'était sans doute refusé à courir un nouveau risque de ce genre : il avait fracturé le crâne de sa jeune maîtresse avant le plongeon, pensant que, attachée à une lourde pierre, elle ne reparaîtrait jamais. Cependant elle était là et la raison de sa réapparition n'était pas évidente : la corde dont étaient liées ses chevilles était neuve et elle ne pouvait s'user si vite.
- Elle a été coupée ! affirmait Crenn en sortant de la salle basse.
Mais coupée par qui ? Autre question : pourquoi un des Fragan avait-il trouvé la mort dans l'eau si l'explosion n'y était pour rien ? Le docteur Pèlerin, qui avait examiné les corps à la demande du maire et de la gendarmerie, s'était montré formel : ce garçon était mort noyé. Avait-il tenté de sauver celle que l'on sacrifiait si lâchement ? S'était-il jeté à sa suite et était-ce lui qui avait coupé la corde avant que la mort n'intervienne et le réunisse à Loeiza ? Cela pouvait signifier qu'il l'aimait et d'un amour assez fort pour rompre le lien de fidélité qui les attachaient lui et son frère au marquis ?...
Un coup de vent, en s'engouffrant dans sa mante pour l'envelopper de froidure, la rappela à la réalité. D'ailleurs on arrivait : le chariot était arrêté et des hommes enlevaient les cercueils pour les porter à la double tombe ouverte au flanc du coteau où deux fossoyeurs attendaient, appuyés sur leurs bêches. Le prêtre suivit, lisant des prières et entraînant dans son sillage les quelques assistants. Des prières encore tandis que l'on mettait les corps en terre, une dernière bénédiction puis les fossoyeurs commencèrent à les recouvrir à grands gestes précis, habitués. Pendant ce temps, Laura regardait autour d'elle, cherchant le capitaine Crenn qui aurait dû être là puisque c'était lui qui s'était chargé des formalités entre les deux villes. C'est alors qu'en haut du cimetière elle vit, enveloppé d'un long manteau noir, le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux et la main droite sur une canne, une silhouette que cependant elle reconnut aussitôt : Bran Magon de la Fougeraye plus mégalithique que jamais assistait à l'enterrement de sa fille... Elle en fut contente parce que sa présence était peut-être le signe d'un reste d'amour dont il se pouvait que cet homme n'eut pas conscience.
Entre ses mains, elle tenait un bouquet de bruyères cueillies sur le chemin. Elle s'agenouilla sur la terre égalisée à coups de pelle et déposa le bouquet devant la croix de bois que l'on venait de planter mais, auparavant, elle ôta une branche qu'elle mit dans la poche de sa robe sous l'oil interrogateur de Lalie.
D'un signe de tête, elle lui désigna la forme immobile découpée sur le ciel de plus en plus sombre :
- J'arriverai bien à la lui donner un jour, murmura-t-elle.
- Pourquoi pas tout de suite ?
- Essayons toujours !
Mais quand les deux femmes arrivèrent en haut du sentier, le père de Loeiza venait de libérer un cheval attaché à un arbre, sautait en selle avec l'aisance d'un cavalier accompli et s'éloignait dans la direction opposée à la ville.
- Il rentre à la Fougeraye, dit derrière Laura la voix d'Alain Crenn. C'est déjà beau qu'il soit venu...
- Et vous, où donc étiez-vous ? demanda la jeune femme.
- J'arrive à la fumée des cierges, je sais, mais j'ai une bonne raison : vous allez avoir, je crois, un autre enterrement à payer, citoyenne Laudren. On a retrouvé les Vincent !
- M... morts ?
- On ne peut plus. Et pas d'hier ! Le chien d'un berger les a flairés dans un trou de la lande sur les arrières de Château-Malo. Ils étaient tous là : le père, la mère et les deux fils... On avait mis de la chaux dessus, mais cela ne suffisait pas...
- Vous n'allez pas me demander d'aller les reconnaître ? s'inquiéta Laura avec horreur.
- Rassurez-vous ! N'importe qui peut faire ça... J'irai vous voir demain si vous le permettez.
Il s'inclina en portant la main à son bicorne et, à son tour, rejoignit son cheval qu'il avait laissé en liberté près des murs de l'hôpital.
La réconfortante impression du devoir accompli que Laura espérait rapporter à la maison n'existait plus. A la place il y avait une peur diffuse, la sensation d'avancer sur un terrain dont chaque repli pouvait dissimuler un cadavre. Après Loeiza qu'elle ne connaissait pas, les Vincent qui faisaient partie de son enfance. Certes la visite de leur maison ne laissait guère de doute sur le fait qu'il leur était arrivé au moins de graves ennuis, mais leur découverte dans une faille de la lande accentuait le sentiment d'une puissance maléfique étendue sur elle et sur les siens. Les Vincent étaient-ils morts parce qu'ils savaient trop de choses - par exemple le déménagement de la Laudrenais ! - ou pour éviter qu'ils n'en disent trop ? Quant à savoir qui les avait exterminés, la réponse coulait de source . ceux ou celui qui avait vidé la Laudrenais de ses trésors, et Laura craignait que tout ce mal se résume en un seul nom... Et elle se demandait, avec une profonde lassitude, si la liste des méfaits de cet homme s'achèverait un jour.
- Vous devriez cesser de vous tourmenter, fit soudain Lalie qui semblait avoir acquis la faculté de déchiffrer les pensées de sa jeune amie, vous allez en voir le bout puisqu'il est mort.
- Je voudrais tellement en être sûre !
- Peut-être ne le serez-vous jamais. La mer a rendu deux corps parce qu'ils n'ont pas subi l'explosion. La poudre noire qui a éclaté le bateau a dû réduire en parcelles les deux autres passagers. On ne trouvera certainement rien...
- C'est d'une bonne logique mais la logique et lui ! J'ai souvent pensé que s'il n'était pas le diable il en était une assez bonne imitation !
- Eh bien, dites-vous qu'il a rejoint son maître ! Le seul inconvénient, dans ce cas de disparition sans cadavre, c'est la difficulté de se remarier... au cas où l'idée vous en viendrait ?
Laura la regarda avec stupeur :
- Me remarier... moi ?
- Et pourquoi pas ? fit Lalie dont les yeux pétillaient par-dessus ses lunettes. Lorsque certain célibataire de ma connaissance en aura fini de ses travaux au service du Trône, je crois qu'un foyer devrait lui plaire ?
La jeune femme ne répondit pas. Cependant à l'expression de son visage, Lalie sentit qu'elle avait touché juste : Laura restait pensive mais ses yeux souriaient. Elle voulut cependant se défendre de cette douceur inattendue qu'elle sentait en elle :
- Il y a le souvenir de Marie...
- Je n'ai jamais parlé d'un avenir immédiat, précisa placidement la comtesse. J'ai dit : quand il en aura fini. A ce moment il serait bien que vous ayez pu obtenir la preuve de votre veuvage... définitif.
- Ne rêvons pas, mon amie ! Cette preuve, il se peut que je ne la reçoive jamais... et " lui " m'a dit un jour que le mariage n'était pas pour lui. On n'épouse pas la tempête...
- Il n'y a pas d'exemple d'une tempête qui ne se soit enfin calmée.
Lalie prit un temps de réflexion et, pendant quelques minutes, on n'entendit plus que le crépitement du feu dans la cheminée devant laquelle Laura, à demi étendue dans un fauteuil et les yeux clos semblait s'assoupir. Elle les rouvrit quand le comtesse, à la poursuite de son idée, hasarda :
- Cet homme que nous avons aperçu tout à l'heure... Ce Bran Magon de -je ne sais plus quoi...
- La Fougeraye...
- Si vous voulez ! Cet homme aurait assisté à l'explosion du haut des remparts ? Il en saurait peut-être un peu plus que les autres ?
- C'était en pleine nuit, Lalie, et à la sortie des passes. S'il attendait que le lougre saute, tout ce qu'il a pu voir, même avec une longue-vue, c'est une explosion de lumière, des flammes. Il ignorait que sa fille était à bord et je pense qu'il a dû être fort surpris lorsque l'on a retrouvé son corps...
- Pourquoi ne pas le lui demander ?
A cet instant, le vieux Guénolé entra, portant une lettre sur un plateau :
- On vient d'apporter ceci, dit-il en offrant le tout à Laura.
- De qui est-ce ?
- Je ne sais pas.
- Qui l'a portée ?
- Ça non plus je ne le sais pas. Une espèce de paysan...
Laura fit sauter le cachet à la gravure illisible et alla à la signature...
- Eh bien, dit-elle, les grands esprits se rencontrent ! Ce mot vient justement de la Fougeraye : M. Magon me demande d'aller le voir. Il dit qu'il lui est impossible de se déplacer et il souhaite., que je vienne à la tombée de la nuit...
- Et vous rentrerez comment, une fois les portes fermées ? maugréa Lalie qui n aimait pas du tout cela.
- Il m'invite à souper et ajoute qu'il nous logera pour la nuit moi, et le serviteur qui m'accompagnera.
- Il vous accorde une escorte ? Il est bien bon.. Les yeux toujours sur la lettre qu'elle lisait à mesure, Laura poursuivit :
- Le serviteur doit être armé à cause des mauvaises rencontres possibles et des patrouilles côtières toujours à la recherche de quelque chouan en mission.
- De mieux en mieux ! C'est un coupe-gorge sa maison ? Et il ne serait pas en train de vous tendre un traquenard ?
- Pour quelle raison ? Il s'excuse de toutes ces précautions qu'il juge nécessaires et il conclut en ajoutant qu'il souhaite m'apprendre certains faits d'importance ayant trait à la Laudrenais.
Elle replia le papier, le mit dans sa poche et déclara :
- Je vais y aller demain, Lalie ! N'essayez surtout pas de m'en empêcher, vous perdriez votre temps...
- J'ai bien envie d'aller avec vous...
- Certainement pas ! D'abord vous n'êtes pas invitée et ensuite Jaouen devrait suffire à la tâche. Je vais le prévenir et je suis certaine qu'il ne m'arrivera rien de fâcheux.
- Dans ce cas, allons nous coucher pour faire une bonne nuit, car je suis bien sûre de ne pas arriver à fermer l'oil demain soir...
Le lendemain, peu avant la tombée de la nuit, Laura et Jaouen approchaient de la Fougeraye. La lettre du gentilhomme précisait que sa propriété n'était pas facile à trouver et qu'il enverrait un domestique armé d'une lanterne au carrefour des chemins de Paramé, Saint-Ideuc et Rothéneuf. Dès qu'il aperçut les deux cavaliers - sur le conseil de Jaouen qui connaissait bien la région, la jeune femme avait choisi d'y aller à cheval - il quitta l'ombre des cornouillers où il s'abritait, éleva la lanterne allumée bien qu'on y vît encore suffisamment et fit signe de le suivre. Il s'engagea dans un chemin assez large qui semblait piquer vers la mer, prit soudain à droite, entre deux rochers tellement couverts de végétation que le passage était invi sible pour qui ne le connaissait pas. Ensuite, le sentier s'enfonçait dans ce qui devait être un reste de l'ancienne forêt druidique : un fouillis de verdure, de pins noirs mais aussi de chênes et de hêtres dont les branches dépouillées par la saison, autant que par le vent, permettaient une meilleure vision. On arriva bientôt à une antique demeure gardée par de vieux pommiers givrés de lichen et par des murs nés sans doute au temps des ducs de Bretagne. C'était sous de longs toits d'ardoise un fort manoir flanqué d'une tour courte dont le granit gris se mouchetait de blanc, planté entre un grand potager enclos de pierres levées et un tunnel de branches plongeant vers les reflets mouvants de la mer. Des fenêtres étroites, grillées pour celles donnant sur le chemin, basses et fleuronnées pour celles de la façade ouvertes sur un jardin mal entretenu qui semblait s'arrêter net sur le vide. Au-dessus du cintre de pierre de la porte basse apparaissaient des armoiries à moitié rongées. Laura pensa que cette maison ressemblait beaucoup à son propriétaire : usée mais toujours solide !
Celui-ci vint accueillir sa visiteuse, lui offrit la main avec une parfaite courtoisie pour l'aider à mettre pied à terre et la précéda dans une vieille salle dallée de grandes pierres réchauffées d'une magnifique cheminée dont le feu faisait miroiter de très beaux meubles anciens astiqués et luttant de reflets avec les vieux étains, les cuivres et les faïences colorées. Le couvert était mis sur une nappe de lin blanc éclairée par deux chandeliers, mais ce fut vers l'âtre que La Fougeraye mena Laura pour la faire asseoir dans un antique fauteuil de chêne sculpté garni de coussins de velours rouge.
- Merci d'être venue, commença-t-il. Ma lettre a dû vous surprendre ?
- Je l'avoue.
- Pourtant vous avez accepté ?
- Oui. Le personnage que vous me semblez être ne fait pas en vain une démarche de ce genre. Si vous m'avez appelée, c'est qu'une conversation entre nous vous paraît importante...
- Vous êtes bien jeune pour posséder un jugement aussi sûr. Pourtant, nos relations précédentes ne devraient guère vous inciter à me rencontrer davantage et à partager avec moi le pain et le sel ?
- Ai-je dit qu'il me conviendrait de m'asseoir à cette table ? D'après vos explications, vous jugiez peu convenable, voire dangereux de venir chez moi, je viens donc à vous. Parlez, je vous écoute.
Planté sur ses deux jambes, les mains nouées dans le dos, le petit homme darda son regard nuageux sur cette grave jeune femme dont les profonds yeux noirs faisaient un si joli contraste avec ses cheveux blonds argentés.
- Pas encore. Il me faut d'abord vous offrir mes excuses pour la manière dont je me suis comporté envers vous.
- Ce n'est pas envers moi que vous vous êtes mal comporté, c'est...
Il l'arrêta du geste :
- Envers celle qui était ma fille... ma dernière fille car de ma famille il ne me restait qu'elle. Une enfant tournée vers Dieu, vouée à Dieu de son propre choix et depuis l'enfance ! Quand, avec ses compagnes, on l'a chassée de son couvent, elle s'y est cramponnée jusqu'à la dernière seconde avec un désespoir farouche et j'attendais qu'elle revienne ici. Cette demeure où l'on a toujours vécu dans l'honneur, où mon épouse et mes autres enfants ont laissé la trace de leur simple vertu était digne de la recueillir. Elle aurait pu y servir Dieu presque aussi bien que chez les religieuses. Il y a même une chapelle dans le bois voisin... mais ce misérable a mis sa main sur elle parce qu'elle était la plus belle. Il l'a emmenée chez lui... chez vous à la Laudrenais. Je ne sais ce qu'il lui a fait, de quelle magie infernale il a usé, mais de ce corps, de cette âme il s'est emparé. De cette fille de pureté il a fait une putain !
Il avait craché le mot et comme Laura choquée faisait mine de de se lever, il l'arrêta de nouveau et poursuivit :
- Je vous blesse mais cette flétrissure convient à celle qui se donne à Satan, qui trouve son bonheur dans cette abjection, qui renie tout ce qui fut sa vie, sa joie pour ne plus exister que par lui... Lorsque j'ai su qu'il allait s'enfuir - il était surveillé, croyez-moi ! - j'ai repris Loeiza de force et je l'ai enfermée. Si vous l'aviez vue ! Une furie déchaînée ! Elle s'est vantée de son amour, de son péché ; elle les a revendiqués comme le bien suprême et à cet instant j'aurais pu la tuer. Un reste de tendresse m'a retenu et je me suis contenté de la boucler dans sa chambre mais elle a réussi à s'enfuir et elle l'a rejoint. Vous savez la suite...
- Tout de même, devant ce cadavre brisé, déchiré, qui proclamait ce qu'a été sa fin, ne pouviez-vous pardonner ?
- Non et je ne le peux toujours pas. Quelque chose me dit que même en mourant de sa main, elle aimait encore ce bourreau.
- Qu'en savez-vous ?
La riposte vint, brutale, et prit Laura au dépourvu :
- Et vous ? Au bout de combien de temps avez-vous cessé de l'aimer ?
Pour échapper au regard gris qui essayait de la percer à jour, elle tourna les yeux vers la cheminée mais elle avait trop d'honnêteté pour lui refuser la vérité :
- C'est vrai je l'ai aimé longtemps... Des années, en dépit de sa froideur, de sa cruauté, et je n'avais trouvé d'autre solution que la mort pour lui échapper. Au point d'avoir regretté que l'on m'ait sauvée des massacreurs de Septembre [v]. C'était pourtant la troisième fois qu'il essayait de me tuer...
- Vous voyez bien ? Peut-être l'aimez-vous encore ?
- Ah non ! Non ! Non... mille fois non ! Moi j'ai rencontré un sauveur et ce sauveur je ne pouvais pas ne pas... m'attacher à lui. Votre fille n'a pas eu cette chance. On ne lui en a pas laissé le temps.
- C'est possible ! Quoi qu'il en soit, en vous demandant de venir, je voulais surtout vous dire merci...
- Et de quoi mon Dieu ?
- D'avoir fait ce à quoi ma colère ne pouvait se résoudre : lui donner un bout de terre chrétienne... Depuis qu'elle y est, depuis que je vous ai vue déposer un bouquet sur sa tombe, ma colère s'est apaisée. Je me sens mieux...
Une porte s'ouvrit pour livrer passage à une solide servante en tablier et coiffe blanche qui portait avec précaution une grande soupière de faïence qu'elle vint déposer au centre de la table. Puis elle s'immobilisa, les yeux sur son maître, attendant un ordre. Mais ce fut à Laura qu'il s'adressa :
- Je ne vous ai pas encore tout dit, mais pensez-vous, à présent, pouvoir accepter de partager ceci avec moi ?
Elle prit dans sa poche le brin de bruyère qu'elle avait arraché du bouquet et le lui tendit :
- Si vous acceptez.... Oui.
La Fougeraye contempla les menues fleurs mauves sans tendre la main pour les recevoir puis, soudain, saisissant Laura par le bras, il l'entraîna vers l'escalier qui prenait naissance au fond de la salle.
- Venez ! dit-il seulement en prenant sur la table l'un des flambeaux.
Intriguée elle se laissa mener à l'étage où, tirant une clef de sa poche, il la fit pénétrer dans une chambre presque aussi austère qu'une cellule monacale. Les murs étaient blancs comme le lit étroit enveloppé de rideaux de même couleur assortis à ceux de la fenêtre. Un coffre, une table, deux chaises paillées et un prie-Dieu sans coussin disposé devant un crucifix d'ébène et d'ivoire composaient avec un coffre à vêtements et une cheminée sans feu tout le mobilier de cette pièce tellement virginale qu'elle en paraissait irréelle.
- Voilà sa chambre ! J'avais veillé à ce qu'elle soit aussi proche que possible de celle du couvent. Mais quand je l'y ai ramenée elle n'était plus la même, et voyez !
Il écarta les rideaux de la fenêtre, révélant les barreaux extérieurs sciés. Ils n'étaient pas très épais mais en être venue à bout faisait grand honneur à l'énergie de Loeiza. Le père les considéra emporté tout ce qu'il a pu trouver d'or, d'argent ou d'assignats et, malheureusement, la mer, si elle rend parfois les corps, ne restitue pas les bagages. Il me reste une petite fortune que ma mère a pu me transmettre au jour de sa mort et dont la majeure partie se trouve chez un banquier parisien, mais je doute que même en réalisant le tout ce soit suffisant. Mon amie Sainte-Alferine qui s'est chargée de ce poids ne me cache pas ses soucis.
- Vous avez encore un navire qui croise du côté des Mascareignes ?
- Oui. Le Griffon. Son retour pourrait nous sauver, mais reviendra-t-il jamais ?
Soudain, des coups rapides furent frappés à l'une des deux fenêtres de la salle : celle qui donnait sur le jardin. Le gentilhomme imposa silence. Il se figea, écouta intensément. Les coups reprirent sur le même rythme : cinq vifs et trois plus lents. Alors il se précipita, ouvrit la fenêtre, échangea avec le visiteur encore invisible quelques mots que Laura n'entendit pas, referma, courut à la porte et sortit, laissant pénétrer une rafale de vent et de pluie. Le temps avait dû changer depuis l'arrivée de la jeune femme mais elle ne s'en était pas aperçue. Un instant plus tard, son hôte revenait en compagnie d'un homme vêtu d'un manteau trempé sur une veste de laine et des culottes de cuir. Un chapeau à forme haute dégoulinant d'eau coiffait le visage mal rasé aux traits fins et aux yeux noirs de l'arrivant, qui pouvait avoir entre vingt-cinq et trente ans. L'affrontant portait un sac de voyage à la main. Il se découvrit devant la jeune femme, sourit et s'inclina tandis que La Fougeraye déclarait.
- Je vous présente le comte Armand de Chateaubriand qui, au péril de sa vie, assure depuis longtemps déjà les liaisons entre notre Bretagne et l'île de Jersey. Il est le courrier des Princes. Mais nous, nous l'appelons l'Ami des vagues car il conduit lui-même sa barque et il n'est pas une crique, un rocher qu'il ne connaisse à fond. Armand, voici, comme je vous l'ai dit, Mme de Laudren.
Le jeune homme mouillé baisa la main que Laura lui tendait.
- Je suis sans doute pour vous un inconnu, madame, commença-t-il, mais elle ne le laissa pas poursuivre :
- Je suis malouine comme vous-même, monsieur, et votre nom m'est familier. Ma mère était je crois une amie de la vôtre. Il est étonnant que nous ne nous soyons jamais rencontrés.
- Dans les temps que nous vivons, rien n'est étonnant, madame, surtout pas les étranges destins qui nous sont donnés. Je sais que l'on vous a crue morte et que Pontallec a épousé votre mère. C'est lui d'ailleurs que je cherche. Le prince de Bouillon qui tient Jersey vient d'être nommé chef de la correspondance des Princes en remplacement de lord Belcare et il m'envoie tout spécialement pour savoir ce qu'il advient du marquis. Voilà des semaines que nous n'avons eu de ses nouvelles.
- Parce qu'il vous en donnait ? articula La Fougeraye soudain glacial.
- Mais bien sûr. Vous l'ignorez peut-être, vous qui vivez si retiré, mais il est le meilleur représentant en Bretagne de Mgr le comte de Provence, régent de France, et leur courrier passe par Jersey et l'Angleterre. Il le déposait au château du Val d'Arguenon... chez nous, ajouta le jeune homme avec dans la voix une fêlure.
- Comment est-ce possible ? Votre père est mort en prison il y a peu, de maladie et du chagrin que lui avait causé le décès de votre mère. Quant à vos sours, enfermées dans l'infecte geôle que l'on avait fait du couvent de la Victoire, l'une, Marie, est morte aussi et si les deux autres, Emilie et Modeste, sont encore en vie c'est parce qu'à Paris on a abattu Robespierre et qu'elles ont été délivrées. Elles ont trouvé refuge à Saint-Malo, au Petit-Placitre, chez votre ancienne lingère, Mlle Lhotelier. Elles n'ont plus rien ! Alors, que venez-vous me parler du château de votre père ? Il ne lui appartient plus...
Le jeune homme se laissa tomber sur un tabouret, couvrant de ses mains tremblantes son visage fatigué où coulaient les larmes...
- Je sais presque tout cela car j'en viens et je n'y ai plus trouvé qu'un couple d'anciens fermiers qui m'ont appris mes malheurs. C'est pourquoi je me suis permis de venir ici, sachant votre attachement à notre cause et l'aide que vous lui avez toujours apportée. Il faut à tout prix que je rejoigne Pontallec. J'ai des nouvelles pour lui et il doit en avoir pour moi.
- Vous êtes fou, ma parole ! Qui vous dit qu'il n'est pas la cause du désastre de votre famille et que...
- Non... Non, j'en suis certain. Vous ne pouvez pas savoir, vous, que ses relations apparemment amicales avec l'affreux Le Carpentier servaient seulement à masquer ses activités réelles. Elles n'étaient qu'apparences, faux-semblants et elles lui ont permis de nous rendre bien des services. Evidemment, vous vivez très écarté, mon cher Magon et vous n'avez vu que ces apparences...
- Apparences ? Faux-semblants ? gronda le gentilhomme. Des amis envoyés à l'échafaud, des dénonciations, des spoliations ? Vous osez n'y voir que des bagatelles sans importance ? Il a peut-être aussi fait semblant de tuer ma fille après l'avoir déshonorée ? Loeiza est morte, vous m'entendez, et c'est lui qui l'a assassinée après avoir tué Marie-Pierre de Laudren épousée parce qu'il était certain d'en avoir fini avec sa première femme... que voici !
Le jeune homme ne s'attendait pas à une telle explosion de fureur et ne savait plus trop quoi dire.
- Vous êtes sûr de tout cela ? hasarda-t-il pauvrement.
- Si j'en suis sûr ?
Hors de lui, Bran Magon de la Fougeraye leva un poing noueux et redoutable mais, avec un cri, Laura se jeta sur lui :
- Par pitié, monsieur, contenez-vous ! Votre visiteur n'est pas venu depuis longtemps et il n'a jamais connu qu'une face d'un personnage qui en a tellement ! Il ne pouvait pas savoir...
- Merci de plaider ma cause, madame, fit Armand de Chateaubriand avec un triste sourire. C'est le malheur de ce temps où les membres des familles doivent vivre aux antipodes les uns des autres et vous avez dit vrai : je l'ignorais. Pour nous, gens de l'ombre, Pontallec est un agent efficace dont Mgr le Régent fait grand cas en son exil italien. Son frère et son neveu pensent de même. Dans leur idée, avoir réussi à circonvenir Le Carpentier était un coup de maître et, maintenant qu'il a disparu, Leurs Altesses estiment qu'il est temps d'implanter dans cette région une solide tête de pont pour un éventuel débarquement... A propos, sait-on ce qu'il est advenu de l'ancien " proconsul " ?
- Il est retourné à Valognes, mais j'ai recueilli des bruits : la Convention l'aurait fait arrêter et expédier au château du Taureau, en baie de Morlaix...
- Enfin une bonne nouvelle !
- Vous allez moins aimer la suivante, mon garçon ! Et je vous évite de poser la question qui vous brûle les lèvres : votre cher Pontallec est mort ! Il a sauté avec le bateau dans lequel il voulait s'enfuir... et c'est moi qui ai placé la charge, après quoi j'ai payé quelqu'un pour allumer la mèche !
Le silence tomba. Quelques minutes très longues où chacun retenait sa respiration. Enfin, l'Ami des vagues se leva péniblement et prit son sac posé à terre :
- Pardonnez-moi, monsieur de la Fougeraye ! Je n'aurais jamais dû revenir ici. Mieux vaut que je m'en aille !
Il reprenait aussi son manteau trempé mais le père de Loeiza lui arracha l'un et l'autre :
- Vous tenez à peine debout et vous êtes mouillé ! Venez plus près du feu ! On va vous servir de la soupe et vous resterez ici jusqu'à ce que nous ayons examiné ensemble la situation. Une chambre va être préparée. On réfléchit mieux quand le ventre est plein et le corps reposé !
- Vous êtes bon... mais puis-je vraiment accepter?
Le rude gentilhomme lui assena dans le dos une bourrade qui faillit l'envoyer tête première dans la cheminée.
- Et pourquoi donc pas ? Vous n'êtes pas le premier que votre Pontallec -Satan ait son âme damnée ! - aura abusé !
CHAPITRE III
UN COUVENT ABANDONNÉ
- Quel temps ! s'écria Lalie en s'ébrouant comme un chien et en tapant ses pieds sur le dal lage pour en faire tomber la boue.
- Madame la comtesse ferait mieux de fermer la porte ! clama Mathurine du haut de l'escalier. Les pieds ça peut attendre mais ce sacré noroît est capable de décrocher les lustres !
Une violente rafale avait, en effet, poussé la vieille dame à l'intérieur et semblait décidée à explorer la maison.
- Vous feriez mieux de venir m'aider au lieu de jouer les capitaines de navire sur la dunette ! Je n'y arriverai jamais toute seule !
L'épais battant de chêne sculpté refusait de se rabattre en dépit de ses efforts. Ce que voyant, Mathurine dégringola à son secours et à elles deux, elles réussirent à refermer la porte récalcitrante.
- Merci ! s'exclama Lalie. J'ai cru un moment que je ne pourrais pas rentrer. Même dans le port, les bateaux ont l'air de jouer à saute-mouton !
- Aussi, qu'est-ce que Madame avait besoin d'y aller voir ? bougonna Mathurine en l'aidant à se débarrasser de sa mante copieusement mouillée. Quand il fait ce temps-là on reste chez soi !
- Quand M. l'abbé Beaugeard prend la peine de sortir pour dire une petite messe matinale à la chapelle du Saint-Sauveur, on ne peut tout de même pas le laisser tout seul ? Ce ne serait pas convenable. Surtout quand on en a manqué aussi longtemps ! Et ne faites pas cette tête-là, Mathurine ! Je sais bien que vos rhumatismes vous tourmentent et que vous ne pouvez pas y aller. Alors laissez-moi faire pour deux !... Et même pour trois ! Où est Madame Laura ?
La vieille gouvernante n'arrivait pas à se faire à ce nouveau prénom et ne comprenait pas qu'en reprenant le nom de Laudren, sa jeune maîtresse refuse le double nom reçu au baptême. Celle-ci pourtant avait pris la peine de lui expliquer qu'elle y avait renoncé définitivement lorsqu'elle avait enfin compris qui était au juste l'homme qu'elle avait épousé et qu'elle aimait alors :
- Au point de vouloir mourir. Quelqu'un m'a sauvée, cachée, donné une autre vie et c'est à cette autre vie que je veux rester fidèle. D'ailleurs, la différence n'est pas si grande entre Laure et Laura...
- Et sainte Anne ? La mère de la Vierge ne vous convient plus ?
- Elle n'a rien à voir là-dedans ! Disons que je m'appelle Laura-Anne... et j'aimerais, Mathurine, que vous en teniez compte. Croyez-moi, Laura de Laudren se sent beaucoup mieux qu'Anne-Laure de Pontallec.
- Pontallec ! Quelle horreur !
- Vous voyez bien. Il faut éviter ce qui peut le rappeler à notre souvenir.
Mathurine n'en soupira pas moins en répondant à la question de la comtesse :
- Madame... Laura puisque vous y tenez vous aussi, est au grenier.
- Qu'y fait-elle ?
- Je sais pas. Elle n'a pas voulu que j'aille avec elle...
En réalité, elle n'y faisait rien. Lorsque Lalie, un peu essoufflée, arriva sous les combles, elle vit Laura appuyée, bras croisés, à l'embrasure d'une des lucarnes. Elle avait parfaitement entendu venir sa vieille amie mais elle ne bougea pas, se contentant d'expliquer, sans quitter des yeux le fantastique tableau de la mer déchaînée que la hauteur du toit, dépassant celle des remparts, lui permettait de contempler :
- Lorsque j'étais petite, je montais souvent pour voir la baie et les mouvements du port. Si j'ai toujours préféré la Laudrenais et mon petit Komer, c'est parce que l'on ne s'y sentait pas enfermés comme ici. Dans la ceinture des murailles, on a toujours un peu l'impression d'être en état de siège...
- Cela peut avoir du bon quand on l'est vraiment comme en 1758, quand le duc de Marlborough est venu se casser les dents dessus ?
- Pour le moment, c'est la mer qui nous assiège. Et que faire d'autre que la regarder ? C'est à la fois agaçant et magnifique, ajouta-t-elle en contemplant les grandes gerbes écumantes qui sautaient par-dessus les chemins de ronde.
- En un mot comme en cent, vous vous ennuyez ?
- Oui et je n'aime pas cela. Vous me direz que je pourrais m'intéresser aux affaires, mais je n'y ai aucun goût et si vous n'étiez venue avec moi, je crois que j'aurais tout vendu pour ne garder que Komer bien qu'il soit en ruine.
- Si nous arrivons à nous en sortir ce serait dommage, mais ce sont vos biens et si vous voulez vous en défaire je n'ai rien à dire...
- Non. Comme vous le dites ce serait dommage car, même si la situation est difficile, embrouillée, j'ai l'impression que vous prenez quelque plaisir à essayer d'en venir à bout. Je vous en ai une profonde reconnaissance, très chère Lalie... mais ne me demandez surtout pas de m'en mêler !
- C'est vrai que j'ai trouvé ici et auprès de vous, une nouvelle raison d'exister parce que j'espère vous être utile.
- Et moi qui sais à quel point le besoin d'argent se fait pressant, je reste là à regarder la mer comme si j'en attendais une aide quelconque. Alors que ses vents, en arrêtant toute activité, m'empêchent d'aller vérifier au Guildo si Bran Magon a raison au sujet du couvent des Carmes. Si au moins je pouvais retrouver ce que ce démon a volé !
- Ne vous illusionnez pas trop ! Quelle que soit la valeur de ce que vos ancêtres ont accumulé, je ne crois pas que vous en tireriez la fortune que cela devrait représenter : presque tout le monde est ruiné par ici.
- Mais pas le colonel Swan ! Il viendrait sans hésiter si je l'appelais mais encore faut-il avoir quelque chose à lui vendre !
- Eh bien, attendons ! Cette tempête ne durera pas toujours...
Elle dura encore quarante-huit heures, laissant des dégâts importants aussi bien dans le port que dans les deux cités devenues plus ou moins rivales depuis l'accession de " Port-Solidor " au statut de ville à part entière. En mer aussi il y eut des dommages et la nouvelle d'un naufrage survenu près de l'île de Cézembre, dans le chenal de la Grande Conchée, envoya nombre d'habitants sur les grèves pour tenter de récupérer ce que la fortune de mer pouvait jeter au rivage. Pour une autre raison, Laura se rendit le matin sur la plage au pied du rempart. Il y avait surtout des femmes et des enfants en train de ramasser des morceaux de bois et des objets variés, sans cacher la joie que leur causait l'aubaine et sans se soucier des hommes qui, un peu plus loin, emportaient des corps sur des civières. Ce fut vers eux qu'elle se dirigea, à peine étonnée de voir M. de la Fougeraye venir à sa rencontre :
- Inutile d'aller contempler un spectacle déplaisant ! dit-il en la saluant. Ces gens-là sont morts dans la nuit et, bien entendu, aucun d'eux n'est celui que nous cherchons vous et moi.
- Je n'y comptais guère mais on peut toujours espérer...
- Espérer ? Quel mot pour une veuve ! fit-il narquois.
- Et c'est pourtant celui qui convient. Tant que je n'aurai pas vu sa dépouille je n'arriverai pas à considérer qu'il est vraiment mort..
- Moi je commence à y croire, et cela depuis que le jeune Chateaubriand est venu se réfugier chez moi.
- H a pu repartir ?
- Avec cet ouragan ? C'était impossible, il est toujours là-haut et attend avec impatience de pouvoir reprendre la mer. J'ai promis de me charger de son courrier mais où en étions-nous ?
- Vous disiez que vous commencez à penser...
- En effet. En dehors du Griffon qui n'est pas encore rentré, il vous manque toujours un navire ?
- La Licorne, en effet, disparue il y a quatre mois environ sans que l'on puisse savoir ce qu'elle est devenue.
- Moi je le sais : elle est au port de Samt-Hélier à Jersey où son équipage est prisonnier. Pontallec qui avait mis deux traîtres à bord l'a fait arraisonner en mer par un vaisseau anglais prévenu et qui la guettait...
Laura sentit soudain le froid et resserra les plis de sa mante autour d'elle, haussant les épaules :
- Mme de Sainte-Alferine et moi pensions bien qu'il s'était passé quelque chose de ce genre, mais je ne vois pas en quoi cela confirmerait la mort de...
- C'est pourtant simple : quand le lougre a sauté, la Licorne attendait ses passagers à l'entrée du chenal de la Grande Conchée... et elle est rentrée à Jersey sans avoir récupéré qui que ce soit... Tirez en vous-même les conclusions !
Il lui avait offert son bras pour ces quelques pas le long de la plage, et soudain il posa sa main sur celle que Laura y appuyait en ajoutant :
- Allons, petite ! Essayez d'oublier le long cauchemar qu'il vous a fait vivre ! Il est temps pour vous de rejeter le passé et de regarder vers l'avenir ! La vénérable maison d'armement à laquelle se dévouait votre mère vaut la peine d'être sauvée !
Sensible à la soudaine douceur de cet homme si rude, elle lui sourit :
- Je sais, mais moi je suis bien ignorante en ces matières et sans mon amie Eulalie...
- Une sacrée bonne femme, je peux vous dire ! Je l'ai vue il y a peu à la capitainerie du port tenir tête au vieil Onfroy, l'ancien rival de votre mère, et lui expliquer en termes d'une grande élégance que l'armement Laudren ne saurait être à vendre, après quoi, comme celui-ci lui répondait avec grossièreté, elle lui a rivé son clou en des termes qui pourraient laisser supposer qu'elle a fréquenté les bas-fonds.
- Mais elle les a fréquentés.
Et comme son compagnon la regardait avec une stupeur où elle crut déceler une vague déception, elle lui raconta leur rencontre à la Conciergerie et comment la comtesse de Sainte-Alferine reconvertie en Lalie Briquet, tricoteuse, avait poursuivi de sa haine et jusqu'à l'échafaud le capucin défroqué Chabot, cause de son grand malheur. Elle parla aussi du baron de Batz - il le fallait bien ! - mais avec modération. Elle craignait que trop d'enthousiasme laissât percer le secret de son amour, et appuya surtout sur le personnage de Lalie.
Bran de la Fougeraye l'écouta avec une grande attention, se contentant, lorsqu'elle en eut fini, de soupirer à nouveau :
- Une sacrée bonne femme ! Il faut l'aider dans sa tâche... Je me rends demain à Plancoët pour remplir la mission dont je me suis chargé à la place du jeune Armand. Voulez-vous m'accompagner ? Je vous conduirai ensuite au Guildo vérifier si mes soupçons se confirment ?
- Volontiers mais...
- ... mais le fidèle chien de garde qui vous suit partout voudra être de la partie ?
- Sans aucun doute !
- Je préférerais que nous soyons seuls. Il ne s'agit pas d'une expédition et nous n'avons pas grand-chose à craindre des autorités : elles ne s'aventurent guère dans les profondeurs du pays, ce sont les chouans qui le tiennent et je n'ai rien à en craindre ; nous irons tranquillement, vous et moi, à Plancoët visiter de vieilles amies perdues de vue depuis longtemps, voir... ce qu'il en reste ! Une sorte de pèlerinage d'un oncle à la mode de Bretagne et de sa nièce se déplaçant en carriole ! Qu'en pensez-vous ?
- Que cela me paraît une excellente idée et que je serai ravie de vous accompagner. Quant à Jaouen, je saurai lui expliquer...
Peut-être faisait-elle preuve d'un optimisme excessif car Jaouen, dès les premiers mots, monta sur ses grands chevaux : il détestait l'idée de voir " Mme de Laudren " échapper à sa surveillance. Surtout pour courir les chemins creux en compagnie d'un personnage pour lequel il ne débordait pas d'affection :
- C'est un chouan et vous n'avez rien à faire avec ces gens-là. Même si la Terreur est morte, nous sommes toujours en république et vous devez rester en bons termes avec les autorités d'ici. Ce que vous voulez faire est d'une grande imprudence !
- Peut-être, mais j'ai besoin de savoir ce qu'il y a au juste dans l'ancien couvent des Carmes...
- Alors laissez-moi vous y emmener ! Je connais la région aussi bien que cet homme !
- Vers Cancale sans doute, mais de l'autre côté de la Rance il en sait sûrement plus que vous. Et enfin, pourquoi voulez-vous que ce soit un chouan ?
- Vous oubliez la visite de l'autre soir ? L'homme qui est sorti de la mer en pleine nuit a frappé au carreau selon un code et le sieur de la Fougeraye y a répondu en ouvrant sa porte !
- C'est possible, mais il n'avait pas vu cet émissaire depuis un bon moment. L'histoire de sa fille l'a tenu à l'écart de toute activité un tant soit peu politique. En outre il connaît ce jeune homme depuis longtemps... Mais, au fait, nous n'allons pas j'espère recommencer nos discours contradictoires comme au temps des conspirations de Batz ? Vous êtes plus républicain que jamais, n'est-ce pas ?
- Certes ! Gens et choses retournant à une existence plus normale et l'air de la liberté ayant à nouveau droit de cité, je pense qu'il faut s'attacher à ce qui ne peut être que le repos et le bien du pays. Les chouans mettent tout cela en danger et je suis prêt à les combattre !
- Pas chez moi, en tout cas ! s'écria Laura en colère. Mes convictions profondes sont aussi toujours les mêmes... et le resteront tant que Madame Royale demeurera captive au donjon du Temple ! L'air de la liberté, dites-vous ? Quand donc cette enfant de seize ans aura-t-elle le droit de le respirer comme tout le monde ? Sans parler du petit garçon que l'on garde enfermé au second étage, sous sa prison à elle !
- Sans parler, continua Jaouen avec amertume, de ce que M. le baron de Batz peut bien concocter en ce moment pour le service de son roi ! Qu'il vous appelle et vous accourrez n'est-ce pas ?
Laura s'efforça de retrouver son calme : elle ne voulait pas que cette escarmouche dégénère par trop :
- Vous ne croyez pas que nous nous éloignons un peu du sujet primitif ? Il est question pour moi d'accompagner un vieux gentilhomme en un lieu où nous pouvons, en effet, rencontrer plus de tenants de la royauté que de gens de l'autorité. Avec lui tout se passera bien ; avec vous j'en suis moins sûre...
Jaouen serra son poing unique cependant qu'un éclair d'orage traversait son regard gris.
- Faites à votre idée, grommela-t-il. Je vous prie de m'excuser de m'être mêlé de ce qui ne me regarde pas mais... Il prit un temps de silence puis lâcha en tournant les talons : "... mais dites-vous bien qu'en dehors de vos demeures, je combattrai les chouans chaque fois que ce sera nécessaire ! "
Laura ne releva pas. Au contraire, elle poussa un soupir de soulagement et monta dans sa chambre dire à Bina de lui préparer un petit bagage pour deux ou trois jours.
Les chouans ! Elle n'en avait jamais autant entendu parler que depuis son retour à Saint-Malo. La Bretagne, il est vrai, était leur terre et s'ils s'étaient laissé incorporer dans l'armée vendéenne en 1793 ils n'en avaient pas moins conservé leur autonomie et leurs chefs uniquement bretons. Cela elle le savait, pourtant, une fois installée dans la carriole qui, par un petit matin frais mais sec, l'emmenait vers le bac de la Rance, elle ne put s'empêcher d'en toucher un mot à son compagnon :
- Au fond, je n'ai jamais bien su ce qu'ils sont au juste ?
Les yeux sur son attelage, Bran Magon eut un de ses rares sourires en coin :
- On vous a dit que j'en étais un ?
- Non, mentit-elle, seulement, depuis ma visite chez vous j'ai tiré quelques conclusions... Je sais qu'il s'agit d'une rébellion ouverte associée à celle de la Vendée.
- Mais plus ancienne qu'elle et différente en ce sens que la chouannerie n'a pas été un mouvement spontané, improvisé, dans lequel des paysans se sont jetés aveuglément, suivant sans réfléchir des chefs d'occasion et même des malfaiteurs. Nous nous sommes préparés au combat dès 1790, nous entraînant pour les luttes que nous sentions venir pour défendre nos convictions, notre foi et nos traditions, et cela sous les ordres de chefs expérimentés prêts à tout sacrifier pour Dieu et le Roi. Les deux premiers ont été le défunt marquis de la Rouerie - il prononçait la Rouarie à la bretonne -et le faux-saunier Jean Cottereau, dit Jean Chouan parce qu'il imitait le cri du chat huant.
- Faux-saunier ?
- Ce n'est un crime qu'aux yeux des agents de la gabelle. Le sel est cher en France, pas en Bretagne, et il fallait bien vivre. Jean, d'ailleurs, a été pris mais le Roi lui a fait rendre sa liberté, d'où le dévouement passionné que lui et ses frères ont voué à notre malheureux souverain. Quant à La Rouerie, il était mon ami. Après sa mort et le massacre des siens, je me suis tenu en retrait, sans renoncer vraiment et sans fermer ma maison comme vous l'avez pu voir, et l'on pouvait toujours compter sur moi.
- Et ces deux hommes si différents étaient amis ?
- Mieux que cela : ils se complétaient. Le marquis amena les cadres, formés pour la plupart d'anciens officiers entrés en rébellion pour défendre leur cause, ainsi que les fonds fournis par la noblesse bretonne, les armes et les munitions. Sans oublier l'approbation officielle des Princes... que cependant l'on n'a jamais vus ! Jean Chouan amena ses hardis compagnons paysans et contrebandiers habitués à la vie dure des haies et des forêts, connaissant le moindre repli de leur pays. Il les entraîna à mener une guerre de harcèlement qui démoralise l'ennemi et l'effraye. Les cartouches de son fusil éparses dans ses poches, le chouan excelle à la poursuite et sait s'aménager des tanières souterraines, des caches indécelables sans compter celles que recelait le moindre manoir toujours prêt à les accueillir car ils ne sont pas des bandits mais des soldats de la nuit et toute la Bretagne le sait. Jean Chouan était le plus noble cour...
- Etait ? Il est...
- Mort, oui ! Le 24 juillet dernier. La veille, lui et ses hommes avaient été surpris par les Bleus [vi] à la ferme de la Babinière. Il a voulu sauver la femme de son frère René, qui, enceinte s'enfuyait, et il y a réussi, mais il a reçu un coup de feu qui a brisé sa tabatière accrochée à sa ceinture. Les éclats ont pénétré dans son ventre. Alors, se sentant mortellement atteint, il s'est traîné jusqu'à une châtaigneraie où les siens l'ont retrouvé. Ils l'ont porté dans son cher bois de Misedon à un lieudit Place Royale, où ils lui ont fait un lit de leurs vestes. C'est là qu'il est mort à l'aube du lendemain. On l'a enterré au plus épais de la forêt avec ses armes et son chapelet en un lieu que l'on a soigneusement caché [vii].
L'émotion qui tremblait dans la voix du gentilhomme toucha Laura :
- Une noble et belle histoire ! Et... ces hommes si vaillants n'ont pas de successeurs ?
- Bien sûr que si ! La chouannerie n'est pas près de mourir. Un ancien officier de marine, Aimé du Boishardy, remplace La Rouerie avec honneur et vaillance, et Jean Chouan avait désigné son compagnon Delière. Mais dès avant sa mort les choses ont failli tourner à la catastrophe, au printemps dernier, par la faute du comte de Puisaye, un Normand - jeta La Fougeraye avec une inexprimable expression de dédain et de colère -, un homme qui a été de tous les régimes : Constituante, Gironde, très ouvert aux idées nouvelles, et qui a même commandé la garde nationale d'Evreux. Après la chute des Girondins, il est redevenu royaliste et s'est rabattu sur la Bretagne, cherchant à y joindre nos troupes. Les chouans lui ont d'abord fait grise mine mais c'est un homme qui sait parler - il a étudié jadis au séminaire ! -et, en outre, sa personne en impose : haut de plus de six pieds avec un visage expressif et un abord aisé, il a vite rallié beaucoup de monde... sauf quelques-uns !
- Dont vous étiez ?
- ... et aussi Jean Chouan. Quant à moi on ne m'en impose pas facilement et je me suis méfié, dès notre première encontre, d'un homme que la mort du Roi n'a dérangé que lorsqu'il a commencé à craindre pour sa peau. Quoi qu'il en soit, il est intelligent et il a vite saisi les possibilités offertes par un pays que sa langue, ses mours, son esprit religieux et sa configuration permettent d'isoler aisément du reste de la France. Alors il a décidé de l'organiser en vue d'un soulèvement général et de le relier à l'Angleterre. En gros, il a repris les plans de La Rouerie : chaque paroisse devenant une commune, chaque canton une subdivision sur le mode républicain, etc. Lui étant au sommet, et je dois dire qu'au début il a fait du bon travail : il rassemblait armes et munitions, entravait le ravitaillement des villes mais écartait soigneusement la violence afin d'éviter l'arrivée de troupes supplémentaires chez l'ennemi. Les nouvelles circulaient de village en village au moyen d'un bâton creux. On annonçait que le comte d'Artois était à la tête de la conjuration et que l'ancien évêque de Dol, Mgr de Hercé, était chargé de représenter les Bourbons auprès du Saint-Siège et, du coup, les enrôlements se sont multipliés, encouragés par des assignats de fabrication anglaise. C'était sur Saint-Malo, Dol et Dinan qu'allait se porter l'effort principal. Douze mille hommes devaient se lever mais, dès le 26 juin, un peu trop tôt, Puisaye a lancé son manifeste appelant à l'insurrection. Résultat : un peu plus de deux cents hommes seulement sont partis à la bataille. Et ils ont été taillés en pièces dans la forêt de Liffré.
- Que s'était-il passé ?
- Un détail : le plan général de l'insurrection est tombé comme par hasard aux mains de l'ennemi : il se promenait dans la doublure de l'habit d'un courrier qui arrivait à Dinan. Puisaye, lui, réussit à s'embarquer pour Jersey d'où le prince de Bouillon l'a envoyé à Londres. Par l'entremise de Mgr de Hercé, il y évolue à présent dans l'entourage de Pitt. Armand de Chateaubriand m'a dit qu'il s'occupait activement de la fabrication de faux assignats et qu'il ne renonçait pas à son idée de soulèvement breton, qu'il est plein de grands projets...
- Vous ne l'aimez guère, dirait-on ?
- Je l'ai toujours détesté. Il se prend pour un généralissime et un grand penseur ; il n'est qu'un aventurier qui cherche sa propre fortune et se soucie peu du sang qu'il fait couler. Nous n'avons pas besoin de lui pour aider le Roi à retrouver son trône.
- Mais que pouvez-vous faire ? D'après ce que j'ai entendu dire, la grande révolte de l'Ouest où les Bretons combattaient avec les Vendéens aurait subi une défaite ?
- Certes, et pour raconter cette épopée - car celle-là en fut une ! - il me faudrait plus de temps que ne durera ce petit voyage. La Vendée a souffert le martyre, plus que nous c'est sûr et il serait question que le gouvernement lui accorde une amnistie ! Mais la Bretagne, elle, n'est pas près d'arrêter sa guérilla d'embuscades et de chemins creux ! Débarrassée de Puisaye, il lui reste les héritiers de Jean Chouan et tant qu'il y aura des régicides au pouvoir, nous continuerons. Je continuerai, car à présent il ne me reste plus que le combat pour occuper les jours me restant à vivre...
Un instant, Laura eut l'impression d'entendre Batz. Continuer, continuer encore et toujours, mais jusqu'à quand et jusqu'où ? Le retour d'un petit roi perdu dont on ne savait plus rien ? Le retour de princes dont l'aîné au moins était criminel par ambition ? Tant de vies gâchées, tant de sang versé pour en revenir à une république peu disposée apparemment à céder la place, même si celui qui prétendait l'incarner, si Robespierre avait payé sa folie criminelle sur l'échafaud ? Mais Laura n'éprouvait aucune envie d'entrer en controverse avec cet homme de granit en qui elle sentait une joie secrète. La mort de Loeiza, même s'il l'avait reniée, lui donnait une raison de continuer la lutte. Tout comme la mort de Marie avait renvoyé Batz dans la fournaise...
- Que comptez-vous faire ? Il lui jeta un regard en biais :
- Ne croyez-vous pas, jeune dame, que je vous en ai assez dit ?
- Vous vous méfiez de moi ?
- Vous ne seriez pas là si c'était le cas, alors je vais vous répondre : je reprendrai les armes si l'occasion se présente. En attendant je reste chez moi où le jeune Armand sait qu'il peut toujours me joindre... et je remplis ma mission, conclut-il en désignant un sac placé entre ses jambes. Avant d'aller sur le Guildo, nous nous arrêterons un moment à Plancoët chez les demoiselles de Villeneux, deux charmantes vieilles filles dont je suis un peu parent et dont il est naturel que je me soucie, étant sans nouvelles depuis longtemps...
- Vous voulez dire qu'elles sont... un relais du courrier ?
- Nous disons une " maison de confiance ". Et Dieu sait si c'en est une ! Elles accueillent à bras ouverts qui demande asile, repos, nourriture, qui a besoin d'aide et qui n'en a pas besoin, le tout avec le sourire, et pourtant elles n'ont que très peu à partager car elles ne sont pas riches. Je n'aime pas les femmes en général, ajouta-t-il avec un nouveau regard de côté, mais celles-là je les aime bien parce qu'elles ont gardé des cours d'enfant...
Le petit voyage se passa sans incident et si parfois Laura eut l'impression de voir un chapeau noir disparaître derrière une haie, ou le canon d'un fusil luire sur un rocher, ce fut si fugitif qu'elle peut croire à une illusion. Aucun Bleu ne se montra avant les abords de Plancoët. Encore se contentèrent-ils de vérifier les papiers des occupants de la carriole, après quoi ils les laissèrent reprendre leur chemin en touchant vaguement leur bicorne en guise de salut...
- Ils ont fait de sacrés progrès ! commenta La Fougeraye en s'accordant un éclat de rire dès qu'ils furent hors de portée de voix. Avant Thermidor nous aurions été fouillés jusqu'à l'os et la charrette aussi. Maintenant il faut qu'ils soient en nombre pour se montrer vraiment curieux : ils savent trop que des hommes bien armés et déterminés peuvent leur tomber dessus n'importe où...
La petite ville de Plancoët étageait ses quatre cents demeures sur le versant de deux collines entre lesquelles coulait l'Arguenon, à deux lieues à peine de la mer mais en méandres aussi nombreux que pittoresques. Avant la Révolution elle était, comme nombre de cités bretonnes, un véritable nid d'aristrocrates. La famille de Chateaubriand y voisinait avec les Rosmadec, les Raguenel, les Boisteilleul, les Ville-Audrains, les Largentais, et les belles maisons de pierre aux larges perrons et aux pignons pointus abritaient alors une vie discrètement élégante, fort pieuse et volontiers cancanière que relayaient les nombreux manoirs et gentilhommières d'alentour répartis dans une région essentiellement forestière et maritime. Cependant, après le passage de la Terreur il ne restait pas grand-chose - trop de gens l'avaient payé de leur vie ! - d'un art de vivre désuet sans doute mais paisible et réglé par le son des cloches de Notre-Dame de Nazareth. Tout le monde se connaissait, s'appréciait peut-être plus ou moins, ainsi le veut la nature humaine, mais les règles d'une exquise politesse tenaient lieu de sentiments quand ils n'existaient pas et pouvaient devenir plus meurtrières que des insultes lorsque l'on se détestait. Les temps cruels étant venus, les rues devinrent désertes. Aussi bien, pourquoi sortir puisqu'on ne pouvait plus aller à l'église ? Seuls les jours de marché voyaient quelque animation mais les auberges recevaient surtout les sectionnaires et les hommes de la garde nationale. On ne s'y attardait plus guère : les affaires faites, chacun rentrait chez soi.
Certes Plancoët avait changé, mais comme à Saint-Malo on sentait à de légers frémissements que la vie n'allait pas tarder à se répandre de nouveau... Au moins, à présent, les volets se rouvraient.
Les demoiselles de Villeneux accueillirent leurs visiteurs avec une joie évidente. Ils apportaient des nouvelles et puis si Bran de la Fougeraye fréquentait volontiers jadis les salons de Plancoët, on ne l'y avait pas vu depuis longtemps. Quant à Laura, son nom lui assura une réception flatteuse : on ne voyait jamais sa mère mais l'on savait que sa fille s'était mariée à Versailles, qu'on l'avait crue morte et que Marie-Pierre de Laudren avait épousé le pseudo-veuf. Mais on savait aussi la mort de la mère et l'on se garda bien d'en parler, par discrétion.
Voir les demoiselles de Villeneux donnait l'impression de voir double : jumelles, elles étaient à ce point semblables que leurs parents nouaient un ruban bleu au poignet de l'une d'elles pour les reconnaître. En outre, elles s'habillaient toujours de façon identique et bien malin qui pouvait dire avec exactitude qui était Mlle Louise et qui Mlle Léonie. Détail qui parfois leur avait rendu service... Quant à leur âge, il était impossible de le définir : elles étaient arrivées à ce stade de dessèchement où l'on n'en a plus.
Elles se mirent en quatre pour leurs visiteurs, offrant une modeste collation de pain, de beurre et de miel, mais servie dans ces belles assiettes " rosés " de la Compagnie des Indes qui auraient fait honneur à la table d'un roi. Après quoi, posées chacune au bord d'une chaise, elles attendirent, en grignotant comme des souris, qu'on leur fît connaître la raison d'un " dérangement " de plusieurs lieues. Que l'on se soucie de savoir si elles étaient de ce monde, c'était bien, mais elles étaient trop fines pour ne pas deviner qu'il y avait autre chose. La Fougeraye ne les laissa pas attendre :
- L'Ami des vagues est venu chez moi la nuit où a débuté la tempête et je l'ai gardé jusqu'à ce qu'il puisse reprendre la mer. Il m'a laissé le courrier que je vous apporte.
- Dieu soit loué ! s'écria Mlle Louise en faisant un large signe de croix. Nous étions de la dernière inquiétude en voyant passer les jours sans rien recevoir.
- Mais... vous saviez, je suppose, que ceux du Val ont été arrêtés et que deux d'entre eux sont morts ? Le jeune Chateaubriand ignorait tout quand il y est arrivé. Ne sachant à qui confier ses messages, il a pensé à moi...
- Cela veut-il dire que vous nous revenez, cher ami ? demande Mlle Léonie qui, depuis l'enfance, cultivait un tendre sentiment pour le rugueux seigneur de la Fougeraye. Ce serait tellement merveilleux !
Un regard de sa sour doucha une exaltation peut-être un peu indiscrète : que Léonie soit amoureuse d'un homme qu'elle n'aimait pas particulièrement pouvait se supporter tant qu'elle le gardait pour elle : leur entente était plus importante que les bêtises de l'amour.
- Il n'y a rien de merveilleux là-dedans, bougonna le héros de Léonie qui ajouta : il faut bien que je m'occupe d'une façon ou d'une autre. Autant être utile à quelque chose !
- Notre cause ne saurait être un pis-aller ! remarqua Mlle Louise avec sévérité. Ceux qui s'y dévouent méritent d'être aidés par choix du cour et dans l'enthousiasme... mais enfin le principal est que le courrier soit ici. Le mauvais temps nous avait bien donné à croire qu'il pouvait avoir pris terre ailleurs mais nous pensions plutôt à l'anse des Sévignés, au cap Fréhel, auquel cas le premier relais est à Montbran et ne passe pas chez nous.
- Quoi qu'il en soit, il est destiné à Boishardy et il vaudrait peut-être mieux que je m'en charge jusqu'au bout. Il y a là-dedans de l'or, des assignats et des ordres. C'est assez lourd et fort compromettant. Je vais vous laisser le sac pendant que nous nous rendrons au Guildo, Mme de Laudren et moi. Je le reprendrai au retour pour le porter à Boishardy... si vous voulez bien me dire où il se trouve.
- C'est inutile ! coupa vivement Mlle Louise. Nous nous en chargerons nous-mêmes.
- Vous avez quelqu'un susceptible de faire le chemin ?
- C'est moi ce quelqu'un ! précisa-t-elle avec un coup d'oil qui n'autorisait pas un sourire.
Ce fut Léonie qui se le permit :
- Vous devriez la voir habillée en vieux paysan avec peau de bique sur le dos, grand chapeau sabots, et s'appuyant sur un solide gourdin. Elle vous étonnerait. En outre elle connaît comme personne la forêt de la Hunaudaye...
- Léonie vous parlez trop !
- Nous sommes avec un ami, non ? s'insurgea sa jumelle. Il vient de le prouver. Alors pourquoi faire des cachotteries ?
- De toute façon, coupa le gentilhomme, Armand m'a révélé que Boishardy tient la région de la Hunaudaye, mais c'est vaste et comme il ignore l'endroit exact je me suis permis de vous le demander. Au surplus, si c'est vous qui vous y rendez je n'ai pas besoin d'en apprendre davantage : si Boishardy a besoin de moi, il sait où me trouver !
- Je le lui répéterai, dit Mlle Louise. Ne voyez pas offense dans mes paroles de tout à l'heure, ajouta-t-elle avec un sourire. Nous avons appris à nous méfier de la moindre indiscrétion tombée dans une oreille... invisible.
Le dernier mot, prononcé avec quelque retard, traduisait un souci de courtoisie envers Laura qui aurait pu prendre pour elle l'extrême discrétion dont faisait preuve Mlle de Villeneux. Elle l'en remercia d'un sourire. Cependant, constatant avec douleur que l'homme si miraculeusement reparu dans sa vie allait repartir, et en compagnie d'une jeune femme beaucoup trop séduisante à son gré, Mlle Léonie reprit la parole :
- N'avez-vous pas dit, il y a un moment, que vous vous rendiez au Guildo ? Pour quoi faire ?
- Léonie ! protesta sa sour scandalisée.
- Quand un ami se rend dans un endroit dangereux on se doit de le mettre en garde ! s'insurgea-t-elle. Or vous savez aussi bien que moi qu'il se passe d'étranges choses dans l'ancien couvent des Carmes. J'espère qu'au moins vous n'y allez pas ?
- Si, justement ! fit Laura sèchement. Des bruits me sont revenus que tout ce qui a été volé dans mon manoir de la Laudrenais pourrait s'y trouver. C'est alors que M. de la Fougeraye m'a proposé de m'y mener. Vous voyez que c'est impor tant.
- Quelle sorte de choses étranges ? demanda celui-ci.
- On parle de feux follets qu'on y verrait la nuit, de gémissements, de revenants... même d'une Dame blanche ! certifia Mlle Léonie.
- C'est ridicule ! coupa sa sour. Depuis des siècles, les gens du Guildo assurent que le fantôme de la pauvre Françoise de Dinan hante les ruines du château. Le couvent n'en est pas éloigné et depuis que les moines sont partis les superstitions locales s'étendent à leur vieille maison...
- Quoi qu'il en soit, reprit Laura, je dois y aller. Les revenants ne me font pas peur. J'ai vu trop d'horreurs chez les vivants !
- Dieu vous garde alors ! dit Mlle Louise en traçant sur son front un signe de croix.
Et ils repartirent...
L'auberge ressemblait à une boursouflure du coteau rocheux où s'appuyaient les bâtiments du vieux couvent. Elle avait connu des jours meilleurs au temps de la prospérité des moines blancs, quand les pèlerins venaient prier Notre-Dame du Guildo ou chercher les remèdes - cordial ou vulnéraire - que préparaient les religieux. A présent, les voyageurs se faisant rares, elle n'était guère fréquentée que par des pêcheurs, des paysans et par- fois des inconnus aux yeux inquiets qui sortaient de la nuit et y retournaient.
L'arrivée de la carriole aurait pu prendre figure d'événement car les voitures n'y venaient plus beaucoup, pourtant le tenancier ne parut pas s'en émouvoir :
- Vous voulez quoi ? Boire, manger ? Je vous préviens qu'on n'a pas grand-chose !
- On s'en contentera ! répondit La Fougeraye. Tu auras bien aussi une chambre pour la citoyenne ? La nuit vient, le temps se couvre, ajouta-t-il avec un coup d'oil aux sombres nuages qui cachaient l'horizon. Fait pas chaud non plus ! Un coin de feu et un peu de soupe feront l'affaire pour moi. Quant à mon cheval, j'ai ici l'avoine qu'il lui faut !
Sans plus s'occuper de ces clients inattendus, l'homme commençait à dételer l'animal pour le mener à une petite écurie tandis que le gentilhomme aidait Laura à descendre.
- Allez dans la salle ! La Gaïd vous servira.
- C'est ta femme ou ta servante ?
- Les deux ! Le temps n'est plus où elle pouvait se prélasser en regardant s'activer les filles... Et toi, la citoyenne est ton épouse ?
- Depuis quand un aubergiste pose-t-il des questions ?
- Depuis qu'on ne sait plus trop à qui on peut avoir affaire ! Et on est au bout du monde : les distractions manquent !
- Tu es fort insolent, mon bonhomme, mais je veux bien te répondre : c'est ma fille.
- Ça paraît plus logique en effet !
- Devons-nous vraiment passer la nuit ici ? demanda Laura en regardant l'homme emmener l'attelage.
- J'admets qu'il n'est pas très avenant mais le cheval et vous avez besoin de repos et il n'y a rien d'autre à moins d'une lieue.
Avec ses cheveux longs et gris comme la barbe qui lui mangeait la figure, son regard dur, sa silhouette trapue et ses longs bras terminés par des poings noueux qui lui donnaient assez l'allure d'un grand singe, l'aubergiste n'avait en effet rien de rassurant.
- Soyez tranquille, ajouta La Fougeraye, je n'ai pas l'intention de dormir cette nuit ! Allons voir à quoi ressemble la Gaïd !
Son aspect les médusa. Ils s'attendaient à une contrepartie féminine du bonhomme : même âge et même aspect à la fois délabré et rugueux ; ils trouvèrent une jeune femme d'une surprenante beauté : un front haut et blanc sous une abondante chevelure brune, des yeux noirs étincelants sous de fins sourcils, une bouche un peu grande peut-être mais charnue et passionnée. Pauvrement vêtue d'une jupe et d'un caraco de laine noire rapiécé avec un fichu rouge et un tablier gris, elle était si belle que sa présence dans cette salle d'auberge - bien tenue au demeurant et où un feu d'ajoncs flambait clair dans la cheminée - semblait incongrue : on l'aurait plutôt imaginée vêtue de satin et de velours sous les lustres de cristal d'un salon. Pourtant, il y avait en elle quelque chose de sauvage et de méfiant et elle ne semblait pas particulièrement ravie de recevoir des voyageurs. Elle les examina, surtout Laura, avec une insistance qui finit par indisposer la jeune femme :
- Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Ai-je quelque chose d'étrange ?
- Non, mais je vous ai jamais vue et je connais tous ceux d'ici. C'est pour un passage ?
- On est bien curieux, décidément ? fit la voix profonde de La Fougeraye. Et pourquoi parlez-vous de passage ? Y en a-t-il encore ?
- Dame oui ! A ce qu'on dit les nouveaux chefs à Paris sont pas meilleurs que les anciens et il y a encore des gens à préférer l'autre côté de l'eau.
- Pas nous. Nous... passerons seulement la nuit si vous avez une chambre pour Madame et à souper pour tous les deux...
- Mettez-vous là, je vais vous servir dans un moment, dit-elle en passant un coin de son tablier sur la table proche du feu.
Quittant sa pose indolente, elle s'activa soudain, chercha des écuelles, des cuillères, des gobelets, posa le tout à même le bois puis s'occupa de la grosse marmite noire qui bouillottait au-dessus des flammes. Elle ôta le couvercle et, tandis qu'une bonne odeur de poisson bouilli envahissait la salle, elle prit une soupière qu'elle emplit avant de la poser sur la table, après quoi elle alla s'asseoir dans l'âtre, laissant ses clients se servir eux-mêmes. Conscients de sa présence, ceux-ci prirent leur repas sans parler. Laura n'acheva pas le sien. L'atmosphère était si pesante qu'elle lui coupait l'appétit. Laissant son écuelle à moitié pleine, elle but un peu de cidre râpeux et se leva, aussitôt imitée par son compagnon :
- Pardonnez-moi, je n'ai pas faim. Je préfère aller me reposer.
- C'est bien naturel. Je vous souhaite une bonne nuit. Cette femme va vous accompagner. Moi, je vais rester ici encore un moment, ajouta-t-il en s'inclinant avec la raide politesse dont il était cou-tumier.
La Gaïd alluma une chandelle et se dirigea vers l'escalier perdu dans les ombres noires de la salle. Laura la suivit, et leur pas fit grincer les marches de bois. La Fougeraye acheva son souper, vint prendre sous le manteau de la cheminée la place abandonnée par la femme, tira sa pipe et son tabac des basques de son habit, bourra la première et se mit à fumer, adossé au jambage de granit.
Il fuma ainsi de longues minutes sans voir reparaître quiconque. L'aubergiste ne jugea pas utile de se manifester et sa femme ne redescendit pas. Le silence était total et, au bout d'un moment, il s'en inquiéta. Jamais encore il n'avait vu d'auberge comme celle-là, c'est-à-dire sans le moindre client. Même dans un trou perdu et durant l'hiver, il se trouvait toujours un buveur avide d'un peu de compagnie pour en pousser la porte et s'affaler à une table. Or celle-ci offrait en outre l'attrait d'une hôtesse à la beauté exceptionnelle. Le mari lui-même, l'homme qui s'entendait si bien à poser des questions, n'avait pas reparu. Il ne fallait pas si longtemps pour mettre un cheval à l'écurie, le bouchonner et lui donner ce dont il avait besoin...
La Fougeraye alla vers l'une des petites fenêtres et regarda dehors : le vent était tombé et il pleuvait : une pluie fine qui dégouttait le long des murs et se mêlait à la poussière extérieure des vitres... Il n'en décida pas moins d'aller faire un tour. Logeant sa pipe presque éteinte dans un coin de sa bouche, il prit son manteau, le jeta sur ses épaules, enfonça son chapeau sur sa tête et sortit dans la nuit mal éclairée par un croissant de lune souvent occulté par des nuages. La marée haute gonflait l'estuaire de l'Arguenon, cachant le gué qu'à mer basse on passait sur le dos d'un solide gaillard chaussé de hautes bottes. Personne n'était en vue.
Après un regard à l'auberge où, à l'étage, une seule fenêtre était éclairée - celle de Laura sans doute - il fit quelques pas sur le chemin. La soupe de la Gaïd était bonne certes, mais épaisse et lourde et lui fit sentir le besoin de marcher un peu. De l'autre côté de la rivière il pouvait apercevoir les toits du château du Val qui, naguère encore, appartenait aux Chateaubriand, et plus près de l'eau deux ou trois maisonnettes où se montrait de la lumière. Il les regarda un instant puis, tout naturellement, se retourna vers la masse noire des bâtiments du couvent déserté, et là il se figea : il aurait juré que la flamme d'une chandelle venait de passer à l'étage noble, prolongé de deux terrasses, qui avait été le logis abbatial. Etait-ce une illusion ? Tout était redevenu obscur et il allait se remettre en marche quand le phénomène se reproduisit : une lumière faible brilla derrière une vitre puis disparut comme si l'on venait de tirer un rideau... Encore ne disparut-elle pas tout à fait pour les yeux de chasseur d'un homme habitué à scruter l'horizon marin comme les profondeurs des forêts. Alors il décida d'aller voir d'un peu plus près.
Pour être venu plusieurs fois au temps où l'on vivait en paix, où les hommes de Dieu n'étaient pas encore des parias, La Fougeraye connaissait les aîtres du vieux monastère dont l'abbé fut un temps un sien cousin ainsi que le chemin pour y aller. La nuit n'était pas encore assez sombre pour qu'il ne pût le retrouver. Marqué par deux piliers à demi écroulés, il s'ouvrait entre deux talus plantés de frênes dont les feuilles emplissaient les profondes ornières de ce qui n'était plus guère qu'une sente.
Le gentilhomme la suivit avec précaution, franchit l'ancienne porterie, déboucha sur une terrasse encombrée de hautes herbes sèches et arriva devant la porte du logis surélevée de quelques marches. Il les monta puis, logeant sous son bras l'un des pistolets tout armés qu'il portait à sa ceinture sous les pans de son habit, il posa sa main sur le battant de chêne. A sa surprise, celui-ci céda, tourna sur ses gonds sans grincer ce qui prouvait que l'on en prenait soin. Dans le grand vestibule qu'il connaissait bien, il buta contre les débris du grand crucifix, naguère encore le seul ornement des murs nus, faillit tomber mais réussit à se rétablir sans faire trop de bruit et en retenant de justesse le juron qui lui montait aux lèvres. Il venait d'apercevoir la mince raie lumineuse filtrant au seuil de ce qui avait été le parloir de l'abbé. Le doute n'était plus possible : il y avait quelqu'un dans cette demeure des ombres que l'on disait hantée. Il voulut en avoir le cour net : la peur, il ne connaissait pas. Pourtant, avant de s'approcher de cette porte close, il traça sur lui-même un vaste signe de croix comme s'il allait se jeter à l'eau puis, serrant plus fort la crosse du pistolet, il fit jouer doucement la clenche de bronze, elle aussi bien huilée, et entrouvrit avec d'infinies précautions. Ce qu'il découvrit en approchant son oil de la fente lui inspira un double sentiment de stupeur et de satisfaction parce qu'il ne s'était pas trompé dans ses déductions : jamais au temps de sa plus grande richesse ce logis n'avait connu pareille splendeur. Tapisseries, meubles, miroirs, argenterie, objets précieux, ce qu'il voyait ne pouvait provenir que de la Laudrenais. La totalité n'y était pas et le reste sans doute était réparti dans les autres pièces de la maison. Là, une main habile avait reconstitué une sorte de salon improvisé mais chaleureux et des rideaux de velours masquaient les deux fenêtres. Des tapis étendus sur les vieilles dalles en réchauffaient le contact.
Soudain, comme, fasciné par ce spectacle, il élargissait son champ de vision, il vit se lever une ombre terrifiante. Même pour le vieux dur à cuire qu'il était. Il n'eut pas le temps du moindre raisonnement. Le cri d'horreur s'étrangla dans sa gorge. Un coup terrible s'abattit sur sa tête. Le crâne fendu, il s'écroula dans son sang.
CHAPITRE IV
TROIS HOMMES
Tandis que Laura rentrait au pays pour retrouver ses racines en même temps que son bourreau et tenter de sauver ce qui pouvait l'être encore, Jean de Batz, au lieu de partir pour la Suisse comme il avait enjoint à Pitou de l'annoncer à la jeune femme, prolongeait son séjour à Paris. A ses risques et périls car, même si les enragés de la Terreur n'existaient plus, le conspirateur n'en restait pas moins recherché par la police et inscrit sur la dangereuse liste des émigrés. Mais l'enquête, forcément discrète, menée en Angleterre après que son petit roi lui eut été enlevé de nuit par des hommes masqués qui l'avaient blessé et réduit à l'impuissance, lui avait apporté la conviction que l'enfant avait été ramené en France et, peut-être, réincarcéré dans la vieille prison d'où il avait vu son père, sa mère et sa tante partir pour l'échafaud. La belle duchesse de Devonshire, qui leur donnait asile dans une dépendance de son splendide château de Chatsworth où le baron espérait achever l'hiver avant d'entreprendre le long voyage pour rejoindre le prince de Condé en Allemagne, mit à son service son amitié avec le prince de Galles, afin de lui faciliter les recherches. L'un des meilleurs policiers britanniques lui fut accordé et l'on sut ainsi que, peu de temps après l'enlèvement, cinq hommes de mauvaise mine accompagnant un Français et son jeune fils s'étaient embarqués au petit port de Skegness en annonçant Calais comme destination. Ces gens semblaient bien pourvus d'argent et leurs passeports au nom, pour les principaux, de Maurice Roques et son fils Charles, étaient parfaitement en règle. A l'auberge où les voyageurs prirent un repas en attendant la marée, un vieux soldat qui avait longtemps combattu en Amérique et qui comprenait le français s'était intéressé à ce groupe. A l'enfant surtout : il semblait à la fois souffrant, effrayé, et touchait à peine à son assiette. Il entendit alors le " père " lui dire en riant : " Allons, un peu de courage ! Tu devrais être content : je te ramène à la maison où tu vas retrouver ta bonne Maman Simon qui te faisait manger de si bonnes choses... "
On obtint aussi une description de ce Roques : un petit homme, noir de poil, avec des yeux enfoncés sous l'orbite mais perçants et une voix à la fois sèche et autoritaire. Pourtant son allure, ses manières étaient celles d'un aristocrate et Batz n'en fut que plus malheureux. Que plusieurs nobles de vieille souche eussent choisi de servir la Révolution, il le savait bien, mais qu'il s'en trouvât un assez vil pour traquer jusque dans son refuge un enfant royal mais pitoyable et le ramener à sa prison, à ses bourreaux, cela il ne pouvait l'accepter. Alors, après avoir remercié la duchesse, le prince, il était revenu à Paris juste à temps pour assister au bain de sang de la place du Trône renversé et voir mourir Marie Grandmaison, sa Marie dont l'amour ne lui avait jamais fait défaut, qui ne l'avait jamais trahi, fidèle jusqu'à cette mort affreuse qu'elle aurait pu éviter en l'abandonnant, lui, à son sort... La nuit venue, il avait suivi les tombereaux qui emmenaient les soixante victimes de la " messe rouge " vers les fossés creusés dans une parcelle du jardin d'un ancien couvent, et de ce qu'il avait vu, il avait cru devenir fou de douleur et d'horreur. Pour cela, ce petit garçon auquel il vouait sa vie et qu'on lui avait repris, il fallait qu'il le retrouve et le mène au port du salut... en attendant peut-être le trône de France.
De ses amis les plus chers, de ces vaillants compagnons de guerre souterraine, il restait peu. Presque tous avaient été exécutés en même temps que Marie ou s'étaient enfuis hors des frontières. Seul Ange Pitou demeurait, et c'était déjà beaucoup. Le jeune homme n'était plus garde national, mais il n'avait rien perdu de sa verve journalistique et collaborait à ce qui vivait encore de presse libre. Une sorte de don du Ciel ! C'est chez lui que Batz vécut les jours tumultueux succédant au 9-Thermidor, des jours où le monde se renversait, jetant à la guillotine ceux qui étaient les maîtres d'hier et les remplaçant par d'autres qui ne valaient pas plus cher. Des Barras, Tallien, Fouché dont deux, au moins, étaient des massacreurs de naguère à Bordeaux ou à Lyon mais qui s'efforçaient de se refaire une sorte de vertu ! Oui, c'était bon de se retrouver dans le petit appartement du gazetier, au contact quotidien de son inaltérable belle humeur, de son humour et de sa solidité ! Ensemble, ils pouvaient parler des absents, de Laura à qui Batz s'interdisait de penser pour ne pas entamer son courage ni sa volonté.
Un soir, ils étaient retournés à la maison de Charonne qui appartenait à Batz, bien que Marie en eût été propriétaire de nom. Ce n'était plus qu'une coquille vide : les pillards étaient passés par là, ne laissant que des débris dans le grand salon ovale où la jeune femme aimait tant se pelotonner au coin de la cheminée, dans le cabinet de travail où l'on avait fait du feu pour brûler les papiers, dans la grande salle du pavillon où les compagnons se réunissaient pour de joyeuses frairies entre deux coups de main, dans la chambre de Marie enfin, cette pièce exquise faite à son image où les narines sensibles de Jean croyaient retrouver son parfum mais où les miroirs brisés par une fureur imbécile ne conservaient plus son image...
Vide, la maison ? Pas tout à fait. Armés de chandelles découvertes dans la cuisine, les deux hommes descendirent à la cave. Elle aussi était dans un triste état : les précieuses bouteilles de Batz étaient envolées, vidées ou brisées, mais le mécanisme donnant accès à la partie secrète demeurait inviolé : la tremblante lumière des bougies révéla les presses à imprimer et les paquets d'assignats encore intacts comme la petite réserve d'or cachée dans un mur. Avant de s'enfuir devant les hommes de Vergne [viii], Batz y avait joint ce qu'il restait de la Toison d'Or de Louis XV, amputée certes du Grand Diamant bleu de Louis XIV et du rubis Côte de Bretagne mais représentant encore une assez jolie fortune. Il la prit avec lui ainsi que ce qu'il restait d'or, réparti entre les poches de Pitou et les siennes. Emplit d'assignats le sac qu'il avait apporté puis referma la cache avec beaucoup de soin et remonta à la surface où l'on souffla les chandelles.
- Où penses-tu cacher tout cela ? demanda Pitou - il avait fallu leur cohabitation pour le convaincre enfin de tutoyer son chef ! Pas chez... nous en tout cas. La logeuse a le nez trop sensible !
- Non. Chez Laura. Il y a un endroit que j'ai repéré. Tu iras demain demander la clef à Julie Talma...
- Tu penses que ça y sera en sécurité ? Une maison inoccupée, c'est tentant.
- Oui, mais la belle Thérésa Cabarrus, la maîtresse de Tallien que le peuple appelle Notre-Dame de Thermidor, habite à côté. C'est une bien meilleure sécurité qu'un bataillon de gendarmes.
Il leur fallait attendre l'aube et l'ouverture des barrières pour rentrer dans Paris. Ils allèrent s'installer dans la cuisine où demeuraient quelques meubles, s'étendirent chacun sur un banc et s'accordèrent quelques heures de sommeil, mais l'aube les trouva aux abords de la barrière de Bagnolet qu'ils franchirent peu après sans rencontrer de difficultés. On n'en était plus, grâce à Dieu, aux temps affreux de la Terreur et cela se sentait !
- A présent, dit Batz en se déshabillant pour faire un peu de toilette, il faut essayer de savoir ce qui se passe au Temple.
Et comme il en avait l'habitude lorsqu'il se trouvait embarrassé, il se rendit rue des Blancs-Manteaux pour consulter son vieil ami Le Noir.
L'ancien lieutenant général de Police devenu bibliothécaire du Roi pendant l'instruction de l'affaire du Collier de la Reine, parce qu'il faisait preuve d'un peu trop de perspicacité, n'avait guère changé depuis leur dernier revoir, un an plus tôt. Toujours impeccablement vêtu de noir et cravaté de blanc, il continuait de régner sur son univers de livres, de dossiers et de paperasses qui ne cessait d'augmenter de volume. Car, gardant la passion de son métier perdu, il avait su se constituer un petit monde d'indicateurs bénévoles qui le tenait au courant de bien des affaires discrètes. On le savait généreux et nombre de ces hommes, de ces femmes aussi lui gardaient de la gratitude parce que, de tous les lieutenants de police qui s'étaient succédé depuis Nicolas de la Reynie, il était sans doute le plus humain et le plus accessible à la pitié. Chez les truands c'était quelque chose que l'on n'oubliait pas.
- Eh bien, fit-il en se levant pour accueillir l'arrivant, voilà une visite que je n'attendais pas ! Je n'espérais plus vous revoir ! Que faites-vous à Paris ?
La joie qui pétillait dans son oil se mêlait à une certaine inquiétude et Batz nota que, sur le pommeau de la canne où elle s'appuyait, la main de Le Noir tremblait. Etait-ce l'excitation ou bien l'âge y était-il pour quelque chose ? Le vieil homme - il n'avait cependant que soixante-deux ans ! - lui paraissait plus maigre et de nouvelles rides marquaient sa figure de renard distingué.
- Je cherche le trésor qui m'a été volé en Angleterre, soupira le baron en se laissant tomber dans le vieux fauteuil de cuir qu'on lui désignait. Je crois savoir qu'il a été ramené à Paris...
Il s'interrompit pour sourire au valet - un ancien bagnard sauvé de la misère - qui entrait avec des verres et une bouteille de ce vin de Bourgogne que son maître offrait toujours à ses rares amis.
- Vous maintenez vos traditions, remarqua-t-il.
- Tant que ma cave le permet, ce serait dommage d'y renoncer, non ?
- Sans aucun doute ! Et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai.
Ils trinquèrent puis accordèrent quelques instants au plaisir de savourer un grand vin mais le pli soucieux réapparut vite entre les sombres sourcils du baron et Le Noir reprit :
- Je ne vois pas bien ce qu'il y viendrait faire ? Il y a plus de six mois que rien n'a bougé à la tour du Temple.
- En êtes-vous sûr ?
- On n'est jamais sûr de rien, mon cher baron ! Mais si vous me racontiez ?
Batz s'exécuta à sa manière rapide mais calme et précise. Le Noir resta songeur un moment puis suggéra :
- Vous pensez qu'on l'aura réintégré ?
- C'est ce que j'ai cru comprendre des paroles saisies par le vieux soldat à l'auberge de Skegness.
- Cela me paraît difficile sans éveiller des curiosités. L'enfant a été quasiment emmuré jusqu'au 12 thermidor où Barras s'est fait ouvrir, et l'état dans lequel était celui qu'il y a trouvé ne s'acquiert pas en cinq minutes. Ni d'ailleurs en quelques jours. Procéder à un échange avant cette ouverture me semble impossible...
- Autrement dit, celui que Barras a vu est toujours ce jeune Normand que nous avons substitué au Roi ? Pauvre gamin d'ailleurs ! Je n'imaginais pas qu'on lui ferait subir ça ! C'est infâme !
- Qu'est-ce que vous imaginiez ? Qu'on allait crier bien haut que Louis XVII s'était envolé ? Il y avait de quoi y laisser sa tête et les gens de là-bas ne sont pas fous. Ils ont fait en sorte que l'on ne puisse plus le voir afin que nul ne s'aperçoive de la substitution...
- Et Barras ? Pourquoi n'a-t-il rien dit quand il l'a vu ? La ressemblance n'était pas frappante. Et de loin !
- Il n'avait aucun intérêt à dévoiler la supercherie. N'oubliez pas qu'il est entré dans l'éclairage violent de l'Histoire et que lui et ses complices doivent faire face à une situation difficile. Amputée d'une partie des députés qu'elle a remplacés de son mieux, la Convention va cahin-caha et nul ne peut dire où elle ira ainsi !
- Elle ne devrait plus exister du tout ! gronda Batz. J'ai fait ce qu'il fallait pour la détruire au point de m'y ruiner.
- Pas tout à fait, n'est-ce pas ? fit Le Noir avec un clin d'oil moqueur. Et d'ailleurs ce serait dommage. Vous aurez encore pas mal à dépenser si vous poursuivez votre tâche...
- Vous n'en doutez pas j'espère ? fit Batz presque machinalement car il poursuivait son idée. De deux choses l'une : ou bien les ravisseurs ont réussi à réintégrer le Roi...
- Je vous dis que c'est impossible !
- ... ou alors Barras ne l'avait jamais vu quand il était le Dauphin.
- Ne dites pas de sottises ! Je peux vous assurer, moi, qu'il l'a vu à plusieurs reprises. Il était à Versailles au moment des états généraux puis lors de cette insigne folie que fut le banquet des gardes du corps qu'il n'eut pas assez de mots pour fustiger. Il a vu la famille royale ramenée de force aux Tuileries lors des journées des 5 et 6 octobre 1789. Ensuite il est parti se marier dans sa Provence mais il est revenu, et je crois qu'il a été fort heureux de ne pas être député au moment du procès de Louis XVI. Cela l'aurait mis dans l'embarras parce qu'il ne souhaitait pas la mort du Roi. Il est vicomte, après tout !
- Pourrait-il être des nôtres ?
- Vous voilà devenu bien naïf ! L'homme est pourri jusqu'à la moelle. Quel que sort le côté où il penche, ce ne peut être que par intérêt. Il a trop tiré le diable par la queue et il songe avant tout à faire une grande fortune ! Mais laissons-le pour l'instant : lui seul pourrait répondre aux questions que vous vous posez. Encore un peu de vin ?
- Volontiers ! Il est merveilleusement propice à la clarté des idées...
- A condition de ne pas en abuser, le chamber-tin devrait être la boisson de tous les hommes d'esprit ! Mais... tout à l'heure vous avez prononcé un nom à propos de l'affaire de Skegness. Vous avez dit Roques il me semble ?
- En effet. Cela vous inspire ?
- Peut-être...
Le Noir se leva et, appuyé sur sa canne, alla vers une armoire prise entre deux bibliothèques. Une impressionnante pile de dossiers apparut, rangée dans l'ordre alphabétique annoncé par des étiquettes. Il prit la série de la lettre R, la compulsa, en sortit une feuille de carton, la lut, la rangea, reporta le tout dans l'armoire et recommença avec la lettre M. Enfin, un mince dossier à la main, il revint s'asseoir en face de son visiteur :
- Voilà ! dit-il. Maurice Roques... de Montgaillard ! Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ?
- Montgaillard ? fit Batz abasourdi. Il existe encore celui-là ?
- Oh oui ! Et plus que vous ne l'imaginez ! Il a trempé dans toutes les affaires louches mais il s'est fabriqué des " souvenirs " qui lui assurent le meilleur accueil en Autriche comme en Angleterre.
- Comment est-ce possible ?
- Innocent que vous êtes ! Mais... en s'attribuant une partie de vos exploits ! Il prétend, outre frontières, avoir participé à la préparation de la fuite à Varennes -c'est peut-être vrai d'ailleurs et vous n'en étiez pas ! - il raconte aussi qu'il a prêté au Roi une forte somme - les cinq cent mille francs sans doute dont le pauvre Louis XVI vous était si reconnaissant ! - et en outre il aurait achevé de se ruiner en tentant de faire évader la Reine du Temple puis de la Conciergerie...
- C'est insensé ? A qui pourrait-il le faire croire ? Il eût fallu qu'il soit en France ?
- Non seulement en France mais à Paris. Je l'ai appris depuis peu mais il y a circulé pendant des mois sans être inquiété par personne. Son nom a été rayé, mystérieusement, de la liste des émigrés. Qui sert-il, qui le protège ? Les Princes, des têtes de la Révolution ? Durant la Terreur, il se serait même montré près de l'échafaud, quand la " fournée " en valait la peine car il est doué d'un aplomb incommensurable ! Et il semblerait que pour lui aucune des contraintes, aucun des dangers créés par la Révolution ne l'ait gêné... un peu comme vous !
- Pourquoi ne m'en avez-vous jamais parlé ?
- Parce que c'est un faisan, un fabulateur assez génial et, tant qu'il ne s'approchait pas de vous, il était inutile de vous donner un souci supplémentaire. Tant qu'il se contentait de se faire des relations à travers l'Europe...
- Un proche de d'Antraigues, n'est-ce pas ? Je m'en souviens à présent...
Il revoyait, en effet, ce petit homme au visage pâle, aux joues creuses mais aux yeux pétillants sous de gros sourcils noirs. Un nez long, un menton en galoche n'arrangeaient pas les choses. Quelqu'un à cette époque avait dit qu'il avait l'air d'un juif portugais. Amusant d'ailleurs, assez spirituel, il semblait se donner à tâche de plaire un peu à tout le monde...
- C'est ainsi que l'on devient un agent double ! remarqua Le Noir. Et singulièrement dangereux si j'en crois ce qu'il y a là-dedans. Sous son perpétuel sourire il est cruel, implacable mais assez lâche. La guerre lui fait peur, c'est pourquoi il a jadis démissionné du régiment d'Auxerrois où il avait été admis. Il est venu ensuite à Paris et s'y est fait bien voir de l'archevêque de Bordeaux qui résidait à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés : il a même épousé sa filleule à laquelle il a fait deux garçons avant de s'en désintéresser. Comme vous étiez en Espagne à l'époque vous n'avez rien su de tout cela, mais il se répandait beaucoup dans les milieux de finances.
- Nous nous sommes rencontrés ensuite parmi ceux qui gravitaient autour de la Constituante. Et j'en reviens à ce que je disais : lui et d'Antraigues se fréquentaient. Alors je pose la question : pour qui m'a-t-il enlevé le petit roi ? Pour le rendre à la Convention... sans doute contre une belle somme ? Ou bien l'amener à Monsieur ? Ce qui laisserait à ce pauvre petit peu de chances de vivre vieux...
- Comment voulez-vous que je vous réponde ? Je ne suis pas dans sa tête, Dieu merci ! Cependant, tel que je connais le bonhomme, il doit avoir dans l'idée de le vendre au plus offrant...
Batz réfléchit un moment puis :
- Si vous ne pouvez répondre, qui, selon vous, le pourrait ?
- Barras bien sûr... et aussi cette fouine de Fouché qui semble en passe d'établir une sorte d'agence de renseignements à son seul profit. Ce qui prouve d'ailleurs qu'il est intelligent...
- Oh, je crois qu'il est plus que ça. Les quelques fois où j'ai pu le voir, j'ai eu l'impression de rencontrer maître Renard en personne... Je pense que j'essaierai d'abord Barras. Si pourri qu'il soit, il reste en lui quelque chose du gentilhomme, ce qui n'est pas le cas de l'autre !
Comme il se levait pour prendre congé, le vieil homme en fit autant et prit une de ses mains qu'il serra dans la sienne :
- Prenez garde tout de même ! Vous êtes toujours recherché et j'ignore en quelles dispositions se trouve Barras à votre sujet.
- Je crois bien que la seule façon de le savoir est de le lui demander, dit Batz en retrouvant soudain son sourire désinvolte. Et je pense qu'il m'écou-tera. Ou je me trompe fort ou il écoute toujours quand on lui parle argent...
En rentrant chez lui ce soir-là, Barras était de mauvaise humeur. Avoir abattu Robespierre ne suffisait pas à retrouver l'âge d'or et si la majorité du peuple avait laissé éclater sa joie et montré son soulagement, les turbulents faubourgs n'entendaient pas laisser leur échapper si vite une ère où leur violence avait fait la pluie et le beau temps. Le plus souvent la pluie, bien entendu. Ainsi, quelques jours plus tôt, Tallien avait échappé à un attentat tandis que l'on transférait en grande pompe le corps de Marat au Panthéon. D'où l'exaspération des gens dits normaux qui voyaient là un sacrilège, mais ce qui restait du club des Jacobins faisait de son mieux pour essayer de garder quelque puissance Or Barras, à mesure que passait le temps, se sentait de moins en moins jacobin. Ce qu'il voulait, c'était régner afin d'assouvir son inapaisable soif d'argent et de pouvoir...
Encore que son appartement de la rue Traversière-Saint-Honoré [ix], proche du Palais-Royal et des TUileries, fût agréable, il espérait bien, un jour pas trop éloigné, le troquer contre un palais. Le Luxembourg, par exemple, lui conviendrait assez, les anciens appartements du comte de Provence n'ayant guère subi de détériorations au moment où la famille royale était chassée des Tuileries livrées au pillage-Son souper achevé - qu'il avait pris seul par exception mais il ne détestait pas se retrouver au calme surtout après une journée agitée - il se délassait, assis au coin du feu dans une confortable bergère, un verre de vin d'Espagne à la main, ses longues jambes étendues devant lui. Il était tard. Botot, son secrétaire, était rentré chez lui depuis longtemps ; sa servante achevait la vaisselle avant de gagner sa mansarde. Au-dehors, la rue peu à peu retournait au silence. Il tira de son gousset la belle montre en or qui ne l'avait jamais quitté même durant ses campagnes des Indes et vit qu'il était onze heures. Le mystérieux visiteur annoncé par la lettre sans signature trouvée dans son antichambre le matin même n'allait plus tarder.
C'était en son honneur que Barras s'offrait cette soirée si peu conforme à ses habitudes. En recevant le billet il avait d'abord pensé n'en pas tenir compte mais le texte, court, avait éveillé sa curiosité : " Si le citoyen Barras est soucieux de sa fortune comme de celle de l'Etat, il sera seul chez lui ce soir, vers onze heures, et aura soin que sa porte ne soit pas fermée. " Pas de signature. L'écriture, élégante mais énergique, était celle d'un homme et Barras ne se souvenait pas l'avoir déjà vue. Il lui restait donc à attendre.
Le parquet de l'antichambre cria légèrement à l'instant précis où il remettait sa montre en place. Sans quitter son fauteuil, il se tourna vers la porte où s'encadrait déjà la silhouette mince d'un homme aux larges épaules et au port arrogant. Avec un haut-le-corps, Barras reconnut immédiatement ce visage brun aux traits accusés, au nez légèrement busqué, à la longue bouche mince au pli facilement ironique et aux yeux noisette pétillants d'insolence :
- Le baron de Batz ! s'exclama-t-il en se levant machinalement. Savez-vous que vous ne manquez pas d'audace ?
- Je ne crois pas en avoir jamais manqué, mais en avais-je tellement besoin pour venir chez vous, mon cher vicomte ?
D'un geste désinvolte, le visiteur jeta sur un fauteuil son long manteau gris à grands revers et son chapeau rond avant de s'approcher de son hôte :
- Vous nous avez bienheureusement débarrassés de Robespierre et de sa clique, continua-t-il. Ce n'est pas, je suppose, pour ressusciter leurs manières ?
- Vous êtes toujours recherché, vous savez ? fit Barras avec un sourire qui lui vint tout naturellement : ce diable d'homme avait quelque chose qui forçait la sympathie sinon l'admiration.
- Disons que c'est une erreur. Que me reproche-t-on ? D'avoir comploté pour une destruction dont vous vous êtes chargé et de souhaiter toujours qu'on en finisse avec une Convention qui vous encombre autant que moi ?
- C'est assez juste... A présent asseyez-vous et dites-moi le pourquoi d'une visite nécessitant une si grande discrétion ?
Sans cesser de sourire, Batz considéra un instant son hôte : près de six pieds, des yeux verts et perçants, des traits réguliers, un visage expressif auréolé d'une seyante chevelure blonde crêpelée, une bouche aisément sarcastique, une fraîcheur de teint et une vivacité dans les gestes : en vérité Barras approchait de la cinquantaine avec une grande prudence et on lui aurait donné facilement dix ans de moins.
- Parce que ce que j'ai à vous dire nécessite quelques précautions. Mais je ne veux pas vous faire languir et je dirai donc... que je viens vous parler de Louis XVII.
Les sourcils de Barras se relevèrent :
- Le petit Capet ? Que...
- Ne l'appelez pas comme ça ! gronda Batz. La mode m'en paraît largement passée et vous aimez à suivre les modes ! En outre, c'est une erreur et c'est vulgaire !
- Une habitude simplement et qu'il a bien fallu prendre si l'on voulait rester en vie, soupira Barras. Que voulez-vous savoir ?
- Où est-il?
- Mais... au Temple !
- Au Temple ?
- Mais oui, voyons ! fit Barras en détournant les yeux afin d'échapper au regard pénétrant de l'autre.
- Vous en êtes bien sûr ?
- Naturellement j'en suis sûr.
- Vous mentez !... Oh ne montez pas sur vos grands chevaux, je suis ici pour jouer cartes sur table et je veux savoir ce que vous avez vu quand vous avez fait ouvrir ce reclusoir médiéval où l'on avait osé emmurer un enfant de neuf ans. C'était au lendemain de Thermidor...
- Et alors ?
- J'ai dit : cartes sur table ! Moi, le 19 janviei dernier, j'ai enlevé l'enfant à la faveur du déménagement des Simon et je l'ai conduit en Angleterre... où il m'a été volé. Alors à vous de jouer maintenant ! Vous connaissiez le Dauphin. Dites-moi si c'est lui que vous avez vu ! Attention ! Je veux la vérité et sachez bien que je la saurai tôt ou tard. Cette vérité, je suis prêt non seulement à vous donner ma parole de gentilhomme que je la garderai pour moi mais encore à vous la payer. Ce prix-là !
D'une poche intérieure de son habit gris fer, Batz tira un petit sachet de peau dont il écarta les plis pour montrer, à plat sur sa main, un beau diamant légèrement bleuté où les flammes des bougies allumèrent des reflets magiques. Elles allumèrent aussi l'oil de Barras :
- D'où le sortez-vous ? souffla-t-il abasourdi.
- Peu importe ! Il pèse trente-sept carats. Il est à vous si vous voulez bien user de franchise avec moi. Il me faut votre parole de gentilhomme.
- L'honneur ne vous suffit pas ou bien doutez-vous du mien ? ricana Barras.
- C'est très galvaudé de nos jours. N'importe qui a une parole d'honneur. Les gentilshommes savent se reconnaître entre eux et je vous ai déjà donné la mienne.
Les yeux dans les yeux de son visiteur, le vicomte de Barras déclara fermement :
- Alors je vous la donne ! Et je vais vous dire la vérité.
Il remplit à nouveau son verre de vin d'Espagne, en versa un pour Batz, le lui tendit et s'assit en face de lui. Sur le guéridon placé entre eux le diamant mettait une note féerique, mais Barras s'abstint de le regarder.
- Au lendemain de Thermidor, le Comité de salut public me fit savoir que l'on parlait d'une évasion des enfants de Louis XVI qui étaient à présent sous ma responsabilité. Je me rendis alors au Temple de très bonne heure et je vis que l'on avait maçonné un poêle avec au-dessus une vitre formant guichet par lequel on passait ses aliments au petit prisonnier. Une porte existait encore mais elle avait été barricadée si soigneusement qu'elle valait un mur et que, pour en venir à bout, il fallut beaucoup de temps. Quand elle s'ouvrit sur un lieu tellement obscur que d'abord je n'y vis rien, une odeur affreuse me sauta au visage : crasse et excréments mêlés. Enfin j'aperçus l'enfant. Il était couché mais pas dans le lit qui avait été celui de son père : il était recroquevillé dans un berceau dont je ne sais trop ce qu'il faisait là. Le jour entrait à peine par-dessus les hottes de bois que l'on avait placées à l'extérieur des fenêtres cependant garnies de barreaux. Je le fis lever mais il n'y parvint qu'à grand-peine : ses genoux, ses chevilles et ses mains étaient enflés. La figure était pâle et bouffie, ses cheveux blonds collés par la saleté qui était partout dans cette geôle ignoble : débris d'aliments sur le sol avec des déjections, des puces et des poussières sur les deux couches. Lui-même était vêtu d'un pantalon et d'une veste en drap gris raides de crasse comme la chemise qui ne se souvenait plus d'avoir été blanche. Je lui demandais pourquoi il ne s'étendait pas plutôt dans le grand lit. Il me répondit, avec difficulté car il semblait avoir oublié l'usage de la parole, qu'il y avait moins mal... Les deux commissaires qui m'accompagnaient me demandèrent alors si je le reconnaissais et je dis que c'était bien lui, mais aussitôt je donnai libre cours à ma colère. Je ne sais plus de quels noms je les ai traités, ces bourreaux imbéciles, puis j'ai ordonné que l'on fasse venir un médecin, M. Dussaut, et d'autres si ce n'était pas suffisant ; que l'on nettoie cette porcherie, qu'on lave l'enfant qui me paraissait malade, qu'on l'habille de propre et qu'enfin, dès que ce serait possible, on lui permette de se promener dans le jardin...
A cet instant du récit, Batz qui avait écouté son hôte avec une passion où se mêlait une colère mal contenue, laissa tomber sa tête dans ses mains :
- La promenade, murmura-t-il. C'est donc bien lui que vous avez vu... Ce misérable l'avait ramené comme il le promettait !
- Quel misérable ? Vous savez de qui il s'agit ?
- Oui. fl s'appelle Montgaillard et vous le connaissez, peut-être ?
- Cette fripouille ? Bien sûr que je le connais ! Aux pires jours de la Terreur, il plastronnait dans Paris se disant sans-culotte irréprochable, mais je me suis toujours demandé si c'était pas un agent double. Vous venez de m'en apporter la conviction !
- Comment cela ?
- Oh, c'est simple : le malheureux gamin que j'ai vu au Temple n'était pas Louis XVII. Une certaine ressemblance sans doute mais ce n'était pas lui.
Batz ferma les yeux un instant, ne sachant trop s'il devait se réjouir de cette confirmation ou la déplorer :
- Donc il le tient toujours ! murmura-t-il. Où a-t-il pu l'emmener ? Pourvu qu'il ne l'ait pas...
- Tué ? Vous voulez rire ! Tel que je le connais, il a sans doute l'intention de le vendre au plus offrant : l'Autriche, l'Espagne...
- S'il était à Vienne ou à Madrid cela se saurait et l'un comme l'autre des deux gouvernements proclamerait sa présence pour attirer les dévouements et cesserait ces tractations commencées depuis la chute de Robespierre.
- Vous avez sans doute raison. Il doit le garder quelque part en attendant que les choses se décantent. Il veut voir de quel côté le vent va souffler. J'avoue que si j'avais un tel otage, j'agirais sans doute de cette façon : Louis XVII vaut une fortune !
- Alors il me reste à trouver Montgaillard ! Certainement en Europe ! Une aiguille dans une botte de foin !
L'oil toujours sur le diamant, Barras suggéra :
- Fouché, peut-être, pourrait vous en dire plus.
- Je ne vois pas comment, fit d'un ton un peu distrait Batz qui, persuadé maintenant que Montgaillard agissait en accord avec d'Antraigues, songeait déjà à rechercher le fil perdu. On dit qu'il se cache pour éviter de rendre des comptes sur les mitraillades de Lyon ?
- Non, il ne se cache pas, mais il se fait tout petit. Et il a de gros besoins d'argent. Je suis sûr qu'avec un peu d'or ou une petite pierre dans ce genre...
- Je ne suis pas le comte de Saint-Germain, coupa sèchement Batz. Je ne les fabrique pas...
- Bien loin de moi cette pensée, mais je vous assure qu'un... secours serait le bienvenu et vos fonds ne seraient pas si mal placés. Pour survivre il se livre à de discrètes enquêtes policières et il connaît très bien Montgaillard ! J'irais même jusqu'à dire que c'est sans doute lui qui le protégeait au temps où il présidait le club des Jacobins.
- Intéressant, cela ! admit le baron. Mais s'il est à ce point aux abois il penserait peut-être fructueuse ma livraison au Comité de salut public ? Ma tête est toujours mise à prix, je suppose ?
- C'est pourquoi j'apprécie votre visite chez moi à visage découvert, sourit Barras. Chez lui, il vaudrait mieux endosser une autre personnalité. Je sais que vous en avez toujours eu plusieurs à votre disposition et si vous pouviez me confier laquelle vous pensez adopter, je pourrais prévenir Fouché et vous éviter ainsi les méfiances de la porte qui chez lui peuvent prendre d'immenses proportions !
Batz réfléchit un instant puis se décida :
- Eh bien... annoncez-lui le citoyen Jean-Louis Nathey, horloger suisse habitant Neuchâtel.
- Excellente idée ! approuva Barras. La Suisse est un pays rassurant parce que prospère, paisible et indépendant. Pour peu que vous sachiez en prendre l'accent...
- Cela présente d'autant moins de difficulté pour moi que le citoyen Nathey existe et que je le connais bien, fit Batz, employant avec aisance l'accent traînant de cet ami.
- Bravo ! c'est d'une grande vérité, applaudit Barras. Tout devrait aller pour le mieux...
Batz prit sur la table le sachet de peau, le referma autour du diamant en tirant les cordonnets et lui tendit le tout :
- Alors, il me reste à vous remercier ! Mais avant de partir je voudrais vous demander comment vous avez trouvé la petite Madame Royale puisque, sans doute, vous êtes allé la voir elle aussi ?
- En effet tout de suite après le... En dépit de l'heure matinale, elle était habillée, son lit était fait et sa chambre balayée. J'avoue qu'elle m'a impressionné. Si jeune et si digne ! En outre, elle est ravissante... ou plutôt le serait avec une nourriture convenable et un peu de vie au grand air : elle a des plaques rouges sur la figure mais elle reste vive et alerte, m'a-t-elle dit, en faisant chaque jour de nombreux tours de sa chambre comme sa défunte tante le lui avait appris. Naturellement, pour elle aussi j'ai donné des ordres adoucissants...
- Je vous en remercie !
Batz avait repris son chapeau, son long manteau et se dirigeait vers la porte accompagné de son hôte. Au moment de se séparer, celui-ci lui tendit la main :
- Si vous retrouvez l'enfant, dites-le-moi. Cela pourrait infléchir ma politique de façon appréciable...
Puis, comme Batz fronçait involontairement le sourcil, il ajouta :
- Seulement cela ! Je n'ai pas besoin de savoir où vous le ferez résider. Mais tâchez de le mettre dans un lieu assez sûr, assez secret, où il pourra attendre en paix que son étoile se mette à briller.
- Vous le saurez, assura Batz en prenant enfin la main offerte. A vous revoir, vicomte !
- Quand il vous plaira, baron !
La femme rousse qui vint ouvrir était laide à décourager toute description : aucun de ses traits n'avait l'air à la bonne place et la peau était sans éclat mais si la mise était pauvre, elle n'en était pas moins propre et même soignée. Sachant à quoi s'en tenir, Batz ne douta pas un seul instant de son identité en dépit du tablier bleu qui l'enveloppait.
- C'est à la citoyenne Fouché que j'ai l'honneur de m'adresser ? demanda-t-il avec cette politesse un peu cérémonieuse que l'on pratiquait encore dans les provinces.
- Elle-même. Que veux-tu, citoyen ?
- Je m'appelle Nathey et je viens de Suisse. Le citoyen Barras m'envoie...
- Qu'est-ce que c'est, Bonne-Jeanne ? cria une voix enrouée dans les profondeurs du logement.
- Un citoyen suisse qui vient...
- Je suis au courant. Fais-le entrer !
La femme s'effaça pour que Batz pût pénétrer dans une minuscule antichambre ouvrant sur une petite pièce encombrée qui devait mettre à rude épreuve les talents ménagers de Bonne-Jeanne. Cela sentait aussi la misère, peut-être à cause de l'odeur de pharmacie et de l'enfant qui piaillait dans la chambre voisine. Les deux meubles principaux en étaient la table où devaient se prendre les repas et un petit bureau croulant sous les dossiers et paperasses où un homme était assis, enveloppé d'une veste en laine et d'un châle gris tricoté. La maigre figure aussi était grise et les yeux bordés de rouge comme le nez : l'ancien bourreau de Lyon devait être enrhumé. Cela s'entendait autant que cela se voyait et un liquide chaud fumait dans une tasse à portée de sa main. Il est vrai qu'en dépit d'un petit poêle qui faisait ce qu'il pouvait, l'atmosphère de ce logis était froide, humide et malsaine. A l'image de l'immeuble . une bâtisse étroite, décrépite et toute en hauteur de la vieille rue Saint-Honoré.
- Tu es le citoyen Nathey ? demanda Fouché du ton dont il eût conduit un interrogatoire.
- C'est bien moi, chantonna Batz plus vaudois que jamais en regardant autour de lui d'un air de douloureuse surprise. Et vous êtes le citoyen Fouché ? C'est difficile à croire. Il n'y a pas si longtemps...
- Les événements nous mènent et dans la vie les jours ne se ressemblent pas souvent. Que veux-tu de moi ?
- Je cherche un homme qui me doit de l'argent et le citoyen Barras m'a conseillé de venir ici. Il dit que vous savez beaucoup de choses sur beaucoup de gens...
- Certes. Un talent utile quand on veut conserver la vie dans des temps pénibles. De qui s'agit-il ?
Batz leva les yeux vers le plafond craquelé comme s'il attendait une inspiration divine et soupira :
- Il s'appelle Montgaillard. Il est venu chez moi, à Neuchâtel. Il disait avoir beaucoup d'amis dans votre Convention et il m'a parlé... d'affaires intéressantes. Je lui ai donné de l'argent... et puis il n'est jamais revenu. Comme c'était un noble, j'ai pensé que... qu'il avait peut-être eu des ennuis mais j'ai entendu parler de lui dans une auberge et pas comme d'un mort ! Alors je le cherche.
- Et il te doit beaucoup ?
- Pas mal ! Oh, je ne suis pas ruiné mais l'argent est difficile à gagner et une parole est une parole. Alors je voudrais bien le retrouver.
Fouché souleva ses paupières précocement fripées - il n'avait que quarante-cinq ans ! - et considéra la figure arrondie et empreinte d'une grande naïveté de son visiteur.
- Les recherches coûtent cher ! fit-il.
- Je veux bien payer. J'ai là d'ailleurs ce qu'il faut, ajouta " Nathey " en tirant de sa poche une bourse à travers les mailles de laquelle brillaient des pièces d'or. Pour un simple renseignement, cela devrait suffire ? conclut-il sur un ton nettement plus ferme. Et il posa la bourse devant Fouché.
- Un simple renseignement ? Lequel ?
- Où mon voleur se cache-t-il ? Est-il en France ? Une grimace qui pouvait ressembler à un sourire arqua les lèvres minces.
- Tu dis que tu le connais, tu es suisse et tu ne sais pas que, même s'il ne s'en est jamais beaucoup occupé, il a tout de même pris la peine d'installer sa femme et ses enfants dans ton pays ?
- Pourquoi est-ce que je devrais le savoir ? Parce que je suis un citoyen helvétique ?
L'ancien religieux nantais devenu professeur de physique à l'Oratoire de Paris avant d'abandonner la religion pour la politique, prit la bourse entre ses doigts et se mit à la tripoter.
- Parce que Neuchâtel n'est pas très loin de Baie, que Baie touche le grand-duché de Bade à quatre petites lieues de Rheinfelden.
- C'est là qu'est la famille ?
- Elle y était au début de l'année en tout cas et je ne vois pas pourquoi elle aurait déménagé. Quant à savoir si Montgaillard y est...
Il eut un geste évasif mais s'il avait livré cette piste on pouvait la croire bonne. Le faux horloger se leva.
- Eh bien, merci beaucoup, citoyen Fouché. Je pense que le renseignement vaut bien ceci...
Il prit l'air embarrassé comme s'il ne savait comment rompre l'entretien et faire ses adieux. Fouché alors se leva, le prit par le bras et le conduisit dans l'antichambre où une vieille pelisse tenait compagnie à un grand parapluie. Et il murmura :
- Je considère comme un privilège de vous avoir reçu... monsieur le baron de Batz. Aussi je voudrais vous donner encore un conseil.
- Lequel ? fit Batz sans plus songer à déguiser sa voix.
- Si vous trouvez Montgaillard, tuez-le ! Vous rendrez service à beaucoup de monde !
- Soyez sûr que je n'y manquerai pas ! Quant à vous, si vous réussissez à sortir de cette mauvaise passe, ajouta-t-il en désignant le décor misérable, je crois que vous... irez très loin !
- L'avenir nous le dira ! Bon voyage !
Le lendemain matin, Batz partait, à cheval, vers les frontières de l'est...
Neuf jours plus tard, il franchissait la porte du Rhin à Baie et, dédaignant l'hôtel des Trois-Rois qui était la principale auberge de la ville sur le bord du fleuve, il se rendit un peu plus loin, au Sauvage, proche de l'extraordinaire cathédrale aux murs sanguins sommés d'un toit en tuiles vernissées vertes et jaunes. Son choix n'était pas déterminé par le voisinage d'un édifice gothique riche en gargouilles, statues et autres ornements mais par la personnalité du patron, Emmanuel Walther Merian qui, depuis les débuts de l'émigration, était sans doute l'homme le mieux renseigné, non seulement de tout le canton mais d'une bonne partie de la Suisse et de la vallée du Rhin. Les courriers du comte d'Antraigues, l'ennemi juré du baron, relayaient chez lui, venant de Paris via Troyes ou gagnant la Vénétie via Lucerne et le Saint-Gothard. Si Montgaillard travaillait encore pour l'" Araignée de Mendrisio [x] " ou, comme c'était le plus probable, s'il ouvrait pour son propre compte, il y avait des chances pour qu'il soit passé par le Sauvage. En outre, les jeunes officiers du prince de Condé dont les troupes cantonnaient alors à Mulheim venaient plus volontiers s'attabler chez lui qu'aux Trois-Rois. Question d'atmosphère ! Et peut-être aussi de la qualité de ses vins de pays...
Batz connaissait bien Merian. Comptant nombre d'amis devenus autant de soutiens dans la région jurassienne, il était souvent venu chez lui avant l'incarcération du Roi au Temple et, depuis, il lui avait parfois envoyé son fidèle secrétaire et ami Devaux [xi]. Ce qui donnait la mesure de la confiance que l'homme lui inspirait. S'il voyait et entendait beaucoup, Merian parlait seulement à qui lui plaisait.
Lourd et flegmatique, ce n'était pas un homme démonstratif mais son sourire et l'éclair de plaisir qui brilla dans son oil bleu en dirent plus qu'un long discours :
- Herr baron ! Il y a si longtemps et il s'est passé tant de choses que nous ne savions plus s'il fallait prier pour vous ou espérer votre visite !
- Je suis vivant comme vous voyez, dit Batz en lui serrant la main. Malheureusement, il n'en va pas de même pour mon pauvre Devaux...
- Il est mort ?
- Oui... Le 17 juin dernier avec quelqu'un qui m'était infiniment cher et d'autres de mes amis. Dieu ait leur âme ! Vous avez une chambre pour moi ?
- Bien entendu... et une place à la table d'hôtes.
- Non s'il vous plaît : pas de table d'hôtes ! Je voudrais parler avec vous... quand vous en aurez fini avec le service bien sûr !
- Entendu. Que voulez-vous manger ?
- Que voilà une phrase agréable à entendre, alors qu'en France l'hiver s'annonce rude. Il paraît que pas loin, à Huningue, les soldats de l'armée du Rhin que commande Pichegru commencent à manquer de pain. Vous risquez des incursions...
- Ce n'est pas d'hier qu'elles se produisent. Et puis, ici nous ne sommes en guerre avec personne. Alors, qu'est-ce que je vous sers ?
- Une soupe au fromage, du cervelas aux pommes de terre et l'un de vos délicieux " lecker-lis [xii] ". Pour le vin, vous choisirez vous-même.
L'auberge se remplit bientôt d'un brouhaha joyeux. De sa fenêtre Batz vit, en effet, arriver des soldats aux uniformes fatigués et pensa que la forteresse de Huningue dont, avant Baie, il avait aperçu les murs hérissés de canons, devait avoir autant de trous qu'un gruyère. En homme qui savait le prix des choses quand on va au-devant du danger, il savoura son repas arrosé d'un gai vin de Neuchâtel puis alluma sa pipe et attendit son hôte.
Celui-ci vint vers dix heures du soir, nanti d'une bouteille de kirsch et de verres. Les deux hommes trinquèrent puis Batz invita l'hôtelier à s'asseoir en face de lui de l'autre côté de la cheminée et remit lui-même une bûche dans le feu.
- Connaissez-vous un certain comte de Montgaillard ? fit-il.
- Oh, oui... S'il m'est permis, je dirais que je ne l'aime guère.
- Moi non plus et j'ai pour cela les meilleures raisons. On m'a dit que sa famille habite non loin d'ici, à Rheinfelden...
- En effet mais elle n'y vit pas dans le luxe. La comtesse et ses deux enfants habitent une petite maison près du Rhin. Les garçons ont aussi un précepteur, l'abbé du Montet...
- Un précepteur quand on a du mal à joindre les deux bouts ?
- Oh ! il ne coûte guère à Mme de Montgaillard, pour la bonne raison qu'il n'est jamais là. Toujours pendu aux basques du mari qu'il suit partout...
- J'ignorais ce détail. Savez-vous si Montgaillard est à Rheinfelden ?
- Il y est, et même en assez mauvais état.
- Tiens donc ! Et comment en avez-vous eu connaissance ?
- Parce que je l'ai vu. Il est arrivé ici il y a presque trois semaines couché dans une voiture que l'abbé du Montet conduisait à bride abattue en réclamant un médecin.
- Pourquoi ici au lieu d'aller droit à Rheinfelden ? C'est tout près.
- Parce qu'à Rheinfelden, il n'y a pas le docteur Wehr qui est une sorte de magicien. Montgaillard avait reçu un coup de pistolet dans la poitrine ; il brûlait de fièvre mais il était conscient et même furieux en dépit de son état. Une sorte de rage semblait l'habiter et aussi la volonté de tenir jusqu'à ce qu'il arrive entre les mains de Wehr. On l'a couché dans cette chambre qui est un peu à l'écart comme vous pouvez le remarquer. C'est là sur la table que le médecin a extrait la balle et donné les soins nécessaires. Je dois dire qu'il a été courageux, le Montgaillard ! En dépit d'une solide dose d'opium, la sueur lui coulait du front comme une rivière tandis que ses dents s'incrustaient dans un barreau de chaise. L'opération a réussi et, il y a une petite semaine, l'abbé du Montet l'a ramené chez lui avec la permission de Wehr mais, à mon avis, le blessé en a encore pour un bout de temps avant de courir les routes.
- Vous a-t-on dit où et comment il avait été blessé ?
- En Forêt-Noire, des brigands auraient attaqué sa voiture ! C'est tellement classique comme explication que c'est comme s'il n'avait rien dit. D'autant qu'ils n'ont pas été bien gourmands, les brigands : il avait toujours sa bourse et elle semblait bien garnie...
- Et il était seul avec ce prêtre ?
- Absolument. Il n'y avait même plus de cocher puisque c'était l'abbé qui menait. Il avait d'ailleurs l'air de s'y connaître.
- Rien de bien étonnant ! C'est fou ce qu'une révolution peut développer les facultés des gens ! Encore un mot, mon cher Merian... et s'il vous plaît, encore un verre de votre délicieux kirsch !
- Avec joie ! C'est moi qui le fais, répondit l'aubergiste en resservant son client. Que voulez-vous savoir ?
- Si vous pouviez m'apprendre où se situe au juste dans Rheinfelden, la maison de Montgaillard, vous me rendriez un signalé service. Mais au fond il n'y a aucune raison pour que vous le sachiez...
- ... et aucune non plus pour que je ne le sache pas ! Le... comte m'avait demandé d'envoyer un valet pour prévenir son épouse de sa venue. Il s'agit d'une maison entourée d'un jardin donnant sur le fleuve, près la Messerturm ou tour du Couteau. Il y a des murs blancs et un grand toit rouge foncé... C'est la première sur le chemin des salines [xiii]. Voulez-vous que je vous donne ce valet pour vous accompagner ?
- Surtout pas, mon cher Merian, surtout pas ! Je ne souhaite aucun témoin pour l'entrevue que je veux avoir avec ce gentilhomme de pacotille !
- Comme il vous plaira, mais vous savez que ma maison comme moi-même sommes à votre service.
- J'en suis certain, mon ami, et croyez que j'apprécie votre aide à sa juste valeur...
Fatigué par son voyage, Batz s'accorda une bonne nuit d'un repos d'autant plus serein qu'il savait à présent son ennemi immobilisé. Il était certain de trouver le prédateur au nid et ceci le consolait un peu de cela car de nombreuses questions demeuraient sans réponse, dont les principales étaient : qui avait attaqué Montgaillard et pourquoi ? Et qu'avait-il fait du petit roi ?
Au matin, il se leva vers neuf heures et fit savoir à Merian qu'il ne quitterait pas sa chambre avant le soir. Le Sauvage était fréquenté par trop de gens disparates, voire dangereux, pour qu'il prît le risque de s'y faire reconnaître. Il resta donc tranquillement chez lui, s'y fit servir et occupa son temps avec la lecture des gazettes locales sans y trouver matière à intérêt. Au-dehors le temps menaçait neige et un vilain ciel gris-jaune couvrait la ville. Le froid était vif et Batz trouva quelque plaisir à passer sa journée les pieds sur les chenets. Evidemment, la nuit serait moins confortable...
Elle vient tôt en hiver. A quatre heures elle tombait déjà. Batz s'habilla chaudement, vérifia ses armes : le chargement des deux pistolets glissés dans sa ceinture, le jeu facile de son épée dans le fourreau. Enfin, il boucla son léger bagage composé de deux sacoches et fit appeler l'aubergiste tout en demandant que l'on selle son cheval. Merian apparut presque aussitôt et Batz remarqua tout de suite le pli soucieux de sa rude figure.
- Que se passe-t-il ?
- Je ne sais pas si cela présente une importance quelconque pour vous, monsieur le baron, mais un certain Lemaître s'est arrêté ici tout à l'heure pour prendre un repas et faire soigner son cheval qui boitait. Pas grand-chose d'ailleurs : une pierre coincée sous un fer... Je crois me souvenir que c'est l'un des agents du comte d'Antraigues.
- Vous vous souvenez à merveille. Et que fait-il à présent ?
- Il a soupe, retenu une chambre pour la nuit en précisant qu'il rentrerait sans doute tard, puis il a demandé un cheval frais et il est parti il y a environ un quart d'heure.
- Savez-vous de quel côté ?
- Il suit le Rhin en direction de l'est.
- Celle de Rheinfelden ?
- Exactement. Vous pensez que...
- Je ne pense rien du tout, mon ami. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que d'Antraigues et Montgaillard soient acoquinés. Tous deux sont originaires du Languedoc et je ne suis pas certain qu'ils n'aient pas été à l'école ensemble à Sorèze. Eh bien, si Dieu le veut, j'aurai peut-être cette nuit l'occasion de faire d'une pierre deux coups. Depuis le 21 janvier 1793 j'ai un compte à régler avec le sieur Lemaître. On ne l'a guère vu en France, depuis...
- Le 21 janvier ? Le jour de la mort...
- Du Roi ! Oui. Si nous n'avons pas réussi, mes amis et moi, à l'arracher à l'échafaud, c'est en grande partie la faute de ce Lemaître de malheur. J'avais eu l'imprudence de le croire un ami et de le recevoir chez moi comme tel ! L'un de mes pires souvenirs, Merian ! J'ai juré sa mort...
- Prenez garde, monsieur le baron ! Baie fourmille d'espions de tous les camps. Cet homme en compte sans doute plusieurs au nombre de ses connaissances et il se peut qu'il aille à un rendez-vous !
- Nous verrons bien ! Au fait, sauriez-vous si d'Antraigues est toujours à Venise ?
- Non. Il est à Vérone auprès du régent de France. Quant à savoir ce qu'il y fait...
- Sa cour, mon ami, dans l'espoir qu'un jour cette régence qui aurait dû être exercée par notre pauvre Reine se changera en titre royal et que Mgr le comte de Provence deviendra le roi Louis XVIII... Ce qu'à Dieu ne plaise ! En attendant, il faut que je retrouve le bout du fil que l'on m'a rompu. A bientôt, ami Merian ! Si les choses se passent comme je l'espère, je reviendrai demain matin.
Batz assena une tape vigoureuse sur l'épaule de l'aubergiste et descendit rejoindre son cheval.
CHAPITRE V
" ... ROHAN SUIS !... "
Quatre lieues séparaient Baie de l'ancienne ville d'Empire de Rheinfelden dont les deux parties s'élevaient de part et d'autre du Rhin mais qui appartenait alors en totalité au grand-duché de Bade. Le baron, comme celui qu'il suivait, aurait donc à passer une frontière mais il s'en souciait peu sachant qu'il n'y aurait guère de surveillance aux abords de la cité. Il la connaissait assez pour savoir que les relations entre les deux pays étaient excellentes et que, surtout de nuit et par temps de neige, les factionnaires avaient plutôt tendance à rester au chaud dans leur poste.
Il ne neigeait pas beaucoup et la mince couche blanche répandue sur le sol ne résisterait pas longtemps. Elle avait au moins l'avantage de préciser le paysage de collines souvent abruptes d'où surgissait parfois la silhouette hautaine et mélancolique d'un vieux burg à demi ruiné. Le temps des farouches burgraves qui ne permettaient à aucun voyageur de passer le fleuve sans prélever leur dîme n'était plus. Ils semblaient seulement destinés à retenir sur leurs épaules fatiguées le déferlement de la Forêt-Noire qui s'écroulait là, entre Baie et Constance. La nuit se piquetait de petites flammes allumées dans les fermes éparpillées par une main géante. Parfois autour d'un clocher blanc qui s'effilait en une longue pointe. Au-dessus, les grandes vagues de sapins inscrivaient en noir leur promesse de mystérieuses profondeurs.
Bien reposé et bien nourri, le cheval de Batz dévorait la route avec une allégresse réconfortante qui trouvait un écho dans le cour de son maître. Dès l'instant qu'il savait où trouver son gibier, le chasseur sentait lui revenir sa joie de vivre. Il avait erré trop longtemps dans les ténèbres, cherchant à tâtons un chemin invisible, pour ne pas retrouver sa confiance en soi... Ce soir il aurait des nouvelles de son petit roi perdu, dût-il les arracher par la violence de la gorge d'un mourant ! Bientôt, après le village d'Augst, les tours de Rheinfelden et ses murailles médiévales apparurent au bout de la route. Quittant le bord du fleuve, le cavalier choisit de les contourner, ce qui lui éviterait un possible factionnaire assoiffé de zèle. La maison de Montgaillard était de l'autre côté de la cité, sur le chemin des salines. Cela lui prit un peu de temps mais enfin, il l'aperçut, telle qu'on la lui avait décrite, avec un jardin s'achevant en terrasse sur le Rhin.
C'était une grosse bâtisse ressemblant à beaucoup d'autres dans la région : un grand toit et de petites fenêtres dont plusieurs, au rez-de-chaussée, étaient éclairées. L'endroit étant un peu écarté, les volets étaient tirés mais leurs découpes naïves laissaient passer l'éclairage intérieur. Batz mit pied à terre sans bruit puis, tenant son cheval aux naseaux pour l'empêcher de hennir, il le conduisit à l'abri d'un auvent où il l'attacha :
- Sage ! souffla-t-il en flattant l'encolure du bel animal. Il se peut que j'en aie pour un moment...
En s'approchant, Batz vit qu'un autre cheval était attaché près de la porte protégée par un petit porche et sourit : Lemaître, très certainement ! Se pouvait-il que le Destin lui livre deux proies en une seule fois ? Il caressa les crosses polies de ses pistolets, s'assura une dernière fois du libre jeu de son épée et avança doucement vers la porte. Se montrant toujours d'une extrême exigence sur la qualité et la souplesse de ses bottes, il pouvait marcher sans faire le moindre bruit et alla vers la fenêtre la plus éloignée du cheval. En grimpant sur l'entablement, il amena son oil à la hauteur de la découpe qui lui montra une salle meublée de façon rustique où une servante aux nattes tressées d'un ruban noir avec un corsage orné de chaînes d'argent regardait avec réprobation un petit abbé rondelet qui, encore à table, n'en finissait visiblement pas de déguster son dessert alors que les autres convives n'étaient plus là. Où pouvaient-ils bien être ?
Avec précaution, Batz explora les fenêtres voisines qui lui offrirent seulement le côté de la pièce où trônait le poêle de faïence vernie... Levant alors la tête, il chercha le moyen d'approcher les ouvertures de l'étage où filtrait une lueur jaune et revint vers le coin de la maison où se tordait le tronc vigoureux d'un lierre. Il entreprit de l'escalader en évitant de trop froisser les feuilles pour ne pas être entendu. Cela lui prit un moment, d'autant que la neige trempait et glaçait ses mains au travers des gants, mais enfin il put voir ce qui se passait dans cette chambre. Cette fois, il avait trouvé ce qu'il cherchait : deux hommes. L'un blafard, le teint cireux en dépit des rouges marques de la fièvre, était couché dans un lit, étayé par plusieurs oreillers : c'était Montgaillard. L'autre qui se tenait debout auprès de lui était Lemaître et Batz put constater que l'harmonie n'avait pas l'air de régner entre eux. Malheureusement la pièce était grande et, en dépit de son attention passionnée, le baron n'entendait pas ce qu'ils se disaient. Ce que Lemaître disait plus exactement car Montgaillard, agrippé des deux mains à son drap qu'il remontait jusqu'à son menton, ne soufflait mot et semblait décidé à s'en tenir là, laissant l'autre vociférer à son aise. Lemaître criait même si fort que Batz perçut certains éclats de voix :
- ... sert à rien de vous entêter ! Attitude grotesque... à moitié mort... d'Antraigues veut savoir...
La tempête vocale attira bientôt une jeune femme blonde coiffée d'un bonnet " à papillon " et modestement vêtue de sombre. Elle se précipita entre son époux et le furieux à qui elle désigna la porte d'un air déterminé qui finit par en avoir raison, d'autant plus que, de l'autre main, elle braquait sur lui un pistolet. Lemaître, devinant sans doute qu'elle n'hésiterait pas à tirer, finit par se calmer et abandonna la position. Batz l'entendit cependant vociférer :
- Je reviendrai mais pas tout seul ! Il faudra bien qu'il parle !
Comprenant que l'homme allait sortir, Batz dégringola de son lierre et retourna vers la porte du jardin. Il vit Lemaître sortir de la maison, détacher son cheval et le mener par la bride jusqu'à la barrière donnant sur la route et qu'il lui fallait ouvrir. C'est là que Batz l'attendait : au moment où l'autre allait se mettre en selle, il surgit soudain devant lui, un pistolet au poing :
- Un moment s'il vous plaît ! fit-il avec une politesse gouailleuse. Il y a longtemps que je vous cherche et la place m'est heureuse à vous y rencontrer, ajouta-t-il avec un sourire de loup.
La surprise, de toute évidence, était totale :
- Le baron ?... Ici ?...
- Et pourquoi pas ? Vous y êtes bien, vous. Lâchez cet animal et venez un peu par ici ! Nous avons à causer...
- Je n'ai rien à vous dire.
- Oh que si ! On se dépêche ! Notez que si vous refusez la conversation je vous tue tout de suite et tout sera dit. Je n'ai pas besoin d'apprendre ce que vous veniez faire ici. Je le sais et suis encore bon de vous donner une chance de vous expliquer.
- Si vous avez décidé de me tuer, faites-le !
- Je n'aime pas tuer un homme sans défense et vous avez une épée. Nous nous battrons... là ce sera très bien, ajouta Batz en désignant le bord herbu du fleuve. Cela évitera les frais de funérailles !
- Et si moi je ne veux pas me battre ?
- Alors j'en reviens à ma première idée et cette fois sans hésiter puisque vous joignez la lâcheté à la trahison !
Sous la double injure, Lemaître grinça des dents :
- Traître à qui ? A vous ? C'est sans importance...
- C'est possible... encore que dans ce cas on n'accepte pas l'hospitalité d'un homme, mais vous êtes traître au Roi mort à cause de vous !
- De moi... ou de sa stupidité ? En outre, il n'était pas mon roi. Le mien, c'est celui qui sera Louis XVIII...
- S'il en a le temps, gronda Batz. Et maintenant, misérable, tire ton épée et viens te battre ! Je compte jusqu'à trois. Un... deux...
Il n'eut pas à compter trois. Lemaître avait sorti son arme et se dirigeait vers l'endroit choisi par le baron. Celui-ci remit son pistolet à sa ceinture. L'instant suivant tous deux tombaient en garde.
- On n'y voit rien ! se plaignit Lemaître.
- Vous trouvez ? Moi j'y vois parfaitement. Auriez-vous la vue faible ? Allons, défendez-vous !
Le combat s'engagea, furieux, mais il fut vite évident qu'il était inégal. Batz n'était pas pour rien du même sang que d'Artagnan et il était peut-être la meilleure lame de France.
- Seigneur, s'écria-t-il en riant, vous tenez votre épée comme un cuisinier sa broche ! Rien d'étonnant à ce qu'un duel ne vous tente guère. C'est pourtant votre seule chance... Allons, du nerf!
Sous la raillerie l'ancien avocat au parlement de Normandie se laissa emporter par la colère et Batz essuya deux ou trois attaques pas trop maladroites. Jugeant alors que l'affaire avait assez duré, il se fendit en se baissant avec une rapidité fulgurante et son épée s'enfonça dans le corps de l'autre qui, avec un cri étouffé, chancela et s'abattit dans l'herbe enneigée. Mais il n'était pas mort et Batz répugnait à l'achever. Il le haïssait, sans aucun doute, mais c'eût été se déshonorer à ses propres yeux que lui assener le coup de grâce... comme de le faire basculer dans le fleuve. Alors, il alla chercher le cheval de Lemaître, mit celui-ci en selle en l'attachant avec les rênes et claqua la croupe de l'animal :
- A Dieu de décider s'il doit vivre ou mourir ! murmura-t-il. A l'autre maintenant !
Et il revint vers la maison où personne n'avait bougé, où tout était comme à la sortie de Lemaître. Il la regarda un moment, hésitant sur ce qu'il convenait de faire en songeant qu'il serait sans doute difficile de faire parler Montgaillard. Il l'avait vu tout à l'heure résister aux menaces de son visiteur et il imaginait mal de soumettre un grand blessé à un traitement suffisamment douloureux pour lui délier la langue. En outre, il fallait compter avec le pistolet de la dame et peut-être aussi avec l'abbé du Montet qui mangeait tout à l'heure de si bon appétit. Ce n'était pas aisé d'investir seul une maison qui n'était pas tout à fait sans défense.
C'est alors que le Ciel vint à son aide : la porte s'ouvrit et l'abbé du Montet parut, une pipe au bec. Il s'arrêta un instant sur le seuil, regardant le ciel et se frottant doucement l'estomac. Il éprouvait visiblement le besoin d'aider par quelques pas une digestion un peu difficile. La neige ayant cessé de tomber et le temps n'étant pas trop froid, il descendit le jardin, poussa la barrière et se dirigea vers l'endroit précis où les deux hommes s'étaient battus précédemment. Dissimulé sous un bouquet d'arbres qui poussaient un peu plus loin, Batz le regardait approcher avec une intense jubilation : celui-là était en parfait état et le fait qu'il soit un prêtre ne l'arrêta pas longtemps. Après avoir mis sa conscience en repos au moyen d'un rapide signe de croix, Batz bondit sur le petit abbé, l'empoigna et le ramena dans son repaire en prenant bien soin de lui fermer la bouche d'une main vigoureuse. Arrivé à destination, il jeta sa proie à terre et remplaça sa main par son mouchoir roulé en boule tout en appuyant son genou sur le ventre de sa victime pour l'empêcher de bouger.
- Là ! fit-il avec satisfaction. A présent nous allons parler ! Croyez bien, l'abbé, que je suis désolé de vous faire subir un traitement un peu désagréable, mais mes intentions sont pures et ne visent nullement à vous envoyer vers le Seigneur plus tôt que prévu...
- Hon... hon... hon ! émit sa victime en roulant des yeux blancs exorbités.
- Vous avez raison, sourit Batz. Il est ardu de parler avec un bâillon et je suis tout prêt à vous l'enlever si vous promettez de ne pas crier. D'ailleurs je suis bien sûr qu'en regardant ceci vous saurez vous montrer raisonnable, ajouta-t-il en lui mettant le pistolet sous le nez. Alors, j'enlève le mouchoir et je vous rassure tout de suite : il n'avait pas servi.
- Hon, hon hon... répéta du Montet en hochant affirmativement la tête. Puis il ajouta une fois libéré : " Me direz-vous ce que vous me voulez ? Je suis prêtre et ce n'est pas une manière de traiter un homme de Dieu... "
- Vous ne pensez pas qu'un homme de Dieu qui participe à un enlèvement n'agit pas tout à fait sous influence divine ? ..
- Un enlèvement ?
- Vous savez très bien de quoi il est question, mais pour l'instant mon propos n'est pas de revenir là-dessus. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir dans quelles circonstances votre précieux maître a été blessé ?
- Il n'y a pas là grand mystère : nous traversions la Forêt-Noire quand des brigands nous ont attaqués et dévalisés. M. le comte a été blessé en nous défendant...
- Attaqués et dévalisés ? Savez-vous que le mensonge est un grand péché, monsieur l'abbé ?
- Je ne mens pas !
- Allons, allons ! Qu'on vous ait attaqués je le veux bien, niais dévalisés c'est faux. Ou alors expliquez-moi comment vous avez pu arriver au Sauvage avec une voiture que vous meniez vous-même, vos bagages intacts et la bourse pleine... Alors il va falloir trouver autre chose !
- Vous... vous ne pourriez pas ôter votre genou ? Il me comprime douloureusement le gaster et...
- La gourmandise aussi est un péché et je vous ai vu à l'ouvre tout à l'heure ! A confesse vous en aurez bien pour trois ou quatre chapelets.
Puis, abandonnant le ton du badinage pour celui de la sévérité, Batz reprit sans bouger d'un pouce :
- Ecoutez-moi bien, l'abbé ! Vous savez qui je suis puisque vous étiez de ceux qui m'ont mis à mal à Chatsworth...
- Non ! Non, Dieu m'est témoin que je n'y étais pas... Je... j'attendais au port...
- A Skegness, tout seul ?
- Non... à Zeebrugge.
- C'était prudent. Ensuite ? Où êtes-vous allés ?
Du Montet serrant les lèvres comme pour empêcher les paroles de les franchir, la voix de Batz se fit plus dure :
- Il va falloir parler, l'abbé. Je suis gentilhomme et vous le savez, mais j'ai besoin de savoir et sur mon honneur, je n'hésiterai pas à vous faire souffrir si vous ne vous décidez pas. Et vite ! ajouta-t-il en pesant plus lourdement sur sa victime qui eut une sorte de râle :
- Je... je vais vomir !
- Cela aurait l'avantage de vous soulager cependant comme je déteste être souillé, je vais trouver autre chose, reprit-il en déplaçant son genou tout en tirant un poignard qui vint remplacer le pistolet.
- Non... Non, je vous en prie ! Au nom du Seigneur !
- Ne le mêlez pas à cette histoire sordide. Où êtes-vous allés après Zeebrugge ?
- Un château près de... Malines où M. le comte a des intelligences. Nous y sommes restés plusieurs mois.
- Pourquoi ?
- L'enfant était malade. Il avait besoin de soins. Je m'en suis occupé pendant que M. le comte retournait en Angleterre. Quand il est revenu tout allait bien et nous avons repris notre route...
- Vers où ?
- Vers ici même. M. le comte pensait que dans sa maison et mêlé à ses enfants, le...
- Le Roi ! Osez donc le dire ! jeta Batz méprisant.
- Le Roi serait mieux caché. Quelqu'un a dit : " Les secrets gardés par la lumière sont de tous les mieux cachés... ".
- Belle phrase et grande parole mais il apparaît que vous n'avez jamais réussi à l'amener ici. Alors que s'est-il passé au juste dans... la Forêt-Noire ? Allons, respirez un peu, mais surtout restez couché commanda Batz en se relevant et en reprenant son pistolet.
L'abbé poussa un soupir de soulagement et recommença à se frotter le ventre en grimaçant.
- Encore un petit effort ! encouragea Batz. Nous y sommes presque.
- Je ne pourrais pas m'asseoir ?
- Si vous voulez mais un mouvement de trop et vous êtes mort. D'ailleurs avec cette bedaine vous ne devez pas courir bien vite.
- Merci ! Voilà ce qui s'est passé. Nous faisions réparer une roue à Bad Krozingen, à trois lieues sous Fribourg, et il y avait là des soldats qu'à leur uniforme gris et au brassard blanc porté au bras gauche et orné de trois fleurs de lys noires, nous avons reconnus comme appartenant à l'armée du prince de Condé. Avec eux deux chevaliers de la Couronne qui en sont l'avant-garde... Un jeune officier les commandait, que M. le comte n'avait pas encore aperçu parce qu'il s'occupait à faire presser la réparation, mais l'enfant, lui, l'avait vu. Il faut dire que ce jeune homme portait le cordon bleu sur son uniforme. L'enfant a sauté de la voiture et couru vers lui :
- " Mon cousin, a-t-il crié, reconnaissez-moi et sauvez-moi ! Je veux être avec vous... " Ce jeune homme était le duc d'Enghien...
- Et il l'a reconnu ?
- Sans hésiter, et au grand dam de M. le comte qui tenta d'expliquer qu'il s'agissait d'une erreur, d'une ressemblance... que l'enfant était son fils dont la maladie récente avait dérangé l'esprit... Rien n'y a fait ! Le petit citait des lieux, des jours mais il n'en avait même pas besoin : le siège du prince était fait : il déclara à M. le comte qu'il allait conduire son " cousin " au prince de Condé [xiv] et qu'il invitait le prétendu père à le suivre pour répondre de sa conduite. Alors M. le comte a pris feu et s'est mis en colère, il voulut reprendre l'enfant de force et même, dans sa fureur, il a levé un poignard sur le jeune duc. Un des chevaliers de la Couronne a fait feu... Ensuite on m'a aidé à mettre le blessé dans la voiture et je suis monté sur le siège parce que notre cocher, peu désireux d'être pris entre deux feux, avait choisi la fuite. La roue était réparée par chance et nous avons pu prendre le large. J'ai entendu le duc donner l'ordre de ne plus tirer ! Vous savez le reste !
- Cette reconnaissance est incroyable ! murmura Batz. Le Dauphin n'avait pas cinq ans lorsque le prince de Condé et sa famille ont quitté la France ! Et ils se sont reconnus ?
- Oui. La dernière fois qu'ils se sont vus, c'était dans de telles circonstances - quand la foule a ramené la famille royale de Versailles à Paris - que l'image de ce jeune prince de dix-sept ans qui lui avait parlé avec tant de gentillesse est restée gravée dans son esprit... Peut-être faut-il aussi y voir la main de Dieu ?
- Pour un de ses serviteurs, vous auriez dû vous apercevoir plus tôt que votre Montgaillard ne faisait pas partie du troupeau ! J'espère... qu'il n'a jamais malmené Sa petite Majesté ?
- Malmené non, je ne l'aurais pas permis, mais il était sévère, parfois désagréable, et semblait ne pas très bien savoir ce qu'est un enfant de dix ans...
- Je comprends que le petit ait saisi l'occasion qui s'offrait à lui... Eh bien, mon cher abbé, je vous rends votre liberté. Vous pouvez, au choix, achever votre promenade ou rentrer vous coucher ! En tout cas, inutile de raconter ce qui vient de vous arriver. Cela risquerait d'augmenter la fièvre de votre cher malade. Vous ne m'avez jamais vu ! Pour ma part je resterai coi sur notre agréable entretien...
- Je ne dirai rien. C'est préférable ! fit l'abbé en s'ébrouant. Mais je vous préviens que d'autres s'intéressent à l'affaire et que M. le comte va vivre ces jours à venir sous une menace...
- Eh bien, qu'il s'en arrange ! Je vous souhaite une bonne nuit, l'abbé !...
Heureux soudain comme un collégien, Batz alla chercher son cheval et partit au pas pour ne point éveiller les échos de la nuit. Quand il fut assez loin, il mit au galop et reprit joyeusement le chemin de Baie et du Sauvage. Que Montgaillard et Lemaître meurent ou survivent lui était profondément égal, à présent qu'il savait son petit roi parvenu précisément là où il voulait l'amener : sous l'égide de ce loyal soldat, de ce grand seigneur qu'était le prince de Condé. Demain il se rendrait auprès de lui.
Il était déjà loin de Rheinfelden quand, soudain, il se dressa debout sur ses étriers, arracha son chapeau qu'il brandit en l'air et, de toute sa voix, cria comme un défi à la nuit :
- Vive le Roi !
Seuls le hululement d'un hibou et le froissement du fleuve lui répondirent...
Après sa nuit passée à cheval, Batz avait besoin de récupérer et dormit une partie de la journée au grand dépit de Merian qui brûlait de curiosité, partagé entre la joie de l'avoir vu revenir vivant et le désir d'en savoir davantage sur ce qu'il était allé faire à Rheinfelden. Vers la fin du jour, il n'y tint plus : empoignant un cruchon de munchensteiner et deux verres, il grimpa chez son pensionnaire, frappa et trouva celui-ci occupé à se raser.
- On ne vous a pas vu de la journée, monsieur le baron. J'étais inquiet...
- ... et vous m'apportez de quoi me réconforter ? Excellente idée, mais rassurez-vous, tout va bien !
- Vous... n'avez pas eu d'ennuis ?
Il fallait que Merian, si discret, fût vraiment inquiet pour poser une question de ce genre. Batz le comprit, plongea son visage dans la cuvette pour ôter les restes de savon, s'essuya et déclara avec un grand sourire :
- Non. Tout va très bien. Le cher Montgaillard est vraiment en piteux état, quant à votre autre client, je serais fort étonné qu'il fît parler encore de lui... ou alors dans un long moment. Mais pourquoi êtes-vous soucieux ?
- Un groupe de cavaliers s'est arrêté ici hier soir, après votre départ. Ils voulaient manger, boire et, pour ce que j'ai pu comprendre, ils attendaient quelqu'un et ne sont partis que lorsque je leur ai fait savoir qu'il me fallait fermer. J'ai entendu l'un d'eux dire : " Allons au second point de ralliement... " et ils s'en sont allés.
- De quel côté ?
- En suivant le bord du fleuve vers Rheinfelden...
- Moi, en tout cas, je ne les ai pas rencontrés. Mais buvons puisque vous avez pris la peine de m'apporter ceci !
Les deux hommes trinquèrent, burent et Batz fit claquer sa langue sans faire preuve d'un souci d'élégance excessif :
- Vous avez toujours su choisir vos vins, mon cher Merian. Celui-là est délicieux, parfumé...
- Et il ne monte pas à la tête. Est-ce que je ferai monter le souper comme hier ?
- Ma foi non. J'ai envie d'entendre ce qui se dira à votre table d'hôtes. Qu'attendez-vous ce soir ?
- La diligence de Berne. En dehors... je ne sais pas trop. C'est selon l'humeur de mes habitués. Un ou deux officiers de Huningue peut-être ?
- Et personne de chez le prince de Condé ?
- Je ne crois pas. Monsieur le Prince [xv] aurait quitté Mulheim pour rejoindre à Fribourg Mme la princesse de Monaco. Elle serait souffrante...
- Je n'arriverai jamais à comprendre d'où vous tirez toutes ces nouvelles, s'écria Batz en riant. Vous êtes mieux informé que les gazettes ! Alors, vous qui savez tout, sauriez-vous m'apprendre où se trouve le jeune duc d'Enghien ? Lui au moins est à Mulheim ?
- C'est possible mais ce n'est pas certain. Au mois de janvier dernier, le duc est tombe gravement malade et on l'a transporté à Ettenheim chez le cardinal de Rohan qui a paraît-il un médecin remarquable...
- Ce n'est tout de même pas Cagliostro ? Il a disparu complètement, celui-là ?
- Non, c'est un médecin suisse dont j'ai oublié le nom. Or, dans la maison du cardinal vit sa nièce, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. Elle est, dit-on, très belle. Elle a soigné le jeune duc et...
- ...et l'amour est entré en même temps que revenait la santé. Alors, dès qu'il lui est possible, le duc retourne à Ettenheim ...
- On ne peut mieux dire, monsieur le baron.
- Bien. J'achève de m'habiller et je descends souper.
La table d'hôtes du Sauvage n'apprit rien à Batz ce soir-là : il n'y avait que les voyageurs de la diligence, une assemblée hétéroclite de gens dont la conversation - quand conversation il y avait ! -tournait autour du temps, du prix des denrées, de l'état des routes et des dangers que faisait courir à la sage Helvétie le voisinage d'une nation aussi turbulente que la France dont les troupes, bien qu'appartenant à des partis opposés, s'arrangeaient pour encombrer les deux rives du Rhin.
Excédé par ces propos sans intérêt, Batz préféra se priver de dessert pour aller fumer une pipe en buvant du kirsch près de l'énorme poêle où Merian vint le rejoindre tandis que le ballet de ses servantes desservait la table et remettait de l'ordre.
Batz lui annonça son départ pour le lendemain matin.
- Est-ce que vous nous reviendrez bientôt ? demanda l'hôtelier. Noël chez nous est une si belle fête !
- En vérité, je n'en sais rien, mon ami. Je dois mener à bien une affaire difficile et il se peut que je revienne, mais s'il m'est donné de passer la Noël quelque part j'aimerais assez que ce soit chez moi. J'ai acheté une terre en Auvergne et je ne la connais pas encore...
En homme qui sait son monde, Merian n'insista pas et s'inclina en disant que le Sauvage et lui-même seraient toujours heureux de se mettre au service du baron à quelque période de l'année que ce fût. Ce dont Batz ne doutait pas. Ceux qui préféraient son auberge à celle plus opulente des Trois-Rois trouvaient souvent le chemin du cour de Merian mais, en outre, il vouait au baron une amitié teintée d'admiration. A l'aube du lendemain, il l'accompagna jusqu'à l'imposant portail gothique donnant accès au grand pont sur le Rhin qui réunissait le Grand Baie à son petit frère, le Petit Baie. Ce portail était orné de la tête en métal peint et doré du " roi des bègues " qui, à l'aide d'un mécanisme, tirait la langue au Petit Baie à intervalle régulier. Là ils se quittèrent. Batz sauta en selle et s'élança sur le pont, sans oublier au passage d'ôter son chapeau devant la petite chapelle qui en marquait le centre. Merian resta où il était jusqu'à ce qu'il eût vu disparaître ce client en qui s'incarnait pour lui son goût profond pour l'aventure...
Ettenheim étant distant de Baie d'environ vingt-cinq lieues, Batz n'y arriva que le lendemain à la nuit tombante. Rassuré sur le sort de son petit roi, il n'avait aucune raison de fatiguer son cheval. La ville, située dans l'un des premiers vallonnements de la Forêt-Noire et à peu de distance du Rhin, se nichait au milieu de terres cultivées et de vignes dont le point d'orgue était une belle église baroque d'une attendrissante couleur rosé. C'était le cour d'une petite principauté dépendant de l'évêché de Strasbourg, mais désormais séparée de lui. Le cardinal-prince de Rohan s'y était installé après un bref passage à l'Assemblée constituante dans les rangs du clergé et y menait depuis la vie la plus digne et la plus généreuse qui fût. Les premiers émigrés se dirigeant vers l'est avaient reçu de lui la plus fraternelle hospitalité, et tout d'abord le prince de Condé, sa " princesse " et ses officiers parmi lesquels le vicomte de Mirabeau, frère cadet du célèbre homme politique, qui avait formé là sa fameuse légion Mirabeau incorporée à l'armée de Condé et connue pour sa valeur et ses uniformes noirs. Depuis l'armée de Condé était allée vers son destin, et Ettenheim avait retrouvé une relative tranquillité.
Destin assez dramatique pour cette troupe de volontaires mais toujours marqué au coin d'un courage aussi grand que celui des soldats, français comme eux, qu'ils affrontaient. Durant l'été 1793, l'armée de Condé [xvi] avait mené une brillante opération aux lignes de Wissembourg qui aboutit à la prise de Haguenau et menaça sérieusement Strasbourg. La Convention envoya alors d'importants renforts. Pichegru à Bertsheim et Hoche au Geisberg repoussèrent les soldats du Prince qui durent se replier vers Landau, repasser le Rhin et aller prendre leurs quartiers d'hiver à Rastatt. Un exode douloureux, marqué de scènes cruellement exemplaires comme celle-ci : on transportait deux hommes dans une charrette ; l'un était M. de Barras, cousin du conventionnel, l'autre un grenadier de la légion Mirabeau à qui la douleur arrachait des cris à chaque cahot. Barras exhorta alors son compagnon à mieux supporter sa souffrance en mémoire de son Dieu mort sur la croix et de son Roi mort sur l'échafaud. Le blessé alors répondit entre deux plaintes :
- C'est bien facile à dire quand on n'est pas blessé....
Pour toute réponse, M. de Barras ouvrit son manteau pour montrer les énormes pansements entourant ce qui restait de ses cuisses emportées par un boulet de canon [xvii].
Ensuite, le terrible hiver pesa lourdement sur la petite armée aux prises avec la maladie, le froid, les équipements insuffisants et faillit emporter le duc d'Enghien. Le prince de Condé, manquant de moyens parce qu'il voyait le fond de sa cassette en dépit de l'aide apportée par son amie la princesse de Monaco qui vendit ses diamants et ce qui lui restait d'objets de valeur, reçut enfin des subsides de l'Angleterre. Ce qui lui permit de refondre son corps en fonction des mouvements de l'armée du Rhin, de faire établir par son petit-fils des positions comme le camp de Mulheim destinées à réduire la distance avec l'ennemi...
Mais, à Ettenheim, dont le son des cloches rythmait la vie quotidienne, les échos de la guerre n'arrivaient plus que lors des brefs passages du duc d'Enghien. Le jeune prince ne manquait pas une occasion de revoir celle qu'il aimait et de recevoir aussi les bienfaits de la source thermale qui fonctionnait encore malgré l'insécurité des temps.
La demeure du cardinal de Rohan n'était pas un château mais, au cour même du village, l'Amtshaus, une grosse maison ancienne dont l'immense toit brun à deux pentes s'achevait par deux pignons sculptés. Elle prenait jour par de nombreuses fenêtres à petits carreaux, presque carrées et quelques arbres l'ombrageaient mais la porte n'était fermée ni de jour ni de nuit, le cardinal se voulant au perpétuel service de quiconque pouvait avoir besoin de lui. Il y vivait simplement, avec sa nièce et quelques familiers, religieux pour la plupart ainsi que Batz l'apprit à l'auberge Zur Sonne, jouxtant un ancien couvent. On lui dit aussi que le meilleur moment pour une audience privée était le matin, après la messe que Son Eminence disait toujours à sept heures dans l'église rosé peu éloignée. Aussi le jour se levait-il à peine que Batz, déjà prêt, rasé, tiré à quatre épingles vit passer devant son auberge celui qui l'intéressait, enveloppé d'un grand manteau noir et appuyé au bras d'une jeune fille dont le capuchon rabattu sur les épaules permettait de voir qu'elle était blonde et très belle, de cette beauté douce qui enchante sans s'imposer avec fracas et lui rappela Marie... Un petit prêtre trottait derrière eux, un livre de messe entre les mains.
Batz attendit le temps convenable pour permettre au cardinal de rompre le jeûne. Lui-même prit un repas de café et de ce pain de la Forêt-Noire, aussi foncé qu'elle, dense et très goûteux, qui s'accommodait si bien de beurre frais et de miel de sapin. Il était près de neuf heures quand il se présenta et fut reçu en haut de l'escalier de bois par un ecclésiastique en qui il reconnut celui de tout à l'heure :
- Baron Jean de Batz. Au service de Sa Majesté le roi Louis XVII ! lança-t-il du haut de sa tête de façon quasi militaire.
Le prêtre ouvrit de grands yeux, leva un sourcil puis sourit :
- Voilà qui est inattendu ! Je suis moi-même l'abbé d'Aymar, de l'abbaye de Neuviller en Alsace, attaché tout spécialement à Son Eminence. Voulez-vous patienter ? Je vais voir si elle peut vous recevoir.
- Pensez-vous que cela soit possible ?
- Le contraire m'étonnerait beaucoup... Quelques secondes plus tard, en effet, Batz pénétrait dans une pièce plutôt petite qui tenait à la fois du cabinet de travail, du salon et de l'oratoire. Un soleil hivernal s'étant décidé à paraître, les deux fenêtres étaient ouvertes et laissaient passer un air vif qui fit frissonner Batz débarrassé de son manteau dès le vestibule : en bon fils de la douce Gascogne, il était sensible au froid.
Ce n'était pas le cas apparemment de celui qui l'accueillait et semblait fort à l'aise dans une simple soutane noire. Seule la calotte pourpre autour de laquelle bouclaient de beaux cheveux blancs indiquait le rang du personnage devant lequel Batz s'inclina avant d'être admis à baiser l'anneau d'or orné d'un saphir. A soixante ans, le cardinal-prince Louis de Rohan demeurait un très bel homme, en dépit des rides douloureuses marquant son fin visage : les traces du calvaire gravi au cours de ce que l'on appelait alors - et on continuera ! - l'affaire du Collier de la Reine, et ses mains étaient les plus belles du monde. Il trouva un sourire bienveillant pour accueillir son visiteur :
- L'insaisissable baron de Batz ! dit-il. Savez-vous que c'est un privilège de recevoir chez soi un homme après lequel courent encore toutes les polices de France ?
- Votre Eminence m'honore plus que je ne le mérite.
- Allons donc ! Vous êtes en train de devenir légendaire. L'homme du Roi, celui qui a tout tenté pour l'arracher à l'échafaud au matin du 21 janvier, qui a tout fait pour soustraire la famille royale, puis la Reine à un sort affreux...
- ...et qui a enlevé Louis XVII du Temple à la faveur du déménagement des Simon chargés de son " éducation ". Oui, je suis celui-là, dit Batz sans forfanterie aucune. Et c'est de Sa petite Majesté que je viens parler avec vous, Monseigneur !
L'aimable visage du cardinal se ferma soudain, se fit hautain même.
- Cela vous plaît à dire. Pour autant que je le sache, le malheureux enfant est toujours prisonnier de la Tour...
- Nous avons substitué un autre garçon au Roi... mais je crois que Votre Eminence n'en ignore rien ?
- M'accuseriez-vous de mensonge ? fit Rohan avec dédain.
- Dieu m'en garde ! Mais l'affaire est d'une telle gravité qu'elle oblige Votre Eminence à la prudence. Même envers moi qu'après tout elle ne connaît pas.
- Comme vous dites, en effet : je ne vous connais pas. Qui me dit que vous êtes vraiment le baron de Batz ?
- Rien, admit celui-ci avec tranquillité. Pas même mon passeport puisque de nos jours les faux papiers pullulent. Je n'ai donc aucun moyen de prouver mon identité, mais si Votre Eminence le permet et veut bien m'accorder encore quelques instants, je lui dirai comment j'ai acquis de bonnes raisons de penser que l'enfant n'est pas passé loin d'ici...
Le cardinal hésita puis, désignant une chaise à son visiteur, il alla lui-même s'asseoir dans l'austère fauteuil d'ébène sculpté placé derrière sa table de travail :
- Je vous écoute.
- Mon intention, en faisant sortir le Roi de Paris puis de la France, était de le conduire chez Monsieur le Prince dont la loyauté envers ses souverains ne saurait être mise en doute. Cependant, il ne pouvait être question pour des raisons de sécurité de l'y mener par la route directe. C'est en Angleterre que je l'ai amené, chez la duchesse de Devonshire où je voulais qu'il prenne un temps de repos, le séjour de la prison et le régime de Simon ayant attaqué sa santé. Ensuite, nous devions passer aux Pays-Bas et de là rejoindre le prince de Condé. Mais je comptais sans l'audace de nos ennemis : une nuit, dans la dépendance de Chatsworth où nous vivions retirés, j'ai été attaqué et laissé pour mort tandis que l'on emportait l'enfant. J'ai pu suivre ensuite la trace des ravisseurs jusqu'au port de Skegness où ce que j'ai appris laissait entendre que le jeune roi devait être ramené au Temple, mais à Paris j'ai acquis la certitude qu'il n'en était rien et que le substitué est toujours en place. J'ai appris aussi le nom du ravisseur : un certain comte de Montgaillard qui est un assez vil agent double. Je l'ai suivi jusqu'à Rheinfelden où il se remet difficilement de la blessure reçue lors d'un engagement ave Mgr le duc d'Enghien, de qui Louis XVII avait réussi à se faire reconnaître...
- Je commence à comprendre, dit Rohan dont le ton se radoucissait, mais le duc d'Enghien n'est pas ici. S'il n'est pas en opérations, il vous faudra le chercher auprès de M. de Condé qui réside actuellement au château de Bruchsal, un domaine de l'évêque de Spire aux environs de Karlsruhe...
- Si loin de l'endroit où le duc l'a trouvé ? Outre le fait que la résidence de Monsieur le Prince doit fourmiller d'espions et que l'incognito de l'enfant doit être préservé à tout prix...
- Ne venez-vous pas de me dire que vous comptiez le confier justement à lui ?
- Oui, mais dans la plus grande discrétion. H n'était pas question de tomber au milieu des cantonnements en proclamant la vérité sur cet enfant. Les dangers qu'il court hors frontières sont presque aussi grands que sur le sol français...
- Je n'en vois pas la raison, émit le cardinal de mauvaise grâce...
- Vraiment ? Votre Eminence ignorerait-elle que Sa Majesté la Reine parlant de son beau-frère, le comte de Provence, prononçait le nom de Caïn ? Monsieur, qui s'est proclamé régent alors qu'elle était encore vivante, n'a jamais hésité sur les moyens d'obtenir la couronne de ses rêves. Avec Montgaillard, Louis XVII était au pouvoir de ses agents.
L'évocation inattendue de Marie-Antoinette avait fait pâlir le cardinal, soudain repris par les tourments endurés dix ans plus tôt. Il détourna la tête :
- Comment le saurais-je ? Sa Majesté m'honorait d'une haine dont je ne soupçonnais pas l'étendue...
Batz alors décida de payer d'audace :
- Et cette haine, monseigneur, vous la lui avez rendue... au point de refuser l'asile de votre maison à son fils ?
- Non!
Ce fut un cri vite repris sur le ton de la douleur :
- Non... Jamais je ne l'ai détestée... même quand j'étais prisonnier de la Bastille, même quand les libellistes me traînaient dans la boue en me faisant passer pour un imbécile et un voleur de diamants. Je l'ai trop aimée, c'est là mon crime... Aimée au point d'avoir cru à la réalité d'un pardon que l'on m'assurait, à la comédie dégradante que l'on m'a jouée une nuit d'été au bosquet de Vénus, et aux lettres que me remettait ensuite une femme à l'astuce infernale... Certes, j'ai été aveugle, stupide en dépit des mises en garde du comte de Cagliostro, mais criminel jamais !
Batz, comprenant qu'il avait oublié sa présence, le laissait parler en se gardant bien de l'interrompre. Lui-même se trouvait en Espagne au moment de l'énorme scandale déchaîné par le vol du fantastique collier de diamants des joailliers de la Couronne mais les échos, horrifiants pour la cour de Madrid, en étaient venus jusqu'à lui. Il est vrai que la réputation traînée après lui depuis son ambassade de Vienne par le prince-évêque de Strasbourg, grand aumônier de France, n'était pas des meilleures. On le disait pervers, peu soucieux de ses devoirs de prêtre, avide de plaisirs sensuels et de jolies femmes, follement ambitieux au point d'avoir souhaité être l'amant d'une reine dont il n'avait jamais voulu croire qu'elle le détestait. Incroyablement crédule avec cela, tant l'être humain a besoin de croire ce qu'il désire : un jouet entre les mains de l'intrigante comtesse de la Motte-Valois qui, après lui avoir mis dans la tête que Marie-Antoinette était tentée par le fameux collier et comptait sur lui pour l'aider à l'obtenir, en avait tiré les premiers fonds de l'achat, s'était approprié au moyen d'un tour de passe-passe le joyau dont son mari avait emporté des fragments après l'avoir dépecé...
Avec beaucoup de douceur, Batz reprit :
- N'est-ce point crime de lèse-majesté qu'aimer une reine ?
- Combien, en ce cas, s'en sont rendus coupables au temps des splendeurs de Versailles ? Vous-même peut-être ?
- Non. J'étais voué au Roi... et je n'aimais pas une épouse dont on a toléré trop de folies ! Cependant, son attitude durant son martyre a forcé mon admiration ! Elle a été sublime ! Mais ce n'est pas parce qu'il est son fils, que je me suis voué à Louis XVII, c'est parce qu'il est mon roi, l'unique fils de Louis XVI...
- Vous en êtes bien sûr ? lança le cardinal avec une amertume qui trahissait la longue et cruelle jalousie qui avait dû le torturer.
Batz se raidit et, dardant son regard dans celui du cardinal :
- Ah non ! protesta-t-il. Pas vous, monseigneur ! Ne vous faites pas l'écho des infamies du comte de Provence allant jusqu'à demander au parlement de Paris de déclarer bâtards les enfants de la Reine ! Ou alors dites que vous la haïssez, que vous ne l'avez jamais aimée !
- Vous ne savez pas ce que j'ai pu souffrir ! Tout allait à ce Suédois ! Moi, elle ne me regardait même pas...
- Et pourtant ensuite vous vous êtes cru aimé... au point que nous savons !
- Le collier maudit ? Savez-vous, baron, que je continue de le payer et qu'après moi, mes héritiers feront de même jusqu'à ce que la dette envers ces malheureux joailliers soit éteinte ? Vous voyez, baron, le voleur est un honnête homme !
- Personne n'en a jamais douté, monseigneur, hormis peut-être ceux que cela arrangeait. Je n'en fais pas partie et je suis bien certain que ni le Roi ni même la Reine n'y ont cru. Et que vous ayez décidé de payer en dépit des difficultés qui sont vôtres depuis que vos biens français sont confisqués, ne m'étonne pas. Votre Eminence est un Rohan. Cela dit tout... ajouta-t-il, faisant ainsi allusion à l'orgueilleuse devise de ces princes bretons : " Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis ! " Mais nous nous écartons de ce qui m'amène ici. Par grâce, monseigneur, ou par pitié si Votre Eminence préfère, dites-moi si vous savez quelque chose de notre petit roi ! Voilà des mois que je le cherche et que l'angoisse me ronge...
- Il est venu ici, dit une claire voix féminine qui fit se retourner Batz. La jeune fille aperçue tout à l'heure venait d'entrer et traversait la pièce d'un pas gracieux pour venir s'accouder au fauteuil de son oncle qui prit sa main pour la baiser en levant sur elle ses yeux fatigués :
- Vous pensez qu'il faut le lui dire, Charlotte ?
- Je pense que vous n'avez pas le droit de mentir, mon oncle, et que ce gentilhomme mérite la vérité... s'il est bien le baron de Batz ?
- D'où vient à mon nom l'honneur d'être connu de vous, madame ? dit Batz en saluant profondément. La cour de Chantilly ne m'a jamais vu et celle de Versailles pas beaucoup plus !
- De l'enfant lui-même ! Il nous a tout raconté de son évasion, du voyage en Angleterre déguisé en fille, de l'accueil de la duchesse de Devonshire et de la petite maison de Chatsworth où vous attendiez la fin de l'hiver. Je crois qu'il vous aime bien.
- Nous ne nous entendions guère, pourtant ! soupira Batz. Je crois qu'il se méfiait de moi...
- Après ce qu'il a subi, comment ne pas se méfier de tout le monde ? A commencer par celui qui l'enlevait. Mais je peux vous assurer que cette méfiance n'existait plus, qu'il a apprécié vos soins, votre courtoisie... surtout lorsqu'il s'est trouvé aux mains de son ravisseur. Celui-là ne l'a guère ménagé et je crois qu'il a fini par le haïr.
- Vos paroles me sont douces, madame... Me direz-vous où est le Roi à présent ? Chez le prince de Condé ?
- Non. En fait, il n'y est jamais allé. Louis-Antoine... je veux dire le duc d'Enghien l'a mené tout de suite ici mais dans le plus grand secret. Puis il est allé rendre compte à son grand-père et c'est lui qui a décidé de ce qu'il convenait de faire...
- A propos, coupa le cardinal, où pensiez-vous l'emmener ?
- S'il m'était rendu maintenant ? Chez moi, en Auvergne. J'y ai fait l'acquisition d'une terre en déshérence, d'un château au bord de l'Allier et à l'écart de tout, gardé par la rivière et la montagne. L'endroit, au cour profond de la France, me semblait idéal pour attendre des temps plus favorables à une restauration et au rassemblement discret de partisans fidèles, futur noyau d'une armée. Puis-je à présent renouveler ma question : où est-il ?
Sans quitter la main de Mlle de Rohan-Rochefort, le cardinal se leva et vint à Batz .
- Me croirez-vous si je vous dis que nous n'en savons rien ?
Batz osa fixer le cardinal au fond de ses yeux bleus et n'y lut qu'une absolue sincérité. Pourtant, la nouvelle était difficile à avaler.
- Rien ? répéta-t-il en écho. Est-ce possible ?
- Seul le duc d'Enghien pourrait le dire car c'est lui qui l'a emmené d'ici, mais il ne le dira jamais à quiconque, même à vous dont le dévouement mérite des droits : il a juré le silence.
- Même à vous qui êtes sa fiancée ?
Un voile de tristesse assombrit le joli visage de la jeune fille.
- Surtout à moi !... et nous ne sommes pas fiancés en dépit du désir que nous en avons l'un et l'autre.
Il eût été d'une rare impolitesse de demander pourquoi et Batz retint de justesse la question qui lui montait aux lèvres car il ne voyait pas ce qui pouvait s'opposer à une union si bien assortie. Curieusement ce fut le cardinal, dans une bouffée de colère, qui le remplaça :
- Monsieur le Prince ne considère pas une princesse du nom de Rohan assez bonne pour son petit-fils ! Il lui faut le sang royal ! Avec cela que le mariage de son fils, le duc de Bourbon, avec Bathilde d'Orléans lui a réussi ! Non seulement le sang du régicide souille ses armes mais Enghien a désormais pour mère la " citoyenne Egalité " qui a fait du Palais-Bourbon une maison de fous ! Quant à lui, il vit maritalement avec la princesse de Monaco ! Il y a vraiment de quoi se montrer difficile ! C'est nous qui devrions l'être !
- Je vous en prie, mon oncle, plaida Charlotte, oubliez tout cela ! Le prince changera peut-être d'avis et nos affaires de famille n'intéressent pas le baron. Je vais vous dire, monsieur, ce que nous savons : le duc d'Enghien nous avait confié le petit roi... auquel il est bien facile de s'attacher en dépit des souvenirs affreux qu'il évoque parfois. Au bout de quelques jours, il est revenu en compagnie d'un gentilhomme, bailli de l'Ordre souverain de Malte, dont il n'a dit son nom qu'à M. le cardinal ici présent en lui demandant de ne le point révéler. Tous deux venaient chercher l'enfant pour le conduire en un lieu connu d'eux seuls. Ce fut, croyez-moi, un moment infiniment pénible. Charles-Louis aurait aimé rester ici mais tous nous devions obéir. Voilà pourquoi nous ne pouvons rien vous apprendre de plus.
- Au moins cet homme, ce bailli sans nom ne le conduit pas à Vérone, auprès du régent ? demanda Batz avec angoisse.
- Je puis vous en donner l'assurance formelle car j'ai moi-même posé la question à ce dignitaire de Malte dont je sais qui il est en vérité. N'oubliez pas que le grand maître de l'Ordre est un Rohan lui aussi [xviii]. Peut-être, d'ailleurs, l'emmène-t-on à lui ? Ce serait à mon avis, la meilleure solution... A Malte et sous la protection d'un tel homme, le Roi ne craindrait plus personne. Mais ce n'est qu'une hypothèse...
- Dont il faudra bien se contenter. Monseigneur, madame, je vous remercie du fond du cour d'avoir bien voulu me parler comme vous venez de le faire. Lorsque vous reverrez Mgr le duc d'Enghien, veuillez lui dire qu'il peut faire appel à moi quand et où il le voudra : je serai toujours prêt pour lui...
- Pourquoi ne pas le rejoindre alors et vous battre à ses côtés ? s'écria la jeune fille. Un homme de votre valeur lui serait précieux.
- J'en serais très heureux, princesse, mais mon combat à moi n'est pas ici. Rassuré sur le sort de Louis XVII, je vais rentrer en France afin d'y reprendre la lutte contre la République en rassemblant ceux qui vont préparer le retour de la royauté. Quand tout redeviendra possible, je reviendrai demander à Monsieur le Prince la faveur d'aller le chercher moi-même !
Un moment plus tard, après s'être restauré à l'auberge, Batz reprenait la route en direction de la Suisse, mais cette fois il ne s'arrêterait pas à Baie. Par Soleure et Neuchâtel où il irait loger chez son ami l'horloger Nathey, prête-nom dans l'acquisition de sa terre de Chadieu, il gagnerait Pontarlier. Il y comptait aussi des hommes et des femmes demeurés fidèles à la cause royale. De là, par la Bresse, le Charolais et le Bourbonnais, il rejoindrait Clermont en Auvergne et Authezat, le village dont son château était distant d'une demi-lieue. Il était grand temps qu'il allât en faire plus ample connaissance. Même en solitaire, passer l'hiver au coin d'une cheminée bien à lui serait un plaisir qu'il n'avait pas goûté depuis longtemps. Mais, si bien qu'il s'y trouvât, il savait que Chadieu ne lui ferait jamais oublier Charonne, le petit paradis de Marie perdu depuis plus d'un an...
Deuxième partie
LES MALHEURS DUNE PRINCESSE
1795
CHAPITRE VI
OÙ LE MYSTÈRE DU GUILDO S'ÉPAISSIT
Le capitaine Crenn s'était réveillé de fort mauvaise humeur. Si l'on peut appeler cela se réveiller. En fait, il n'avait guère dormi et s'il s'était résigné à s'étendre vers onze heures, c'était pour éviter les visites perpétuelles de sa logeuse, inquiète de l'entendre aller et venir au-dessus de sa tête. L'aimable veuve de l'entrepreneur en constructions navales se souciait beaucoup, depuis quelque temps, du refroidissement de ses relations avec le beau gendarme auprès de qui, naguère encore, elle coulait des jours si agréables.
Elle se serait tourmentée bien plus si elle avait pu deviner ce qui depuis la veille occupait à ce point l'esprit d'un homme dont elle commençait à espérer qu'il pourrait devenir son second mari. En effet, au soir de ce jour qui s'achevait si bizarrement, le capitaine en passant à la gendarmerie avait reçu un rapport de ses hommes, qui, à l'exception d'un voleur de poulets pincé du côté de l'hôpital, ne contenait rigoureusement rien. Si ce n'est peut-être un détail relevant davantage du potin mondain que des compétences de la maréchaussée : tôt le matin, on avait vu le citoyen La Fougeraye partir en voiture avec la jeune citoyenne Laudren, se rendre au bac de l'Orillois, et le passer...
Sans autre commentaire, Crenn avait repris son bicorne, son cheval et était parti pour Saint-Malo où, sur le coup de sept heures, il pénétrait dans le bureau où " la citoyenne Sainte-Alferine " comparait tristement le devis des travaux de réfection de la Demoiselle avec l'état actuel des finances de la maison. C'est dire que si Alain Crenn était mal luné, elle ne l'était guère mieux. Tout au sujet qui occupait son esprit, celui-ci n'y prit pas garde.
- Je voudrais voir la ci... Mme de Laudren ! clama-t-il d'emblée après avoir, tout de même, ôté son couvre-chef. Peut-elle me recevoir ?
- Non, fit Lalie le nez dans ses registres et sans prendre la peine de lever la tête.
- Pourquoi, s'il vous plaît ?
- Elle n'est pas là...
- Pas là ? Alors je veux savoir où elle est !
Le ton autoritaire obtint tout de même que Lalie le regarde :
- Tiens ! Le capitaine Crenn ! Je n'avais pas reconnu votre voix et, en outre, je finissais une addition... pénible ; veuillez m'excuser. Vous disiez ?
- Que je voulais voir Madame Laura.
- C'est bien ce que j'avais cru comprendre et j'ai répondu, je crois, qu'elle n'était pas là. Ce à quoi vous avez rétorqué que...
- ... que je voulais savoir où elle était !
- Et en quoi, s'il vous plaît, les faits et gestes de ma cousine - en Bretagne où tout le monde est plus ou moins cousin on n'aurait pas compris qu'aucun lien de parenté n'unît les deux femmes et l'on s'était tenu au plus simple puisque Lalie était nantaise - doivent-ils vous être soumis ?
Par-dessus les lunettes posées sur le bout du nez, l'oil gris de la comtesse fusillait Crenn mais il refusa de se laisser impressionner, même si cette authentique grande dame possédait le don de le mettre mal à l'aise. Il répondit sans baisser le ton :
- Je n'en demande pas tant mais sa sécurité m'importe. Or, je viens d'apprendre qu'hier matin on avait vu Madame Laura partir en voiture avec ce vieux chouan de La Fougeraye. Et ils ont passé la Rance. Alors je voudrais savoir s'ils sont rentrés.
- Ce n'était pas prévu, fit sobrement Lalie en retournant à ses comptes.
- Qu'est-ce qui était prévu ?
- Une absence de deux ou trois jours... mais enfin vous commencez à m'agacer, " citoyen " capitaine ! s'écria-t-elle en jetant sa plume qui protesta en faisant un gros pâté. Encore une fois en quoi cela vous regarde-t-il ? Ne sommes-nous plus en... république ?
- Cela me regarde en ce que je suis responsable de sa sécurité comme de celle de tous les autres habitants de...
- de Saint-Servan ! Pas de Saint-Malo !
Crenn comprit qu'il n'en viendrait pas à bout en continuant sur le même mode. Jetant son bicorne sur un classeur, il se laissa tomber sur une chaise avec un soupir découragé :
- Je pourrais vous dire que la Laudrenais est sur... Port-Solidor mais je n'ai pas envie de discuter davantage. Disons que je m'inquiète... par amitié. Courir les routes avec ce vieux bandit ne me paraît pas une bonne chose. Alors, s'il vous plaît, madame, dites-moi où elle est ?
- Bon, je vais vous le dire. Après tout, c'est sans grande importance et je n'ai pas juré le silence : ils sont partis pour le Guildo. D'après M. de la Fouge-raye, le produit des vols commis justement à la Laudrenais pourrait s'y trouver...
Crenn bondit :
- Au Guildo ? Un coin fréquenté par des contrebandiers et tous les brigands qui hantent les parages depuis le cap Fréhel jusqu'en forêt de la Hunaudaye ? Mais c'est du délire !
Son inquiétude presque palpable finit par entamer la sérénité de Lalie. De mauvaise grâce, elle lança :
- Puisque vous le savez, pourquoi ne nettoyez-vous pas le coin comme vous dites ?
- C'est de l'autre côté de la Rance. Ce n'est pas de mon ressort mais de celui des gendarmes de Plancoët et même ce sont ceux de Lamballe qui devraient mettre de l'ordre, mais j'admets que la région est difficile... Est-ce qu'ils ont au moins emmené l'homme au crochet de fer ?
Jaouen entrait à cet instant précis et se chargea de la réponse :
- Non. On n a pas voulu de moi, fit-il avec raideur. Cet homme et Mme de Laudren sont censés être un oncle et sa nièce qui vont voir d'abord à Plancoët puis dans le Val d'Arguenon ce que la Révolution a laissé de leur parentèle. La Fougeraye m'a refusé et on m'a interdit de bouger d'ici !
D'un coup d'oil expert, Crenn jaugea les six pieds de muscles de l'intendant, son visage aux traits sculptés et, sous le ressaut des épais sourcils bruns, les yeux farouches dont le gris froid rappelait celui du redoutable crochet d'acier qui remplaçait son avant-bras gauche.
- Je te réquisitionne l'ami ! Tu as un cheval ? En ce cas, tu me rejoins au petit jour au bac...
- Pourquoi pas maintenant ?
- Parce que la mer est pleine et que, de nuit, le bac ne part pas. Il faudrait passer par Dinan, ce qui allongerait sacrement le chemin. En outre j'ai des ordres à donner, des dispositions à prendre pour être remplacé. Enfin, je ne serai pas en uniforme : un, parce que je vais m'aventurer hors de ma juridiction, et deux, parce que une tête de gendarme coiffée de son bicorne est la cible favorite des pétoires chouannes. Ça te va comme explications ?
- Tout à fait. Je serai au bac et... bien armé.
- Tu as été soldat, je crois ?
- Oui. Sous le général Kellermann. Un boulet de canon m'a enlevé ça à Valmy mais je m'arrange encore très bien de ce qui reste !
- Autrement dit... tu étais républicain ?
- Je le suis toujours, riposta Jaouen avec un regard sur Lalie qui, les yeux au ciel, haussait les épaules, mais ma république à moi ne règne pas du haut d'un échafaud !
- Sur ce sujet-là je serais assez de ton avis ! A demain !... citoyenne ! ajouta-t-il en saluant Lalie avant de tourner les talons pour regagner son logis et y passer la nuit que l'on sait.
A l'aube du lendemain, ils traversaient la Rance et s'élançaient sur la route étroite qui, par Ploubalay et Trégon, les mènerait directement au Guildo en laissant Plancoët sur leur gauche.
Tout au contraire du capitaine, Laura, elle, avait bien dormi. La fatigue du voyage en charrette et la certitude que son compagnon veillait sur son sommeil - puisqu'il lui avait dit qu'il ne se coucherait pas - lui accordèrent un véritable repos. Aussi quand elle descendit dans la salle, toilette faite et prête à partir, fut-elle très surprise de ne pas l'y voir. Il n'y avait là que Gaïd occupée à éplucher des raves et des choux pour préparer la soupe du jour.
En voyant la jeune femme, elle se leva, alla chercher un bol de lait, une cuillère et un chanteau de pain noir dont elle coupa une épaisse tranche et les disposa sur la table avant de retourner à son épluchage ; le tout sans proférer une parole. Elle s'était contentée d'un signe de tête pour répondre au bonjour de sa cliente. Celle-ci cependant ne prit pas place devant ce qu'on lui proposait. Son regard parcourut la salle, puis elle se pencha pour voir à travers les petits carreaux et finalement demanda :
- Où est mon oncle ? L'avez-vous vu ?
L'autre fit non de la tête. Laura alors sortit dans l'air vif du matin. Le vent avait chassé les nuages et il faisait presque beau. Aussi une certaine animation se manifestait-elle dans les maisonnettes et vers le gué de l'Arguenon. La mer était basse et des gamins armés de pelles et de paniers allaient récolter coques et palourdes, mais nulle part Laura n'aperçut la silhouette grise de La Fougeraye. En revanche elle vit Tangou l'aubergiste qui revenait, un panier de crabes sous le bras. Elle alla vers lui et posa de nouveau sa question. Mais comme la femme, l'homme hocha la tête. Toutefois, il consentit à ajouter :
- Il aura été se promener dans les rochers...
- Cela m'étonnerait. Il m'avait dit qu'il passerait la nuit dans la salle, qu'il n'avait pas sommeil. A quelle heure avez-vous fermé l'auberge ?
L'homme haussa les épaules :
- Y a rien à voler ici ! Qu'est-ce que vous voulez qu'on ferme ?
- Mais enfin, lorsque vous êtes allé vous coucher, était-il là ?
- Sûr qu'il était là. Il fumait sa pipe, les pieds sur la pierre de la cheminée. Je lui ai souhaité le bonsoir...
- Et ce matin, quand vous vous êtes levé ?
- Ça c'est vrai, il n'était pas là mais je ne me suis pas inquiété : j'ai pensé qu'il était allé se dégourdir les jambes et j'ai été chercher ça, ajouta-t-il en désignant sa récolte...
- Conduisez-moi à l'écurie !
Sans commentaire, il posa son panier, alla prendre une clef accrochée au flanc de la cheminée et suivit Laura dans la cour où la charrette dételée tendait ses bras vers le ciel. Et le cheval, lui aussi, était à sa place.
- C'est incroyable, fit Laura entre ses dents. Où peut-il être ?
Cette fois elle était troublée. En allant à l'écurie, elle n'imaginait pas un instant que La Fougeraye ait pu partir sans elle. Vers où et dans quel but ? L'aubergiste toussa pour attirer son attention :
- Y ne connaît personne par ici ?
- Je crois que si mais je ne sais pas qui...
- Ecoutez ! Rentrez donc manger ce que la Gaïd vous a préparé ! Pendant ce temps je vais faire un tour, voir si je le rencontre...
N'imaginant pas que ce rustre pût se montrer prévenant si peu que ce soit, elle lui jeta un coup d'oil incertain mais il insistait avec une grimace ressemblant vaguement à un sourire. Il répéta, encourageant :
- Allez manger et ne vous tourmentez pas trop ! Quand on s'promène dans le coin, on a toujours envie d'aller plus loin...
- Peut-être.
Elle rentra dans la maison, se mit à table, surprise de constater qu'auprès du pain, la Gaïd avait placé un morceau de beurre salé.
- Faut pas vous tourmenter ! fit-elle en écho de son mari. Il va revenir...
Laura l'espérait bien. Après tout, ces gens avaient peut-être raison. Il se pouvait que La Fougeraye se soit rendu dans un lieu dont il n'avait pas envie de lui parler. Et au fond elle en savait peu sur lui, sinon ce qu'il avait pu lui dire et qui laissait bien des choses dans l'ombre... Elle déjeuna donc d'assez bon appétit et ressortit pour attendre dehors : elle se sentait trop nerveuse pour rester assise à ne rien faire.
Comme le gentilhomme la nuit précédente, elle fit quelques pas en remontant la route. Son regard accrocha les bâtiments conventuels sur leur terrasse et s'y fixa. L'absence surprenante de son compagnon lui avait fait oublier un moment la raison de leur voyage mais à présent, elle resta un long moment à examiner le vieux couvent... Il semblait bien abandonné : aucune trace de vie derrière ces fenêtres grises dont plusieurs étaient brisées, et une partie de ce qui avait dû être le logis abbatial menaçait ruine. La pensée lui vint que La Fougeraye était peut-être allé faire un tour dans la nuit.
Elle commençait à gravir le chemin d'accès quand elle aperçut Tangou qui le descendait. En la voyant, il écarta les mains en un geste d'impuissance.
- J'ai pensé, dit-il, que votre oncle aurait pu grimper là-haut mais y a rien, ni personne...
- Vous voulez dire que ce couvent est vide ?
- Comme ma poche ! Qu'est-ce que vous croyez ? Personne n'y est entré depuis qu'les trois derniers moines ont filé pour sauver leur peau. C'est même un endroit malsain...
- Pourquoi ? A cause des fantômes ? Vous y croyez, vous ?
L'aubergiste se signa précipitamment .
- Faut pas badiner ! Bien sûr que j'y crois... S'est passé de drôles de choses...
- Quoi par exemple ?
L'aubergiste regarda autour de lui d'un air méfiant comme s'il craignait d'être entendu :
- La nuit y a parfois des bruits... des gémissements !.. des lumières vertes aussi... et qui dansent !
- Et au village personne n'a eu la curiosité d'aller voir ?
- Si... Un jeune gars qui se vantait de n'avoir peur de rien. Une nuit il est monté sans le dire à personne. On l'a r'trouvé au matin dans ce chemin où nous sommes avec à la tête une vilaine blessure...
- Mort?
- Non, mais il est fou. Y peut plus parler et la moitié de son corps est comme mort !
- Vous en venez, pourtant de ce mauvais lieu ?
- Parce qu'y fait grand jour et qu'j'avais peur qu'y soit arrivé pareil à votre oncle qu'à Efflam. Mais il n'est pas là... Allez, on redescend !
Il avait pris le bras de Laura mais elle résista :
- Je voudrais voir par moi-même...
- Je vous le conseille pas. C'est dangereux, j'vous dis...
- Vous en êtes pourtant sorti vivant ?
- C'est parc'que j'connais l'endroit et j'sais éviter les pièges... Faudrait pour ça qu'j'aille avec vous.
- Eh bien, venez !
- Non. J'ai pas qu'ça à faire. On verra plus tard si l'oncle reparaît pas. Mais j'suis bien tranquille ! Y va r'venir. Il est pt'être déjà là...
Il avait repris le bras de Laura et le serrait de telle façon qu'elle comprit qu'il valait mieux ne pas insister. Cet homme n'avait rien de rassurant. Entrer en conflit avec lui, alors qu'elle était seule dans ce coin perdu, relèverait de la folie. Il fallait jouer le jeu, même si une angoisse commençait à poindre. On revint à l'auberge où, comme Laura le craignait, Gaïd n'avait vu personne.
Les heures passèrent, lentes, de plus en plus lourdes. Laura ne savait plus à quoi se résoudre. Tangou avait émis l'hypothèse que " l'oncle " était peut-être allé jusqu'à Saint-Jacut, le village de pêcheurs et l'ancienne abbaye bénédictine qui se trouvaient à la pointe de la presqu'île dont le Guildo occupait la base, mais si c'était le cas, pourquoi à pied quand il s'agit d'une grosse lieue et qu'il disposait d'une voiture ? C'était anormal, Laura en était sûre à présent et la peur lui venait. Le mari et la femme avaient une façon de la regarder à la dérobée qui ne lui disait rien de bon : leurs yeux étaient trop luisants. Pourtant, Tangou avait continué à chercher avec ce qui ressemblait à une inquiétude grandissante...
Soudain, Laura pensa que cela ne pouvait durer, qu'il lui fallait faire quelque chose : tout plutôt que rester assise au coin de ce feu à se poser des questions avec le silence pour seule réponse !
- Allez m'atteler la charrette ! décida-t-elle soudain.
- Pour quoi faire ? dit Gaïd de sa voix traînante. Vous n'allez tout de même pas partir en abandonnant votre oncle.
- Je ne l'abandonne pas. Je vais chercher du secours...
- Du secours ? reprit le mari. Est-ce que vous ne nous avez pas ? On fait tout c'qu'on peut je crois !
- Jusqu'à présent vous n'avez rien trouvé, n'est-ce pas ? Même pas une trace... un indice ?... de toute façon, je préfère partir... je vais payer ce qui vous est dû et je m'en vais.
- Ce n'est pas prudent, plaida la femme. Il est déjà quatre heures et les chemins ne sont pas sûrs. Où voulez-vous donc aller ?
- J'ai le temps d'arriver à Plancoët avant la nuit, répondit Laura qui pensait aux demoiselles de Villeneux. Sans doute la tendre Léonie se pâmerait-elle de douleur mais l'entreprenante Louise pouvait être d'un grand secours. Saint-Malo était trop loin et elle avait besoin de quelqu'un de lucide et de confiance...
Mais, apparemment, Tangou ne l'entendait pas de cette oreille. Interposant sa carrure entre Laura et la porte, il lâcha, revenant au tutoiement égali-taire curieusement oublié depuis le matin :
- Pas question que tu t'en ailles d'ici avant qu'on sache où est passé ton oncle citoyenne ! Ça s'rait trop facile de filer et de revenir avec une escouade de gendarmes qui prendraient un grand plaisir à fouiller partout et à voler le peu qu'on a !
Il levait le masque et Laura comprit enfin qu'elle avait en face d'elle un ennemi. Elle aimait mieux cela parce que son courage lui revenait comme chaque fois qu'il fallait affronter un danger. Avec un sourire de dédain, elle haussa les épaules :
- On dirait que chez vous le monde tourne à l'envers ? ou bien avez-vous si mauvaise opinion de la maréchaussée ? Cela dit, je ne vais pas à la gendarmerie... et je saurai bien atteler moi-même. Laissez-moi passer !
- Non. Tu rest'ras ici jusqu'à ce que j sache où est passé ce foutu bonhomme ! T'as compris ?
- Qu'en avez-vous à faire après tout ? s'écria Laura. C'est mon oncle, pas le vôtre, et c'est à moi de le rechercher...
- Et moi j'dis qu'tu bougeras pas ! Tu vas r'mon-ter là-haut et attendre bien sagement ! ajouta-t-il en l'empoignant par le bras. Elle se débattit mais sa force de jeune femme était sans commune mesure avec celle de cette brute. Alors elle se mit à crier, appelant au secours de toute sa voix tandis que Tangou la traînait vers l'escalier. A sa surprise, une voix goguenarde lui répondit :
- Voilà, voilà ! On arrive !
L'instant d'après, Laura se retrouvait par terre mais libre et considérait avec stupeur Alain Crenn qui appuyait un pistolet contre les côtes de l'aubergiste.
- Le bonjour, citoyenne Laudren ! fit-il gaiement.
On dirait que nous arrivons à point nommé ? Dis donc, toi, si c'est comme ça que tu traites tes clients, il ne doit pas y avoir foule dans ce trou.
- Jlui veux point d'mal ! grogna Tangou. JVoulais seulement qu'elle m'en fasse point...
Pendant ce temps, Jaouen s'était précipité sur Laura pour l'aider à se relever :
- Vous n'avez rien ? demanda-t-il, si visiblement anxieux qu'elle lui sourit :
- Non. Tout va bien pour moi mais je crois que vous êtes arrivés à temps. Cet homme prétendait me séquestrer jusqu'à ce que l'on ait retrouvé... mon oncle.
- Ce vieux brigand de La Fougeraye a disparu ? fit Crenn qui, à l'aide d'une corde qu'il avait trouvée accrochée à un clou, était en train de ficeler l'aubergiste.
- Il n'y a pas matière à plaisanterie, dit Laura avec sévérité. Je suis très inquiète pour lui. Mais, je vous en prie, capitaine ne restons pas plus longtemps...
- Que craignez-vous puisque vous n'êtes plus seule ?
- La femme n'est plus là ! Peut-être est-elle allée chercher à son tour de l'aide...
- Elle a raison, intervint Jaouen. Nous aurons tout le temps ensuite d'apprendre ce qui s'est passé ici. Vous êtes venus avec la charrette qui est dans la cour ? ajouta-t-il, tourné vers Laura qui confirma. Je vais atteler et je mènerai...
- Je peux très bien le faire, dit Laura. Le cheval est doux et cela vous permettra de garder les vôtres...
En dépit des protestations du capitaine, Laura tint à payer son écot et laissa quelques assignats sur la table devant l'aubergiste qui roulait des yeux furibonds en poussant des grognements parce que Crenn avait jugé utile de le bâillonner.
- Sa femme le libérera si ça lui chante ! fit-il en conclusion. A moins qu'elle ne préfère le laisser ainsi ? Pour ce que j'en ai vu, je me demande ce qu'une créature comme elle fait avec un rustre comme celui-là. Elle est diantrement belle !
Quelques instants plus tard, le trio quittait le Guildo mais Laura était loin d'être satisfaite. Quand on fut à l'embranchement de deux chemins dont l'un allait sur Trégon et l'autre remontait sur Plancoët, elle engagea la charrette dans cette dernière direction tandis que le capitaine, qui allait devant, prenait la première.
- Ce n'est pas le bon chemin ! cria Jaouen en se portant à sa hauteur. Nous sommes venus par Trégon. C'est beaucoup plus rapide...
- Ah oui ? Alors pourquoi avez-vous mis si longtemps ?
- Le cheval du capitaine s'est déferré. Nous avons dû nous arrêter à Ploubalay... Faites demi-tour, Madame Laura !
- Certainement pas ! Moi, je vais à Plancoët... Je dois faire visite à des personnes amies de M. de la Fougeraye. Je crois qu'elles sauront le rechercher mieux que quiconque. D'ailleurs je leur laisserai cette voiture qui pourra leur être utile...
- Et vous reviendrez à pied ?
- Si l'un de nous devait rentrer à pied ce serait vous, mon cher Jaouen, fit Laura. Mais Rollon est capable de porter deux personnes : je reviendrai en croupe.
Crenn cependant accourait aux nouvelles. Laura lui fit part de son intention. Au contraire de ce qu'attendait Jaouen, il ne la combattit pas.
- Après tout, dit-il, ce n'est pas une mauvaise idée. Nous n'avons pas éclairci l'affaire du vieux couvent dont on vous a dit qu'il recelait les meubles et collections volés à la Laudrenais.
- J'ai voulu aller voir, soupira Laura mais dans le chemin j'ai rencontré l'aubergiste. Il a dit qu'il n'y avait rien...
- Et bien sûr, il était difficile d'insister compte tenu de la différence des forces en présence. Raison de plus pour que j'aille voir. Aussi, je vous accompagne à Plancoët. Je verrais les collègues et j'arriverai peut-être à obtenir une perquisition s'ils veulent bien se remuer un peu.
- Offrez une récompense ? suggéra Laura. Vous l'estimerez vous-même. Ma trésorerie peut encore me le permettre, surtout si je retrouve ce que je cherche...
On fit donc route ensemble jusqu'à la petite ville aux abords de laquelle on se sépara, Crenn allant à la mairie et Laura vers la demeure des demoiselles de Villeneux. En arrivant devant la porte, elle sauta à terre, attacha le cheval à un anneau puis fit comprendre à Jaouen qu'elle préférait qu'il n'entre pas avec elle :
- Ce sont deux vieilles filles, expliqua-t-elle. Vous pourriez les effrayer. En outre, elles seront plus en confiance seules avec moi qu'elles connaissent déjà...
Jaouen eut un de ses rares sourires et celui-là était franchement ironique :
- Encore un nid de chouans ?
Le regard noir de la jeune femme se planta dans le sien :
- Cela se peut en effet, et j'espère que vous l'oublierez. S'il y a une chance de retrouver M. de la Fougeraye, ce sont elles qui la détiennent. Attendez-moi, je n'en ai pas pour longtemps, ajouta-t-elle en frappant comme l'avait fait la veille son compagnon. Elle craignait un peu de se trouver devant la fragile et larmoyante Léonie et ce fut, en effet, ce qui se produisit : le visage inquiet qui apparut dans l'entrebâillement de la porte était le sien. Sans ouvrir davantage, elle examina Laura puis l'homme qui l'accompagnait :
- Madame de Laudren ?... Que voulez-vous ?... Et pourquoi M. de la Fougeraye n'est-il pas avec vous ? Qui est cet homme ?
- Si vous voulez que je réponde à toutes vos questions, il faut m'ouvrir, mademoiselle Léonie. On ne parle pas d'affaires graves dans la rue !
- D'affaires graves ? Mon Dieu, serait-il arrivé quelque chose à notre ami ?
Cramponnée au battant, elle commençait à pleurer sans livrer pour autant le passage. Ce qui eut le don d'exaspérer Laura qui, depuis leur rencontre, savait que la tendre Léonie ne débordait pas de sympathie pour elle...
- Mademoiselle Louise n'est pas là ?
- N... on. Non, ma sour... n'est pas... au logis !
- Je devine où elle est. En ce cas, il faut que vous preniez sur vous et que vous m'entendiez ! Vous pleurerez plus tard si cela vous chante : encore une fois ce qui m'amène est grave.
Avec un nouveau gémissement, Léonie se décida à écarter le battant qui se fit un devoir de grincer en écho. Laura marcha avec décision jusqu'au salon qu'elle connaissait déjà et, se retournant, fit face à la vieille demoiselle entrée derrière en fermant la porte :
- Ecoutez-moi bien ! intima-t-elle en s'asseyant sans attendre d'y être invitée, je vais vous raconter ce qui s'est passé au Guildo.
Elle s'attendait à un festival de petits cris - ou même de grands cris ! -de soupirs, d'exclamations, de sanglots. Or, Mlle Léonie l'écouta sans émettre un son. Elle ne pleurait plus mais, quand ce fut fini, elle leva sur son interlocutrice un regard plein de rancune :
- Je savais bien qu'il ne fallait pas y aller, que le Guildo était un lieu maudit et c'est à cause de vous qu'il y est allé ! M. de la Fougeraye est un homme vaillant, un vrai chevalier d'autrefois et je suis bien certaine qu'avant de vous mener au vieux couvent il a voulu s'assurer par lui-même de ce que l'on y pouvait trouver !
- Tout seul et en pleine nuit ?
- Naturellement ! C'est un brave je vous le répète ! Et d'ailleurs, quelle aide pouviez-vous lui apporter ?
- J'y suis allée moi aussi, je vous l'ai dit.
- Et vous vous êtes laissée dissuader par cet aubergiste d'aller jusqu'au bout ? Pourtant, si j'ai bien compris, vous avez été secourue, vous n'êtes plus seule ? Alors pourquoi n'y être pas montée ?
- Allez-y vous-même ! s'écria Laura que le ton accusateur de la vieille fille agaçait. Quoi qu'il en soit, le capitaine Crenn pense convaincre les gendarmes d'ici d'y faire une descente. Vous n'aurez qu'à aller avec eux !... Maintenant et avec votre permission, je me retire en vous demandant seulement de rapporter à Mlle Louise ce que je vous ai appris. Elle saura, j'en suis certaine, agir comme il convient. Si quelqu'un est capable de retrouver notre ami, c'est elle... A présent je me retire, ajouta-t-elle en se levant. Bien entendu je vous laisse la voiture de M. de la Fougeraye.
- Mais vous-même, comment rentrerez-vous ?
- En croupe de mon serviteur que vous avez vu dehors, mais j'espère recevoir bientôt des nouvelles rassurantes...
- Je vous le souhaite... Sinon je crois que j'aurai beaucoup de mal à ne pas vous maudire !
Ce fut sur ces paroles de réconfort que Laura quitta la maison des vieilles filles pour se mettre à la recherche d'Alain Crenn : elle ne voulait pas quitter Plancoët sans savoir s'il avait obtenu l'aide désirée. Et l'on se dirigea vers la gendarmerie.
A sa surprise, le capitaine y avait reçu un accueil non seulement courtois mais amical : cela tenait à ce qu'un nouveau brigadier venait de s'y installer et que celui-ci avait servi déjà sous ses ordres et en avait gardé un assez bon souvenir. Il se nommait Merlu et, sous des dehors épineux, c'était le meilleur garçon de la terre. En outre, depuis sa prise de fonction, il s'ennuyait : dans son coin, les chouans se tenaient plutôt tranquilles et sa brigade n'avait pas grand-chose à se mettre sous la dent en fait de délinquants. L'idée de faire une descente dans un vieux couvent hanté le séduisit immédiatement, mais quand Laura et Jaouen se présentèrent il refusa catégoriquement de les emmener :
- Pas de civils avec nous ! Et encore moins de femmes ! Faites excuses, citoyenne, mais c'est le règlement.
- Et moi ? riposta Crenn. Est-ce que je ne suis pas en civil ?
- Ce n'est pas l'uniforme qui fait le gendarme ! C'est le cour, répliqua le brigadier Merlu. Tous ici nous savons qui tu es, citoyen capitaine. Désolé pour vous autres, ajouta-t-il à l'intention des " civils ", mais il ne vous reste plus qu'à aller coucher à l'auberge si vous voulez savoir la suite. On ira voir demain matin à l'aube.
Laura consulta Jaouen du regard. Celui-ci haussa les épaules :
- De toute façon, la nuit va tomber et nous ne pouvons pas rentrer à Port-Malo ce soir. Il y a une auberge convenable ici ?
- Même à Rennes y'a pas mieux ! C'est celle de ma cousine Etiennette et, pour la propreté comme pour la tambouille, elle craint personne. J'vais vous y conduire.
- Dans ce cas, dit Crenn, j'irai aussi. Il faut bien que je couche quelque part !
Merlu disait vrai. L'auberge de l'Arguenon, située au bord du petit port dont, deux fois par jour, la mer gonflait ou réduisait le cours, ressemblait tout à fait à la description qu'il en avait donnée : brillante de propreté à l'image de sa propriétaire dont la coiffe blanche ressortait, comme les assiettes de faïence naïve, sur le satin sombre de ses vaisseliers bien cirés. Laura y dormit dans un bon lit après un souper de moules, de truites et de crêpes auquel participa Merlu, invité par Crenn. Les émotions de la veille l'avaient rompue et il faisait grand jour quand elle se réveilla mais la journée lui parut longue parce qu'elle ne savait trop à quoi l'occuper. Il faisait froid et gris. Aussi, à l'exception d'une promenade au bord de l'Arguenon et d'une autre à une source que l'on disait miraculeuse et dont Etiennette jurait qu'elle guérissait toutes les maladies [xix], Laura la passa au coin de la grande cheminée de granit rosé à regarder la petite aubergiste, aussi ronde qu'une pomme, vider des poissons, gratter des coquillages ou préparer la pâte des galettes, mais sans beaucoup parler. Au cours des dernières années, Etiennette avait appris à se méfier des gens qu'elle ne connaissait pas. Au long des côtes d'Armorique, larges ouvertes sur la mer et l'Angleterre, les espions fleurissaient presque autant que les clandestins en route vers plus de liberté et une apparence aristocratique ne signifiait pas forcément que la personne appartînt à la cause dont - Laura l'aurait juré ! -Etiennette était partisane. Et de toute façon la conversation n'était pas son fort. Jaouen, lui, erra dans le pays. Aussi fut-ce avec un soupir de soulagement qu'au crépuscule, Laura le vit revenir en compagnie d'Alain Crenn.
Celui-ci pourtant semblait très soucieux :
- Nous rentrons bredouilles ! soupira-t-il en étalant devant le feu son manteau de cheval qui dégagea aussitôt une forte odeur de chien mouillé. Le citoyen Tangou avait raison : La Fougeraye semble avoir disparu de la surface de la terre aussi radicalement que s'il avait été enlevé au ciel ! Nous avons fouillé le village sur les deux rives et deux de nos hommes sont allés jusqu'à Saint-Jacut...
- Et le couvent ? demanda Laura. Avez-vous réussi à y entrer en dépit des pièges dont on m'a parlé ?
- Des pièges ? Et pour garder quoi ? Le couvent est vide, madame. Il ne reste même rien des meubles que les trois derniers religieux ont bien été obligés de laisser en s'enfuyant. Les pillards sont passés par là...
- Il n'y a rien ? murmura la jeune femme profondément déçue.
- Absolument rien. Je suis désolé...
- Pourtant, M. de la Fougeraye était certain de son fait !
- Je ne sais sur quoi il fondait cette certitude. En tout cas la preuve est là : il n'y a rien... Ah si, tout de même, j'ai trouvé ceci.
De sa poche, il tira un objet de métal terni, une sorte de sceptre en miniature dans lequel tintait un grelot. Un ruban fané s'y attachait encore.
- C'est un hochet d'enfant, je crois, et il devrait être en argent.
- Il est en argent, dit Laura en s'emparant du petit jouet dont elle frotta la tête avec son mouchoir avant d'ajouter avec émotion : il appartenait à mon frère et ma mère y tenait beaucoup ! Tenez, voyez ! Voici nos armes gravées... Et il était au couvent ?
- Oui, dans un coin où il a dû rouler.
- Eh bien, cela devrait suffire à vous prouver que M. de la Fougeraye ne se trompait pas. Les dépouilles de la Laudrenais ont séjourné dans cette maison. Autrement, je ne vois pas comment en expliquer la présence.
- Peut-être, mais qu'elles y soient venues est pour vous sans intérêt puisqu'elles n'y sont plus. Sans doute ont-elles été embarquées par la suite.
- Avec votre permission, capitaine, ce raisonnement ne tient pas, intervint Jaouen. Reprenons l'affaire à son début. Les déménageurs de la Laudrenais se sont servis de barges. En ce cas, je ne vois pas pourquoi on se serait donné la peine de hisser tout ce chargement jusqu'au monastère pour ensuite le remporter jusqu'à un navire ? Il était plus simple d'y aller directement à ce navire.
- Il est probable que tu as raison, reprit Crenn sans se formaliser, mais pas complètement. Moi, je vois la chose différemment : Pontallec s'est fait donner le vieux couvent pratiquement abandonné par ses moines dans l'intention d'en faire le coffre au trésor de toutes ses rapines et il y a joint ce que contenait la malouinière familiale, avec la bénédiction de son ami Le Carpentier. Là-dessus le vent s'est mis à souffler pour eux du mauvais côté mais peut-être avait-il pu faire passer certaines choses en Angleterre ou à Jersey. Peut-être aussi une grande partie se trouvait-elle à bord du vaisseau qui l'attendait au large de Saint-Malo au moment où le lougre a explosé ? Quant à ce qui pouvait rester au couvent, il est probable que les gens du pays en aient fait leurs choux gras. A commencer par l'aubergiste dont la tête et le comportement ne me reviennent pas du tout !
- Les gens du pays ont peur de ce domaine dont ils jurent qu'il est habité par des fantômes. Personne n'aurait l'audace d'y aller voir.
- Ils ont peur la nuit mais le jour est plus rassurant. Quant à Tangou, je gagerais ma moustache contre une poignée de seigle qu'il ne craint ni Dieu ni diable... Je suis désolé, Madame Laura, mais nous perdons tous notre temps ici !
C'était sans doute la sagesse mais, pour la jeune femme, c'était dur à avaler. Depuis des jours elle s'était reprise à espérer en cette fortune volée par son détestable époux parce qu'elle représentait le moyen de sauver définitivement l'armement Laudren. Certes, il était pénible d'envisager la vente des collections de ses aïeux, les jades, les beaux objets d'or et d'argent, les tabatières dont plusieurs étaient enrichies de pierres précieuses, les tapis tissés de soie et tout ce qui, autrefois, lui était apparu comme un environnement naturel. Mais si c'était le prix à payer pour que Lalie réussisse à préserver l'ouvre de Marie-Pierre de Laudren, sa raison d'exister qui avait été celle de tant de braves gens, alors ce n'était pas trop cher... C'était l'idée de rentrer les mains vides qui était insupportable ! Plus que vides même puisque, dans l'aventure, Bran de la Fougeraye avait sans doute laissé la vie.
Le matin suivant, on se préparait au départ quand Etiennette vint dire à Laura qu'une " citoyenne " voulait lui parler et, un instant plus tard, elle introduisait Louise de Villeneux dans la chambre de la jeune femme.
- Je suis venue vous prier d'excuser ma sour, dit la visiteuse. Elle vous a traitée de façon indigne alors que vous veniez lui confier l'équipage de notre ami...
- Vous n'avez pas à m'offrir d'excusés, mademoiselle. J'ai bien compris que la pauvre avait beaucoup de chagrin. Elle l'aimait, sans doute ?
- Et lui ne s'en est jamais douté ! Je suppose d'ailleurs que cette découverte ne lui aurait fait ni chaud ni froid mais ce n'est pas une raison pour vous traiter comme elle l'a fait. Et je n'aime pas que l'on pleure les morts avant d'être certain qu'ils le sont.
- Je crains, hélas, que la raison ne soit de son côté. Hier, le capitaine Crenn et les gendarmes ont fouillé le Guildo maison par maison. Il n'est nulle part.
- Les gendarmes de la République ? Allons donc ! Ils pourraient fouiller jusqu'au jugement dernier sans réussir à trouver ce que les gens d'ici veulent à tout prix leur cacher. Et vous vous en doutez n'est-ce pas ?
- Vous croyez ?
- Sinon, pourquoi m'auriez-vous amené la voiture et le cheval ?
- Peut-être, admit Laura. Après ce que j'ai entendu chez vous l'autre jour, l'idée m'est venue que si quelqu'un était capable de le retrouver c'était vous... Je ne sais trop pourquoi.
Un rapide sourire éclaira fugitivement le visage austère de la vieille demoiselle :
- Cela joue en faveur de votre intuition, ma chère, et je vous garantis qu'à moins qu'il ne repose au fond de la mer, je saurai où est passé La Fouge-raye. Et même s'il est sous les vagues ! Partez tranquille ! L'affaire est mienne à présent !
- Oserai-je vous demander...
- Des nouvelles ? Cela va de soi. Puisqu'il vous a amenée chez nous, c'est que vous êtes des nôtres !
Un bref salut et elle s'éclipsait, laissant Laura un peu réconfortée. Cette femme intrépide aurait rendu confiance à un moribond. Quelle différence avec sa larmoyante jumelle ! C'était même à peine croyable !
Un moment plus tard, la petite troupe se mettait en marche pour rejoindre le bac de la Rance à une allure raisonnable afin de ne pas fatiguer outre mesure le cheval de Jaouen qui portait aussi Laura. Le retour s'effectua sans autre inconvénient que le crachin têtu qui semblait installé jusqu'à la nuit des temps, enveloppait toute la région d'une brume liquide singulièrement pénétrante sous laquelle les cavaliers faisaient le gros dos. Aussi fut-ce avec soulagement que Laura, gelée et engourdie, se laissa déposer à terre par Jaouen dans la cour de sa maison. Avec soulagement mais non sans angoisse : elle redoutait le premier regard qu'elle échangerait avec son amie. Comme elle-même, Lalie plaçait beaucoup d'espoir dans l'expédition qui s'achevait si piteusement. La seule solution restante était la vente et Laura savait que Lalie, attachée de toutes ses forces au sauvetage entrepris, en aurait autant de peine qu'elle-même...
Il faisait nuit et des chandelles brûlaient derrière les vitres des bureaux du rez-de-chaussée. Laura échangea un regard avec Jaouen :
- Elle doit être encore en train de travailler ! dit-elle. Mieux vaut aller lui dire sans attendre que tout est perdu.
Tandis que Jaouen conduisait le cheval à l'écurie, Laura s'avança vers les quelques marches donnant accès à la porte vitrée et la poussa. Mais il n'y avait là que Madec Tevenin. Armé d'une longue plume d'oie aux barbes défraîchies, il recopiait fébrilement dans un gros registre le contenu d'une pile de papiers posés à côté. Il était même si absorbé par son travail qu'il n'entendit pas la porte s'ouvrir.
- Bonsoir Tevenin ! dit Laura. Mme de Sainte-Alferine n'est pas là ?
Il sursauta, lâcha sa plume et se leva maladroitement en lui adressant un sourire épanoui qu'elle ne lui connaissait encore pas
- Bonsoir Madame Laura. Non, Mme Eulalie n'est pas encore rentrée. Elle est au port !
- Au port ? Par ce temps ?
Le sourire du jeune homme s'élargit encore autant que c'était possible, tandis que derrière ses lunettes, ses yeux fatigués pétillaient :
- Oui... oui, absolument ! Elle ne l'a autant dire pas quitté depuis ce matin !
- Qu'y fait-elle ? Et pourquoi donc me regardez-vous ainsi Madec ? On dirait que vous voyez des anges ?
- C'est... c'est un peu cela ! Oh, ajouta-t-il en frottant ses mains l'une contre l'autre d'un air embarrassé, je sais bien que Mme la comtesse tient beaucoup à l'annoncer elle-même à Madame Laura. . et j'ai promis mais-Fatiguée, nerveuse, elle ne se sentait pas d'humeur à jouer aux devinettes :
- M'annoncer quoi ?
Madec Tevenin n'eut pas à rompre sa promesse. Derrière Laura, la porte du bureau s'envola sous la main de Jaouen, qui clama :
- Le Griffon est rentré au port ce matin ! L'annonce triomphante lui faucha les jambes.
Elle se laissa tomber sur une chaise :
- Le Griffon ?... Il est revenu ?
- Oui ! exulta le secrétaire. Il est revenu ! Il est là ! Bien sûr il a subi quelques avaries, mais l'équipage est au complet et la cargaison intacte ! C'est merveilleux n'est-ce pas ?
Laura ouvrit la bouche mais, incapable d'émettre un son, elle chercha l'air comme un poisson hors de l'eau. Ce que voyant, Jaouen courut chercher un verre d'eau et lui en fit boire avec précautions tandis que Madec lui tapait dans les mains. Elle reprit sa respiration.
- Eh bien, fit Jaouen, après tout ce que vous avez subi ces dernières années je ne vous savais pas aussi impressionnable ! J'ai cru, un instant, que vous alliez vous évanouir !
- Je l'ai cru aussi, lâcha-t-elle, encore un peu haletante. J'ai souvent espéré pouvoir mourir d'une grande douleur mais je n'imaginais pas que la joie puisse en faire autant. Vous n'auriez pas quelque chose de plus fort ? ajouta-t-elle en rendant le verre à Jaouen.
Madec se précipita vers un cartonnier où il prit une bouteille ventrue :
- Il y a là du rhum ! Mme la comtesse aime en boire un peu quand les soucis l'accablent par trop, expliqua-t-il d'un air un peu confus comme s'il était pris en flagrant délit d'intempérance.
- C'est juste ce qu'il me faut !
Laura avala les quelques gouttes versées avec une parcimonieuse prudence, se retrouva debout, marchant avec décision vers la porte :
- Allons, Jaouen ! Allez me chercher un parapluie ! Nous allons au port !
- C'est ridicule ! osa celui-ci. Mme Eulalie va rentrer sous peu sans aucun doute ?
- Nous verrons bien. De toute façon, je refuse de la laisser contempler seule ce sacré navire dont nous rêvons toutes deux depuis des semaines !
Et sans même attendre le parapluie demandé, elle s'élança hors des bureaux en claquant la porte...
Jaouen suivit. Bien entendu...
CHAPITRE VII
LA LETTRE DE JULIE TALMA
La cargaison du Griffon fit aux gens de l'armement Laudren l'effet d'une corne d'abondance soudain ouverte au-dessus de leur tête. Le capitaine Levasseur, qui ressemblait à un phoque grincheux, rapportait non seulement des tissus de soie, du café et des épices, mais aussi de l'ivoire et de l'écaillé sous l'aspect de carapaces de tortues. Sans compter un petit coffre contenant de l'or portugais et un sac de pierres précieuses non montées sur la provenance desquelles le marin se montra d'une grande discrétion. Pour ce qui était de l'or il en manquait un peu car. vu l'état de guerre avec l'Angleterre, il avait jugé bon en relâchant au Port-Louis de l'île Bourbon, de faire installer quatre canons supplémentaires.
- J'ai pensé, ajouta-t-il avec un soupir, que Mme Marie-Pierre ne serait pas contre et aussi qu'elle serait contente de recevoir ce coffre...
L'annonce de la mort de sa patronne dont il était contemporain lui causait une grande peine, ains que celle de M. Bedée. Certes, la présence de sa fille était un peu réconfortante, mais celle de la Nantaise - comme il l'appellerait par la suite ! - lui donnait à penser, et pas sur le mode enthousiaste. D'abord, entre les gens de Saint-Malo et ceux de Nantes - le grand port négrier ! - la chaleur était rarement au rendez-vous. En outre Lalie possédait un oil gris à la fois méditatif et scrutateur peu propice aux élans de l'âme. La petite Mme Laura était bien mignonne mais il ne la connaissait pas. Son seul atout était de ressembler à son frère mais la Nantaise ne ressemblait à personne, et pour cause. Aussi une vague méfiance se mêlait-elle au chagrin de Levasseur. Pourtant, Lalie marqua vite un point en remarquant :
- Vos hommes doivent vous être tout dévoués, capitaine. En d'autres cas, il aurait été difficile d'embarquer un trésor sans que l'équipage en réclame sa part. Surtout si loin de l'armateur et en l'absence d'un subrécargue [xx] puisque le vôtre est mort des fièvres ?
- Je ne sais pas si ça se passe ainsi chez lez Nantais, mais pas chez nous. Sur le Griffon on est tous bons Malouins et tous, vous m'entendez, faisaient confiance à Madame Marie-Pierre pour leur donner leur part.
- C'est ce que nous ferons aussi. Sachez que j'entends la prendre pour modèle en toutes choses. Quant aux Nantais, vous pourriez au moins leur faire crédit d'un peu d'honnêteté et de courage, ou bien les océans qu'ils fréquentent ne sont-ils pas les mêmes que les vôtres ? En tout cas, félicitations ! Rapporter cette cargaison malgré les croisières anglaises représente un exploit car, en dépit de vos nouveaux canons, vous n'aviez tout de même pas la puissance de feu d'un corsaire...
- Je dois à la vérité de dire qu'en quittant l'île Bourbon j'ai eu l'aide d'un " pays ". François Lemême qui commande l'Hirondelle nous a escortés jusqu'à la sortie de l'océan Indien. C'est ça aussi les gens de Saint-Malo. Il n'a d'ailleurs pas perdu son temps ajouta-t-il. Quand nous l'avons quitté, il s'apprêtait à fondre sur un gros portugais qui n'a pas dû lui donner trop de mal... Cela dit, le Griffon a grand besoin des services des maîtres de hache [xxi]. Il est assez abîmé !
- Soyez tranquille ! Il sera remis à neuf et, cette fois, bien armé... comme un corsaire !
Et, au moyen d'un plan du navire que Tevenin lui avait sorti, elle fit au vieux loup de mer un cours magistral sur les points qu'il faudrait sans doute renforcer et la meilleure manière d'installer les canons en quantité suffisante pour que le navire pût se défendre avec efficacité sans empiéter sur l'espace réservé aux marchandises. Le tout avec une autorité qui éberlua celui-ci : on aurait dit que cette bonne femme avait passé sa vie à construire des bateaux et à naviguer dessus !
Laura elle-même en fut impressionnée et ne le cacha pas à son amie :
- Vous me faites penser à Jeanne d'Arc, lui ditelle un soir où Lalie, paisiblement installée dans une bergère au coin du feu, avait repris ses aiguilles à tricoter, ce qui la fit rire :
- Rien que cela ? Où allez-vous chercher pareille idée ?
- C'est l'évidence il me semble. La Pucelle gardait ses moutons et filait dans son village lorrain quand les voix du Seigneur l'ont transformée en chef de guerre. Vous vous êtes changée en armateur efficace et compétent comme par miracle et vous sauvez notre vieille maison tout comme elle a sauvé la France...
- Ne rêvez pas ! Je ne vous ferai jamais sacrer reine de France et j'espère, quand l'heure en sera venue, mourir de façon plus confortable que sur une pile de fagots enflammés !
- Dieu me garde de rêver d'une couronne ! dit Laura en riant. C'est une parure beaucoup trop dangereuse au temps où nous vivons... Qui pourrait souhaiter être reine de France ?
- Pourquoi pas la petite Madame Royale ? Réfléchissez un peu, Laura ! La République a fait table rase de toutes les lois de ce que l'on appelle déjà l'Ancien Régime. De la loi salique comme des autres. Et je suis persuadée qu'en cas de restauration du trône, il ne pourrait plus s'agir de pouvoir absolu mais d'une monarchie constitutionnelle un peu à l'image de l'Angleterre. Dès lors, pourquoi la princesse Marie-Thérèse ne deviendrait-elle pas reine ? J'avoue pour ma part que cela me conviendrait assez. Pas vous ?
- Je ne sais pas. Oh, je n'aurais rien contre l'idée de voir une femme coiffer la couronne, mais celle-ci... Pauvre enfant qui a tout perdu sur cette terre et que l'on tient encore en étroite prison ! Croyez-vous que dans sa tour elle puisse rêver d'un trône alors qu'elle sait comment on traite les reines en France ? Il me semble qu'à sa place j'aurais surtout envie de liberté, de grand air, de retrouver le ciel dégagé, la verdure, les oiseaux, les rivières, tout ce qui fait qu'une simple paysanne puisse être plus heureuse qu'une reine. Si la misère, bien sûr, ne la courbe pas vers la terre et si elle peut vivre avec l'homme qu'elle aime...
- Je ne crois pas que vous trouveriez beaucoup de paysannes qui pensent de cette façon. Vous savez, Laura, le bonheur c'est quelque chose que l'on porte en soi, une image idéale et ce n'est pas la même pour tout le monde. A beaucoup près ! Mais vous venez, je pense, de me donner votre conception de la félicité terrestre ?
- Oui, c'est ce que j'ai toujours souhaité : vivre à l'écart du monde dans une agréable demeure avec un mari... des enfants ? Tout ce que je croyais avoir en me mariant et vous voyez ce qui reste de mes rêves ! Un démon pour époux dont je ne suis même pas sûre que l'enfer l'ait repris, une maison vide et depuis plus de deux ans ma petite Céline repose sous une dalle sans nom dans la chapelle de Komer où je ne suis pas encore retournée. Triste bilan !
Lalie leva les yeux par-dessus ses lunettes :
- Vous n'oubliez pas quelque chose d'important ? On vous aime... et vous aimez.
- Sans doute, mais en suis-je plus heureuse ? Le cheval de Jean de Batz galope sur je ne sais quelle route, dans je ne sais quel pays. Il est proscrit, recherché par la police et je ne le reverrai peut-être jamais.
- Dieu que vous êtes pessimiste pour une si jeune femme ! Je crois, moi, que vous vous retrouverez un jour.
- Et qu'en sortira-t-il ? Une vie dans le genre de celle qu'a connue Marie Grandmaison ? Des instants de bonheur fou et des siècles de solitude, d'attente...
- Les circonstances ne sont plus les mêmes. La Terreur est finie, Laura.
- Mais elle continue pour certains et Jean n'est pas fait pour l'existence paisible d'un gentilhomme campagnard. Vous le voyez s'occupant uniquement de son domaine, allant à la chasse un fusil sous le bras et un chien sur ses talons puis rentrant se mettre à table à heures fixes en parlant du dernier marché, d'une bête malade ou d'une récolte qui s'annonce bonne ou mauvaise ?
A nouveau Lalie se mit à rire
- Tel que nous le connaissons, je vous accorde que vous avez raison, mais il vieillira, comme tout le monde, et viendra le temps où les grandes chevauchées, les grands coups d'épée et les grandes conspirations ne lui diront plus rien. Comme ses ancêtres, il accrochera un jour son épée au manteau de la cheminée...
- Il faudrait qu'il soit très vieux, ou très las.
Alors je le serai aussi et l'amour ne serait peut-être plus qu'un souvenir...
Lalie rangea son tricot dans la petite table à ouvrage placée près d'elle, se leva et vint embrasser Laura :
- Vous parlez comme une douairière et vous avez à peine vingt et un ans ! Faites un peu plus confiance à l'avenir ma chère petite ! Et puis allez donc dormir ! Peut-être ferez-vous un beau rêve.
- Il y a bien longtemps que je ne sais plus ce que c'est qu'un beau rêve.
Dans les jours qui suivirent, Laura, en dehors des repas pour l'horaire desquels Mathurine se montrait pointilleuse, ne vit guère son amie qui ne cessait de courir entre les bureaux, le port et les chantiers de construction navale de " Port-Solidor ". Somme toute, elle se retrouvait petite fille auprès d'une mère trop occupée pour lui donner autre chose qu'une attention distraite, mais le pavillon Laudren allait de nouveau flotter sur plusieurs navires et, jour après jour, les traces des méfaits de Pontallec s'effaçaient...
Laura ne tarda pas à s'ennuyer. Elle connaissait peu de monde et Marie-Pierre elle-même, si elle savait le nom du plus modeste calfat ou du plus petit mousse, entretenait peu de relations avec les dames de Saint-Malo. A l'exception d'une seule : Rosé Surcouf de Boisgris qui était sa contemporaine... et son contraire : essentiellement femme d'intérieur, Rosé Surcouf avait mis au monde neuf enfants dont il ne lui restait que cinq : quatre garçons : Charles, Nicolas, Robert, Noël et une fille, Rosé-Hélène. Les quatre fils étaient alors tous embarqués et croisaient dans les mers du Sud. La fille avait opté pour le célibat et restait près de sa mère. Jaouen aussi connaissait bien les Surcouf parce qu'ils possédaient un domaine, près de Cancale, où la famille passait le temps d'été, et que ce domaine était peu éloigné du clos Marguerite où vivaient alors les grands-parents de Joël. Celui-ci avait souvent joué avec les gamins lorsqu'il allait leur rendre visite. Ce fut lui qui favorisa le rapprochement de Laura et de cette femme douce, un peu timide, dans les veines de laquelle coulait pourtant le sang de Porcon de la Barbinais, celui qu'on appelait le Regulus breton parce que, capturé par les Barbaresques et envoyé par le Dey d'Alger proposer la paix à Louis XIV, il dissuada celui-ci d'accepter les propositions puis, fidèle à la parole donnée, était revenu se constituer prisonnier, sachant bien que sa tête ne tiendrait plus longtemps à ses épaules. Le lendemain de son retour, en effet, elle commençait à se dessécher au soleil sur les murailles d'Alger...
Connaissant le retour au pays de la fille de sa vieille amie dont elle avait déploré le remariage avec son gendre, Rosé Surcouf, qui avait cessé de porter le nom de Boisgris par prudence, n'osait trop s'approcher d'une jeune femme de qui, en ville, on ne savait que penser. Les mauvaises langues insistant volontiers sur le fait qu'elle " avait eu des aventures ". Jaouen, la rencontrant un matin à la criée aux poissons, la convainquit de venir voir Laura en lui faisant un résumé succinct des fameuses aventures. Or si Mme Surcouf était timide, elle était aussi sensible aux souffrances d'autrui qui pouvaient éveiller en elle un enthousiasme combatif. Elle vint, vit Laura... et tomba sous son charme. Sous celui de Lalie aussi, encore qu'avec un peu de distance, mais du jour de sa visite, les deux femmes eurent en elle un ardent thuriféraire et les mauvaises langues se le tinrent pour dit. Mme Surcouf partait de ce principe qu'avoir survécu à la Révolution représentait un effort suffisant pour qu'on n'y ajoute pas en cherchant des noises hors de saison.
Elle plaignait Laura de tout son cour d'avoir eu Pontallec pour époux et, surtout, de n'avoir pas encore eu la chance de retrouver son corps, ce qui lui aurait permis de se remarier mais, faisant confiance à la Providence, Mme Surcouf priait en secret pour qu'une preuve de la mort de ce sacripant apparût sans trop attendre : elle verrait assez bien la jeune veuve devenir sa belle-fille. De ses quatre fils, seul l'aîné Charles avait pris femme, en la personne d'Adélaïde Olivier qui ne l'avait pas vu depuis plusieurs mois car, depuis mars, il servait sur une canonnière de l'escadre. Nicolas, âgé de vingt-quatre ans, était encore libre et aussi Robert, le démon de la famille qu'il avait bien fallu laisser s'embarquer à treize ans parce que, rebelle à toute formation cléricale alors que sa mère aurait voulu le voir " d'Eglise ", il battait ses professeurs du collège de Dinan. Celui-là avait tout juste l'âge de Laura. Il servait, en cet hiver 1794 sur la corvette l'Hirondelle qui avait escorté le Griffon jusqu'à la pointe de l'Afrique et Rosé y avait vu une sorte de signe du Ciel, même si Nicolas, qui voguait alors dans la mer des Antilles, eût peut-être été un époux plus paisible pour la jeune femme. Mais Rosé comptait sur la séduction de Laura pour assagir son diable à quatre par ailleurs le garçon le plus loyal, le plus droit et le plus vaillant qui soit. Aussi ne manquait-elle jamais de chanter ses louanges, avec un rien d'ironie il est vrai, chaque fois qu'elles se rencontraient. Ce qui commençait à agacer Jaouen dont la jalousie se réveillait facilement mais amusait Lalie :
- Si cela fait plaisir à Mme Surcouf de rêver, pourquoi l'en empêcher ? raisonnait-elle. Vous savez bien que Madame Laura ne peut pas se remarier tant qu'on n'a pas retrouvé le cadavre et, en admettent même que cela arrive demain, la voyez-vous vraiment tomber amoureuse de ce jeune homme dont on dit que la mer et le combat sont ses seules passions ? Cependant ce ne serait pas une si mauvaise chose...
- Vous pensez au baron ? Il est votre ami, pourtant.
- Oui, et si elle avait la moindre chance d'être heureuse avec lui j'y aiderais de toutes mes forces, mais on n'épouse pas la tempête !
- Alors pourquoi voudriez-vous la marier à Robert Surcouf ? C'est, lui aussi, la tempête...
- Sans doute ! Je préférerais tout de même celle qui laisse une femme durant des mois au logis en attendant le retour du marin, dans l'inquiétude peut-être mais dans la sûreté d'un foyer, à celle qui jetterait à nouveau cette même femme sur les routes de l'aventure. Batz a la conspiration dans le sang et ne connaîtra ni trêve ni repos tant que le Roi - le sien ! - ne remontera pas les marches du trône. Alors laissez donc papoter Mme Surcouf ! Elle a l'avantage de distraire Madame Laura...
- Eh, je sais bien qu'elle s'ennuie ! Hier elle m'a dit qu'elle avait envie d'aller à Komer où elle n'est pas retournée depuis que nous y avons mené le corps de la petite Céline et j'ai dû lui expliquer que ce serait dangereux. Vingt lieues dans les profondeurs du pays avec les partisans, bleus et blancs, qui s'y tapissent et se sautent dessus à la première occasion ! Avec aussi la misère qui règne...
Depuis Noël, en effet, le nord de l'Europe connaissait un hiver particulièrement rigoureux, et en France il était peut-être plus cruel encore à cause de l'état de guerre civile. La Convention toujours debout contre vents et marées devait faire face à une situation financière et économique critique. Le numéraire se cachait, la planche à billets fonctionnait à plein et les assignats se dévalorisaient chaque jour un peu plus. Aussi les denrées se raréfiaient-elles et celles qui arrivaient sur le marché atteignaient des prix fantastiques car les récoltes de l'été de la Terreur avaient été mauvaises, comme si la terre vomissait la pourriture du sang dont on l'avait gorgée.
A Paris, le peuple vivait des jours dramatiques. Le thermomètre descendit à 18 degrés au-dessous de zéro ; la Seine gelée ne permettait plus l'arrivée des convois, principalement de bois, et pour avoir des fagots, on dévasta plus ou moins Boulogne, Vincennes et Saint-Cloud. Le pain, les légumes, la viande, le charbon, l'huile manquaient et des queues patientaient interminablement aux portes des boutiques. Pourtant, dans la capitale assiégée par la faim, une poignée de trafiquants, de profiteurs et de parvenus s'empiffraient sans vergogne...
Evidemment cet état se répercutait sur la province et la Bretagne, bien que bénéficiant d'un climat plus clément, souffrait comme les autres même si la pêche permettait de se nourrir un peu mieux qu'ailleurs. Quand le temps le voulait, à marée basse, les grèves connaissaient une grande affluence de gens armés de pelles, de couteaux, de seaux et de petits filets à crevettes. Et, de toute façon, le baromètre n'était pas vraiment propice aux voyages, même sur une petite distance...
Cependant, quelques jours après la Chandeleur, une charrette menée par une femme franchit la porte " Vincent " qui n'allait pas guère tarder à retrouver son saint, s'engagea dans la Grand-Rue, tourna dans la rue Porcon-de-la-Barbinais pour s'arrêter devant le portail de l'hôtel de Laudren. De sa fenêtre, Laura qui contemplait avec désenchantement le trafic quotidien reconnut aussitôt l'attelage et sa conductrice qui sautait à terre : Mlle Louise de Villeneux avec la charrette de La Fougeraye.
En un clin d'oil elle fut en bas, hurlant que l'on ouvre le portail, et se précipita dans la rue pour accueillir la vieille fille sans se soucier du coup de vent qui arrachait son bonnet de mousseline en lui tirant les cheveux :
- Vous êtes venue, et par ce temps ? s'écria-t-elle en prenant l'arrivante dans ses bras comme s'il s'agissait d'une parente affectionnée pour l'entraîner dans la maison. Il faut que vous ayez des nouvelles ! Ne vous souciez pas de la voiture et du cheval, Jaouen va les rentrer et s'en occuper... Vous avez fait bon voyage ? Et pas de mauvaises rencontres ?
Elle éprouvait une joie parfaitement disproportionnée avec l'événement et parla presque sans interruption jusqu'à ce que l'on fût devant le feu de la grande salle où elle débarrassa la visiteuse de sa grosse mante et des socques dont elle protégeait ses souliers avant de la faire asseoir dans un fauteuil en tapisserie.
- On va vous apporter tout de suite du café bien chaud, acheva-t-elle en se laissant enfin tomber dans un fauteuil identique.
Un peu ahurie par cette réception tumultueuse mais plutôt amusée, Mlle Louise sourit :
- Vous semblez penser que je vous apporte de bonnes nouvelles ? Je pourrais vous ramener seulement un attelage qui ne m'appartient pas ?
- Et à moi pas davantage. D'ailleurs, cela vous obligerait à rentrer par le coche qui n'a rien d'agréable...
- Oh, l'agrément, qui le cherche de nos jours ? C'est vrai, je vous apporte des nouvelles mais je ne suis pas certaine que vous les jugerez vraiment bonnes...
- Vous avez retrouvé M. de la Fougeraye et il est mort ?... bredouilla Laura avec soudain des larmes dans les yeux.
- Non. Il n'est pas mort, mais son état n'est guère satisfaisant. Il ne se souvient de rien... pas même de son propre nom ! Cela est dû à une grave blessure reçue à la tête...
- Où était-il ?
- Pas bien loin du Guildo, chez un vieux fou de sorcier - pas si fou qu'il en a l'air d'ailleurs ! - qui vit dans une masure à demi écroulée non loin des ruines du château. Presque tout le monde a peur de lui. Dans le coin on dit qu'il connaît les herbes, ce qui inciterait plutôt les gens à aller le voir, mais aussi qu'il est " visionné " c'est-à-dire qu'il voit les fantômes et peut s'entretenir avec eux. Alors on le craint et on le laisse tranquille...
- Autrement dit, lors des recherches on n'est pas allé chez lui ?
- Si. Les gendarmes sont courageux et, surtout, votre capitaine Crenn qui n'a pas l'air d'avoir froid aux yeux. Il est allé chez Yann qu'on appelle Gornek, ce qui veut dire le Cornu et désigne volontiers le Diable, mais il n'a rien trouvé. Le vieil homme l'a laissé fouiner dans son repaire sans cesser d'écailler les poissons pour sa soupe et n'a répondu à ses questions que du bout des lèvres ou en haussant les épaules, mais à moi il a parlé...
- Il vous connaît donc si bien ?
- Vous savez, je suis une vieille chouanne. D'aucuns diraient une vieille chouette et à Yann il arrive aussi de chouanner parce que les Bleus, il les déteste. Moi, il sait que je suis une " bonne ", comme il dit, alors il veut bien causer. Je me doutais qu'il me dirait ce que je voulais savoir et que, si quelqu'un pouvait éclairer la disparition de La Fougeraye, c'était lui.
- Alors ?
- Eh bien, voilà l'histoire. Ce qu'il en sait tout au moins. La nuit que vous avez passée à l'auberge, le Cornu - ça lui va à merveille : il a sur la tête deux épis qui évoquent des cornes ! - s'est levé un peu avant l'aube. Il s'était souvenu d'avoir oublié son haveneau sur les rochers, et la mer remontait. C'est là qu'il a trouvé notre ami avec une vilaine blessure à la tête et du sang qui coulait encore. Il ne s'est pas posé de questions. Pas tout de suite. Il a compris qu'on l'avait mis là pour que le flot le recouvre et l'emporte en refluant. Il l'a chargé sur son dos juste à temps : l'eau mouillait ses pieds. Et il l'a ramené chez lui. Ou plus exactement dans une cachette qu'il ne m'a pas révélée parce qu'il se doutait bien qu'on le rechercherait.
- Il le connaissait ?
- Je vous ai dit qu'il chouannait plus ou moins. Et puis La Fougeraye est venu plusieurs fois au château du Val quand les Chateaubriand en étaient encore maîtres. Alors Yann a donné les premiers soins et l'a caché assez bien pour que l'on ne l'entende pas délirer. Ça a duré des jours, et souvent il a cru que son blessé allait passer, mais Yann, s'il le voulait, pourrait être le meilleur médecin de Haute-Bretagne - il aurait même été, il y a longtemps, chirurgien de marine avant qu'on l'accuse de je ne sais quel forfait. Je n'ai pas compris comment il s'y est pris, mais il a réparé le crâne de La Fougeraye et il l'a remis sur pied ou à peu près. Il ne lui manque qu'une chose : la mémoire.
- Et il est toujours là-bas ?
- Non. Il est chez nous. Quand j'ai raconté à ma sour Léonie ce que j'avais découvert, elle a jeté les hauts cris en disant qu'on ne pouvait pas permettre qu'un homme de sa qualité reste tapi au fond d'un trou puant en compagnie d'un vieux fou jusqu'à la consommation des siècles. Elle a dit aussi qu'il fallait aller le chercher. Alors nous sommes allées de nuit chez Gornek, mais sans passer par le Guildo. Il y a un chemin qui, de Trégon, descend jusqu'à une faible distance des ruines. Nous n'avons pas eu beaucoup de peine à convaincre Yann de nous le remettre. Je crois même qu'il était un peu soulagé parce qu'en guérissant La Fougeraye devenait bruyant : il vitupère on ne sait quels ennemis... et il chante !
- Il chante ?
- Oui et, par moments, de drôles de chansons. Si ce n'était si triste de le voir quasi dément, je vous avoue que je trouverais amusant de voir ma sour prendre des airs de chrétienne livrée aux lions quand Bran entonne certains couplets.
- Et vous êtes seules à l'entendre ? Les voisins ?
- Oh, les voisins sont au courant. D'ailleurs, il n'y avait aucune raison de se cacher puisque la gendarmerie a recherché elle-même La Fougeraye. Je m'y suis rendue au lendemain de son arrivée chez nous.
- Et avez-vous dit d'où vous le sortiez ?
- Je ne jouerais jamais un aussi mauvais tour à Yann Gornek. J'ai dit que je l'avais trouvé errant sur la lande et que d'abord je ne l'avais pas reconnu, déguenillé qu'il était avec la barbe longue, les traits ravagés et le vieux chapeau cachant son crâne rasé où les cheveux repoussent mal, mais qu'ensuite j'avais pensé que la seule chose à faire était de le ramener à la maison.
- Et vous comptez le garder ?
- Où voulez-vous qu'il aille dans son état ? Il a encore besoin de soins...
- Qu'on pourrait peut-être lui dispenser chez lui ? H ne vit pas seul à La Fougeraye que je sache, et ses serviteurs m'ont paru dévoués.
Mlle Louise rougit aussi violemment qu'aurait pu le faire la sensible Léonie, toussa pour éclaircir une gorge soudain encombrée.
- Certes, certes ! Mais vous savez que sur son promontoire le domaine est loin de tout, sauf de la mer. Chez nous, en ville, nous disposons de plus de facilités à commencer par notre médecin et un apothicaire...
- Et surtout, assena Laura en souriant, Mlle Léonie tient essentiellement à soigner de ses mains un blessé qui lui est cher ?
Louise de Villeneux ne put s'empêcher de rire :
- Je vois que vous savez à merveille " délaby-rinther " les sentiments et j'aurais dû parler plus net. Les temps ne sont plus aux mignardises de salon ! Voilà des années que ma sour souhaite s'attacher notre ami et, même réduit à cet état, elle en est heureuse. Les soins qu'elle lui donne sont touchants, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux.
- Je n'en doute pas et je suppose qu'il est inutile de vous rendre votre visite... puisque M. de la Fougeraye ne se souvient de rien ?
- Inutile, en effet ! Mais je tenais à ce que vous cessiez de vous tourmenter à son sujet.
- Merci. Une question se pose encore, cependant. Qui l'a mis dans cet état ? L'aubergiste du Guildo ? Il a une vraie tête d'assassin...
- J'y ai pensé, bien sûr, mais pour quelle raison aurait-il agi ainsi ? Yann a parlé d'une chute malencontreuse dans les rochers...
- Qu'est-ce que La Fougeraye serait allé y faire en pleine obscurité et alors que, peu confiant justement dans l'aubergiste, il m'avait annoncé son intention de ne pas se coucher et de passer la nuit dans la salle ? Votre Gornek me paraît moins intelligent que vous le dites...
- Ne vous y trompez pas ! Il m'a servi ce qui ressemble à une version officielle. Mais il n'y croit pas... Et maintenant, La Fougeraye va rejoindre la collection de légendes affreuses qui courent sur le château de Gilles de Bretagne-Mile Louise acheva le café qu'elle avait bu avec une visible délectation et se leva. Laura en fit autant mais, au lieu de l'accompagner au-dehors, elle la pria de l'attendre, s'éclipsa et revint portant un sac de jute d'environ trois livres, fermé par un lien scellé d'un cachet rouge :
- Votre blessé aime beaucoup le café, dit-elle et, avec ce mauvais hiver, vous en manquez peut-être un peu ce qui n'est pas notre cas.
A nouveau la vieille demoiselle rougit mais cette fois, ce fut de plaisir. Empoignant alors Laura aux épaules, elle lui plaqua un baiser sonore, à la paysanne, sur chaque joue :
- Merci ! dit-elle émue. Vous êtes un brave cour ma petite, et moi je n'en ai jamais douté...
Au moment où elle allait partir, Laura s'avisa que le temps était toujours aussi exécrable et la retint :
- Vous n'allez pas rentrer ce soir à Plancoët ? Le mieux serait de rester ici ?
- Je vous remercie mais non. Je ne rentre pas chez nous ce soir. Passé la Rance, je sais où trouver un lit.
Laura n'insista pas et reconduisit enfin sa visiteuse. En rentrant avec Jaouen qui avait mis la vieille fille en voiture, elle ne put s'empêcher de remarquer :
- Il me semble que, chez lui, au milieu de ses habitudes, La Fougeraye aurait plus de chances de recouvrer la mémoire ? Le garder à Plancoët n'a aucun sens.
- C'est aussi mon avis mais la mégère que j'ai vue l'autre jour n'a sans doute pas le même point de vue. Un mauvais hasard lui a livré celui qu'elle aime. Elle fera tout pour le garder. Vous devriez le comprendre ?
- Oh, je comprends tout à fait. Eh bien, laissons ce pauvre homme à son sort ! Il a au moins l'avantage de lui faire oublier ses haines comme ses amours et la cruelle blessure infligée par sa fille. C'est peut-être mieux ainsi...
Et Laura remonta dans sa chambre, emportant la pénible impression d'être de moins en moins utile et de ne servir à rien. Le silence de la maison dont les épais murs de granit étouffaient les bruits lui parut soudain insupportable. Alors que Lalie débordait d'activité, elle-même ne se trouvait plus aucun pôle d'intérêt : elle se faisait l'effet d'un naufragé jeté par la mer sur un îlot stérile sans aucun moyen de communication avec un vaste monde où chacun s'affairait, courait à ses travaux, à ses amours... Elle découvrait chaque jour davantage à quel point elle avait changé... à quel point Batz l'avait changée ! Il ne restait plus grand-chose de la petite marquise de Pontallec, ravagée de douleur par la mort de son enfant et tentant désespérément de s'accrocher à l'homme qu'elle avait épousé, cherchant simplement la mort quand elle se sut abandonnée. Et Batz était venu et rien n'avait été comme avant. A présent, Laura découvrait que du fond de sa belle demeure bretonne, elle regrettait jusqu'aux temps affreux de la Terreur où la peur du lendemain mais surtout la crainte de ce qui pouvait arriver à celui qu'elle aimait donnaient son prix à chaque jour.
Ce soir-là, prétextant une migraine, elle ne descendit pas souper, resta de longues heures pelotonnée au coin du feu comme faisait Marie jadis quand elle attendait le retour de son amant à cette différence que Laura n'avait à attendre le retour de personne. Quand Bina puis Lalie montèrent la voir, elle ferma les yeux, feignant le sommeil, et elles se retirèrent sur la pointe des pieds. Et quand, enfin, elle se coucha, elle ne réussit pas à dormir, hantée par l'idée déprimante que personne sur cette terre n'avait besoin d'elle. Surtout pas Jean de Batz puisque, depuis des mois, il ne donnait plus de nouvelles !
Se laisser abattre ainsi sans réagir ne ressemblait pas plus à Laura Adams que celle-ci ne ressemblait à Anne-Laure de Pontallec. Elle n'avait plus rien de la victime résignée à son sort et quand elle fut au bout de ses larmes et de ses interrogations elle découvrit qu'au-delà des jours heureux vécus à Charonne, le logis qu'elle regrettait le plus n'était pas son petit hôtel de la rue du Mont-Blanc mais les deux pièces qu'elle avait occupées avec Mme Cléry à la Rotonde du Temple [xxii] quand toutes deux s'efforçaient d'apporter, par la musique, un peu de distraction à la famille royale, encore au complet, emprisonnée dans la Tour.
Une envie soudaine, brûlante, insistante, lui vint d'y retourner pour essayer d'apercevoir cette enfant toujours captive du sinistre donjon. Elle, peut-être, avait besoin d'un dévouement, d'une tendresse dédaignés par d'autres. Il lui restait au moins quelqu'un à aimer et Laura enfin s endormit quand elle eut pris la décision de partir pour Paris.
N'importe quel prétexte ferait l'affaire, même si l'armement Laudren n'avait plus besoin de la petite fortune déposée chez Lecoulteux. De préférence un bon prétexte, car elle ne se berçait pas d'illusions : Lalie et Jaouen feraient tout pour l'empêcher de retourner dans une ville dont leur affection grossissait les dangers connus au travers des rares nouvelles que l'on en recevait... Mais elle tiendrait bon. Même si Batz restait introuvable, Laura avait envie de revoir Pitou, Swan et ses amis américains, Talma et Julie et...
Et ce fut de cette dernière que vint le salut.
Quand Madec Tevenin revint de la poste aux lettres où il était allé chercher le courrier comme il le faisait trois fois la semaine, il rapportait une missive venant de Paris et adressée à " la Citoyenne Adams, aux bons soins de la Citoyenne Laudren ". C'était Julie Carreau, épouse Talma, qui écrivait :
" Sans nouvelles de vous depuis si longtemps, ma chère amie, je me prends à douter si vous vous souvenez encore de moi. Cependant, outre le plaisir de me rapprocher de vous par ces quelques lignes, il me faut - et je vous en demande excuses ! - vous écrire pour une très vulgaire question d'affaires. Le bail de votre maison de la rue du Mont-Blanc arrivera sous peu à expiration et je voudrais savoir si vous souhaitez le renouveler ou me rendre la disposition des lieux. Si vous preniez cette dernière décision j'en serais désolée parce qu'elle signifierait que vous vous détachez de vos amis parisiens qui seraient pourtant tellement heureux de vous revoir. Mais il est possible aussi que la vie chez nous ne vous séduise plus. Il est vrai qu'elle est bien folle en ce moment : trop gaie pour certains, trop difficile pour d'autres dont j'ai bien peur de faire partie. Par grâce, écrivez-moi vite un mot qui m'apporte au moins la certitude qu'il vous arrive de penser encore à votre affectionnée Julie... " La lettre s'achevait sur un post-scriptum qui fit bondir le cour de la jeune femme : " Notre ami B. que vous aviez autorisé à user de la maison à sa convenance est venu hier m'en rapporter les clefs. Je n'étais pas seule et il ne m'a donné aucune explication mais il a promis de revenir. "
Sa réaction fut immédiate. Après avoir consulté un calendrier, elle se mit à la recherche de Bina qu'elle trouva occupée à balayer la chambre de Lalie :
- Laisse là ton balai et cours à la poste aux chevaux me retenir une place pour demain dans le coche de Rennes. La " malle " pour Paris en part dans deux jours. Ensuite tu reviendras faire mes bagages !
Au lieu de s'élancer, la jeune fille se figea sur place.
- Vous partez ? Et toute seule ?
- Oui. C'est préférable. Mon passeport délivré par le Comité de sûreté générale est toujours valable et il faudrait que j'en fasse faire un pour toi. Je n'ai pas le temps...
- Alors, vous n'emmenez pas non plus Jaouen ? Il y avait une note d'espérance dans la voix de
Bina qui ne désespérait toujours pas de toucher le cour de l'intendant.
- Non. Je compte loger chez Mme Talma à qui je rendrai l'hôtel de la rue du Mont-Blanc. Je n'ai besoin de personne mais, s'il te plaît, dépêche-toi ! Je suis pressée.
- Oui mais que va dire Jaouen quand il rentrera ?
Il s'était rendu en effet à la Fougeraye pour apprendre aux serviteurs que leur maître vivait toujours mais qu'il serait sans doute absent pendant quelque temps. La remarque de Bina eut cependant le don d'irriter sa maîtresse :
- Jaouen ! Jaouen ! Est-ce lui qui commande ici ? Fais ce que je te dis et ne discute pas !
Bina enfin partie, Laura rentra chez elle pour commencer ses préparatifs. Lalie serait prévenue de son départ au repas du soir, ce qui laissait le temps à la joie de s'épanouir. Laura se sentait l'âme d'une pensionnaire à la veille des vacances. De ce que lui écrivait Julie, elle ne retenait qu'une chose : Batz était à Paris et la seule idée de le revoir l'emplissait d'un bonheur qui lui donnait envie de rire et de pleurer tout à la fois. Que la capitale fût affamée et redevînt dangereuse ne la tourmentait guère. D'ailleurs, le printemps arrivait et il serait pour elle le plus beau de tous puisque l'amour allait l'illuminer. Et il fallait qu'il en soit ainsi ! Foin des scrupules, des souvenirs et même de la pudeur ! Si Jean ne venait pas à elle, elle irait à lui et elle lui dirait qu'elle l'aimait plus que tout, qu'elle voulait être à lui, partager sa vie, ses jours comme ses nuits, connaître enfin cette ivresse de l'âme et du corps que Marie avait connue et emportée avec elle dans la mort. Avec Batz tout était possible, car c'était un magicien et, ayant enlevé du Temple le petit roi, il saurait bien comment en faire sortir sa sour !
Quand vint l'heure du souper, Laura descendit rejoindre Lalie armée de toute sa détermination, prête à livrer combat contre tout ce qui ferait mine de s'opposer à son dessein. Elle trouva son amie déjà assise à table et lisant un papier qu'elle mit de côté en entendant arriver Laura. Lalie lui sourit :
- Alors, dit-elle, vous nous quittez ? Une décision bien soudaine, il me semble ?
- Très et je pensais vous l'annoncer moi-même mais on dirait que Bina m'a précédée ?
- Je l'ai trouvée en train de pleurer sur une de vos chemises qu'elle repassait. Je lui ai demandé pourquoi.
- Elle n'a aucune raison de pleurer. Je ne l'emmène pas, et pas davantage Jaouen qui sera plus utile ici : j'ai reçu une lettre de Julie Talma. Elle a besoin de moi et je pars demain matin par le coche...
- Une drôle d'idée. Si vous êtes pressée, la diligence n'est pas le moyen le plus rapide...
- Le coche est plus sûr, étant donné les surprises que peut rencontrer une voiture isolée. En outre, je ne regagne pas Paris pour tenir maison ouverte rue du Mont-Blanc. Je vais en rendre la disposition à Julie et je passerai quelques jours chez elle en attendant de trouver un logis selon mon goût.
- Qu'entendez-vous par là ?
- Je vous ai raconté mon séjour à la Rotonde du Temple avec Mme Cléry. C'est là que je voudrais retourner. Et pour habiter deux petites pièces, je n'ai pas besoin de femme de chambre. Encore moins d'un intendant !
Le visage jusqu'alors serein de la vieille dame s'assombrit :
- J'aurais dû m'en douter, murmura-t-elle. Vous voulez vous rapprocher de celle qui est toujours là-bas ?
- Oui. Quelque chose me dit qu'elle aura besoin de moi. Ne me demandez pas de vous expliquer cette sensation.
- Mais que pourrez-vous faire, seule et sans aide ?
- Vous savez bien que je ne manque pas d'amis à Paris. Quant à l'aide, j'espère en avoir. Tenez, lisez ! ajouta-t-elle en tendant la lettre de Julie pardessus la table. Lalie chaussa ses besicles, parcourut le message et le rendit à Laura qu'elle contempla un instant sans rien dire. Il y avait sur le visage de la jeune femme, dans l'expression de ses yeux noirs le reflet d'un bonheur en gestation, d'une attente heureuse qui l'émut sans qu'elle voulut le montrer.
- Je crois qu'à votre place j'agirais de même, soupira-t-elle. Cependant, je vous supplie d'être prudente, Laura. Ceux qui vous aiment ne sont pas tous à Paris !
- Et ceux que j'aime non plus, vous le savez bien, dit-elle, touchée de voir la cuillère à potage trembler légèrement dans la main de Lalie. Vous m'êtes plus chère que ne l'était ma mère et j'ai besoin de savoir que vous êtes avec moi. Ce qui ne sera sûrement pas le cas de tout le monde...
- Vous pensez à Jaouen ? Rassurez-vous, il est au courant...
- Et il ne dit rien ? Il fait des progrès ajouta Laura soulagée...
Mais le lendemain matin quand elle demanda à Elias d'aller chercher une brouette pour porter son bagage au coche, elle vit une chaise de poste s'arrêter devant la maison. Jaouen était sur le siège du cocher dont il portait l'équipement. Sans la regarder, il sauta à terre et voulut s'emparer de la petite malle et du sac mais elle l'arrêta d'un sec :
- Laissez cela !
Plein d'éclairs, son regard foudroya son serviteur :
- Qui vous a ordonné de commander ça ? Visiblement prêt à l'affrontement, il serra son poing unique et ouvrit la bouche pour répondre quand Lalie déclara :
- C'est moi Laura. Ne vous en prenez qu'à moi.
- Mais pourquoi ? Je veux voyager seule et, en outre, il ne peut être question d'encombrer Mme Talma plus qu'il ne faut...
- Eh bien, Jaouen rentrera une fois que vous serez à destination, mais je vous en prie prenez la chaise ! L'idée de vous savoir cahotée pendant des jours et des jours au milieu de gens plus ou moins agréables m'est insupportable. Si je n'avais tant à faire je viendrais avec vous, mais puisque vous partez seule, permettez-moi... permettez-nous de veiller à ce que vous voyagiez plus confortablement... et plus rapidement ! N'avez-vous pas dit que vous étiez pressée ?
Laura comprit qu'elle avait affaire à une conspiration dont elle ne viendrait pas à bout facilement. Elle comprit aussi pourquoi Bina pleurait hier soir en repassant ses chemises. Elle embrassa sa vieille amie :
- Je trouvais étrange aussi que vous ne me mettiez pas de bâtons dans les roues ? Entendu, je prends la chaise mais, en ce cas, j'emmène aussi Bina. Allez lui dire, Jaouen, qu'elle se prépare ! Et vite ! Au moins vous ne serez pas seul pour le voyage de retour !
Au coup d'oil qu'il lui lança, elle vit qu'elle l'avait blessé, mais il était bien la dernière personne qu'elle souhaitât sur ses talons quand elle rejoindrait Batz. Sa jalousie patiente, attentive mais redoutable, pouvait le rendre dangereux et elle ne voulait aller vers Jean que seule et libre de toute attache afin de pouvoir vivre son amour avec plus d'intensité.
Les yeux rouges, reniflant ses dernières larmes, Bina arriva comme une bombe, le bonnet de travers et traînant après elle le sac où elle venait d'entasser ses affaires mais la joie l'étranglait à moitié. Jaouen remonta sur le siège, fit claquer son fouet en l'air. Un dernier signe de la main à Lalie, Mathurine et les vieux serviteurs accourus, et la voiture roula vers la porte Saint-Vincent.
Et c'est ainsi que Laura quitta une fois encore sa ville natale sans imaginer que plusieurs années s'écouleraient avant qu'elle ne revoie les murailles de la cité corsaire...
Lorsque Laura arriva rue Chantereine, elle fut surprise du changement survenu chez son amie en dépit de l'accueil chaleureux que celle-ci lui réserva. L'ancienne danseuse de l'Opéra n'était plus la même : plus maigre que mince à présent, et le teint jaunissant sous les rides soucieuses de son front, elle avait perdu sa pétulance, son enthousiasme et ce qu'elle appelait sa passion de vivre. Et Laura comprit vite qu'elle souffrait et que la raison de cette souffrance s'appelait Talma...
- J'espère que vous venez me dire que vous redevenez ma voisine ? dit-elle en embrassant la voyageuse. J'ai tellement besoin d'avoir auprès de moi une amie vraie ! Ici, tout va à vau-l'eau. Dès l'instant où le maître n'est pas là...
- Comment : pas là ? J'ai vu en venant une affiche du théâtre de la République. Il joue ce soir...
- Certes, certes et ce n'est pas ce que je veux dire : il n'y est pas autant qu'il faudrait. Il travaille énormément, même les jours où il ne joue pas, parce qu'il faut rendre à la scène tout son lustre passé et que la concurrence joue à nouveau.
Elle expliqua alors que les comédiens du théâtre de la Nation avaient rouvert leur salle du faubourg Saint-Germain, mais que durant leur emprisonnement celle-ci avait été occupée par une troupe d'opéra-comique avec laquelle on s'était efforcé de cohabiter. Cela n'avait pas marché. Aussi les Comédiens-Français avaient-ils passé la Seine pour s'installer au théâtre Feydau, ci-devant théâtre de Monsieur, une fort belle salle située près de la Bourse et donc à deux pas du théâtre de la République : ils jouèrent pour la première fois le 27 janvier dernier avec un énorme succès mais, en dépit des efforts de Talma, le public bouda ensuite son théâtre.
- N'est-ce pas un peu dans l'ordre des choses que la scène en faveur sous le règne de Robespierre soit moins aimée à présent ?
- Peut-être ! admit Julie de mauvaise grâce. En tout cas Talma travaille d'arrache-pied en ce moment pour une nouvelle tragédie de Ducis : Abufar ou la famille arabe, qu'il doit donner le 12 avril. Il en espère beaucoup.
- C'est toujours David qui dessine ses costumes ?
- David ? - l'exclamation ressemblait à un cri d'horreur. Vous n'y pensez pas ? Il a eu beaucoup de chance d'avoir été relâché par les juges. Il est allé se cacher à Saint-Ouen... ou plutôt à Bains-sur-Seine comme on l'appelle. Il est presque réduit à la misère...
- La misère ? David ?
- Eh oui ! Il se terre, sachant bien que ses ennemis ne lui ont pas pardonné. C'est la même chose pour ses confrères des galeries du Louvre. En un temps où chacun brade ce qu'il possède, y compris des objets de valeur, on ne se soucie guère d'acheter des ouvres nouvelles. Chose étrange, sa femme lui est revenue avec deux de ses enfants. Alors, comme il faut bien nourrir tout ce monde, cet imbécile de Talma trouve moyen de lui venir en aide alors que nous avons nous aussi des difficultés...
Laura pensa que l'ex-Julie Careau n'avait jamais aimé David et surtout le rendait responsable de la mort de ses amis girondins, ce qui était bien excusable, mais il existait à présent dans la femme de Talma quelque chose de desséché, d'âpre, qu'elle ne lui connaissait pas. Julie aurait-elle perdu une partie de sa fortune... ou même la totalité ? D'ailleurs, elle enchaînait sur les difficultés qu'elle venait d'évoquer :
- J'espère que vous êtes venue renouveler votre bail, ma chère Laura ? Je serais tellement désolée de vous voir vous éloigner. Et puis vous auriez peine à trouver dans Paris un endroit plus élégant, plus à la mode...
- Le voisinage de Notre-Dame de Thermidor, toujours ?
- Non. Elle n'est plus rue du Mont-Blanc. Elle et Tallien se sont mariés en janvier dernier. Ils habitent à présent aux Champs-Elysées une drôle de maison près de la Seine que l'on appelle la Chaumière. Tout Paris s'y presse, ajouta-t-elle avec une nuance amère qui n'échappa pas à Laura. Celle-ci dit en souriant :
- Il doit quand même bien vous rester quelques amis, quelques-uns, à vous qui étiez la meilleure hôtesse de Paris ? Je suis sûre que la table de Mme Tallien ne vaut pas la vôtre ?
- Oh ! la mienne n'est plus ce qu'elle était. Pourtant elle est toujours ouverte, du matin au soir, à ceux qui nous restent. Naturellement je vous garde à souper. Vos gens pourront se restaurer... dans une petite auberge qui est un peu plus loin. A moins que vous n'ayez apporté ce qu'il vous faut de Bretagne...
Laura était abasourdie, déçue aussi. Naguère encore, les serviteurs d'un ami auraient trouvé le couvert à la cuisine de la maison. Quant à son idée de s'installer quelques jours chez son amie, elle l'avait déjà abandonnée.
- Non, dit-elle gentiment, je vous remercie mais je suis fatiguée et je veux surtout me reposer.
- Alors attendez, je vais chercher les clefs... et le bail. Nous allons le signer tout de suite : cela vous évitera de revenir demain.
Décidément Julie avait beaucoup changé, et Laura venait à se demander si le changement s'étendait à Talma. Sans doute pas puisque, envers et contre son épouse, il aidait son ami dans la gêne. L'idée lui vint alors qu'il y avait peut-être autre chose, une brouille intervenue dans le ménage ? Le tragédien " accablé de travail " bien que son théâtre ne marche pas rentrait-il seulement tous les soirs ?
Julie revenait avec les clefs qu'elle posa sur la table à côté du papier et de l'encrier qu'elle apportait aussi :
- Je vous fais un bail d'un an ? proposa-t-elle.
- Non. Seulement six mois... Je... je songe à acheter quelque chose...
- En ce cas, vous ne trouverez pas mieux que ce que vous avez déjà ! s'écria Julie le teint soudain animé. Vous habitez le quartier le plus élégant de toute la ville. On m'a d'ailleurs déjà fait des propositions : le banquier Perrégaux m'en donnerait demain...
Elle annonça un chiffre si pharamineux que Laura faillit s'étrangler en avalant sa salive.
- ... mais naturellement, ajouta Julie, je vous donnerais la préférence et au même prix bien sûr. Nous sommes amies...
- Où voulez-vous que j'aille chercher une somme pareille ? fit Laura en riant. En ce cas, ma chère Julie, je ne signe rien du tout. Vendez vite à M. Perrégaux !
- Ne le prenez pas ainsi, voyons ! Vous oubliez que j'ai tellement besoin de vous avoir près de moi. Alors va pour six mois. Perrégaux attendra.
On signa. Laura paya et les deux femmes se séparèrent sur de grandes embrassades dont Julie exécuta la plus grande part. Laura se contenta de promettre de venir souper un soir prochain mais, en recevant les clefs, elle n'avait pas manqué de demander si Batz était revenu comme la lettre l'annonçait.
- Oui, répondit Julie. Il est venu avant-hier. Je lui ai demandé où il avait pris logis mais il m'a répondu qu'il partait dans l'instant pour Bruxelles. Il était en costume de voyage.
Eh bien, il ne manquait plus que cela ! Batz à nouveau sur les grands chemins ! En direction de Bruxelles... ou d'ailleurs ? Il n'avait aucune raison de donner à Julie sa destination réelle. De toute façon, qu'il y soit ou non ne changeait rien pour Laura : il n'était plus à Paris et Dieu seul savait quand il reviendrait ! Mais peut-être Pitou le saurait-il ? En outre, Laura n'était pas venue pour le seul Batz mais aussi pour tenter d'approcher Madame Royale. Evidemment, elle avait compté sur Batz, et dans son esprit les choses de l'avenir s'agençaient harmonieusement : quelques jours d'amour fou passés avec lui seul et puis à nouveau reviendrait le temps où l'on comploterait pour le salut de l'un ou l'autre de ces rois qu'il aimait tant !
En revenant vers sa chaise de poste, son regard rencontra celui, inquiet, de Jaouen :
- Je peux descendre les bagages ? Vous restez ici ?
- Non, fit-elle en détournant la tête, nous allons à la maison.
- On rentre en Bretagne ? s'écria Bina, plutôt déçue elle aussi parce qu'elle s'était fait une image plaisante de son retour à Saint-Malo en la seule compagnie du maître de ses pensées.
- Non. Rue du Mont-Blanc, Jaouen ! J'ai signé de nouveau pour six mois...
Le soulagement fut si brutal qu'il aurait pu crier de joie, mais à la tête de Laura il devinait que tout triomphalisme serait mal venu. Il n'en sauta pas moins sur son siège avec une légèreté qui traduisait bien son état d'esprit et, en faisant repartir ses chevaux, il souriait, lui qui ne souriait jamais. De toute manière, si Laura était restée rue Chantereine, il était bien décidé à rapatrier Bina puis à revenir clandestinement mais à brides abattues. Jamais il ne renoncerait à veiller sur Laura !
- Quand nous serons à la maison, reprit celle-ci d'un ton maussade, vous irez voir dans les boutiques du Palais-Royal si vous nous trouvez de quoi ne pas mourir de faim. Les placards doivent être vides...
Ce fut pourtant avec un certain plaisir qu'elle réintégra le petit hôtel douillet qui lui avait servi de nid à elle-même et de refuge à Jean. Au moins, elle y trouverait peut-être trace de son passage...
Les bagages montés, elle laissa Bina s'en occuper et descendit au jardin qui avait toujours été son lieu de prédilection. Il avait beaucoup plu ces derniers jours et l'herbe y poussait dru. La mauvaise plus encore que la bonne, mais les arbres montraient déjà des bourgeons et les lilas avaient de petites pointes vertes. Laura alla jusqu'au banc de pierre où elle avait rêvé si souvent, où, pendant des heures, elle avait attendu jusqu'à l'aube l'arrivée de la petite princesse et de sa tante que Batz voulait confier à ses soins après leur évasion du Temple, tandis que lady Atkyns emmènerait la Reine et que Batz lui-même se chargerait de l'enfant roi. Elle s'y assit.
Le printemps était en marche. Cela se sentait à l'odeur de la terre, et soudain Laura bénit Julie de ne pas lui avoir offert l'hospitalité attendue. Elle allait faire en sorte, à présent, que sa maison soit toujours prête pour celle qui n'était pas venue mais qui, peut-être, y viendrait...
CHAPITRE VIII
CINQ PAS DANS LES NUAGES.
Les deux jours qui suivirent, Laura les employa à se reposer des fatigues du voyage tout en renouant peu à peu avec ses habitudes de l'année précédente, cependant que Jaouen se rendait dans les lieux publics : le Palais-Egalité, ex-Palais-Royal, les abords de la Convention toujours cramponnée aux Tuileries et les cafés. Au soir du deuxième jour, il en revint avec Ange Pitou qu'il avait trouvé près du bassin de ces mêmes Tuileries, un pied posé sur une chaise et fort occupé à griffonner sur son genou pendant qu'un muscadin et un jacobin se tapaient dessus avec conviction à coups de ce gourdin que les jeunes élégants venaient de mettre à la mode. Ce fut le muscadin qui gagna et, son ennemi une fois à terre, il le saisit avec une poigne de fer fort peu en rapport avec sa mine délicate et l'envoya se rafraîchir les idées dans le bassin où il s'étala avec un gros " plouf " aux acclamations des spectateurs. Pitou alors cessa d'écrire, remit dans sa poche son carnet, son crayon, haussa les épaules et, en se détournant, tomba presque dans les bras du Breton. Aussitôt son visage s'illumina :
- Jaouen ! Mais qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais toujours à Port-Malo ?
- On en revient comme tu vois. Et toi, tu t'intéressais au différend de ces deux personnages ?
- Oui et non : des bagarres comme ça, il y en a tous les jours et je notais seulement quelques réflexions à ce sujet... mais dis-moi, si tu es à Paris est-ce... est-ce qu'elle est revenue, elle aussi ?
- Qui donc ?
- Hé, pardieu tu le sais bien ! Laura, ma chère Laura ?
- Oh ! tu veux dire miss Adams ? Il me semble, en effet, qu'elle séjourne ici depuis deux jours.
- Et c'est seulement aujourd'hui que tu viens me le dire ?
Pitou démarra aussitôt et prit sa course vers la sortie des jardins, suivi par Jaouen qui ne réussit pas tout au long du parcours à le rattraper : il avait des ailes ! Et elles le portèrent ainsi jusqu'à la rue du Mont-Blanc où il arriva hors d'haleine comme son poursuivant. Victime d'un méchant " point de côté " il se plia en deux contre le pilier d'entrée pour reprendre souffle mais sans oublier d'agiter la cloche. Un instant plus tard, il tombait dans les bras de Laura sans pouvoir articuler autre chose que : " Enfin, vous voilà ! "...
- Vrai, ronchonna Jaouen qui arrivait derrière lui, je n'aurais pas cru lui faire un tel effet. Il m'a fait galoper sans désemparer depuis le bassin des Tuileries...
- Pardonnez-moi, Laura ! émit enfin Pitou dont la respiration s'apaisait, mais vous n'imaginez pas ma joie ! Quand cet animal m'a dit que vous étiez là, j'ai cru que le ciel s'ouvrait ; tous les anges chantaient dans ma tête...
- Alors priez-les de bien vouloir se taire ! Nous avons tant de choses à nous dire ! fit la jeune femme en riant. Et d'abord asseyez-vous ! Nous allons boire à nos retrouvailles et puis vous resterez à souper...
Revoir le journaliste était pour Laura un moment de joie pure. Il s'était toujours montré le plus fidèle, le plus gai et le plus serviable des amis, et elle l'aimait comme elle eût aimé un frère. Elle savait bien sûr qu'il était amoureux d'elle. Les femmes savent toujours ces choses-là, mais jamais il ne l'avait importunée de ses sentiments parce qu'il n'ignorait rien de ceux qu'elle portait à Batz, son ami et son chef, et qu'il avait la sagesse de se contenter de l'affection réelle qu'elle lui donnait. Il l'aimait assez pour la vouloir heureuse, même avec un autre puisque cet autre était l'homme qu'il admirait le plus...
On parla donc et longtemps.
Laura la première raconta ce qu'elle avait vécu depuis son départ de Paris avec Lalie en septembre dernier et comment l'ancienne tricoteuse du club des Jacobins et de la Convention se retrouvait à la tête de l'armement Laudren où elle faisait merveille. Elle fut surprise, et touchée d'entendre alors Pitou commenter ce nouvel avatar dans les mêmes termes, exactement, que ceux employés par La Fougeraye :
- C'est une sacrée bonne femme ! Rien ne m'étonne vraiment d'elle et le baron savait bien ce qu'elle valait.
Pour la première fois, l'ombre de Batz venait d'entrer dans le petit salon paisible où les deux amis bavardaient autour d'un guéridon encore servi et placé devant le feu. Avec lui pénétrait le vent de l'aventure et c'est cela peut-être qui fit frissonner Laura. Jouant avec une poire d'hiver prise dans une corbeille, elle demanda sans regarder son hôte :
- Savez-vous où il est ?
- Oui. A Bruxelles, dit Pitou avec placidité en sirotant son verre de vin de muscat.
- Pourquoi Bruxelles ?
- Pour y retrouver son ami Benoist d'Angers, le banquier dont vous vous souvenez sans doute. Celui-ci lui a fait savoir qu'un autre de ses amis, l'ancien avocat Orner Talon qui arrive d'Amérique, s'y trouve en ce moment. Le colonel Swan est parti avec lui. Vous savez qu'il se passionne toujours pour les affaires d'argent...
- A-t-il retrouvé le petit roi ?
- Oui, mais il ne sait pas où il est. Ce secret-là est à présent celui du prince de Condé et du duc d'Enghien, ce qui a rassuré Batz sur son sort. A présent il s'attache aux préparatifs de son retour, ce qui nécessite énormément d'argent... et d'autres armes aussi pour barrer le chemin à celui qui se fait appeler le régent de France. Ce Talon détiendrait des documents qui pourraient être fort gênants au cas où Monsieur prétendrait supplanter son neveu et ceindre la couronne... s'il prenait fantaisie un jour à notre curieux peuple de réclamer un roi...
- Croyez-vous que ce soit possible ?
- Allez savoir ! A la Convention, on s'agite beaucoup autour du Temple depuis que Barras, peu après le 9-Thermidor, est allé passer une inspection où le sort fait à l'enfant prisonnier l'a indigné. Des voix alors se sont élevées, réclamant que l'on n'accorde " point de perfide pitié sur les restes de nos tyrans sur un enfant orphelin auquel il semble qu'on voudrait créer des destinées ". Ce sont les termes exacts de Mathieu, le député de Compiègne, et ils ont suscité une vive émotion...
- Mais, si ce Barras est allé à la prison, il ne s'est pas aperçu de la substitution ?
- S'il s'en est aperçu il n'a rien laissé paraître, et n'a pas relevé les propos de Mathieu. Bien mieux, en décembre dernier Mathieu s'est rendu au Temple avec les députés Reverchon et Harmand de la Meuse. A son retour, il semblait sinon satisfait du moins plus tranquille. Il a rapporté n'avoir vu là-bas qu'un garçon proprement tenu - grâce à Barras ! - mais qui a l'air d'être sourd et muet ou alors complètement idiot et qui passe son temps à faire des châteaux de cartes. Là-dessus, la Convention a recommencé ses palabres et ses hésitation. Quelqu'un a proposé que l'on se débarrasse définitivement des enfants royaux en les exilant. Nouveau tollé. Vite réprimé, cette fois, par
Cambacérès disant qu'il y a peu de danger à tenir en captivité les individus de la famille Capet mais qu'il y en aurait beaucoup à les expulser. Et là-dessus, il a ajouté : " L'expulsion des tyrans a toujours préparé leur rétablissement et si Rome eût retenu les Tarquins, elle n'aurait pas eu à les combattre. " Ce qu'il y a de bien avec l'histoire romaine, c'est que l'on y trouve toujours chaussure à son pied, conclut Pitou avec une grimace.
- Mais elle, s'inquiéta Laura, Madame Royale, qu'en advient-il en ce moment ?
- Son sort a été amélioré aussi, en ce sens qu'on lui a donné du linge, des vêtements neufs et une meilleure nourriture. D'ailleurs, dès après la visite de Barras, un nouveau commissaire commis à la garde des enfants a fait son apparition : un Créole de vingt-quatre ans nommé Laurent qui apportait avec lui un ton nouveau : plus d'insultes ni de jurons, plus de tutoiement, Laurent appelle sa prisonnière " Madame ". Ensuite on lui a adjoint Gomin qui, plus âgé, est aussi un brave homme, plein de compassion. Il y eut d'autres inspections mais, en dépit de ce que l'on prétendait ordonner, jamais la princesse n'a obtenu d'être réunie à son frère...
- Cela me paraît prudent. Elle se serait aperçue au premier regard que ce n'était pas lui...
- C'est l'évidence même. Ce n'est pas faute pour autant qu'elle se plaigne de sa solitude...
- Mais ce Laurent, ce Gomin ne lui tiennent pas un peu compagnie ?
- Ils doivent se limiter à leurs ordres et montent chez elle trois fois par jour pour veiller à ce que le feu soit allumé, la chambre nette et les repas bien servis. Et puis, de quoi pourraient-ils lui parler ? En aucun cas on ne doit lui apprendre le sort de ses parents.
- Mais pourquoi ? Elle sait que son père a été exécuté.
- Certes, mais elle ignore toujours que sa mère et sa tante l'ont suivi à l'échafaud. Elle les croit enfermées dans une autre prison. Quant à son " frère " elle n'en sait pas davantage. En décembre, Gomin - qui est sans aucun doute l'homme de Barras ! - a demandé, vu l'état de santé du garçon, ses genoux et ses poignets plus enflés, qu'on lui permette la promenade du jardin où autrefois il jouait au siam avec sa sour, mais sa demande a été rejetée, par Barras lui-même : il craint trop que Madame Royale ne puisse apercevoir l'enfant.
- A-t-on pensé au moins à mettre auprès d'elle une femme ? Ce serait, il me semble, normal ?
- Non. Depuis le 10 mai de l'année dernière où Madame Elisabeth lui a été enlevée pour comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, cette enfant de seize ans n'a été approchée par aucune femme : des gardiens, des commissaires, c'est tout.
- Quelle horreur ! s'exclama Laura. Comment des hommes dont certains sont peut-être doués de sensibilité, peut-être pères de famille, peuvent-ils admettre que l'on inflige un tel traitement à des enfants. C'est incompréhensible, inhumain...
- C'est à l'image du peuple de Paris... Et Pitou soudain se mit à chanter.
C'est un être bien étrange Que ce peuple de Paris II a la douceur d'un ange Aussitôt qu'il se voit pris Quand on le lâche il se venge Et lorsqu'il se voit repris II se tait il est soumis
II ne peut rien entreprendre II ne peut rien achever On sait toujours le surprendre On sait toujours le tromper Tout en le faisant dépendre On lui dit pour le flatter Qu'il est fait pour commander
Tantôt il est catholique Tantôt il est musulman Tantôt pour la République Et tantôt pour un tyran Quand il est trop pacifique On le tourmente et soudain II a soif du sang humain...
Il avait une voix agréable et Laura, surprise et charmée, applaudit :
- Bravo Pitou, mais je ne connaissais pas cette chanson ?
Il salua, assez content de son succès :
- Elle est de moi. J'ai mis de la musique sur un poème que j'ai publié l'an dernier et qui a eu quelque succès. J'aurais dû ajouter que le peuple de Paris oublie vite et qu'il est sans rancune comme d'ailleurs tous les Français... ou à peu près. Alors à présent, vous êtes chansonnier ?
- A mes heures, mais surtout je suis journaliste. Vous ne devinerez jamais pour qui je travaille...
- Dites toujours !
- L'Ami du peuple \
- L'ignoble gazette de Marat ?
- Eh oui ! H est en ce moment dirigé par Lebois qui est un imbécile aux ordres de mon ami Mercier. C'est le journal parisien qui a le plus fort tirage et, par ses exagérations voulues, il discrédite peu à peu les jacobins dont il est censé être l'organe. Pour vous consoler, j'ajoute que si ma plume fait chaque jour une toise de démagogie, elle rédige aussi, sous pseudonyme, un article royaliste pour les Annales politiques et littéraires.
- N'est-ce pas dangereux ?
- Si, mais cela me permet de suivre de près les événements et d'être renseigné comme vous pouvez le constater. En début d'année j'ai fait même un peu de prison, mais Mercier m'en a sorti et je continue. J'ajoute que le baron est très satisfait de moi !
- Je veux bien le croire mais prenez garde tout de même, Pitou ! A ce jeu-là, on se brûle.
Pitou s'accouda sur la table, fourra ses mains dans ses cheveux blond paille qu'il portait en " oreilles de chien ", ce qui était fort à la mode, et offrit à son hôtesse un sourire moqueur.
- Vous n'allez pas me faire la morale ? Ou alors dites-moi donc pourquoi vous avez quitté votre
Bretagne pour plonger à nouveau dans notre marmite bouillonnante ? U prit un temps puis, plus bas et plus gravement : " Revoir Batz ? "
- Oui, dit-elle en plantant ses yeux dans les siens. Il me manque à un point que je n'imaginais pas. Oh, j'en ai un peu honte à cause du souvenir de Marie...
- Il n'y a aucune raison d'avoir honte. Marie est morte et je suis certain que là où elle est, elle pense que vous seule êtes capable d'aimer Batz comme elle l'aimait...
- Merci, murmura Laura émue. Et aussitôt elle ajouta : " Vous qui savez tout, me diriez-vous où se trouve sa sépulture ? Je voudrais aller y prier, y poser une fleur... "
Le visage du journaliste se ferma. D'un geste vif, il remplit son verre et le vida d'un seul coup tandis que les ailes de son nez se pinçaient :
- Je sais où elle est et Batz aussi le sait : il a suivi les tombereaux après l'exécution mais je ne vous le dirai jamais et je ne vous conseille pas de le lui demander. La blessure est encore fraîche : il ne faut pas y toucher.
Laura baissa la tête en faisant signe qu'elle comprenait. Un silence s'installa entre eux, peuplé par le lent battement de la haute pendule de parquet en vernis Martin et l'éclatement d'une braise dans la cheminée. Au bout d'un moment, Laura se leva, aussitôt imitée par son invité qu'elle voulait conduire à présent à la chambre que Bina avait dû lui préparer. Mais elle restait pensive et avait l'aii d'hésiter au bord de quelque chose :
- Vous n'avez pas encore tout dit ? demanda Pitou avec une grande gentillesse qui la décida. De toute façon, l'idée de lui cacher le moindre de ses projets ne lui serait pas venue.
- Oui. J'ai encore à vous dire que je ne suis pas là seulement pour lui. Je sais qu'il a ses plans mais moi aussi j'ai les miens et qui ne sont pas forcément les mêmes. Batz ouvre uniquement pour son Roi sans trop regarder ce qu'il y a autour. Moi, c'est à sa sour que je brûle de me dévouer. Et depuis longtemps !
Elle se retourna pour lui faire face et planta ses yeux sombres dans les prunelles bleues du jeune homme :
- Pitou, il y aura bientôt trois ans qu'en juin 1792, aux Tuileries, vous avez juré à la reine Marie-Antoinette de servir la cause royale jusqu'à la fin de vos jours... Et c'est la seule fois où vous lui avez parlé. Moi, le 9 août de cette même année, dans l'appartement de la Reine et peut-être à la même place, j'ai été présentée à cette petite fille qui m'a souri et tendu spontanément sa menotte. J'ai entendu aussi sa mère lui dire qu'elle entendait que je prenne rang désormais parmi les dames de sa maison. La pauvre reine n'imaginait pas à cet instant que sa fille ni elle-même n'auraient plus jamais de maison. Je n'en aï pas moins été nommée et c'est maintenant qu'elle est seule et captive d'une soldatesque sans nuances que j'entends prendre mon service. Je veux l'approcher et, si possible, la sortir de ce maudit donjon. Voulez-vous m'y aider ?
- Je m'attendais bien à quelque chose de ce genre, soupira Pitou, et je vous demande pardon de n'avoir pas compris plus vite ! Que puis-je dire d'autre, Laura, sinon vous promettre de faire de mon mieux pour que vous puissiez réaliser votre vou mais, en ce moment, cela me paraît mal parti... Pourquoi ne pas attendre le retour du baron ?
- Vous pouvez m'apprendre quand ce retour aura lieu ?
- Bien sûr que non... Je ne suis pas dans sa tête, hélas !
- Alors je ferai comme je pourrai. A ne vous rien cacher, je ne comptais pas garder cette maison. Je pensais en attendant de trouver un appartement près du Temple, loger quelque temps chez les Talma mais je n'ai pas osé le demander : Julie m'est apparue un peu... gênée et pressée de toucher mon loyer.
- Oh, fit Pitou en haussant les épaules, il faut la comprendre. Ça ne va pas fort chez eux. Talma n'a pas retrouvé le succès de l'an passé et on dit qu'il a la tête ailleurs. Le cour aussi...
- Talma ? Il n'aimerait plus sa femme ?
- J'ignore s'il l'aime toujours. En tout cas, il s'occupe beaucoup d'une ravissante jeune comédienne, la citoyenne Petit-Vanhove. Il s'agirait même d'une passion...
- Je commence à comprendre. Pauvre Julie ! J'irai la voir plus souvent... Moi qui croyais ce couple indissociable !
- Oh, il ne l'abandonnera jamais : il y a les enfants. Mais il faut dire aussi qu'elle a sept ans de plus que lui et...
Pitou s'interrompit et se mit à rire :
- Mais qu'est-ce que je raconte là, moi ? Vous allez penser que je deviens une vraie concierge ?
- Je penserai seulement que vous êtes bon journaliste et un homme bien renseigné, dit Laura en riant aussi...
Le lendemain, les giboulées de mars déversaient sur Paris ces douches intermittentes si bénéfiques pour les jardins mais éprouvantes pour la citadine qui ne sait trop comment s'habiller. Laura, cependant, avait décidé de sortir. Comme il ne faisait pas froid, elle mit un manteau léger, chaussa des souliers solides et prit un parapluie. Ce que voyant, Bina lui proposa de l'accompagner et Jaouen d'aller lui chercher un fiacre. Elle refusa les deux puis ajouta :
- Ecoutez-moi bien ! Si les choses s'étaient passées comme je le pensais, vous seriez en ce moment en route pour la Bretagne et moi rue Chantereine. Ce qui veut dire...
- Que nous vous gênons, dit Jaouen avec amertume.
- Pas encore, mais cela pourrait venir si vous vous obstinez à me tenir constamment sous votre surveillance.
- Nous ne faisons que notre service normal, dit Bina déjà près des larmes.
- Je sais, mais nous ne vivons pas une époque normale et je suis ici pour accomplir une tâche qui me tient à cour. J'ajoute qu'il adviendra peut-être que j'aie besoin de vous et que je n'hésiterai pas à vous le demander. Mais ce que je veux, c'est pouvoir aller et venir à mon gré quand il me plaît et comme il me plaît. Pour l'instant, je veux sortir seule.
- Par ce temps et à pied ? reprocha Bina.
- Par ce temps et à pied ! Si j'ai besoin d'un fiacre, je saurai bien le trouver. A présent, tenons-nous-en à cela et nous continuerons a nous entendre à merveille !
Personne ne releva et Laura sortit, abritée par son grand parapluie vert, avec la délicieuse impression d'avoir conquis sa liberté. Elle gagna les boulevards qu'elle suivit tranquillement à pied, dédaignant les voitures de place jugées trop voyantes pour le but qu'elle se proposait et qui était le Temple. Au retour, elle en prendrait une.
Moins d'une heure plus tard, elle arrivait en vue de l'enclos dominé par l'énorme tour grise dont le souvenir était gravé à jamais dans sa mémoire. Elle constata alors que la garde aux portes de l'ancien palais du Grand Prieur par lequel on avait accès au mur d'enceinte construit autour du donjon était plus fournie que jamais, et son cour se serra : même au temps où la famille royale tout entière y était emprisonnée, on n'avait aussi bien défendu ce lieu maudit qui, pourtant, ne contenait plus que deux enfants. Elle évita soigneusement les sentinelles et s'enfonça dans les petites rues où vivaient jadis ceux qui cherchaient la protection de l'enclos à l'entrée desquelles s'arrêtaient les poursuites judiciaires et les collecteurs d'impôts. Elle les connaissait bien pour y avoir vécu quelques mois avec Mme Cléry, l'épouse du valet enfermé du Roi mais aussi la harpiste préférée de la Reine. Elles habitaient alors toutes deux un petit appartement de la Rotonde, ce grand bâtiment dont quelques fenêtres donnaient sur le " jardin " de la Tour. C'était cet appartement que Laura espérait pouvoir reprendre à son compte. De là, elle surveillerait les allées et venues, et peut-être parviendrait-elle à nouer une relation avec les gardiens. Dans cette espérance elle avait emporté des assignats, mais comme ils ne valaient plus grand-chose elle s'était munie aussi de pièces d'or...
Lorsqu'elle fut à la Rotonde, la pluie avait cessé depuis un moment déjà, ce qui rendit un peu d'animation à la rue. Elle fit le tour de l'édifice, constatant avec ennui qu'il était beaucoup moins désert que jadis. De la fumée sortait des cheminées et il y avait du linge pendu à des cordes à certaines fenêtres. Soudain, elle tressaillit : les sons d'une harpe se faisaient entendre et ils venaient justement du logis convoité.
Le cour battant, elle monta le petit escalier. Les sons se rapprochèrent, égrenant leurs notes claires comme des gouttes d'eau pure : une cascade de sons que Laura ne put se résoudre à interrompre. Elle ne connaissait qu'une seule musicienne capable de faire naître tant d'apaisante beauté...
Enfin, sous les mains qui les endormaient, les cordes se turent. Laura frappa, retrouvant d'instinct le rythme employé autrefois : quatre brèves, trois longues. La porte s'ouvrit aussitôt. Louise Cléry parut, tellement semblable à ce qu'elle était deux ans plus tôt que sa visiteuse eut l'impression que le temps reculait.
- Laura ! s'écria-t-elle. Mais par quel miracle ? Les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre avec une émotion qui leur mit les larmes aux yeux, puis Mme Cléry se hâta de refermer la fenêtre qui, en dépit du temps, était largement ouverte. La harpe était placée devant et la pluie reprenait sur le mode rageur.
- Vous jouez pour " Elle " ? demanda Laura.
- Et pour qui d'autre puisqu'elle est seule à présent ? Tellement seule ! Etre née à Versailles avec un monde à ses pieds, avoir connu la splendeur de la cour la plus élégante d'Europe, avoir eu pour mère la plus belle des reines et croupir dans une tour médiévale en manquant de tout. Quelle injustice et quelle horreur !
- On m'a dit que, depuis le 9-Thermidor, elle est un peu moins démunie ?
- Oui. Pour ce que j'en sais on a enfin consenti à lui donner de quoi se vêtir convenablement ; on la chauffe et on la nourrit bien. Elle aurait même droit à quelques douceurs comme du thé, de la fleur d'oranger et de la réglisse, mais elle ne parvient pas à obtenir la permission de voir son petit frère. Et lui, n'est-ce pas la honte des hommes que lui avoir fait subir ce qu'il a subi ? Et on le dit malade à présent ! Ne serait-ce pas normal de mener sa sour à son chevet pour qu'elle puisse lui donner ses soins ?
- Comment savez-vous tout cela ? Votre époux n'est plus à la Tour cependant ?
- Non. Il a dû fuir la Terreur et vit à Bruxelles où il écrit ses mémoires. Moi je suis restée avec les enfants pour éviter d'être ajoutée à la liste des émigrés. Ainsi, nous avons toujours notre maison de Juvisy et ma vieille amie Mme de Beaumont y demeure et s'occupe des enfants. Il fallait que je revienne ici. L'ombre désolée de ma chère maîtresse m'y poussait...
- Mais encore une fois qui vous renseigne, Louise ?
Elle eut un petit rire de fillette espiègle qui fronça son nez et fit remonter davantage encore les coins d'une bouche dessinée pour le sourire :
- Meunier, dont vous vous souvenez peut-être. Il était " à la bouche " aux Tuileries et il a suivi le Roi ici en qualité de rôtisseur, mais depuis l'année dernière, il remplace le chef Gagnié. Il est aux petits soins pour nos jeunes princes et, connaissant la piété de Madame Royale il s'ingénie à lui donner du poisson le vendredi et autres jours indiqués par l'Eglise. Quand il va au marché, on cause...
Elle n'eut pas le temps d'en dire plus. Quelqu'un grattait à la porte qui s'ouvrit aussitôt, et un personnage parut que Laura considéra avec stupeur. Court sur pattes, légèrement ventripotent et un peu bancal mais tout sourire et le chapeau à la main, le citoyen Lepitre opérait une entrée de familier.
- Ma chère amie, s'écria-t-il, je viens de mettre au net la chanson que nous avons composée hier et je crois...
Sa voix - un de ses rares agréments car, habituée au chant et à enseigner les grands textes, elle était belle et musicale - s'étrangla dans sa gorge :
- Miss Adams ? gémit-il quand il eut retrouvé son souffle. Par Thucidyde, vous voilà revenue ?
- Eh oui, vous voyez ! Vous aussi apparemment ? Elle jouissait avec malignité de l'embarras de l'ancien professeur de belles-lettres du collège d'Harcourt qui représentait le modèle le plus incroyable de dévouement royaliste et de frousse. C'était son manque de courage poussé jusqu'à la panique qui avait fait échouer la tentative de Batz et du chevalier de Jarjayes d'enlever, le 7 mars 1793, toute la famille royale du Temple dont Lepitre était commissaire. Une panique si forte qu'elle l'avait mis au lit avec une fièvre bien réelle [xxiii]. Et pourtant, c'était grâce à lui que Louise Cléry et elle-même avaient pu s'installer dans la Rotonde dès le début de l'incarcération de Louis XVI et des siens. Pour l'instant, et sous l'oil ironique de Laura, il passait par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel et la jeune femme sentit qu'il allait prendre la fuite. Aussi alla-t-elle se placer entre lui et la porte. Alors, il leva sur Mme Cléry un regard suppliant :
- Je... je reviendrai plus tard ! J'allais oublier une petite course...
- Venez vous asseoir ! dit la harpiste de la Reine en allant le prendre par la main. Il s'est passé tant d'événements depuis ce malheureux jour auquel vous pensez tous deux qu'il ne faut vous souvenir que des bons moments de jadis. N'est-ce pas, Laura ? J'ajoute que si j'ai pu reprendre ce logis c'est grâce à Lepitre, et maintenant nous nous dévouons ensemble corps et âme à notre cause..
- Ce n'est pas à moi de faire des reproches, soupira la fausse Américaine. Et je crois, hélas, que le sort du Roi et de la Reine était écrit d'avance...
Et elle tendit à Lepitre une main qu'il prit et garda un instant dans les siennes. Elles tremblaient.
- Si vous saviez les reproches que je me suis adressés, gémit-il, mais la peur était plus forte. Oh, j'ai tellement honte !
- N'y pensez plus ! Vous avez une occasion de vous racheter...
- Vous voulez faire évader le... le petit roi ? souffla-t-il, repris par un début d'épouvanté.
- Non, rassurez-vous ! je crois que lui aussi est dans la main de Dieu. Moi, c'est à sa sour que je voudrais venir en aide. Et, à ce propos, ma chère Louise, je venais dans l'espoir de louer un appartement, si possible dans la Rotonde. Y a-t-il quelque chose de libre ?
- Je ne crois pas. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? Nous nous entendions si bien autrefois et si la place n'a pas grandi elle n'a pas non plus rétréci. Vous pourriez vous mêler à nos petits concerts ?
- Je n'osais pas vous le demander, fit Laura émue. Dès demain, je viendrai m'installer... à condition, toutefois, que je prenne ma part des dépenses, loyer, nourriture, etc.
- Bien volontiers ! Je ne suis pas riche, je l'avoue, et votre aide sera... presque aussi bienvenue que vous-même !
Quand, un moment plus tard, Laura repartit, il pleuvait toujours mais la fenêtre était de nouveau ouverte et la voix du citoyen Lepitre entamait un air de Grétry on ne peut plus de circonstance : " Armez-vous d'un noble courage... " Elle ouvrit son parapluie vert et s'élança en sautant par-dessus les flaques d'eau pour rejoindre la première station de fiacres. Le lendemain, munie d'un petit bagage, elle revenait s'installer à la Rotonde avec l'intention de n'en plus bouger jusqu'à nouvel ordre. Cette fois, cependant, elle était accompagnée de Jaouen, désormais chargé d'assurer la liaison entre la rue du Mont-Blanc et le Temple, d'apporter les objets dont Laura pouvait avoir besoin et aussi des nouvelles. Pitou, en effet, était reparti pour un séjour en prison : on l'accusait de collusion avec les Vendéens de M. de Charette, mais il avait réussi à faire savoir à son ancien ami Jaouen qu'il ne fallait pas s'inquiéter : il avait de bonnes relations et comptait bien être dehors avant s . s été...
La vie des deux femmes s'organisa avec tant de facilité que Laura eut l'impression de parcourir un chemin connu en mettant ses pieds dans d'anciennes traces. On faisait de la musique, on lisait les gazettes, et Lepitre ou bien Jaouen apportaient les échos de l'extérieur. La menace de la guillotine ayant pratiquement disparu pour les honnêtes Parisiens, le Breton ne voyait aucun inconvénient à la nouvelle vie que s'était choisie sa maîtresse. Bien au contraire, il lui semblait qu'avec cette charmante Mme Cléry, Laura se trouvait abritée des entreprises de Batz. Dont d'ailleurs on n'entendait plus parler...
Chose étrange et peut-être à cause de l'ombre maléfique irradiée par la tour des chevaliers du Temple dont les captifs royaux n'étaient sortis que pour la mort, l'enclos était redevenu un lieu à part, plus silencieux, plus calme au milieu d'une ville rendue à tous les démons de la fureur à cause d'une misère qui ne voulait pas céder, en dépit des efforts de Barras pour acheminer le blé et donner au moins du pain. Certes, les hôtels nobles avaient été pillés, dévastés, mais c'était peu de chose auprès de certains quartiers où des rues entières étalaient la désolation de leurs belles demeures éventrées, ravagées, souvent à demi brûlées, où ne gîtaient plus que les chats errants et les rats...
Le peuple souffrait, et avant tout d'une cruelle déception : il avait tellement cru que la fin de Robespierre serait celle de ses misères ! Mais alors que la paix, instable sans doute et fragile, s'établis- sait aux frontières - paix de Baie signée en avril avec la Prusse et aussi l'Espagne, et traité franco-hollandais de La Haye - alors que, en janvier, Charette, au château de la Jaunaye, avait accepté pour la Vendée un armistice, la Convention continuait à se déchirer, s'efforçant, contre les émeutes successives, de maintenir les acquis d'une révolution qui ne présentait plus l'ombre d'une vertu. Le peuple réclamait encore le retour aux lois de 93 qui lui donnaient au moins l'illusion de détenir le pouvoir, mais peu à peu les royalistes reprenaient du poil de la bête et, dans le Midi, la Terreur blanche commençait à régler les comptes des assassins et des profiteurs. Tallien chez qui l'on dansait beaucoup pensait au pire et Barras, profitant de la présence momentanée du général Pichegru, songeait à ramener autour de lui tout ou partie de ses troupes afin d'assurer de façon définitive la paix aux Tuileries et la sécurité de ceux qui y siégeaient. Par trois fois en cinq mois, les portes du vieux palais furent forcées par une foule exaspérée. Il est vrai qu'elles finissaient par en avoir l'habitude et que leur solidité n'était plus ce qu'elle avait été...
Des bruits couraient la ville. On chuchotait qu'il ne serait peut-être pas mauvais de revenir aux environs de 1790, de remplacer une bande de profiteurs plus ou moins usés par une monarchie constitutionnelle, avec à sa tête un tout jeune roi qui pourrait être malléable à souhait. Au moins, le pays retrouverait-il une dignité sérieusement compromise. Oui, ces petits bruits voltigeaient un peu partout, sur les marchés déserts ou aux Halles pas beaucoup mieux approvisionnées, dans les cafés ou sur les places. Bien des regards se tournaient vers le Temple. Et puis...
Le 8 juin, à trois heures de l'après-midi, l'enfant du Temple mourut...
Par leur informateur, Laura et Louise savaient qu'il était tombé subitement malade et que, depuis quelques jours le Dr Pelletan, son médecin, avait obtenu qu'on le tire de la chambre sans air où il avait vécu son calvaire pour l'installer dans le salon du second étage de la Petite Tour, un bâtiment rectangulaire appliqué contre le flanc du donjon où au lendemain du pillage des Tuileries, on avait enfermé la famille royale. Cette pièce, Marie-Antoinette y avait dormi jusqu'au 20 octobre 1792, date du transfert dans la Grande Tour. Elle possédait un balcon et une vraie fenêtre ouvrant sur l'air libre et, comme elle communiquait avec le second étage du donjon, on avait pu y porter l'enfant sans que les hommes de garde au premier étage pussent seulement l'apercevoir. De leurs fenêtres les deux femmes voyaient bien ce balcon mais à l'exception de Gomin qui prenait soin de lui [xxiv], elles ne virent jamais personne . l'enfant ne quittait plus son lit et on ne l'apercevait pas de la fenêtre.
Ce jour-là, elles constatèrent seulement une agitation inhabituelle sans pouvoir deviner de quoi il s'agissait. Elles ne virent que Gomin partir en fin d'après-midi et revenir deux heures après. Le lendemain, ce fut leur porteur d'eau qui les renseigna :
- Paraîtrait que l'petit Capet est mort hier ! Les gens du quartier s'attroupent d'vant l'entrée du palais pour voir arriver l'cercueil.
- Ainsi il est mort ! murmura Laura après s'être signée sans prendre garde à la présence de l'homme.
- Bah, dans l'état où l'était à c'qu'on dit, c'est encore c'qu'y pouvait lui arriver d'mieux ! Ça fait deux sols ! ajouta-t-il en tendant la main pour recevoir son dû.
Quand il fut parti, les deux femmes d'un accord tacite s'agenouillèrent pour une prière et, en se relevant, Louise Cléry soupira :
- Pour la première fois de l'Histoire, le Roi est vraiment mort. On ne peut plus ajouter " Vive le Roi ".
- Pourquoi pas ? dit Laura qui pensait au petit garçon retrouvé par le duc d'Enghien et n'en avait, bien sûr, jamais parlé à Louise. Je crois, moi, que nous avons encore un roi quelque part...
Mme Cléry fit la grimace en commençant à préparer pour le repassage le linge lavé la veille :
- Si vous pensez à Monsieur, il ne sera jamais mon roi à moi... la pauvre Reine le détestait trop pour toute la boue dont il avait essayé de les couvrir, elle et ses petits !
Laura ne lui répondit pas. Elle aurait voulu lui dire que Louis XVII existait bel et bien, que celui dont l'âme venait de s'envoler n'avait jamais été le fils des souverains martyrs, mais ce secret ne lui appartenait pas. Elle alla vers la fenêtre. Dans la belle lumière d'un matin de juin, la vieille tour s'habillait d'une douce patine dorée qui la faisait moins sinistre et, dans le jardin clos, l'herbe poussait, bien verte entre les petits arbres que l'on avait plantés. Mais son regard ne s'y attarda pas. Il se fixait au troisième étage, à ces ouvertures déjà si étroites que la cruauté des hommes avait occultées au moyen de demi-entonnoirs de bois par le haut desquels l'air passait. L'adolescente qui vivait là ne voyait pas ce soleil, cette verdure, même si elle était peu abondante... Savait-elle seulement que sous ses pieds celui qu'elle croyait son frère n'existait plus ? Elle avait bien dû entendre des bruits inhabituels et peut-être ses geôliers le lui avaient-ils dit en apportant sa nourriture ? Encore un peu plus de douleur ! Encore un peu plus de souffrance ! Laura imaginait Marie-Thérèse à genoux au pied de son lit dans l'obscurité de sa prison, priant et pleurant. Qu'allait-il advenir d'elle à présent que " Louis XVII " était officiellement mort ? Quel destin ces sauvages lui préparaient-ils ?
- Regardez ! dit Louise venue derrière elle. Voilà les médecins qui viennent pour l'ouverture du corps ainsi que le veut la coutume...
Quatre hommes vêtus de noir et portant à la main des sacs de cuir franchissaient en effet le seuil de pierre usé par des siècles de pas.
- Comment savez-vous que ce sont des médecins ?
- Ils ont tous les quatre la même allure et j'en connais au moins un...
Durant de longues heures elles ne virent pas grand-chose sinon les allées et venues incessantes du porteur d'eau, mais ni l'une ni l'autre ne le fit remarquer parce que c'eût été évoquer ce qui nécessitait tant de lavages et que cela leur levait le cour. Et puis, sur le soir, une charrette déposa un cercueil de bois blanc. Les médecins étaient repartis : il n'y avait plus rien à voir ; pourtant les deux femmes restèrent longtemps accoudées à la barre d'appui, attendant elles ne savaient trop quoi et semblables en cela à ces gens qui ne pouvaient se décider à rentrer chez eux et s'étaient rassemblés dans la rue. Ils restaient plantés sans bouger en face des sentinelles qu'ils finirent par exaspérer. L'une d'elles leur lança :
- Qu'est-ce que vous attendez ? L'archevêque de Paris avec son encensoir et ses enfants de chour ? C'est un prisonnier comme les autres ! Rentrez chez vous !
Ils finirent par partir, les uns après les autres, traînant le pas et comme à regret. Enfin, il n'y eut plus personne... mais quand l'aube apparut, ils étaient tous revenus. Et ils restèrent là tout le jour, portant le poids du soleil sans avoir l'air d'en souffrir. Certains allaient chercher de l'eau pour les autres, ou encore de quoi manger. Ils ne faisaient pas de bruit, ils ne disaient rien et les gardes enfin renoncèrent à les disperser.
- On a bien le droit de rester là, protesta l'un d'eux quand on voulut les renvoyer. La rue est à tout le monde et on est en république !
Enfin, au coucher du soleil, se produisit ce qu'ils attendaient, ce qu'attendaient aussi les deux femmes rivées à leur fenêtre : l'étroite boîte de sapin sortait de la Tour au pas rythmé de ses porteurs qui allèrent la déposer hors de l'enceinte dans un chariot bâché. Elles se signèrent. Louise avait remarqué quelque chose :
- Il ne vous apparaît pas que ce cercueil est bien long pour un enfant de dix ans ? D'autant que le Dauphin était plutôt petit ?
Elles sortirent alors pour assister au départ du Temple et se mêlèrent à la foule, si dense maintenant qu'elle emplissait la rue et que des soldats devaient la maintenir avec leurs fusils à baïonnette mis en travers. Mais elle n'était ni houleuse ni menaçante. Simplement silencieuse.
Soudain Laura sentit qu'on la tirait par sa manche et, se retournant, elle vit Ange Pitou qui lui souriait :
- Tiens ? Je vous croyais en...
Au milieu de tous ces gens, elle n'osa pas le mot.
- Je n'y reste jamais très longtemps, L'Ami du peuple n'existe plus. Que faites-vous là ?
- Comme vous, j'attends le départ de ce pauvre enfant dont il y a un instant nous avons vu la bière sortir de la prison...
- Je voudrais bien la voir, moi aussi. Il paraît qu'on l'a commandée pour une jeune fille...
- Qu'est-ce que vous dites ? souffla Laura saisie d'épouvanté à la pensée soudaine que ce n'était peut-être pas le garçon qui venait de mourir, mais déjà Pitou l'apaisait :
- Non, non, rassurez-vous c'est bien pour lui, mais je trouve qu'entre la taille d'un gamin de dix ans et celle d'une jeune fille il y a de la marge et je voudrais voir ça..
- C'est vrai que tout à l'heure Louise l'a trouvé anormalement long...
Mais Pitou en fut pour ses frais. Quand le chariot sortit dans la nuit tombante entouré de soldats l'arme à l'épaule, on ne put rien voir de ce qu'il contenait. Cependant Laura constata que bonnets et chapeaux quittaient les têtes et que des larmes glissaient sur certaines joues.
- Où l'emmène-t-on ? souffla-t-elle.
- Je ne sais pas. Je vais le suivre, répondit Pitou sur le même registre... Ah ! pendant que j'y pense ! Vous avez bien fait de venir ici, cela m'évite d'aller chez vous.
- Vous avez quelque chose à me dire ?
- Oui. Il est rentré et j'ai noté son adresse là-dessus, fit-il en glissant un papier plié dans la poche du tablier de Laura.
Tandis que la foule s'écoulait derrière les soldats, Laura resta un moment figée sur place. Peut-être pour laisser à son cour le temps de s'apaiser : il battait la chamade et elle se sentait l'envie de rire et de pleurer à la fois. Jean !... Enfin il était là ! Elle allait le revoir !... Sa main glissa dans sa poche, se referma sur le billet, et elle sourit à Louise qui la regardait avec inquiétude :
- Tout va bien.. Ne vous tourmentez pas. Je crois que nous pouvons rentrer.
Elle ne demandait que cela, n'osant déplier le message qui lui brûlait les doigts avant d'être à l'abri des murs de la Rotonde. Comme s'il risquait de s'envoler en l'ouvrant à l'air libre. En fait, il ne contenait que peu de mots :
" Hôtel de Beauvais, rue des Vieux-Augustins. Le citoyen Nathey. "
- Une bonne nouvelle ? demanda Mme Cléry qui observait avec indulgence l'illumination de son visage.
- Très bonne ! Ne m'en veuillez pas, Louise, mais demain je vous quitterai pour la journée. Je dois voir quelqu'un. Ne vous inquiétez surtout pas si je tarde ou même si je ne rentre pas. Peut-être irai-je dormir rue du Mont-Blanc...
- Dès l'instant où je suis prévenue faites à votre guise, mon amie, et si c'est un peu de bonheur qui vous advient personne ne s'en réjouira plus que moi.
Pour toute réponse, Laura l'embrassa, puis elle alla se coucher, mais elle eut du mal à s'endormir : serrée au creux de sa main, la bienheureuse adresse entretenait en elle tous les feux de l'impatience et naturellement quand elle trouva enfin le sommeil ce fut pour rêver qu'en arrivant devant la maison, elle ne trouvait plus qu'un monceau de ruines... Aussi s'éveilla-t-elle trempée de sueur et le cour fou...
Il lui fallut un moment pour se calmer et, au lever du jour, elle alla elle-même à la fontaine chercher un seau d'eau pour faire une toilette minutieuse. Ensuite elle enfila du linge frais, une robe de percale blanche et un fichu d'organdi récemment repassés, des petits souliers de maroquin rouge, un grand chapeau de paille à brides de rubans blancs pour protéger son teint du soleil qui serait chaud aujourd'hui, embrassa Louise et quitta la Rotonde.
La rue des Vieux-Augustins joignait le rue Croix-des-Petits-Champs à la rue Montmartre en traversant le rue Pagevin [xxv]. L'hôtel de Beauvais, une de ces maisons meublées où l'on pouvait louer un appartement au mois ou à l'année, offrait la belle apparence des demeures du temps de Louis XV et, comme il n'avait cessé d'être occupé, les fureurs révolutionnaires ne l'avaient pas touché. La propriétaire apprit à Laura que le citoyen Nathey habitait au second étage sur la rue et lui indiqua l'escalier de pierre muni d'une belle rampe en fer forgé à volutes qui y menait. Les pieds - si légers ! - et les jupons de Laura s'envolèrent au-dessus des marches pour la déposer devant une porte peinte en blanc rechampie de gris. Son cour battait à tout rompre mais elle n'hésita pas un instant et, de son doigt recourbé, frappa quelques petits coups. Au bout de quelques secondes, la voix profonde qu'elle connaissait si bien et dont les chaudes sonorités pouvaient la faire défaillir retentit, mais sur un ton bref :
- Qui est là?
- Moi !... moi, Laura !
La porte s'ouvrit et la silhouette de Batz se découpa à contre-jour sur le fond ensoleillé de l'appartement. C'était la première fois qu'elle le surprenait en négligé car il n'était vêtu que de ses culottes et d'une chemise largement ouverte sur sa poitrine brune. Un trouble délicieux l'envahit. Elle sut à cet instant, même si jusque-là elle n'osait pas se l'avouer, qu'elle était venue pour se donner...
Il le sentit aussi car, sans un mot, il lui prit la main pour lui faire franchir le seuil et l'amener dans la grande flaque rayonnante et chaude qui éteignait les couleurs du tapis. Pendant un moment il ne la toucha que du regard, ses yeux noisette fouillant les sombres prunelles où il lut un appel, une supplication. Alors il la prit dans ses bras et lui dévora la bouche d'un baiser trahissant la longue faim qu'il avait d'elle. Le chapeau de paille tomba sur le sol, vite rejoint par le souffle d'organdi qui voilait le large décolleté de la robe, mais les rubans du corselet à la paysanne étaient noués serrés et Jean dont les lèvres découvraient avec délices le cou et la gorge de Laura s'en irrita. Enlevant la jeune femme, il la porta sur le lit, s'absenta un instant revint avec un rasoir et les trancha d'un coup sec avant d'éplucher la jeune femme comme un fruit jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur elle que ses bas blancs retenus par des jarretières de rubans bleu pâle. Elle le regardait faire, ravie, bouleversée et amusée puis elle s'abandonna à ses caresses, uniquement attentive à ces sensations inconnues - Pontallec ne l'avait jamais abordée qu'avec une brutalité hâtive ! - et ne ferma les yeux que lorsqu'il entra en elle... Les portes du Paradis s'ouvrirent toutes grandes. Et ni l'un ni l'autre n'avait encore prononcé un mot.
Ce fut seulement quand ils se retrouvèrent côte à côte dans la blancheur des draps froissés que Jean, se hissant sur un coude, dit :
- Bonjour !... C'est gentil d'être venue me surprendre de si bon matin ! Je n'ai jamais eu de petit déjeuner aussi délicieux !
Il riait de toutes ses belles dents blanches et ses yeux noisette pétillaient tandis que ses doigts effleuraient les douces rondeurs du corps étendu contre le sien :
- Délicieux mais insuffisant, reprit-il. Savez-vous ma belle que j'ai encore très faim ?
Et il le lui prouva.
Cela dura cinq jours. Cinq jours de passion, de silences, de murmures, de folie et aussi d'infinie tendresse. Jean et Laura se découvraient et cette découverte les emportait vers des enchantements infinis. Portes closes sauf pour le porteur d'eau - ils prenaient un plaisir extrême à se baigner ensemble ! - et pour l'homme qui leur apportait leurs repas de chez un traiteur voisin, les deux amants oublièrent tout ce qui n'était pas eux, les mots qu'ils se disaient, anciens comme l'humanité mais qui leur paraissaient merveilleusement neufs et, après l'amour, les moments de repos qui ne les séparaient pas : ils mêlaient leurs souffles comme ils avaient mêlé leurs corps et les bras de Jean ne permettaient jamais à Laura de s'écarter de lui. Mais il dormait moins qu'elle, en homme pour qui l'alerte fait partie de tous les jours, et il restait de longs moments à contempler sa beauté pure sertie dans la broussaille soyeuse de ses cheveux dénoués et, comme Pygmalion devant sa statue, il s'émerveillait du tendre rayonnement que lui donnait l'amour comblé. Entre ses mains, elle était devenue une autre femme, une femme dont il savait qu'il la désirerait toujours, qu'il l'aimerait toujours. Alors, sans l'éveiller, il s'emparait d'elle et Laura passait de ses rêves à la plus brûlante, la plus délicieuse réalité...
Au matin du sixième jour, ce fut un simple morceau de papier qui referma les portes du Paradis pour ce nouvel Adam et cette nouvelle Eve : une lettre portée par un commissionnaire. Jean lut et disparut : le baron de Batz reprenait le devant de la scène.
- Je vais devoir partir pour Bruxelles, soupira-t-il. La nouvelle de la mort officielle de Louis XVII a plongé dans le marasme les royalistes de Paris mais plus encore ceux de là-bas qui doivent former le noyau d'une armée de reconquête. Il faut que j'aille réchauffer les enthousiasmes et...
- Au nom de qui pourrais-tu le faire, puisque pour tous il passe pour être mort ? Vas-tu travailler pour le Régent qui, à cette heure ne doit plus l'être...
- Tel que je le connais il n'a pas perdu une minute pour se proclamer roi : le roi Louis XVIII, ajouta Batz avec amertume. Depuis sa naissance je crois, il rêve de ce moment. Bien que, si les choses s'étaient passées comme il l'escomptait, Louis XVI n'aurait jamais eu d'enfants et c'est lui qui aurait été Louis XVII. De toute façon, la plupart des royalistes vont se tourner vers lui et ma politique à moi, à présent, consistera à faire mine de me convertir à cette religion-là parce qu'il ne faut plus diviser nos forces. Ouvrons donc pour Louis XVIII et, quand le chemin du trône sera ouvert, j'irai chercher mon petit roi pour l'y installer !
- Et tu crois que Monsieur se laissera déposséder ainsi ? Il criera à l'imposture et tu n'auras aucune chance de prouver ta vérité.
- Tu oublies le prince de Condé, peut-être le duc de Bourbon son fils qu'il a dû mettre dans le secret et surtout le jeune duc d'Enghien qui, lui, sait où se trouve le vrai Roi... Et puis, lorsqu'il s'agira de montrer la voie à la noblesse de France, il reste ce document meurtrier que détient mon ami Orner Talon...
- Quel document ?
- La confession du marquis de Favras, pendu en 1790 pour avoir voulu " enlever " Louis XVI et l'écarter définitivement du pouvoir. Talon qui était alors l'avocat et l'ami de Favras l'a recueillie dans sa prison avant l'échafaud. La perte de " Louis XVI " y est inscrite en toutes lettres. Je l'ai lue. Donc je pars et je t'en demande infiniment pardon, mon amour, mais tu sais que je n'ai jamais laissé mon bonheur passer avant mon devoir. Que vas-tu faire maintenant ? Tu rentres chez toi ?
- Non. Au Temple ! Au cas où tu l'aurais oublié. il y a là-bas une adolescente qui pourrait, elle aussi, avoir des droits et reprendre à son compte les voux de ceux qui rêvent d'une monarchie constitutionnelle.
- Je ne l'oublie pas, Laura. Et je reviendrai m'occuper d'elle.
Seulement vêtue de ses jupons, Laura avait pris sa robe mais la laissa retomber, la mine découragée...
- Faut-il vraiment que je rentre au Temple à demi-nue ? Tu as tranché les rubans de cette robe...
Il se mit à rire et la prit dans ses bras pour lui donner un baiser qui manqua de peu les renvoyer sur le lit dévasté :
- Crois-tu que je permettrais à qui que ce soit de contempler la moindre parcelle de ton corps ? Je suis jaloux, tu sais ? ajouta-t-il soudain très grave avant de conclure : Attends-moi un instant. Je vais en chercher d'autres. Il y a un mercier pas loin d'ici...
Une demi-heure plus tard, Laura quittait l'hôtel de Beauvais dans un fiacre que Jean lui avait ramené. Elle était tirée à quatre épingles, coiffée à ravir - Jean lui-même s'en était chargé - et le soleil éclatant de ce jour de juin autorisait le grand chapeau de paille qui, sous la pluie, eût été ridicule. Comme Marie, jadis, elle ne savait pas quand elle le reverrait mais elle emportait une fabuleuse moisson de bonheur et de ces souvenirs que l'on ne confie jamais à personne, même à l'amie la plus chère, qui font éblouissant le jour le plus gris et chaudement émouvante la nuit la plus froide. Ce que Laura ignorait, c'est que le rayonnement qui émanait d'elle, contre lequel on ne peut rien et que donne l'amour comblé.
En la voyant revenir, Louise Cléry sut tout de suite qu'elle sortait des bras d'un homme. Ce n'était pas difficile à deviner, puisqu'elle portait les mêmes vêtements que lors de son départ : donc Laura n'était pas rentrée chez elle. Mais si elle devina, elle n'en dit rien, se contentant de rassurer son amie : non, elle ne s'était pas vraiment inquiétée, pensant que si Laura ne donnait pas signe de vie c'est qu'elle devait être trop occupée. Elle-même d'ailleurs avait eu l'esprit absorbé. Elle et Lepitre avaient beaucoup joué, chantant à pleine voix les airs qui pouvaient le mieux distraire la jeune prisonnière si on lui avait appris la mort de son frère. En outre, Meunier avait laissé entendre que celle-ci pourrait bénéficier prochainement de grands adoucissements dont le premier serait la promenade au jardin...
- fl paraît même que le Comité de sûreté générale fait choix ces jours-ci d'une femme autorisée à venir s'occuper d'elle...
- Mon Dieu ! gémit Laura. Quel genre de virago ces hommes vont-ils désigner ?
- Nous ne sommes plus sous Robespierre et je crois que l'on mettra quelque soin à envoyer quelqu'un de convenable...
- Pourquoi ne pourrions-nous pas nous proposer, vous et moi ?
- Ne rêvez pas, Laura ! Nous en avons été trop proches autrefois et nous n'aurions pas plus de chance que Mme de Tourzel, sa fille, ou la vieille Mme de Mackau qui fut jadis sous-gouvernante, d'être acceptées.
- Se seraient-elles proposées ?
- Oui. Dès que la nouvelle a été connue, elles ont fait acte de candidature auprès du Comité de sûreté générale et c'est aujourd'hui qu'il doit se décider. Mais vous ne l'avez pas su ? Vous étiez partie loin, alors ?
- Très, très loin, murmura le jeune femme en souriant aux merveilleuses images enfermées dans sa mémoire. Elles seraient un précieux viatique pour les jours difficiles qui ne pouvaient manquer de revenir puisque le temps des illusions était révolu pour les innombrables Français qui mettaient ou commençaient à mettre leurs espoirs dans une monarchie constitutionnelle capable de rendre au pays une représentation fiable, honorable et continue tout en préservant les acquis les plus importants de la Révolution. Ces espoirs, le nouveau roi, depuis Vérone, venait de les balayer en quelques traits de plume par un manifeste qui n'avait pas grand-chose à envier à celui, fameux, de Brunswick qui, en 1792 avait jeté les faubourgs à l'assaut des Tuileries et scellé le destin tragique de la famille royale tout entière sans compter celui des nombreux malheureux massacrés dans les prisons... Louis XVIII entendait " venger son frère en punissant les régicides sans merci, rétablir les trois ordres (noblesse, clergé et tiers état) comme avant 1789, restaurer les parlements dans leurs droits antiques, prendre ce qui restait de l'Assemblée constituante et fusiller les acheteurs des biens du Clergé... ", sans compter d'autres gracieusetés qui laissaient prévoir un sort tragique à une moitié de la population parisienne, grande responsable des événements des derniers mois. En fait, un retour pur et simple à l'Ancien Régime, à cette différence près que, beaucoup moins chrétien que le Roi martyr, celui qui se voulait son héritier userait d'une poigne plus énergique et ramènerait l'ordre de gré ou de force..
En lisant les gazettes dans les jours suivants, Laura comprit qu'elle ne reverrait pas Jean de sitôt. Une nouvelle chasse aux sorcières commençait contre ceux que l'on soupçonnait d'être les agents de Louis XVIII et la royauté, un instant reparue dans les lumières de l'espérance, retombait aux pires ténèbres de l'oubli volontaire. Alors, tout ce que souhaita la jeune femme fut que Batz restât à Bruxelles le plus longtemps possible, parce qu'il était sur la liste des émigrés et que son retour pour reprendre le combat contre une Convention plus que jamais décidée à vendre chèrement sa peau risquait de l'amener à sa perte totale. Si l'on mettait la main sur lui, il n'aurait pas droit à la relégation en Guyane devenue la peine à la mode mais on le jetterait à une guillotine en train de reprendre du service...
Quelques jours plus tard, les musiciens de la Rotonde apprirent que la citoyenne Chanterenne venait d'être nommée pour " servir de compagne à la fille de Louis Capet ". Et, en effet, au matin du 21 juin, Louise et Laura virent arriver au Temple une jeune femme d'une trentaine d'années, bien vêtue, distinguée, le visage doux et l'allure élégante prévenaient en sa faveur qui présentait son laissez-passer aux gardes de la porte... Et naturellement, la curiosité les dévora.
Elles apprirent assez vite que la nouvelle venue s'appelait Madeleine-Elisabeth-Renée-Hilaire La Rochette, épouse d'un certain Bocquet de Chanterenne qui était l'un des chefs de la Commission administrative de la police, qu'elle avait trente-trois ans et qu'elle habitait au 24 rue des Rosiers, pas très loin du Temple, après avoir vécu sa jeunesse à Couilly, près de Meaux. On sut aussi qu'elle parlait et écrivait bien le français, savait l'italien et un peu d'anglais et qu'elle avait appris la géographie, l'histoire, le dessin, la musique, possédait des teintes d'autres talents, était chargée de renouveler la garde-robe de la jeune fille et de rendre le Temple à peu près habi table pour elle. Naturellement elle devrait rendre des comptes et sa consigne la plus sévère était l'interdiction de répondre à toute question concernant le sort de sa mère, de sa tante et de son frère...
Les deux observatrices constatèrent d'abord l'abattage des entonnoirs de planches qui transformaient la chambre de Marie-Thérèse en quelque chose d'à peine plus éclairé qu'un tombeau. Et puis le 28 juin, vers cinq heures du soir, ce fut l'événement que l'on espérait sans oser y croire : la princesse, soutenue par Mme de Chanterenne, apparut sur le seuil de sa prison, un seuil qu'elle n'avait pas franchi depuis trois ans et le cour de Laura tressaillit dans sa poitrine : en dépit des années de claustration, c'était bien la plus ravissante jeune fille qui se pût voir.
Vêtue d'une jolie robe de soie verte - le noir révélateur était sévèrement banni -, un fichu de mousseline blanche autour de ses épaules, elle portait sur ses beaux cheveux blonds un peu argentés qui bouclaient jusqu'au milieu de son dos un petit affiquet de velours de même couleur que sa robe. De sa mère elle tenait la grâce, les grands yeux bleus et l'éclat d'un teint " qui ne prenait point les ombres [xxvi] ".
Elle s'arrêta un instant, éblouie par le grand soleil et l'azur intense du ciel qu'elle regardait comme si elle le découvrait pour la première fois. Dans la longue vue que Mme Cléry avait rapportée en revenant au Temple, Laura put voir que ses mains tremblaient un peu, celle du moins qui ne s'accrochait pas à la manche de sa compagne, et que Marie-Thérèse paraissait très émue. Mme de Chanterenne aussi, qui l'entourait d'une visible sollicitude. Et soudain, Laura et Louise s'aperçurent qu'elles n'étaient pas les seules à jouir de cet instant précieux : à toutes les fenêtres de la Rotonde et même des autres bâtisses d'où l'on pouvait apercevoir le Temple, il y avait des spectateurs et ils explosèrent en un énorme vivat auquel les deux femmes se joignirent avec enthousiasme.
Un sourire de bonheur illumina le -visage encore enfantin et, sans quitter l'appui de sa compagne dont elle prit la main dans la sienne, Madame Royale offrit une grande révérence à ceux qui l'acclamaient avec tant de spontanéité.
Pour un peu on se serait cru à Versailles et les spectateurs sentirent leur courage se renforcer : il fallait que cette charmante enfant, l'unique espoir de continuer Louis XVI et Marie-Antoinette, quitte l'affreuse tour pour des lieux plus conformes à sa grâce. Le petit peuple de Paris commençait d'ailleurs à s'attendrir sur elle. Oui, ce fut un beau jour que celui de sa première sortie, un jour aux couleurs de l'espérance...
On ignorait que, pendant ce temps, un grand drame se jouait en Bretagne. Sur les instances du comte d'Artois qui rêvait de mener une attaque contre la République, trois mille cinq cents émigrés s'étaient embarqués quelques jours plus tôt sur des navires sous les ordres de sir John Warren. Ils étaient commandés par le comte de Puisaye, le marquis d'Hervilly qui avait été le dernier commandant des Tuileries le 10 août et le comte de Sombreuil, mais le " Prince " n'était pas avec eux. Les Anglais fournissaient tout : navires, argent, armes, mais aucun soldat. On devait débarquer dans la baie de Quiberon et y faire jonction avec les chouans du Morbihan conduits par le chevalier de Tinténiac et le formidable Georges Cadoudal. Et d'abord, tout alla bien : le débarquement s'était effectué la veille, quand la petite Madame retrouvait la couleur du ciel et, le jour même on occupait le port de Quiberon cependant que les chouans s'emparaient d'Auray. Hoche et les Bleus étaient à Vannes. C'est alors que la trahison d'une femme, Louise de Pontbellanger, qui était à la fois l'épouse d'un émigré et la maîtresse de Hoche, envoya sur un faux renseignement Cadoudal à l'autre bout du golfe du Morbihan tandis que Hoche marchait vers Quiberon où l'armée émigrée s'était attaquée au Fort-Penthièvre gardant la partie la plus étroite de la presqu'île. Il les empêcha de sortir de cette nasse pour marcher sur Rennes où tout le pays les aurait rejoints.
Après nombre de marches et de contremarches, la bataille décisive eut lieu le 17 juillet, tout de suite meurtrière. Puisaye qui était retourné à bord suppliera vainement Warren d'intervenir : il permettra seulement à une frégate d'ouvrir le feu mais comme elle tirera sur les combattants, elle tuera autant de royalistes que de républicains. Et là-dessus, la flotte s'éloigna... Le 22 juillet, Sombreuil se rendra à Hoche contre sa parole de respecter la vie des prisonniers. Et ce sera l'horreur de ce qui est devenu le champ des Martyrs près de la Chartreuse d'Auray [xxvii] : Hoche jugea bon de s'éloigner et tous les prisonniers - y compris les blessés ! -furent passés par les armes. Un massacre sans nom ! Le comte d'Artois, lui, n'avait pas jugé utile de quitter l'Angleterre. On lui avait tellement dit qu'on lui livrerait la Bretagne et la France sur un plateau !
Ignorante de ce nouveau massacre, la petite Madame, assise sous les marronniers du jardin, écoutait ce soir-là Lepitre et Mme Cléry chanter en duo un air de Grétry..
CHAPITRE IX
UNE PRISONNIÈRE DE SEIZE ANS
Pendant les semaines qui suivirent, Laura ne quitta pas la Rotonde. La vie y était beaucoup plus intéressante que rue du Mont-Blanc où elle n'avait que faire. Comme elle l'avait prévu, Jaouen et Bina s'y morfondaient, n'ayant d'autre occupation qu'entretenir la maison et répondre à Julie Talma et à ses appels incessants que " miss Adams " était retournée en hâte en Bretagne pour une affaire importante touchant à sa fortune ; une excuse que l'épouse du tragédien pouvait fort bien comprendre. Et qu'on attendait son retour...
Le seul endroit où elle se fût précipitée quitte à manquer les apparitions quotidiennes de sa princesse était la rue des Vieux-Augustins mais Batz, une fois de plus, s'était volatilisé et, à l'hôtel de Beauvais - elle n'avait pu s'empêcher d'y passer deux fois ! -, le citoyen Nathey ne s'était arrêté qu'une seule nuit avant de repartir vers des horizons inconnus. Certes, elle avait rêvé de cette nuit mais elle savait aussi à quel point Jean avait besoin de garder l'esprit libre et le corps dispos pour mener à bien ses dangereux projets. Elle n'avait pas le droit de s'y glisser.
Le Temple devenait l'endroit à la mode pour les royalistes et sympathisants. Les logements s'y louaient à prix d'or et les deux femmes avaient grand-peine à garder leur poste privilégié pour lequel on leur offrait des sommes astronomiques. Pas pour y habiter bien sûr ; on louait comme on loue une loge au théâtre ; on y venait vers la fin de l'après-midi et, le soir tombant, on rentrait chez soi pour souper avec des amis, assister à une soirée ou danser. D'ailleurs le plaisir était double puisque l'on joignait à la joie d'apercevoir la petite princesse l'agrément d'entendre de la bonne musique. Et puis, cela donnait un peu l'impression d'un cercle de cour comme autrefois et comme peut-être on en retrouverait. La paix était signée avec l'Espagne et, avec l'Autriche, les hostilités pourraient bien finir : des pourparlers étaient engagés - la Convention avait même voté son accord ! - pour que Marie-Thérèse soit remise à l'Autriche en échange des conventionnels livrés par Dumouriez lorsqu'il avait tourné casaque. Madame épouserait alors l'archiduc Charles. Il est vrai que ces beaux projets ne rencontraient ni l'adhésion de Louis XVIII qui entendait réserver l'orpheline du Temple à son neveu le duc d'Angoulême ni celle de la jeune fille. Comme Mme de Chanterenne avançait, avec une certaine mélancolie, l'idée d'un prochain départ pour Vienne et ce mariage, Madame Royale s'était insurgée :
- Vous n'y pensez pas ! Ne savez-vous pas que nous sommes en guerre ? Jamais je n'épouserai un ennemi de la France !
Laura, cependant, commençait à se lasser de la Rotonde. Contempler Marie-Thérèse, la voir sourire ne lui suffisait plus : elle voulait l'approcher puisque cela devenait possible. On avait vu venir au Temple la vieille Mme de Mackau qui au temps de Versailles était sous-gouvernante des Enfants de France et, surtout, Laura reconnut dans deux femmes habillées simplement mais portant des chapeaux, et non des bonnets, ses deux compagnes de la Force au temps des massacres de Septembre : la marquise de Tourzel et sa fille Pauline.
- Pourquoi n'irions-nous pas, nous aussi ? demanda-t-elle à Louise. Je suis sûre qu'elle serait heureuse de nous voir et moi, à défaut de prendre auprès d'elle ce service que la Reine m'avait assigné dans la maison de sa fille, je rêve depuis des mois de lui parler, de lui dire à quel point elle m'est chère...
- Eh bien, il faut en faire la demande. Moi, il me suffit de la distraire. Ma musique lui parle beaucoup mieux que je ne saurais...
- Faire la demande ? Mais à qui ?
- Elles pourraient vous le dire, dit Mme Cléry en désignant du menton l'ancienne gouvernante des Enfants de France qui sortait de la Tour avec sa fille...
- C'est une idée en effet !
Laura était déjà dans l'escalier, se précipitant vers la rue du Temple sur laquelle ouvrait l'ancien palais du Grand Prieur transformé en caserne et que les visiteurs devaient traverser pour atteindre la tour. Elle y arriva au moment où les deux femmes franchissaient le portail, la plus âgée appuyée au bras de la plus jeune avec une expression de lassitude qu'elle n'avait pas avant, comme si, hors de la vue des gardes et des geôliers, elle déposait un masque.
Ne voulant pas les aborder devant les factionnaires, Laura les laissa passer et s'engager dans la rue de la Corderie où elle les suivit, puis pressa le pas pour les rejoindre.
- Mesdames, dit-elle, ai-je le bonheur que vous vous souveniez de moi ?
En même temps, elle les saluait comme elle l'eût fait dans un salon des Tuileries. Après un instant d'hésitation, le visage de la jeune fille s'éclaira :
- Mais bien sûr ! s'écria-t-elle. Comment oublier les traits de nos compagnes de malheur ? Maman, vous vous souvenez n'est-ce pas de Mme de Pon-tallec ?
En un clin d'oil, celle que ses petits élèves appelaient " Madame Sévère " se redressa, réintégra comme par magie le maintien de cour qui ne suppose aucune défaillance, et l'accueil qu'en eut Laura fut plein de grâce :
- Quand on vit de tels moments, dit-elle, on ne peut oublier le visage ni le nom de ceux qui les ont partagés. Et le plaisir de vous revoir est d'autant plus grand que nous vous avons crue morte comme notre pauvre princesse de Lamballe...
- J'ai échappé aux massacreurs grâce au courage et au dévouement de deux amis qui, déguisés
Une prisonnière de seize ans
en gardes nationaux, m'ont emmenée au moment où j'allais franchir la porte de la Force. Mais je m'en voudrais de vous retenir ainsi au milieu d'une rue. Me permettez-vous de vous accompagner afin de parler un peu ?
- C'est que nous habitons loin, dit Pauline d'un ton de regret. Presque à l'autre bout de Paris...
- Pas tout à fait, corrigea sa mère. Nous habitons près de Saint-Sulpice, chez ma fille aînée, la duchesse de Charost [xxviii], mais cela fait tout de même un assez long chemin...
- Que vous parcourez à pied ?
- Nous n'avons plus d'équipages.
- Moi non plus, dit Laura en riant, mais nous allons prendre un fiacre qui ensuite me ramènera au Temple. J'habite en ce moment la Rotonde avec Mme Cléry et c'est de chez nous que vient toute cette musique dont nous essayons d'agrémenter un peu le sort de Madame. C'est d'elle que je voudrais vous parler...
Mais, comme tous ceux qui avaient hanté les palais royaux Mme de Tourzel était curieuse et, une fois installées dans la voiture de place, Laura dut répondre à une foule de questions, à commencer par le nom de ces amis qui l'avaient arrachée aux massacreurs de Septembre. Laura n'avait aucune raison de le cacher, d'autant moins que prononcer le nom de son amant lui était d'une infinie douceur. Il fut d'ailleurs accueilli avec enthousiasme : le héros qui avait voulu sauver le Roi sur le chemin même de l'échafaud avait droit à toute l'admiration de ces dames. Et Laura leur fit un résumé aussi succinct que possible de ce qui avait été sa vie depuis leurs adieux dans la cour de la Force.
- Un vrai roman ! s'exclama Pauline en riant. Il est vrai que beaucoup de nos amis ont vécu d'invraisemblables aventures depuis nos grands malheurs. Ainsi, le baron de Batz vous a transformée en Américaine. Quelle brillante idée !
- Jouer un personnage double n'est pas toujours facile et j'ai espéré un moment pouvoir oublier miss Adams et rester dans ma Bretagne, mais il y a Madame Royale à qui je suis fort attachée...
- C'est tout à fait naturel, fit Mme de Tourzel. La Reine elle-même ne vous avait-elle pas nommée dame à la suite de sa fille ? Et que vous l'aimiez ne me surprend pas, ajouta-t-elle d'un ton plus doux. Elle est exquise et qu'elle le soit demeurée après tant de malheurs est un vrai miracle ! Il est vrai qu'il était grand temps que l'on s'occupe d'elle car elle n'aurait peut-être pas mis longtemps à suivre dans la tombe le petit roi. Elle nous a parlé d'évanouissements subits dont il lui arrive encore d'être victime. On frémit en pensant à ce qui aurait pu lui arriver quand elle était seule, livrée sans défense à tous ces hommes qui la gardaient ! Dieu sans doute l'a protégée. Et maintenant il y a cette femme...
Le ton dont elle avait prononcé le mot fit penser à Laura que la marquise ne portait pas la personne en question dans son cour.
- Cette Mme de Chanterenne, comment est-elle ?
- Cela pourrait être pire sans doute ! déclara Mme de Tourzel en haussant les épaules. Son extérieur est décent. Elle ne manque pas d'esprit et paraît avoir reçu de l'éducation mais, élevée dans une petite ville de province et dans la société de laquelle elle brillait, elle y a pris un ton de suffisance et une si grande idée de son mérite qu'elle croit devoir être le mentor de Madame et prendre avec elle un ton de familiarité dont la bonté de la princesse l'empêche de s'apercevoir...
- Voilà Madame Sévère qui reparaît ! sourit Pauline.
- Sévère peut-être mais toujours juste... Cette femme a si peu l'idée des convenances qu'elle se croit permise de prendre des airs d'autorité qui font mal à voir. De plus, elle est très susceptible et aime qu'on lui fasse la cour. Ce qui n'est pas notre cas et, bien entendu, cela ne lui plaît guère [xxix].
- Sans doute, admit sa fille, pourtant je crois que Madame l'aime bien...
- C'est naturel, Chanterenne est la première femme convenable qu'elle ait vue après tant de solitude. Elle a réussi à transformer son sort et à lui montrer quelques égards...
- Elle l'appelle Madame et lui fait la révérence, insista Pauline.
- Il ne manquerait plus qu'elle lui donnât du " citoyenne " et lui tapât dans le dos ! En vérité, Pauline, votre indulgence est affligeante. Nous faisons de notre mieux pour montrer à cette femme comment l'on doit s'adresser à la fille d'un roi, cependant elle s'obstine à ces familiarités déplaisantes...
- J'aimerais beaucoup pouvoir faire visite à Madame, intervint Laura qui après toutes ces circonlocutions entrait enfin dans le sujet qui l'avait poussée à aborder les deux femmes.
- Il faut d'abord en faire la demande, dit Pauline, et pour cela se rendre au Comité de sûreté générale auprès du citoyen Bergoing qui en est le président. C'est un assez bon homme, un ancien girondin échappé à l'échafaud.
- Mais, ajouta sa mère, mieux vaudrait, je pense, adresser votre demande au nom de miss Adams. Ceux d'Amérique sont toujours fort bien vus chez ces gens-là. La première fois que nous y sommes allées, il y avait un certain colonel Swan qui semblait comme chez lui...
- C'est un ami, exulta Laura. Je ne l'ai pas encore vu depuis mon retour de Bretagne mais s'il peut m'aider, je suis sûre de sa bonne volonté. A votre service aussi, mesdames ! Ainsi que moi-même et ma maison dont vous pouvez user à votre convenance.
- Merci de tout cour, ma chère, dit Mme de Tourzel. Croyez qu'en cas d'urgence, je ferai appel à vous sans hésiter. Et puisque vous avez un moyen d'approcher des bureaux gouvernementaux, peut-être réussirez-vous à savoir où l'on en est de ce projet de mariage en Autriche. Ce serait, selon moi, tout à fait déplorable. Le roi Louis XVIII désire fort que Madame épouse son cousin, le duc d'Angoulême, fils aîné de Mgr le comte d'Artois. Sa Majesté m'en a d'ailleurs écrit et j'ai pu réussir à établir une petite correspondance entre la princesse et son oncle.
- N'est-ce pas dangereux ? Si vous étiez découverte...
- Le danger ne m'a jamais fait peur, Et je n'ai plus d'autre but que servir à la fois Sa Majesté et le bonheur de Madame.
- Etes-vous certaine qu'il se trouve auprès de ce prince ? La Reine détestait son beau-frère qui l'a toujours desservie de toutes les manières. Elle l'appelait...
- Caïn, je sais, mais les temps ont changé et l'intérêt supérieur du royaume exige que les Bourbons se regroupent. Puisque nous avons perdu, hélas, l'espoir que représentait Louis XVII, il nous faut servir Louis XVIII et de toutes nos forces.
Laura aurait eu beaucoup à dire à ce sujet, mais elle savait depuis longtemps que le devoir tel que la marquise le concevait - n'avait-elle pas exigé d'être à son poste de gouvernante des Enfants de France lors du désastreux voyage à Varennes ? -était l'unique but poursuivi par elle, quelles qu'en pussent être les conséquences. Il n'y avait donc rien à ajouter. On se quitta devant l'église Saint-Sulpice en se promettant de rester en relations étroites, après quoi Laura se fit ramener au Temple pour y faire ses adieux - provisoires bien entendu ! - à Louise Cléry. Il lui fallait à présent réintégrer son personnage de miss Adams et faire savoir sa présence à Paris de façon plus officielle. A la vive satisfaction de Jaouen qui vivait de plus en plus mal sa disparition quasi totale.
L'après-midi même, elle se rendait au n° 63 de la rue de la Réunion, ex-rue de Montmorency, où Swan avait bureau et entrepôt.
Elle le trouva dans ce dernier, un carnet et un crayon à la main, les lunettes remontées sur le front, notant ce qu'il y avait d'écrit sur les étiquettes de deux bergères et de six chaises de la même soie brochée bleue. C'était d'ailleurs avec trois grands coffres tout ce qui restait dans le vaste local. L'Américain semblait très absorbé, cependant l'arrivée de Laura lui arracha un cri de joie :
- Laura Adams ! Ma chère ! Vous voilà revenue enfin à Paris ? Mais quel bonheur ! Vous arrivez tout juste, j'imagine ?
- Non. Je suis là depuis quelques semaines. Comment allez-vous, mon ami ?
- Bien, bien ! Vous aussi je pense : vous êtes radieuse... oui radieuse ! confirma-t-il après avoir examiné sa visiteuse comme si elle était un objet de collection. Mais pourquoi venir si tard ? Un jour de plus et vous ne me trouviez pas !
- Mais c'est vrai... on dirait que vous déménagez ? dit-elle avec un petit serrement de cour.
- De façon toute provisoire. Je reviendrai, mais je pars demain pour Le Havre d'où j'embarquerai pour Boston. Le gouvernement de la République, sur ma proposition il est vrai, a mis à ma disposition le créance de la France sur les Etats-Unis. Je vais essayer de récupérer ces fortunes que le roi Louis XVI et quelques Français généreux ont dépensées pour les Insurgents au moment de notre guerre d'Indépendance. Ça ne sera pas facile parce que les Etats-Unis ne sont guère plus riches que la France, mais j'espère faire entendre au président George Washington qu'il s'agit là d'une dette d'honneur puisque, outre leur or, les Français ont versé leur sang.
- Vous êtes ambassadeur en quelque sorte ?
- En quelque sorte... ah ! prenez bien soin d'emballer comme il faut ces sièges, ajouta Swan à l'intention de deux garçons solides qui venaient d'entrer. Ils sont précieux et il ne faudrait pas qu'ils eussent à souffrir du voyage !
Tandis qu'ils s'activaient, le colonel-importateur prit le bras de Laura pour l'emmener dans son cabinet. Mi-figue, mi-raisin, celle-ci demanda :
- Ils viennent d'où, ces fauteuils ? Il me semble les avoir déjà vus quelque part ?
- Des Tuileries ! déclara-t-il sans la moindre gêne. Leur montant servira à payer le grain dont votre peuple a besoin... et quelques autres choses. Mais voulez-vous que nous soupions ensemble ce soir ? Je suis tellement désolé de devoir vous quitter si tôt ! A moins que vous ne reveniez avec moi revoir le pays natal ? ajouta-t-il avec une pointe de malice car, ami de longue date de Batz, il savait parfaitement à quoi s'en tenir sur l'identité réelle de " miss Adams ".
- Merci pour les deux propositions mais c'est non, mon ami. Vous êtes très occupé, je le vois bien... ce qui me gêne pour vous demander un service !
Le joyeux visage de ce grand rouquin si habile en affaires devint soudain sérieux :
- J'aurai toujours le temps pour vous ! Même s'il me faut retarder mon départ. Que désirez-vous ?
- Une autorisation de visite au Temple auprès de la princesse Marie-Thérèse Charlotte. Elle a le droit à présent de recevoir quelques personnes et j'aimerais être de celles-là. Or vous devez être au mieux avec le Comité de sûreté générale dont dépendent ces permissions. Au moins une seule ?
- Vous aurez toutes celles que vous voulez ! Allons dîner ensemble ! Il est onze heures, fit-il en consultant sa montre. Ensuite je vous emmène chez le citoyen Bergoing. Comme vous le dites il n'a rien à me refuser et le Comité jugera certainement avec faveur la présence d'une fille de la libre Amérique auprès de la " fille des tyrans " comme ils disent ! Ne serait-ce que pour lui apprendre à vivre !
- En prison ? fit Laura amusée.
- Elle n'y restera pas toujours si j'en crois les bruits qui courent. Elle deviendra bientôt autrichienne...
- Je ne crois pas. Sans doute ne pourra-t-elle empêcher qu'on l'envoie à Vienne, mais j'ai entendu dire qu'elle était décidée à refuser d'épouser l'archiduc. J'ai vraiment hâte de la voir, mon cher Swan...
- Si cela ne dépend que de moi, ce sera demain. Venez, allons prendre un bon repas dans un endroit que je sais...
Quelques heures plus tard en effet " Miss Adams " quittait les Tuileries où siégeaient toujours et la Convention et un Comité devenu tout de même moins redoutable qu'il ne l'avait été. Dans sa poche, elle emportait l'autorisation de se rendre trois fois la semaine auprès de " Marie-Thérèse Capet ". Elle en aurait pleuré de joie car elle n'aurait jamais imaginé pouvoir en obtenir autant. Ses remerciements au colonel Swan furent en proportion de sa reconnaissance.
- J'ai honte d'être venue vous voir uniquement pour vous demander quelque chose alors que je suis à Paris depuis tant de jours mais...
- ...mais c'était Batz que vous vouliez revoir, n'est-ce pas ?
- Oui. A vous je peux l'avouer. Je voulais le revoir.
- Et je pense que vous l'avez revu, dit-il en considérant le joli visage blond que le seul nom de Jean venait d'illuminer. Moi aussi je l'ai revu.
Laura tressaillit :
- Il y a longtemps ?
- La semaine dernière. Il était... de passage juste le temps de vérifier qu'il a été rayé de la liste des émigrés puis il est reparti.
- Pour Bruxelles encore ?
- Non. Sa terre de Chadieu, mais ne me demandez pas ce qu'il voulait y faire, je n'en sais rien...
- Il va revenir, j'espère ?
La voix de Laura s'était faite brève, sèche. Elle se sentait blessée que Jean ne lui eût pas donné au moins signe de vie. Pourquoi ne l'avait-il pas appelée ? Pourquoi ne l'avait-il pas emmenée avec lui ? Ne fût-ce que quelques jours ? Elle avait tellement envie de connaître ce domaine si bien caché où il avait espéré amener le jeune roi...
- Il y a des questions auxquelles je ne peux répondre, fit placidement Swan qui lisait à livre ouvert sur les traits si mobiles de la jeune femme, mais il ne devrait pas tarder à rentrer. N'oubliez pas qu'il n'en a pas encore fini avec la Convention. Elle est toujours debout en dépit de tous les coups qu'il lui a portés. Alors je ne le vois pas bien aller enfiler des pantoufles au fin fond de l'Auvergne...
Laura se mit à rire, soudain détendue :
- Vous l'imaginez vraiment avec des pantoufles aux pieds ?
- Oh non ! Que ce soit en Auvergne ou ailleurs, je ne le vois pas dans cet exercice. Allons, Laura, ne vous tourmentez pas ! Vous n'avez rien à craindre...
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Parce que lorsque l'on prononce votre nom, on voit dans ses yeux une lumière... la même exactement que celle qui a brillé tout à l'heure dans les vôtres lorsque j'ai prononcé le sien. Je vous souhaite à tous deux beaucoup de bonheur...
En quittant Swan, Laura s'étonnait encore de cette clairvoyance du cour, surprenante à tous égards chez ce joyeux vivant qu'elle savait solide en amitié sans doute mais dont la passion des affaires semblait occulter tout autre sentiment. Mais, après tout, les miracles cela existe aussi.
Quelques jours plus tard, vêtue avec élégance mais sans faste d'une robe de jaconas blanc rayé de jaune et coiffée d'un chapeau-bergère en paille garni de rubans blancs et jaunes, un bouquet de rosés à la main, elle présentait son laissez-passer et son droit de visite à l'entrée du Temple, traversait le vieux palais passablement abîmé, franchissait le mur d'enceinte de six mètres construit par Palloy, le démolisseur de la Bastille, pour isoler la tour, et qui n'avait qu'un seul accès bien gardé où elle montra encore ses papiers. Puis elle traversa le jardin où les marronniers mettaient une ombre fraîche et où poussaient quelques fleurs, pour enfin passer la porte basse dont elle gardait le souvenir [xxx]. Là, un homme d'une trentaine d'années la reçut avec un salut courtois : elle savait que c'était Gomin, ce commissaire si compatissant tombé sous le charme de sa prisonnière et devenu presque son serviteur. A sa suite et le cour battant, elle enjamba des guichets à présent ouverts et monta les quelque cent quatre-vingts marches de pierre séparant le rez-de-chaussée du troisième étage où logeait la princesse. Il y avait là une porte en chêne cloutée mais elle était ouverte comme celle, en fer, qui lui faisait suite, et la visiteuse se trouva alors dans une antichambre. En face d'elle une dernière porte, à petits carreaux celle-là, à laquelle Gomin vint frapper. Une femme apparut, c'était bien sûr Mme de Chanterenne. Son regard inquisiteur effleura Gomin pour s'arrêter sur la visiteuse.
- La citoyenne Laura Adams, de Boston en Amérique, a reçu permission de venir saluer Madame. Voici l'autorisation !
Les fins sourcils remontèrent sur le front blanc de la dame qu'encadraient les vagues de beaux cheveux bruns :
- Une Américaine ? fit-elle sans cacher sa surprise. Puis, s'adressant directement à Laura : " D'où connaissez-vous Madame ? "
- De Versailles, Madame, et aussi des Tuileries. La Reine me voyait avec faveur..., dit Laura sans s'encombrer trop de précisions.
- Vous avez vécu en France ?
- De longues années.
- Vous êtes bien jeune pour qu'elles soient si longues !
Laura se sentit gagner par l'impatience. Comme Mme de Tourzel, l'espèce d'autoritarisme dégagé par cette femme au demeurant plutôt sympathique l'agaçait :
- L'âge ne fait rien à la chose ! Quoi qu'il en soit, je suis dûment autorisée à voir la princesse. Souhaitez-vous m'en empêcher ?
- Dieu m'en garde ! Depuis quelques jours nous voyons des gens tellement étranges !
Sentant que la nouvelle venue risquait de le prendre fort mal, Gomin se hâta de préciser :
- La citoyenne Chanterenne fait allusion à la citoyenne Montcairzin qui se dit Bourbon-Conti, cousine de Madame, dont les visites ne lui plaisent guère...
- J'espère qu'il n'en ira pas de même pour moi... Et elle entra.
La pièce que l'on ouvrait devant elle était de dimensions moyennes mais le plafond à ogives de pierre lui parut très haut. En face d'elle, il y avait une grande cheminée - sans feu, le temps étant encore chaud - que l'on ne pouvait pas ignorer mais du reste du mobilier Laura ne vit rien sinon le canapé sur lequel Marie-Thérèse Charlotte de France était assise, un livre à la main. Un livre qu'elle ne lisait plus : Mme de Chanterenne lui parlait à l'oreille et elle regardait avec étonnement cette femme qui venait chez elle, des rosés à la main.
Rencontrer ce regard bleu empreint de timidité bouleversa Laura. Oubliant son personnage, elle lâcha son bouquet et plongea dans une profonde révérence, telle que le plus sévère maître des cérémonies n'y eût rien trouvé à redire. Puis, sans se relever, elle attendit qu'on voulût bien l'y inviter
- On dirait, en effet, que la citoyenne a fréquenté la Cour ? remarqua Chanterenne avec un rien d'acrimonie.
Un instant interdite, la jeune fille ne dit rien mais, écartant son " mentor " d'un geste doux, elle vint à Laura, se pencha et prit ses mains tremblantes pour la relever. Lorsqu'elles furent face à face - Madame Royale avait beaucoup grandi et ressemblait à la Reine, en plus suave - elle regarda Laura au fond des yeux pendant quelques secondes puis sourit et, lui mettant les mains aux épaules, elle l'embrassa en chuchotant :
- Il y a longtemps que je vous espère, madame de Pontallec...
Après quoi elle se pencha, ramassa le bouquet où elle enfouit son visage :
- Comme elles sont jolies ! Vous n'avez pas oublié que j'aimais les rosés blanches ?...
- Je n'ai rien oublié des goûts de Votre Altesse Royale...
- Dites seulement Madame, je vous en prie ! La simplicité est de mise à présent... et plus de troisième personne !
- J'essaierai de m'y appliquer mais pour ce qui est de vos goûts, Madame, il m'est arrivé souvent d'en parler avec Pauline de Tourzel, sa mère et aussi la pauvre princesse de Lamballe...
C'était la pure vérité. Ce que Laura omettait seulement de dire, c'est qu'elle avait appris tout cela non sous les lambris dorés de Versailles -fréquentés au moment de son mariage - ni des Tuileries mais dans la prison de la Force où elle partageait une chambre avec les trois femmes durant la quinzaine de jours séparant le 10 août 1792 du 2 septembre de la même année. A ce moment et encore sous le choc des événements et de la découverte des vilenies de son époux, elle avait trouvé plaisir à parler de la petite fille qui l'avait séduite, à qui la Reine la destinait, et dont elle voulait tout savoir.
- Il est si doux de parler des absents ! Venez vous asseoir près de moi ! Ma chère Renette, ajouta-t-elle à destination de sa compagne habituelle, voulez-vous être assez bonne pour nous faire porter un peu de thé ? Je crois me souvenir que miss... Adams l'aimait beaucoup.
Gomin étant redescendu, il fallut bien que Mme de Chanterenne se mette elle-même à la recherche du breuvage demandé. Elle ne fut pas longtemps absente mais quand elle revint, hors d'haleine d'avoir grimpé l'escalier trop vite, ce laps de temps avait suffi à Laura pour expliquer son changement d'identité, donner son adresse et assurer la jeune fille de son absolu dévouement. Celle-ci l'avait écoutée avec de grands yeux un peu émerveillés comme elle eût écouté un conte, mais elle savait d'expérience que tout cela était vrai.
Quand Mme de Chanterenne revint, l'oil un brin soupçonneux, suivie à peu de distance par le jeune Caron, le garçon servant, on parlait musique et Marie-Thérèse riait :
- Saviez-vous, chère Renette, que miss Adams a fait partie des musiciens qui nous donnent tous ces jours de si jolis concerts ?
- Vraiment ? Et depuis longtemps ?
- Assez. Nous nous sommes installées une première fois à la Rotonde, Mme Cléry et moi, durant l'automne de 1792, et on nous en a chassées à la suite d'une dénonciation. Heureuses de nous en tirer à si bon compte, nous sommes revenues après Thermidor. Madame ne peut imaginer combien Louise Cléry lui est fidèle...
- Oui, le temps du malheur nous a permis de mesurer l'attachement de nos amis... et aussi l'indifférence de beaucoup d'autres. Les rois savent pourtant que le cour d'un courtisan est souvent bien sec...
- C'est une question de nature humaine, Madame, dit doucement Laura, mais à présent le tri est fait : il n'y a plus autour de vous que des cours dévoués.
- Je ne gagerais pas sur tous, corrigea Mme de Chanterenne. Et surtout pas, par exemple, sur cette soi-disant Bourbon-Conti qui nous accable de ses affections mais se montre particulièrement indiscrète. Les questions qu'elle pose embarrassent souvent Madame.
- Moins que celles que moi je me pose, dit Marie-Thérèse avec tristesse, et auxquelles ni elle, ni vous Renette, ni vous sans doute miss Adams ne voulez répondre. Tout le monde dit qu'on m'aime mais personne ne veut m'apprendre le sort de ma bonne mère, de ma chère tante. Quant à mon frère, je crois qu'il doit être fort malade car je n'entends plus de bruit chez lui...
Laura osa prendre dans les siennes les mains de l'adolescente et les y garder :
- On ne peut dire que ce que l'on sait. Les hommes de gouvernement ont toujours eu le goût du secret.
- Et ceux qui m'entourent y sont soumis sans doute...
Le thé apporta une agréable diversion, après quoi Laura demanda la permission de prendre congé.
- Nous vous accompagnons, dit la princesse. Il est l'heure d'aller au jardin : le concert va commencer. Allez-vous y prendre part ?
- Pas ce soir mais si j'en crois ce que m'a dit Mme Cléry, Madame devrait avoir aujourd'hui beaucoup mieux que moi : le célèbre chanteur de l'Opéra, Jean Elleviou, que je connais bien, a souhaité venir chanter pour elle.
- Vraiment ? Oh ! quel plaisir ! s'écria-t-elle en battant des mains.
- En ce cas il ne faut pas être en retard, ajouta Mme de Chanterenne qui semblait ravie elle aussi, même si Laura pensa que son départ à elle entrait peut-être un peu dans ce ravissement. Entre elle et la " chère Renette " le courant sympathique ne passait pas. On descendit donc et ce fut sous les arbres que Laura refit sa belle révérence.
- Vous reviendrez bientôt, n'est-ce pas ? dit Mme Royale en lui tendant une main qu'elle baisa.
- On m'accorde trois visites par semaine et je n'aurai garde d'en manquer une seule., sauf si Madame ne souhaitait plus me voir...
Dans les jours qui suivirent, Laura vint avec une grande exactitude. Elle rencontra deux fois Mme de Tourzel et Pauline et, à elles trois, elles s'ingénièrent à composer pour leur petite princesse un semblant de cour où l'on potinait autour des dernières nouvelles, ce qui mettait la surveillance de Mme de Chanterenne à assez rude épreuve. Le sourire joyeux de Marie-Thérèse était la plus belle récompense en même temps qu'il savait à merveille effacer les plis désapprobateurs du visage de " Renette " !
Pourtant, comme Laura arrivait, un après-midi, portant comme d'habitude un bouquet de fleurs - cette fois c'étaient des lys - Mme de Chanterenne vint l'accueillir dans l'antichambre en refermant derrière elle la porte du logis de Madame Royale. Elle semblait extrêmement émue :
- Je ne sais si vous pourrez la voir, chuchota-t-elle d'une voix oppressée. Un véritable drame s'est produit hier. J'avais dû m'absenter pour me rendre, avec la permission du Comité, auprès de ma sour malade, et Madame était seule pour recevoir cette peste de Montcairzin. En revenant j'ai trouvé la princesse dans un état affreux : l'aventurière - car elle ne peut rien être d'autre ! - lui a appris le sort de sa mère, de sa tante et de son frère. Gomin était auprès d'elle et il avait fait partir cette femme. La pauvre enfant n'a pas cessé de pleurer ; elle s'est même évanouie deux fois...
- Mon Dieu, la pauvre petite ! murmura Laura. Apprendre tout cela d'un coup ! Cette Montcairzin doit être folle !
- Aussi vais-je faire en sorte qu'elle ne mette plus les pieds ici. Dès ce soir et avant de rentrer chez moi, je me rendrai au Comité de sûreté générale...
- Je vous y conduirai, si vous le voulez. J'ai retenu une voiture ; après quoi on vous ramènera rue des Rosiers...
- Vous feriez cela ? Oh, c'est tellement aimable à vous !
Elle semblait vraiment désemparée avec même des larmes dans les yeux et Laura, du coup, la trouva plus sympathique : elle devait s'être réellement attachée à Marie-Thérèse...
- Permettez-moi de la voir ne fût-ce que cinq minutes, plaida Laura. Ensuite je vous attendrai en bas...
- Non, entrez ! Vous lui ferez peut-être du bien. En pénétrant dans la chambre, elle trouva
Marie-Thérèse étendue sur le canapé. Elle serrait dans ses bras un petit chien au pelage blanc taché de brun, sans race bien définie.
- C'est Coco ! expliqua Mme de Chanterenne. Je le lui ai fait apporter maintenant qu'elle sait. Ce chien était celui de son frère...
- Il avait un chien avec lui dans le cachot dont l'a sorti le citoyen Barras ?
- Non. Il était chez l'un des gardiens. Et j'ai pensé que cela aiderait Madame de l'avoir...
- On dirait que vous avez vu juste et c'est gentil d'y avoir pensé...
Comme Laura approchait, Coco échappa aux bras de Marie-Thérèse et vint à elle en remuant la queue et en quêtant une caresse qu'on ne lui refusa pas. Elle le prit même dans ses bras pour le rendre à la princesse qui tournait vers sa visiteuse ses grands yeux bleus rougis par trop de larmes :
- Vous saviez aussi ?
- Oui, dit Laura en s'agenouillant près du canapé. Je savais.
- Et vous ne m'avez rien dit...
- Si je n'avais juré de me taire, je n'aurais pas eu la permission de venir jusqu'à vous. Je pense d'ailleurs qu'il valait peut-être mieux vous cacher encore un moment cette horreur.
- Mon Dieu ! Mais pourquoi ? Jours et nuits cette pensée me tourmentait : que sont-ils devenus ? Et il m'a fallu l'apprendre par cette personne qui se dit ma cousine et que cependant je n'arrive pas à aimer. J'aurais beaucoup préféré être instruite par Mme de Chanterenne ou par vous. Or c'est Mme de Montcairzin qui s'est montrée ma véritable amie...
- Je ne crois pas. A Dieu ne plaise que je l'accable, mais la décision du Comité était peut-être sage. Après votre claustration, vous aviez besoin de reprendre des forces et du goût à la vie...
- C'est pourquoi l'on ne m'a donné que des robes de couleur et pas de noir alors que je devrais être en grand deuil ! fit Marie-Thérèse avec amertume.
- Le deuil est dans le cour, Madame, pas dans quelques aunes de tissu. Vous êtes jeune... et belle comme l'était sans doute la Reine votre mère à votre âge et il faut songer à vous, à l'espoir que vous représentez pour nombre de Français. Tous ne sont pas criminels, et vous avez une multitude de sujets qui...
- Sujets ? Je n'ai pas hérité du Roi mon frère...
- Plus que vous ne croyez. La République a détruit toutes les lois royales. La loi salique comme les autres.
Les larmes ne coulaient plus à présent. L'air soudain rêveur, Madame Royale caressait le petit chien en silence mais, depuis un instant, Mme de Chanterenne donnait des signes d'agitation. Elle finit par balbutier une vague excuse et, saisissant Laura par un bras, elle l'attira à l'écart :
- Etes-vous folle de dire des choses aussi dangereuses ? Je devrais vous signaler au Comité de sûreté générale...
- Mais vous n'en ferez rien. Dans les très grandes douleurs, on a besoin de se raccrocher à quelque chose, fût-ce un rêve ou une illusion. Madame est du sang des rois et elle aime la France si grand que puisse être le mal qu'elle en a reçu...
Mme de Chanterenne haussa les épaules :
- Cela ne lui servira de rien ! D'ici quelques mois elle partira pour Vienne, épousera un archiduc et se perdra au milieu des innombrables princes Habsbourg. Alors pourquoi faire miroiter l'impossible à ses yeux ?
- Pour qu'elle ait encore envie de vivre. Parce que si elle a dans le cour un grand amour de son pays - ce que je crois ! -, elle l'emportera avec elle et fera de son mieux, là où elle sera, pour en défendre l'image et les intérêts. A présent prévenez le Comité si cela peut mettre votre conscience en repos !
- Vous savez bien que je ne le ferai pas. Vous ne m'empêcherez cependant pas de penser que, pour une Américaine, vous agissez comme si vous étiez née sur cette terre que vous semblez tant aimer !
Ce n'était pas la première fois que Laura entendait ce genre de remarque et elle savait comment y répondre :
- La France a puissamment aidé les Etats-Unis à obtenir leur liberté... et vous ne m'empêcherez de penser que, pour une aristocrate - car vous en êtes une à coup sûr ! -, vous agissez comme si vous étiez née du côté du club des Jacobins.
Laura savait parfaitement que la particule d'un nom ne signifie pas forcément la noblesse mais elle pensait que Mme de Chanterenne serait sensible à la flatterie, même si elle était assaisonnée d'un reproche. Ce fut ce qui se passa et, le reste de l'après-midi, les deux femmes conjuguèrent leur affection pour apaiser la grande douleur d'une enfant de seize ans...
Au moment où Laura allait partir, Marie-Thérèse la retint par la main :
- Je ne désire pas du tout un trône vous savez ? Il m'est souvent arrivé de rêver que ma vie s'écoule dans un château solitaire entourée de personnes fidèles qui m'aiment comme je les aime, où je me promène dans un jardin tranquille en nourrissant mes bêtes comme jadis à Trianon. Mon regard s'envole par-dessus des hauteurs boisées et les gens que je rencontre ne se doutent pas de qui je suis...
Depuis sa dernière sortie de la Force, Ange Pitou s'était trouvé confronté à un constat pénible : la misère le guettait. Cela ne faisait pas de lui un cas isolé dans une ville où un simple morceau de pain se payait en centaines d'assignats, mais c'était tout de même extrêmement ennuyeux. Non que le journaliste fût un inconditionnel du faste mais une honnête aisance lui semblait la juste rétribution de ses travaux.
Or, de travaux, il n'en avait guère. L'Ami du peuple où autrefois il jouait un rôle si excitant d'agent double ne marchait plus qu'au ralenti. En revanche, les Annales politiques et littéraires fleurissaient toujours ; malheureusement, elles payaient peu. Il fallait donc trouver une solution et il pensa alors que chanter ses ouvres dans la rue, comme beaucoup d'autres le faisaient déjà, pourrait mettre un peu de beurre dans les épi-nards qui eux-mêmes se faisaient rares. Bien entendu, il n'était pas question pour lui de pousser la romance. Ce qu'il voulait être, c'était chansonnier, c'est-à-dire appliquer une musique connue sur des paroles tenant davantage du pamphlet que de l'élégie.
Plein d'ardeur, il concocta donc quelques couplets sur la maladie à la mode : l'agiotage - celui du papier par exemple qui faisait monter son traitement de journaliste à un sou par jour ! -, puis courut les faire imprimer en quelques exemplaires. Le lendemain, dès l'aube, il s'en allait errer dans le quartier des Halles où il s'était déjà fait connaître du temps où il était garde national. A cinq heures l'aurore était fraîche et belle, et Pitou mit quelque temps tout de même à choisir un emplacement : il opta pour la façade du cabaret de L'Homme-Armé où il s'adossa. Puis, après s'être raclé la gorge deux ou trois fois pour s'éclaircir la voix autant que pour lutter contre le trac, il se décida et, sur l'air du Réveil du peuple, il lança :
Fils de Pélops et de Tantale Homicides agioteurs Faites une fête royale De notre sang et de nos pleurs. Le malheur présent nous l'atteste, Nous n'avons rien à ménager ; Amis le désespoir nous reste II suffira pour nous venger...
Un peu tremblante au départ, sa voix se fait plus claire, plus assurée. Tandis qu'il vitupère en quelques couplets les puissants de l'heure, les gens s'arrêtent, se massent autour de lui, séduits par l'audace de la chanson qu'ils applaudissent à tout rompre quand elle est finie. On demande même une seconde édition et Pitou s'exécute avec plus de flamme et même improvise de nouveaux couplets qui déchaînent l'enthousiasme tant et si bien qu'à la fin il se retrouve enroué...
- Un chanteur sans violon ça sonne comme un pot cassé, lui confie alors une poissarde en lui donnant son obole. En attendant, tu ferais bien, mon garçon, d'entrer là-dedans boire un pichet. Ça t'éclaircirait la voix et les idées !
Le conseil était bon, Pitou le suivit et choisit un coin tranquille pour compter sa recette. Elle était encourageante : il avait reçu l'équivalent de cent écus... en papier mais ce n'était qu'un début et il se promit de faire mieux car il n'était guère que six heures et demie. Cependant, la sagesse lui commandait de rentrer chez lui sans attendre que des gens plus huppés - qui se lèvent tard par définition ! - fissent leur apparition. Il était sûr, ainsi, de ne pas être reconnu et de pouvoir gagner quelque argent en toute clandestinité.
Sa journée n'étant pas terminée, il fit un peu toilette puis s'en alla aux Annales politiques et littéraires rédiger le compte rendu de la séance de la Convention. Au retour, une idée lui vint quand, au coin de la place Dauphine, il trouva l'un des innombrables charlatans qui émaillaient Paris occupé à vendre une potion suisse, entouré de musiciens qui faisaient rage de leurs instruments pour attirer le chaland. Il se souvint alors de l'apostrophe de la poissarde signalant qu'un chanteur sans violon sonne comme un pot cassé. Il lui faut de la musique mais, pour le moment, un seul instrument lui suffira. Alors, profitant d'une pause, il s'en va parler à l'oreille d'un des musiciens. L'accord est conclu : le marchand de remèdes miracles ne faisant son apparition qu'à huit heures, ses accompagnateurs sont libres jusque-là. Le lendemain, à cinq heures, Pitou retrouvait son nouveau soutien dans un petit cabaret de la rue du Puits, près des Halles, et tous deux faisaient le plan de leur prochaine prestation en buvant du cassis. Le résultat fut probant : à six heures et demie, les deux compères pouvaient se partager quatre cents francs en assignats.
Cela dura une quinzaine de jours jusqu'à celui où, arrivant à la Convention, dans la tribune de la presse, Pitou se vit l'objet de mauvaises plaisanteries et comprit que son secret matinal était éventé.
Froissé, il remit aussitôt sa démission de rédacteur aux Annales politiques et littéraires, " Laissant ses collègues aigris par la faim à leurs articles et à un jeûne qu'ils estimaient glorieux [xxxi]...". Le résultat fut que Pitou augmenta son orchestre, cessa de se cacher et gagna plus d'argent, parce qu'il malmenait plus que jamais la Convention et que son public l'applaudissait toujours davantage. La conjoncture politique lui offrait en effet de quoi exercer largement sa verve satirique. Et surtout, la nouvelle Constitution votée par les députés le 5 fructidor an III, autrement dit le 22 août 1795. C'était il est vrai une drôle de chose que cette Constitution qui offrait à la fois tout et son contraire. Cependant, elle venait d'accoucher du suffrage universel... et le début était encourageant.
Tout Français était électeur pour peu qu'il paie une contribution foncière ou personnelle, si minime fût-elle. Cette obligation était même supprimée pour les " braves défenseurs de la Patrie " qui ouvraient si vaillamment aux frontières et en Vendée où, dès l'annonce de la mort de Louis XVII, Charette avait repris les hostilités.
Le second point était tout aussi intéressant : le vote devait se faire au scrutin secret et non plus à haute et intelligible voix, ce qui autorisait les pires contraintes. En outre, on n'élirait pas seulement les députés mais aussi les juges, les représentants des assemblées municipales et départementales, et même les fonctionnaires. Vaste programme que l'on se hâtait de restreindre dès les paragraphes suivants. Ces mirifiques élections seront à deux degrés : le tout-venant aura juste le droit d'élire des " grands électeurs " choisis parmi l'élite des gens aisés, propriétaires et grands bourgeois qui seront environ vingt mille pour toute la France. Et ceux-là seulement seront habilités à choisir les futurs dirigeants. Drôle de suffrage universel !
Avec l'aimable concours de ces notables, on allait créer deux chambres : les Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, deux fois moins nombreux. Quant à l'exécutif, il serait assuré par cinq Directeurs élus par les députés et nommant à leur tour les ministres. Mais ces cinq potiches ne pourraient disposer des fonds publics ni proposer les lois. Et pour faire bonne mesure, la Convention, prenant une utile précaution, vota le décret des deux tiers qui déclarait que sur sept cent cinquante élus, cinq cents, soit les deux tiers, seraient pris obligatoirement parmi les conventionnels sortants. Néanmoins, pour masquer cet abus de pouvoir, on décida aussi qu'il serait ratifié par toute la nation au moyen d'un double plébiscite arrêté pour le 1er vendémiaire an IV, 23 septembre 1795. Dans ces conditions, on imagine que Pitou avait largement de quoi se mettre sous la dent. Et il l'avait fort dure.
Un matin où, appuyé à une maison à quelques pas de l'Homme-Armé, il chantait à pleine voix les bienfaits de la monarchie et les abus de la Révolution - il y avait beaucoup de monde et les assignats pleuvaient -Pitou aperçut soudain dans la foule une figure connue qui lui faisait un signe discret. Il acheva sa chanson, s'excusa auprès du public et s'en alla prendre par le bras l'arrivant qui l'entraîna dans le cabaret.
- Après ce bel exercice vous devez avoir soif, mon cher Pitou ? dit Batz en frappant dans ses mains pour appeler la servante. Mais je vous félicite : vous avez beaucoup de talent..
- Ça vous a plu ?
- Je serais difficile ! Mais ne prenez-vous pas un peu trop de risques ? Combien de fois êtes-vous allé en prison cette année ?
- Deux.
- La troisième vous guette... à moins que les choses ne changent suffisamment vite pour que vous vous retrouviez dans la peau d'un prophète ou d'un héros...
- Et, à votre avis, elles devraient changer ?
- Cela dépend d'hommes déterminés. Je ne vous apprendrai pas que le plébiscite a lieu demain : 1er vendémiaire an IV ajouta-t-il sur le ton de la dérision. Et je gagerais que le résultat fera se lever l'émeute. Surtout s'il est positif, ce qui sera le cas !
- Pourquoi ?
- Parce que certains voteront sous la contrainte et que, de toute façon, les résultats seront truqués. En province tout au moins, et comme je peux vous garantir que Paris votera contre le décret des deux tiers, il ne sera pas content du tout. Pour ma part je ferai en sorte qu'il le soit encore moins...
- Vous allez vous faire émeutier, vous ?
- Pourquoi pas ? fit Batz avec arrogance. On ne fait pas d'omelette sans casser d'oufs et notre parti n'aura jamais de meilleure occasion d'en finir avec cette misérable Convention où beaucoup d'assassins demeurent encore !
- Je serais assez d'accord avec vous, baron. Je l'ai toujours été, d'ailleurs. D'où partira la rébellion ?
- Notre vieille section Le Pelletier où plane toujours l'ombre de notre cher et grand Cortey. Son souvenir y est vénéré et c'est lui qui nous mènera au combat ! Quant à vous, mon cher Pitou, j'espère que vous serez le chantre de notre Iliade et que votre voix convaincante nous aidera à rameuter les hésitants !
- Vous pouvez compter sur moi.
- Je n'en ai jamais douté, fit Batz avec émotion en lui présentant une main que Pitou serra vigoureusement. A présent, je vous rends à votre public : il s'impatiente...
- Il attendra encore un peu. Je voudrais que vous répondiez à une question. Savez-vous que miss Adams passe à présent tout son temps entre la Rotonde et la Tour du Temple ? Qu'elle a réussi à approcher enfin sa princesse ?
- Je le sais. Pourquoi me demandez-vous cela ?
- Pour savoir s'il est dans vos intentions de la rencontrer avant le soulèvement. Je ne l'ai pas beaucoup vue, mais je crois que vous lui manquez cruellement...
- Elle me manque à moi aussi, fit Batz la mine soudain assombrie, mais je ne la verrai pas avant le combat. Dieu seul sait ce qu'il en pourra sortir. Je peux être tué... ou emprisonné, et je refuse l'idée qu'elle puisse s'y trouver mêlée de quelque façon que ce soit. Ce qu'elle fait au Temple est déjà suffisamment dangereux mais je pense que c'est pour elle un bonheur. Aussi ne 1'approcherai-je pas et je ne veux pas qu'elle se doute de quoi que ce soit...
- Ce n'est pas moi qui le lui dirai.
- Je le sais. Pourtant, Pitou, s'il arrivait que je n'en sorte pas vivant, vous chargerez-vous d'un message pour elle ?
- Cela ne se demande pas.
- Alors vous lui direz... que je l'aime comme jamais au monde je n'ai encore aimé...
- Pas même Marie ?
- Pas même Marie et Dieu sait de quelle blessure sa mort m'a frappé....
Sans rien ajouter, Batz tourna les talons et partit en courant, laissant Pitou revenir d'un pas songeur vers son public.
Le scrutin du lendemain fut tel que l'avait prévu le baron. La nouvelle Constitution recueillit 914 853 oui contre 41 892 non. Quant au décret des deux tiers, il fut approuvé par 167 650 oui contre 95 373 non et les rues de Paris se mirent à gronder, mais la Convention, délivrée d'un gros souci, ne sembla pas s'en apercevoir, trop occupée qu'elle était à décréter l'annexion de la Belgique et à diviser le pays en neuf départements. Simplement, elle ordonna des renforts de police. Ce qui n'allait rien arranger du tout.
Le 12 vendémiaire, vingt-six sections se rangent aux côtés de la section Le Pelletier qui crée un comité d'insurrection et envoie des émissaires dans les départements pour les inviter à rejoindre les Parisiens révoltés. Car, cette fois, ce sont bien les citoyens de la capitale, ceux qui forment le vrai peuple - commerçants, artisans, petits bourgeois, intellectuels -, que rejoignent les royalistes échappés aux prisons de Robespierre et tous ceux qui espèrent voir luire prochainement une nouvelle aurore. Batz est de ceux-là. Avec l'un de ses amis, le jeune Charles de Lallot que la nature a doué d'un étonnant talent oratoire et qui est vice-président de Le Pelletier, il va mener le combat pendant deux jours...
Effrayée, la Convention fait alors appel à cette lie du pavé où se trouvent encore nombre de massacreurs des prisons de 1792, armée à laquelle on joint les quatre mille hommes de troupe cantonnés aux Sablons sous le commandement du gêné rai Menou... qui est tout acquis aux insurgés. On s'en rendra compte quand les défenseurs de la Convention tentent d'investir la section Le Pelletier au coin des rues Vivienne et des Filles-Saint-Thomas. Menou parlemente fort civilement avec le jeune Lallot qui n'a aucune peine à le convaincre du bon droit de ses compagnons et l'invite à les rejoindre " comme tous les gens de cour lassés par les délires de la Convention ".
Celle-ci fait alors amener des canons et bientôt le Carrousel, la place de la Révolution, les Champs-Elysées sont changés en parc d'artillerie. Dans la nuit, sous une petite pluie fine et déjà froide, les préparatifs redoublent.. On bat la générale dans Paris mais les faubourgs sont silencieux. Aux Tuileries, la Convention ne dort pas. Elle a destitué Menou et confié sa défense à Barras, mais celui-ci se connaît bien et les vertus militaires ne sont guère son fait : animer un débat ou conduire une intrigue, voilà qui lui convient. Pas mener des troupes à l'assaut surtout quand il s'agit de les lancer contre leurs frères naturels. Mais il pense connaître l'homme de la situation : un petit général corse qu'il a vu à l'ouvre au siège de Toulon où il faisait merveille. Il a peu d'apparence et un fort mauvais caractère car, après avoir commandé à l'armée d'Italie de janvier à mars, il s'est fait rayer des cadres et s'apprête à partir pour la Turquie afin d'y réorganiser l'artillerie du Sultan. Ce Napoléon Bonaparte devrait savoir manier des canons et il le fait chercher.
L'idée n'est pas mauvaise, aussitôt le petit général donne des ordres clairs et précis : les soldats des Sablons sont groupés autour des Tuileries, mais les sectionnaires pourraient s'emparer des canons des Champs-Elysées et Bonaparte envoie son ami, le chef d'escadrons Murât, les récupérer et les disposer là où ils seront le plus efficaces.
Quand le jour du 13 vendémiaire se lève, le ciel s'éclaircit et le soleil s'annonce. Il apparaît vers deux heures, quand s'ébranlent les hommes des sections, mais celles-ci sont dispersées sur divers points de la capitale et surtout elles n'ont pas de commandement unique...
Vers quatre heures, les premiers coups de feu sont tirés par les sectionnaires dans la rue Saint-Honoré, près de l'église Saint-Roch. La lutte est particulièrement chaude près du Pont-Neuf et dans la rue des Petits-Champs où les conventionnels doivent enlever à la baïonnette une barricade. En quelques minutes, la rue Saint-Honoré est jonchée de cadavres, les boulets sifflent sur le Palais-Egalité et les marches de l'église Saint-Roch où l'on a amené des canons sont emportées par Bonaparte en personne. Une colonne entière des sections Le Pelletier et de la Butte-aux-Moulins est anéantie. Batz est là. Sa célèbre voix de bronze a tonné tout le jour pour encourager ses compagnons mais elle ne peut rien contre celle des bouches à feu et, blessé, il devra s'enfuir par l'intérieur de l'église qu'il connaît si bien. Un instant, un seul, son regard aura croisé l'acier bleu de celui du vainqueur...
Car tout est fini maintenant. Vers sept heures, à l'arrivée de la nuit, le tir a cessé. Jusqu'à ce que revienne le jour, l'espoir de réussir subsistera. Sur son terrain, la section Le Pelletier s'apprête à combattre mais, au matin, tous les braves gens qui l'ont suivie songent plutôt à chercher leurs morts et à soigner leurs blessés. Vers onze heures le lendemain, la " citadelle " est investie, elle devra se rendre sous peine d'être mitraillée jusqu'à ce qu'il ne reste d'elle qu'un monceau de pierres et de cadavres... Tout est fini !
Pour le parti royaliste, ce fut un terrible échec d'où il sortit désemparé. La République, elle, était sauvée. Momentanément tout au moins, car elle venait de donner la preuve de sa faiblesse et elle se sentait presque aussi mal en point que son rival. H avait suffi d'un homme, un seul, pour qu'elle surmonte cette grave crise. Sans cet inconnu d'hier elle eût été balayée par la vague des mécontents et cela ne s'oubliera pas, le coup d'Etat pouvant être un art qui s'apprend vite.
Pour l'instant, reconnaissante et soulagée, elle nomma général de division et commandant en chef des armées de l'Intérieur le petit général maigre dont la prononciation du nom restait incertaine. Elle nomma aussi une commission militaire poui juger les royalistes convaincus d'avoir contribué à l'insurrection, et celle-ci travailla rapidement. Parmi ceux que l'on arrêta se trouvait Lemaître...
En renonçant à le jeter à l'eau après lui avoir planté son épée dans le corps, Batz lui avait permis de vivre encore. Ses complices qui avaient quitté le Sauvage pour aller à sa rencontre sur la route de Rheinfelden, l'avaient effectivement retrouvé, ramené à Baie chez le médecin qui avait soigné Montgaillard et, comme la blessure n'était pas mortelle, il avait suffi de quelques semaines pour le remettre sur pied. Il était alors rentré à Paris où, depuis la chute de Robespierre, sa femme - car il en avait une ! - habitait un petit appartement rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Ce fut là qu'on l'arrêta en même temps que plusieurs autres membres de l'agence royaliste de
Paris que le comte d'Antraigues dirigeait toujours depuis Venise. Mais, de façon tout à fait inexplicable, on relâcha ses complices et Lemaître seul fut condamné à mort. Il monta à son tour sur cet échafaud dont il avait empêché Batz de sauver le Roi. L'agence de Paris n'existait plus et son chef direct, le chevalier des Pommelles, toujours en liberté, entreprit de l'oublier en buvant plus que de raison.
CHAPITRE X
MADAME S'EN VA
Les journées de vendémiaire, Laura les vécut en traversant une suite de moments d'inquiétude et d'espérance. Inquiétude pour Batz dont, par Pitou, elle avait su qu'il s'y jetait à corps perdu, espérance pour Marie-Thérèse Charlotte : si la révolte en grande partie royaliste l'emportait, ce serait enfin pour elle la sortie d'une prison qui, même si elle s'était faite infiniment plus douce, n'en demeurait pas moins ce qu'elle était.
Pendant ces jours, elle ne quitta pas la rue du Mont-Blanc et vécut enfermée chez elle. Joël Jaouen, pour une fois, avait imposé son point de vue :
- Souvenez-vous du 10 août ! rappela-t-il. Si vous tentez d'aller au Temple, même à la Rotonde, vous risquez d'être blessée ou pis encore et ce serait stupide. On a certainement doublé au moins les défenses de la Tour et aucune visite ne doit être admise.
- Vous savez que je déteste rester là à tourner en rond...
- Peut-être mais pour le bien de tous, vous vous y résignerez. D'ailleurs, je vous informerai.
- Vous y allez ?
- Bien entendu. Soyez rassurée ! Je serai vos yeux et vos oreilles... et je serai prudent.
Il fallut bien s'en contenter et, durant deux jours, Laura et Bina -celle-ci ne quittant plus sa peur que pour plonger dans la prière -tournèrent en rond avec pour seule distraction une visite affolée de Julie Talma dont l'époux avait disparu depuis deux jours et qui s'imaginait -Dieu sait pourquoi ! - qu'il avait pu venir chez Laura. Détrompée, elle finit par un déluge de larmes et de cris que Laura ne sut comment calmer mais que Bina, revenue sur terre au bruit, soigna avec une grande compétence au moyen d'une paire de claques et d'un petit verre de rhum dont Jaouen avait toujours une réserve en cas. Le traitement plut à Julie qui réclama un second verre.
- Ce n'est pas vraiment un cordial, objecta Laura. Les marins surtout en boivent, et pour une dame....
- Ai-je jamais été une dame ? fit l'ex-danseuse de l'Opéra, avec un frémissement de narine plein d'amertume. Et je souffre plus qu'un marin en pleine tempête...
Elle but son deuxième verre qui lui rendit des couleurs et même une légère pointe d'optimisme.
- Je sais où est ce Sardanapale, confia-t-elle à Laura. Je gagerais qu'il est en train de se vautrer dans le stupre avec cette affreuse Petit-Vanhove.
Puis, abandonnant la tragédie pour le ton aimable d'une habituée des salons : " Auriez-vous par hasard un grand couteau ? "
- Je pense, oui... mais pourquoi ?
- Je vais les égorger tous les deux ! Après je pourrai dormir tranquille...
Et Laura dut pendant deux heures se faire l'avocate du mari volage auprès de l'épouse outragée. Cela eut au moins l'avantage de lui changer les idées...
Quand Paris, enfin, se calma et que Jaouen fit pour Laura le récit de ce qui aurait dû être une grande aventure et n'était au fond qu'une série de coups d'épée dans l'eau même si cela se soldait par des morts un peu trop nombreux, il n'en donna que les grandes lignes sans s'appesantir sur les détails. Hormis un seul, l'effet produit sur lui par le vainqueur : ce Bonaparte sorti on ne savait d'où semblait l'avoir hypnotisé.
- Je n'ai jamais vu personne qui lui ressemble ! Si jeune, si volontaire et semblant se jouer des difficultés ! Son regard, froid, impérieux, est celui d'un aigle cependant que sa stratégie et sa façon de commander tiennent du génie ! Pardieu, ajouta-t-il avec rage, j'aimerais servir sous lui si je n'étais pas qu'un infirme !
- Que venez-vous me parler de votre infirmité ? lança Laura avec colère. Je sais des gens qui ont tous leurs membres et qui pour la force et l'adresse ne vous viennent pas à la cheville mais j'aimerais que vous vous souveniez que je n'ai, moi, aucune raison de m'intéresser à ce général je-ne-sais-trop-quoi ! Ce que je voudrais savoir, c'est ce qu'il advient de mes amis ! Avez-vous des nouvelles de Pitou et...
Dieu qu'il était difficile de dire devant lui le nom tant aimé ! Cependant la constante jalousie de Jaouen traduisait déjà ce " et " révélateur :
- Pitou est à la Force, sans doute aphone à force d'avoir clamé à tous les échos ses couplets incendiaires. Quant au baron de Batz, je l'ai vu disparaître à l'intérieur de l'église Saint-Roch et je n'en sais pas davantage, fit-il avec rudesse en se gardant bien de signaler que Jean était blessé. De toute façon, vous ne me l'aviez pas donné à garder !
- Je n'en aurais même pas eu l'idée ! riposta Laura. Et du Temple ? Pas de nouvelles ?
- Pas beaucoup. Tout y est calme mais on a doublé la garde par crainte que des partisans ne profitent des troubles autour des Tuileries pour tenter d'enlever la jeune fille. Mme Cléry que je suis allé voir - et qui vous assure de ses chauds sentiments ! - m'a dit que les visites étaient interdites pour quelques jours...
Comme, du côté du Temple, il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre, Laura se sentit l'esprit plus libre pour Batz. Elle avait bien compris les raisons, données par Pitou, de ne pas se revoir avant le coup de force mais puisqu'une fois de plus il était en fuite, pourquoi en quittant Saint-Roch n'être pas revenu dans cette maison qui lui avait été un refuge ? Crainte de la compromettre ? Ou bien après l'église et profitant de la situation troublée avait-il choisi de repartir au loin ? Cela, il fallait le savoir. Elle décida de se rendre au seul domicile qu'elle lui connût : la rue des Vieux-Augustins.
A sa surprise, elle y découvrit que Jean avait repris sa véritable identité. Comme elle demandait au patron de l'hôtel meublé si M. Nathey était toujours là, il la regarda en ricanant :
- Vous voulez dire le ci-devant baron de Batz ? Eh oui, comme on l'a rayé de la liste des émigrés, il a fait connaître son vrai nom. Ça ne lui a pas vraiment porté chance d'ailleurs. On est venu le cueillir ici comme une fleur...
- Qui est venu ?
- Qui voulez-vous que ce soit ? La police bien sûr!
- Il était rentré ici après... l'échauffourée ?
- Oui et j'aurais bien préféré qu'il aille se faire prendre ailleurs mais il était blessé et ma femme... enfin ce n'est pas à vous que je vais expliquer ce que sont les femmes...
- Blessé ? gémit Laura, la gorge soudain séchée. Grièvement ?
- Il est parti sur ses deux pieds en tout cas ! C'est un bras, il me semble. Oui, c'est ça... ma femme le lui a accroché dans un grand mouchoir.
- Vous devez avoir une bien bonne épouse, remarqua Laura un peu rassurée. Et vous a-t-on dit dans quelle prison on l'emmenait ?
- Je crois bien avoir entendu l'un des argou-sins dire que c'était au Plessis... Et comme Laura ouvrait de grands yeux interrogateurs il précisa : " C'est rue Saint-Jacques, dans le quartier des étudiants. Un collège qu'on a transformé en prison comme quelques-uns de ses pareils [xxxii]... mais c'est pas la peine de vous y précipiter, hein ? ajouta l'homme en voyant la jeune femme se hâter vers la sortie. Les conspirateurs on les met au secret, en général ! "
Elle était déjà dehors et courait à la recherche d'un fiacre. Elle en trouva un près des Halles et se fit conduire sur la montagne Sainte-Geneviève mais, ainsi que l'avait prédit le patron de l'hôtel de Beauvais, elle put seulement contempler avec accablement la façade médiévale de l'ancien collège fondé au XIVe siècle par le secrétaire du roi Philippe V le Long, Geoffroy du Plessis-Balisson. Contemporaine de la Conciergerie, la prison était aussi terrifiante et aussi bien gardée. Les sentinelles restèrent aussi muettes que les murs et Laura comprit qu'une offre d'argent servirait seulement à la mettre en danger. Elle rentra chez elle où Jaouen fit les frais d'une colère dont la peur était l'initiatrice.
- Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que le baron de Batz était blessé quand il a cherché refuge dans Saint-Roch ? Et en ce cas pourquoi ne pas l'avoir suivi, aidé et...
- ... ramené ici, n'est-ce pas ? Pour l'excellente raison qu'il aurait fallu me jeter dans les feux croisés des belligérants et que je ne voyais pas en quoi cela pourrait l'aider que je me fasse tuer.
- Peut-être, mais pourquoi m'avoir caché sa blessure ?
- Afin d'éviter ce qui se produit en ce moment : que vous vous mettiez la tête à l'envers au sujet d'un fait contre lequel vous ne pouvez rien. Cela dit, je suis persuadé qu'il savait où trouver du secours... Vous oubliez que cet homme se promenait à visage découvert dans Paris et en pleine Terreur...
- Je n'oublie rien. Quant au secours, je vais vous dire où il l'a mené : à la prison du Plessis d'où il ne sortira peut-être que pour aller à la mort ! Vous voilà content, j'espère ?
Elle éclata en sanglots et alla se jeter sur la petite chaise longue où elle aimait se reposer. Jaouen, lui, ne bougea pas, ne fit pas un geste vers elle, sachant bien qu'il ne servirait qu'à le rendre plus odieux. Il la regarda pleurer un moment puis, sans un mot, il sortit du petit salon et alla trouver Bina :
- Essaie de la calmer ! Moi je sors. J'ai besoin de prendre l'air...
- Que se passe-t-il ?
- Toujours son maudit baron ! grogna-t-il avec un haussement d'épaules désabusé. Elle a appris je ne sais comment qu'il a reçu une balle dans le bras et qu'ensuite il a été arrêté. La blessure je savais mais j'ignorais qu'on l'avait pris.
- Ce n'est tout de même pas de ta faute... Tu sais, Joël, il y a des moments où je pense qu'il aurait mieux valu pour nous de rester au pays.
Pour elle aussi parce que je crois bien qu'on la gêne plus qu'on ne la sert...
- Libre à toi de rentrer ! Moi je ne la laisserai jamais seule dans une ville où elle a déjà failli périr trois ou quatre fois !
La Convention cependant vivait ses derniers jours. Il lui fallait laisser la place aux nouvelles assemblées qu'implantait la Constitution de l'an IV. Elle se sépara le 26 octobre après avoir pris un dernier décret : la place de la Révolution, ex-place Louis-XV, porterait désormais le nom de place de la Concorde...
Deux jours plus tard, le nouveau conseil des Cinq-Cents faisait choix de cinq directeurs chargés de l'exécutif. Ce furent La Reveillère-Lépeaux, Rewbell - deux anciens avocats - Letourneur, ancien officier du génie, l'omniprésent Barras et l'ex-abbé Sieyès : cinq régicides parmi lesquels le " vicomte à l'ail " n'allait pas tarder à rejeter les autres dans l'ombre. N'avait-il pas dans sa manche cette arme absolue qui s'appelait Bonaparte ?
Le 2 novembre, ces messieurs - moins Sieyès qui jugeait avec méfiance l'honneur qu'on lui faisait -prenaient possession du palais du Luxembourg que ses divers avatars avaient réduit à l'état de magnifique coquille vide : point de meubles et des salons dans un état déplorable. On s'y installa tant bien que mal, bientôt rejoints par Lazare Carnot, surnommé l'Organisateur de la victoire, désigné à la place de Sieyès et qui allait leur mener la vie dure. Il avait un affreux caractère et n'était jamais content de rien.
Un peu avant, les Cinq-Cents établirent leurs pénates dans l'ancienne salle du Manège, au bout du jardin des Tuileries, cependant que le " vénérable " Conseil des Anciens demeurait seul aux Tuileries dans les anciens locaux de la Convention.
Le rideau se levait sur le Directoire...
L'un de ses premiers actes fut d'amnistier le baron de Batz devenu par trop encombrant.
Dans sa prison, en effet, celui-ci s'agitait comme un diable dans un bénitier. Fort de sa radiation de la redoutable liste des émigrés, il criait au scandale et à l'injustice - puisqu'il avait été arrêté sur une simple dénonciation - et exigeait qu'on le mît en liberté ou qu'on le traduisît en justice afin de " faire connaître dans les débats publics, ce qu'avaient été ses prétendus crimes et combien de fourberies, combien d'atrocités sanglantes avaient [eu lieu] sous le titre de Conspiration de Batz [xxxiii] ".
Ce procès, personne n'avait envie de l'instruire, surtout ceux qui se sentaient la conscience chargée. On pensa, en haut lieu, que la meilleure solution serait peut-être d'" oublier " le trublion dans sa prison quand on les " instruisit qu'il s'était muni d'un huissier pour leur faire signifier juridiquement sa demande formelle d'être mis en jugement ou en liberté selon la loi expresse sur laquelle était fondée cette demande ".
Le plus incroyable est que cet invraisemblable coup d'audace lui valut la liberté. L'histoire avait fait le tour de Paris à la vitesse d'un courant d'air et Batz avait tous les rieurs de son côté. Aussi, chaque matin, une petite foule se pressait-elle devant les portes du Plessis pour guetter la libération du héros. Laura naturellement s'y mêla.
Elle y était le 5 novembre, attendant un peu en retrait des autres. C'était un matin gris mais très doux. Paris sentait les feuilles mouillées, le bois brûlé, la brume légère qui montait de la Seine, et Laura débordait d'espérance et de délicieuse attente plus encore que les autres jours. Quelque chose lui disait qu'elle allait le voir...
Soudain, ceux qui étaient là poussèrent une clameur où se fondaient les applaudissements : la porte ferrée venait de s'ouvrir et la silhouette de Batz se découpa sous l'ogive de pierre. Laura pensa qu'il ressemblait à une lame d'épée dans sa finesse et dans sa force. Il riait de toutes ses belles dents blanches à ceux qui l'ovationnaient en les saluant de la main. Elle s'élançait déjà vers lui... mais s'arrêta net : de la foule une femme s'était détachée, une jeune fille blonde vêtue de noir qui se jeta sur lui et mit ses bras autour de son cou pour lui donner un baiser, et un instant Laura ne vit plus le visage de Jean. La foule applaudit plus fort. Essayant de penser que c'était un simple mouvement d'enthousiasme, elle attendit que la fille se détache et s'éloigne mais elle comprit que le pressentiment dont se gonflait sa gorge soufflait une vérité quand, au lieu d'abandonner Batz, l'intruse se pendit à son bras pour traverser la double haie vivante. Et non seulement lui ne la repoussait pas mais au contraire, il appuyait de sa main celle posée sur son bras en souriant à l'inconnue...
L'inconnue ? Pas vraiment. Le visage de cette fille était semblable à l'un de ceux, gravés au sang dans la mémoire de Laura, qui entouraient Marie Grandmaison dans la charrette fatale. Et Laura pouvait lui donner un nom : Michelle Thilorier qui se disait alors la fiancée de Jean, qui s'était même prétendue enceinte de lui, menant ainsi Marie au désespoir et au plus sublime des sacrifices.
D'un regard encore incrédule mais déjà douloureux, elle suivit le couple jusqu'à une voiture attendant de l'autre côté de la rue. Elle vit Jean aider sa compagne à monter, la suivre d'un bond léger. Le cocher desserra son frein, jeta un ordre, et l'attelage partit à allure prudente dans la pente de la rue Saint-Jacques. La foule se dispersait, se rendant à ses propres affaires sans prendre garde à cette jeune femme qui restait debout au milieu de la rue. Un jeune officier cependant s'approcha :
- Vous ne vous sentez pas bien, citoyenne ? Elle tressaillit comme s'il la réveillait, tourna ktête vers lui et réussit à trouver un sourire :
- Si, je vous remercie...
- Vous allez bien ? Vraiment ?
- Très bien je vous assure...
- Voulez-vous que je vous accompagne ? Comprenant qu'il cherchait à lier conversation elle accepta :
- Jusqu'à ce que nous trouvions une voiture de place, je veux bien...
Il lui offrit alors le bras. C'était un jeune homme pas très grand, mince et bien fait, avec des cheveux châtain roux, des yeux bleus et une belle voix qui lui rappela celle de Batz. Son uniforme était celui du génie, un peu râpé il est vrai, il portait les insignes de capitaine et pouvait avoir trente-cinq ans. Tandis qu'ils descendaient la rue Saint-Jacques, Laura remarqua sa légère boiterie :
- Auriez-vous été blessé ?
- Oui. A Quiberon, et je ne suis pas encore tout à fait guéri mais cela ne tardera pas, fit-il avec un sourire enfantin qui éclaira son visage maigre et un peu triste.
Chemin faisant, on parla musique, poésie, deux sujets qui semblaient tenir à cour à l'officier et Laura le trouva charmant, distrayant... Mais enfin un fiacre fut en vue et il le héla puis demanda avec, dans la voix, une note d'espoir :
- Où doit-il vous conduire ?
- Où allez-vous vous-même, dit-elle, apitoyée par cette canne et sa visible difficulté à marcher. Je pourrais peut-être vous déposer ?
- Oh ! il ne faut pas vous déranger. Je vais chez le ministre de l'Intérieur, à l'hôtel de Brienne. Habiteriez-vous de ce côté ? Mais, veuillez me pardonner de ne pas m'être encore présenté. Je m'appelle Claude-François Rouget de Lisle, encore en congé de convalescence.
Amusée en dépit de sa peine, Laura se mit à rire :
- Vous seriez l'auteur de ce " Chant de marche de l'armée du Rhin " que les Marseillais se sont appropriés ?
- Pour vous servir, mais comme vous pouvez le constater cela ne m'a guère enrichi, soupira-t-il avec une grimace comique. Vous l'avez déjà entendu ?
- Oui. Dans de terribles circonstances, quand ils ont marché sur les Tuileries, mais c'était tout de même très beau. Montez, je vous conduis à votre ministère. Et à mon tour de vous dire mon nom : je m'appelle Laura Adams, Américaine de Boston, mais j'habite rue du Mont-Blanc n° 40.
- Une Américaine ? Mais c'est passionnant ! s'écria-t-il en la rejoignant dans la voiture.
Ils bavardèrent comme de vieux amis tout au long du chemin. Il lui dit son intention de quitter l'armée à cause de l'horreur que lui avait inspiré le massacre des prisonniers émigrés à Auray, mais il connaissait Bénézech, le nouveau ministre de l'Intérieur, et comptait sur lui pour l'employer selon ses capacités. Celles-ci semblaient assez étendues puisqu'il parlait plusieurs langues. Le temps passa ainsi très vite et ce fut avec un visible regret que l'officier descendit du fiacre devant le ministère :
- Je voulais vous aider et c'est vous qui m'assistez. Aurai-je la joie de vous revoir, miss Adams ?
- N'avez-vous pas mon adresse ? Moi aussi je vous reverrai avec plaisir.
Il en rougit de joie et alla s'adresser au cocher pour indiquer sans doute la rue du Mont-Blanc quand Laura l'arrêta :
- Je ne rentre pas chez moi. Je vais... au Temple.
Il cessa de sourire, la regarda avec une sorte d'intensité puis, de façon tout à fait imprévisible, remonta dans la voiture.
- Vous vous intéressez à la famille royale... ou ce qu'il en reste ? demanda-t-il en baissant le ton. J'ai entendu parler d'une Américaine à qui on avait accordé un permis de visite... Serait-ce vous ? Puis comme Laura acquiesçait, il ajouta : Je comprends pourquoi vous étiez tout à l'heure à la prison. Vous devez connaître le baron de Batz ?
- En effet C'est... un ami, articula avec peine la jeune femme qui tout à coup trouvait ce garçon moins sympathique, trop curieux. Mais Rouget de Lisle prit sa main et l'effleura de ses lèvres :
- Sachez que vous avez désormais en moi un autre ami ! Qui sera toujours prêt à vous servir, dit-il avec gravité. Sur mon honneur !
Et là-dessus il redescendit aussi vite que le permettait sa jambe blessée, salua, cria pour le cocher " Au Temple " et attendit courtoisement et le chapeau à la main que la voiture s'ébranle pour se diriger vers le ministère.
Demeurée seule, Laura se laissa aller contre le drap des coussins qui sentait le tabac. Sa douleur, endormie durant cet intermède distrayant, se réveillait, si cruelle qu'il lui semblait la ressentir dans tout son corps. Cette journée qu'elle avait tellement espéré finir dans les bras de Jean, c'était une autre peut-être qui en savourerait la douceur. Elle ferma les yeux mais l'image se reformait sans cesse de cette fille accrochée, avec une telle expression de triomphe à l'homme qu'elle aimait. Et Jean paraissait heureux ! Il lui souriait ! Il avait posé sa main sur la sienne ! Et le poison du doute s'infiltrait à nouveau avec son goût amer. Jean l'avait aimée, elle Laura, quand il aimait encore Marie. Pourquoi n'aimerait-il pas cette Michelle alors même qu'il lui jurait qu'elle était son plus grand amour ? Et tous ces jours, toutes ces nuits écoulés depuis les heures exquises de l'hôtel de Beauvais, qui pouvait dire si la fille de Mme d'Epremesnil n'en avait pas eu sa part ?
Elle eut la tentation de se faire conduire rue des Vieux-Augustins, mais y renonça vite : cette fille devait habiter quelque part ? Peut-être était-elle revenue dans la maison de ses parents, rue Buffault ? Après l'arrestation de Marie, Laura y était allée, juste à temps pour voir les section-naires en arracher la mère de Michelle...
Se penchant vivement à la portière, elle ordonna au cocher de l'y conduire. On venait de traverser la Seine et il ne protesta pas, se contentant de dire que si, ensuite, la citoyenne voulait aller au Temple, il faudrait qu'elle cherche une autre voiture, son cheval étant fatigué.
- Je remise à la Courtille, expliqua-t-il.
Laura ne répondit pas, pressée tout à coup d'arriver mais aussi angoissée de ce qu'elle allait trouver là-bas. Elle ne se souvenait plus du numéro mais savait qu'elle reconnaîtrait la maison du premier coup d'oil. Quand elle y parvint, la nuit commençait à tomber. Les fenêtres s'éclairaient partout dans Paris. Le logis des Thilorier lui parut particulièrement lumineux : plusieurs pièces étaient allumées à l'étage et, au rez-de-chaussée, les hautes fenêtres d'un salon diffusaient une belle lumière dorée.
- Attendez-moi ! dit-elle au cocher.
- Hé là ! Rappelez-vous c'que j'vous ai dit ! J'irai pas au Temple...
- La rue du Mont-Blanc vous conviendrait ?
- Ça oui... Alors j'attends.
Elle sauta à terre, marcha vers ces fenêtres qui l'attiraient comme un aimant. En se haussant sur la pointe des pieds, elle découvrit en effet un salon jaune, éclairé de hautes bougies dans des candélabres de bronze. Jean était là, installé dans un fauteuil au coin de la cheminée, il lisait une lettre. Michelle Thilorier était assise à ses pieds, le regardant avec une expression d'adoration qui bouleversa Laura. Elle dit quelque chose que celle-ci n'entendit pas et, enveloppant de ses bras les genoux de Jean, elle y appuya sa joue en fermant les yeux avec un air d'extase.
Sa lecture achevée, Jean replia la lettre qu'il mit dans la poche intérieure de sa redingote. Sa mine était celle d'un homme qui réfléchit profondément, mais sa main vint se poser sur la tête blonde de la jeune fille qu'elle caressa. A cet instant une porte s'ouvrit, livrant passage à une servante porteuse d'un plateau chargé d'une bouteille et de flûtes à Champagne, mais les deux personnages ne bougèrent pas et elle vint, avec un large sourire, déposeï le plateau sur un guéridon tout près du couple. Jean alors dit quelque chose et Michelle, relevant la tête, la haussa jusqu'à celle de l'homme dont elle effleura les lèvres d'un baiser avant de se relever d'un souple mouvement des reins. Etouffant un sanglot sous son poing serré, Laura vira sur elle-même et courut vers la voiture. Elle en avait vu plus qu'assez et les larmes à présent inondaient son visage. Son allure dut inquiéter le cocher, car il descendit et la saisit par un coude juste à temps pour l'empêcher de tomber après avoir buté contre un pavé.
- Ça n'a pas l'air d'aller du tout ! commenta-t-il apitoyé en l'aidant à franchir le marchepied. J'ai idée qu'vous avez besoin d'rentrer chez vous et j'vous y ramène. C'est quel numéro, rue du Mont-Blanc ?
- Quarante...
Les larmes l'étouffaient et tant que dura le trajet, assez court, elle sanglota sans retenue, incapable de mettre deux pensées bout à bout, mais quand, alerté par le cocher, Jaouen vint ouvrir la portière, elle se redressa d'un seul coup, tamponnant en hâte son visage inondé avec le mouchoir dans lequel elle avait mordu parce que sa souffrance était si forte qu'elle aurait pu crier.
- Mon Dieu qu'avez-vous ? commença l'intendant. Aidez-moi à la descendre ! ajouta-t-il pour le cocher.
Mais elle le repoussa, descendit et, raidie par un violent effort de volonté, celle de ne pas s'écrouler dans les bras de cet homme dont elle savait combien il haïssait Batz, elle rentra chez elle :
- Payez le cocher ! dit-elle seulement.
Elle monta dans sa chambre, s'y enferma sans rien vouloir entendre des supplications de Bina :
- Je veux être seule ! cria-t-elle. Ne vous occupez pas de moi !
Elle alla se jeter sur son lit où les larmes revinrent, abondantes, épuisantes. Sans cesse les deux images sur lesquelles s'était brisé son bonheur lui étaient imposées par son impitoyable mémoire mais même les forces d'une jeune femme pleine de vie ont une limite et vers minuit, vidée de ses larmes comme de toute espérance, Laura s'enfonça dans un profond, un apaisant sommeil.
Elle ne sut pas que Jaouen, après avoir interrogé le cocher sur son parcours avec Laura, l'avait renvoyé. Puis il avait tenté de lui parler en conjuguant ses efforts avec ceux de Bina. Comprenant qu'elle n'ouvrirait pas, qu'il fallait lui obéir et la laisser en paix, il donna quelques directives à Bina, gagna sa propre chambre, y prit l'un de ses pistolets, le vérifia avec soin, le chargea puis, le passant à sa cein-turev s'enveloppa de son manteau, enfonça son chapeau sur sa tête et quitta l'hôtel après avoir dit à la petite camériste, éplorée, qu'il sortait mais ne serait pas longtemps absent.
Un moment plus tard, les habitants de la rue Buffault étaient réveillés par le bruit d'une vitre brisée, d'un coup de feu, et le cri d'une femme...
Le lendemain matin, Laura ouvrit sa porte, demanda de l'eau, fit une longue toilette, déjeuna de lait, de pain et de miel puis pria Jaouen de lui chercher une voiture :
- Je vais au Temple, dit-elle. Il se peut que je reste plusieurs jours à la Rotonde mais si l'on me demande je n'y suis pour personne. Sauf, bien entendu pour Pitou si on le relâchait...
- Et M. de Batz ? demanda Bina qui en savait beaucoup plus que sa maîtresse ne le supposait.
Laura cilla mais les traits de son visage où la trace des larmes marquait encore le contour des yeux demeurèrent de glace :
- S'il se présentait, dites que je suis rentrée à Saint-Malo !
Et sans rien ajouter, elle partit pour accomplir ce qu'elle avait décidé dans la nuit : consacrer désormais toute sa vie, tous ses efforts, à l'innocente enfant qu'elle aimait. Cet amour-là, au moins, lui restait. Il suffirait à remplir tous ses jours et si Marie-Thérèse était remise à l'Autriche comme il en était question, elle la suivrait à Vienne. Ou n'importe où ailleurs ! Cela avait si peu d'importance à présent...
Au Temple, les choses avaient changé. La tentative du 13 vendémiaire ne laissait pas d'inquiéter le nouveau pouvoir et deux hommes, deux ministres, étaient à présent en charge du destin de Madame Royale : Bénézech à l'Intérieur et, aux Relations extérieures - nous dirions les Affaires Etrangères - Charles Delacroix, un grand bourgeois artésien qui était le type même du haut fonctionnaire [xxxiv]. C'est par eux que passaient les tractations avec l'Empire autrichien et les modalités de l'échange de la jeune princesse contre les prisonniers français détenus depuis deux ans.
D'autres consignes avaient été données : la plupart des visites étaient interdites : Mme de Tourzel avait même été emprisonnée plusieurs jours sous l'inculpation d'avoir servi de relais entre son ancienne élève et le roi Louis XVIII. Quant à Mme de Chanterenne, elle se trouvait à présent aussi prisonnière que la princesse : défense formelle lui avait été signifiée de quitter la Tour, le jour ou la nuit. Plus question de rentrer chez elle. Ce qu'elle prenait fort, mal ainsi que Laura s'en convainquit lorsque, après avoir " posé son sac " chez Louise Cléry, elle fut admise -avec une certaine surprise ! -auprès de la petite Madame. On n'imaginait sans doute pas, en haut lieu, qu'une fille de la libre Amérique pût entretenir des relations avec des émigrés en général et la petite cour de Vérone en particulier.
L'atmosphère n'était plus la même chez Madame. Celle-ci souriait moins. Encore ces sourires étaient-ils empreints d'une mélancolie nouvelle pour Laura, et même parfois celle-ci crut lire une sorte d'appel au secours dans les jolis yeux bleus où s'attardait la trace de larmes nocturnes. La visiteuse, étant donné la mine sombre arborée par Mme de Chanterenne, imagina tout naturellement que Marie-Thérèse souffrait du mécontentement d'une gardienne qu'elle aimait bien. Et ce mécontentement ne se cachait guère :
- J'ai déjà écrit trois lettres au ministre Bénézech, confia-t-elle à Laura, et il ne prend même pas la peine de me répondre ! N'est-il pas incroyable qu'accomplissant ma tâche avec toute l'exactitude voulue, je sois punie de façon si cruelle ?
- Oh ! Je pense que votre claustration sera temporaire. Le temps que s'apaisent les bouleversements qui viennent de se produire...
- Dieu vous entende !
- J'espère qu'il le fera mais je vous en prie, ne montrez pas trop votre peine à la pauvre petite. Elle souffre visiblement de vous voir ainsi.
Mme de Chanterenne regarda Laura d'un air étrange, comme si elle était sur le point de dire quelque chose en se demandant si c'était bien opportun. Finalement, elle soupira :
- Je le sais et je vous assure que je ne lui fais nullement supporter mes tracas ! Pauvrette, les siens sont déjà bien suffisants.
- Tracas ? Craint-elle donc à ce point d'être remise à l'Autriche ?
- Peut-être. Elle se tourmente beaucoup depuis quelques jours. Aussi lui ai-je conseillé, pour lui changer les idées, d'écrire la relation de ce qu'elle a vécu ici...
- Et cela vous paraît susceptible de lui changer les idées ? Ce n'est pourtant pas très récréatif ! émit Laura abasourdie.
- Elle y prend un certain plaisir, je crois. Je l'aide de mon mieux à préciser ce qui reste incertain, nébuleux... et puis, ajouta-t-elle plus bas, le gouvernement souhaite qu'elle fasse ce petit travail.
Qu'ajouter ? Le sujet était clos.
Un après-midi où les trois femmes prenaient une petite collation de thé et de biscuits - le temps de novembre, franchement détestable, ne permettait plus la promenade au jardin - Gomin entra pour annoncer le " citoyen ministre de l'Intérieur ".
Aussitôt Laura se leva pour partir, mais la princesse la retint d'une main posée sur son bras :
- Vous êtes ici avec une permission régulière et ce que l'on vient me dire n'est certainement pas marqué du sceau du secret...
L'homme qui entra en saluant avec autant d'élégance et de respect qu'en eût montré n'importe quel gentilhomme n'avait rien d'un terroriste et tout d'un familier des cours princières. De belle prestance, un peu " enveloppé ", très brun avec ce teint d'ivoire chaud des Méridionaux, Pierre Bénézech, né à Montpellier une quarantaine d'années plus tôt, appartenait à ces vieilles familles de robe si étroitement liées à la noblesse qu'elles en avaient acquis les caractéristiques. C'était un homme d'affaires habile, un négociateur, une intelligence vive, subtile, s'attachant à ce qui éveillait son intérêt. Avant la Révolution il avait été le fondateur de la manufacture d'armes de Versailles et le propriétaire des Petites Affiches. Essentiellement pacifiste, cependant, ses convictions républicaines n'étaient pas très vigoureuses et le jour même de son accession au ministère, le Directoire recevait une dénonciation l'accusant de royalisme dont il eut le bon esprit de ne pas tenir compte. Bénézech, plus encore que son collègue des Affaires extérieures, était le personnage parfait pour traiter le délicat problème du départ de Marie-Thérèse. Cela aidait à oublier que son frère, comme son fils, étaient émigrés et que sa femme avait été mariée au marquis de Boùet.
Il entra donc, salua profondément, s'excusa de se présenter devant Madame sans l'en avoir avertie et, sans paraître s'apercevoir du regard noir de Mme de Chanterenne qui avait encore sur le cour ses trois lettres sans réponse, montra une particulière amabilité à Laura puis entama un petit discours pour apprendre à Madame la nouvelle officielle de sa prochaine délivrance assortie de son départ pour Vienne.
Le premier mot de Marie-Thérèse fut une protestation :
- Je ne veux pas aller en Autriche. Ces gens-là ne nous aiment pas. L'empereur a laissé mourir ma mère, sa parente cependant, sans rien faire pour lui éviter le martyre et, dans ces conditions, j'aurais honte de devenir archiduchesse.
- C'est un point de vue que je peux comprendre mais que Votre Altesse épouse ou non l'archiduc Charles n'est pas l'affaire du Directoire de la République. Une fois à Vienne, il appartiendra à Madame d'accepter ou de refuser. Elle sera libre, entièrement libre de disposer d'elle-même. Et si je me suis permis de me présenter devant elle aujourd'hui, c'est pour me mettre à son service et la prier de bien vouloir me dire quelles sont les dames et les... serviteurs dont elle souhaite composer sa suite.
Le visage soucieux de Marie-Thérèse s'éclaira :
- C'est vrai ? Je peux choisir ?
- Mais bien sûr. Dans les limites du raisonnable cela va de soi...
- En ce cas, je demande Mmes de Mackau et de Tourzel qui ont veillé l'une sur ma petite enfance, l'autre à mon éducation, et aussi Mme de Sérent qui fut dame d'atour de ma pauvre tante Elisabeth...
- Pour cette dernière il faudrait savoir où elle est ! Quant à Mme de Mackau, elle est bien âgée pour un si long voyage. Et encore ?
La princesse tendit une main à chacune de ses compagnes présentes :
- Ces deux dames qui me sont chères... si elles le veulent bien. Enfin Mme Varennes qui fut des femmes de chambre de ma mère.
- Et pour les hommes ?
- Gomin qui le premier m'a montré de la compassion, François Hue qui fut le fidèle valet de chambre de mon père et que l'on trouvera quai d'Anjou, Meunier pour me servir de cuisinier et le porte-clefs Baron dont je ferai un valet de chambre. Enfin mon petit chien Coco ici présent... ajouta-t-elle en se penchant pour caresser la toison ébouriffée.
- Bien. Nous ferons en sorte que Madame soit satisfaite mais il lui faudra bien comprendre que ces personnes n'iront pas toutes jusqu'à Vienne. Là-bas, les dames autrichiennes qui doivent servir Madame s'apprêtent à se mettre en route et le prince de Gavre, nommé pour aller chercher Madame est déjà parti avec une suite nombreuse...
- Les choses sont si avancées ?
- Pourquoi tergiverser puisque tout le monde est d'accord ? Ah, j'allais oublier ! Dès demain, les citoyennes Garnier, couturière en robes, et Clouet, couturière en linge, ainsi que la citoyenne chargée de composer le trousseau de Madame se présenteront à elle. Il ne saurait être question pour Madame de quitter la France dans le dénuement... Votre Altesse royale !... Mesdames ! conclut-il en saluant de nouveau.
Lorsqu'il fut parti, les trois femmes commentèrent pendant un moment cette visite inattendue et Laura remercia avec émotion sa princesse de souhaiter sa compagnie pour ce grand voyage. C'était si conforme à son désir profond de pouvoir continuer à dispenser soins et affection à cette enfant de son cour que sa blessure intérieure la fit moins souffrir. Elle allait partir, et c'était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Mais, ignorant la date du départ, elle pensa qu'il ne lui restait peut-être plus beaucoup de temps pour mettre ordre à ses affaires personnelles et, après avoir prévenu Louise Cléry, elle prit une voiture et se fit ramener rue du Mont-Blanc. Elle prévoyait une discussion serrée ave< Jaouen, mais elle était d'ores et déjà décidée à ne pas le laisser lui gâter sa joie.
Il était tard et la nuit était tombée depuis longtemps quand elle arriva chez elle pour constater qu'il y avait dans sa cour une voiture noire et parfaitement anonyme. Elle n'eut pas le temps de se poser de questions : Jaouen venait à sa rencontre :
- Quelle chance que vous reveniez ce soir ! J'allais partir pour le Temple afin de vous chercher. Il y a là un certain Favre, envoyé du ministre de l'Intérieur.
- M. Bénézech ? Mais je l'ai vu tout à l'heure à la Tour.
- Sans doute, mais il veut vous parler en privé. Cette voiture vous attend.
Le secrétaire particulier du ministre qui se présenta à elle l'instant suivant confirma les paroles de Jaouen. Elle le suivit donc sans poser de questions, monta dans la voiture où Favre grimpa derrière elle, prenant place à son côté et ce fut seulement quand on eut roulé quelque temps qu'elle demanda :
- Avez-vous une idée de ce que me veut le ministre ?
- Aucune, citoyenne. Il semblerait cependant qu'il s'agisse d'une affaire importante. D'où le secret dont nous l'entourons en vous faisant venir si tard à l'hôtel de Brienne...
- C'est étonnant ! J'ai vu... le citoyen Bénézech ce tantôt et il n'a rien manifesté.
- Le secret toujours ! De même, il ne faudra pas vous étonner de ne pas pénétrer chez le ministre par le chemin habituel des visiteurs. Nous entrerons par la porte des fournisseurs...
- C'est sans importance aucune. Je n'ai pas de préjugés...
C'était même assez amusant au fond et Laura grillait de curiosité. De quoi l'homme aimable et courtois qu'elle avait vu cet après-midi pouvait-il bien vouloir l'entretenir ?
Arrivés à destination, on emprunta en effet une porte de service puis un escalier à rampe de fer qui n'avait pas grand-chose à voir avec les nobles degrés menant aux salons. Le tout à la lumière tremblante d'une bougie que le secrétaire prit sur un coffre placé près de l'entrée. Tous les chemins menant à Rome, Laura se retrouva, par la magie d'une porte dissimulée dans une bibliothèque, dans le bureau du ministre qui était alors en train d'écrire mais jeta sa plume en se levant vivement pour accueillir sa visiteuse avec toute la courtoisie désirable. Il lui offrit des excuses pour ce dérangement tardif et un rien trop expéditif puis un fauteuil en face de sa table de travail et enfin un doigt de vin de Xérès, qu'elle accepta afin de se réchauffer : la voiture ministérielle était froide et humide. Bénézech lui-même but quelques gouttes puis, au lieu de s'asseoir à sa table, il vint se poser devant sa visiteuse, appuyé à ladite table qui était un magnifique bureau Louis XV, et prit le temps de contempler un instant la jeune femme.
- J'ai des choses importantes à vous dire, madame. Mais accordons nos violons afin de nous entendre mieux. D'abord, vous ne vous appelez pas Laura Adams et vous n'êtes pas née en Amérique. Calmez-vous ! se hâta-t-il d'ajouter en la voyant ébaucher un mouvement pour se lever. Il ne saurait être question ici de vous le reprocher, bien au contraire. Simplement, je souhaite vous confier une importante mission... Je dirai même une mission capitale parce qu'elle touche au secret de l'Etat. Il était donc urgent que je vous connaisse à fond : vous êtes en réalité Anne-Laure de Laudren, ci-devant marquise de Pontallec, toute dévouée à la cause royale et pourvue d'un grand courage.
- Puis-je demander comment vous savez tout cela ? fit Laura très calmement.
- Je pourrais vous répondre qu'un ministre de l'Intérieur se doit d'être le mieux renseigné qui soit mais je préfère vous dire la vérité. Elle tient en trois points. Premièrement, j'étais place du Trône renversé le 29 prairial quand on a exécuté ces malheureux revêtus d'absurdes tuniques rouges et je vous ai vue agresser - le mot n'est pas trop fort -Louis David d'abord, mais surtout Fouquier-Tinville, ce qui vous a valu d'être conduite à la Conciergerie. Vous n'êtes pas de celles qui passent inaperçues, ma chère. Tant de beauté jointe à tant d'audace méritait que l'on s'y intéresse. Secundo, je connais du monde en Bretagne où j'ai quelques liens familiaux. Enfin, tertio, vous avez rencontré Rouget de Lisle il y a quelques jours et nous avons longuement parlé de vous. C'est un homme qui sait juger les gens et que je destine d'ailleurs à des postes pas très en vue peut-être mais importants. J'ajoute que vous lui avez fait forte impression...
- C'est quelqu'un d'aimable, d'attachant même...
- Il sera très heureux d'apprendre que vous le voyez ainsi. A présent, laissons le passé où il est et voyons l'avenir. Jusqu'à quel point êtes-vous dévouée à Madame Royale ?
- Jusqu'où il lui plaira de m'emmener. Qu'elle souhaite ma présence auprès d'elle pour le voyage à Vienne me cause une joie infinie.
- Je ne crois pas que vous irez à Vienne.
- Oh ! fit-elle affreusement déçue. Mais pourquoi ?
- Parce que vous l'accompagnerez... ailleurs !
- Ailleurs ?
Brusquement, Bénézech se pencha pour scruter la jeune femme au fond des yeux :
- Etes-vous prête à la suivre là où elle devra aller et à demeurer auprès d'elle... plusieurs années s'il le faut?
Laura ne put s'empêcher de frissonner tant était grave le visage penché sur elle .
- Je ne comprends pas... commença-t-elle.
- Je crois que vous allez tout de suite comprendre : Madame est enceinte...
- Quoi ?
Sous le choc, Laura s'était levée si brusquement que son siège bascula en arrière et qu'elle l'aurait suivie si Bénézech ne l'avait retenue d'une main solide. Il rétablit l'équilibre du petit fauteuil, fit rasseoir sa visiteuse et lui administra un suppl6' ment de vin andalou :
- Je sais, fit-il d'un ton paternel, cela donne un coup. Mme de Chanterenne s'en est aperçue à ces signes qui ne trompent pas une femme. Dans sept mois environ, la princesse devrait donner le jour à un enfant...
- Mais comment est-ce possible ? s'exclama Laura qui n'arrivait pas à s'en remettre.
- Personne n'en sait rien et peut-être même la pauvrette l'ignore-t-elle aussi. Je ne sais si Mme de Tourzel vous a dit qu'elle est sujette à des pertes de connaissance en cas de forte émotion. Il y a environ deux mois qu'elle a appris le sort affreux de ses parents. Mme de Chanterenne n'était pas encore au Temple à demeure. Quelqu'un en a-t-il profité ?...
- Vous voulez dire qu'elle aurait été violée ?
- Pourquoi pas ? Ce qui m'étonnera toujours, c'est que cela ne lui soit pas arrivé plus tôt avec les brutes qui la gardaient. D'autre part, il se peut qu'au moment de cette grande douleur, on ait essayé de lui apporter quelques consolations. Quelqu'un de jeune, de tendre qui lui aurait offert une épaule pour pleurer. Ce Gomin par exemple qui lui voue une sorte de culte et dont elle a demandé qu'il l'accompagne à Vienne ?
- Je ne crois pas. La première version me semble plus probable quand on la connaît. En dépit de ses malheurs elle a gardé tant de fierté ! C'est... c'est inimaginable !
- Je pense comme vous. Quoi qu'il en soit, il n en reste pas moins que nous avons un grave problème à résoudre... mais qu'avec votre aide je peux y apporter une solution.
- Laquelle mon Dieu ? Il ne serait plus question de la remettre à l'Autriche ?
- Oh ! mais si ! La remise aura lieu vers la fin de l'année à la frontière suisse, près de Huningue je pense...
- Mais enfin c'est impossible ? Que dira l'empereur en constatant l'état de sa nièce ? Le mariage avec l'archiduc est désormais irréalisable. Ce qui d'ailleurs ne ferait guère de peine à la princesse...
- Et pourtant nous remettrons aux Autrichiens la fille de Louis XVI aussi pure que le jour de sa naissance...
- Ne me dites pas que vous comptez lui faire subir cette abomination ? s'écria Laura horrifiée. Un... avortement ?
- J'ai dit aussi pure que le jour de sa naissance.
- Seriez-vous Dieu, par hasard ? Personnellement j'en serais ravie bien que je ne le voie pas ainsi.
- Vous avez tort : Dieu a fait l'homme à son image, dit vertueusement Bénézech. J'admets que ce soit parfois difficile à croire. Maintenant je vais vous raconter une histoire. Vous allez la trouver intéressante.
Bénézech alla enfin s'asseoir à son bureau, posa ses coudes sur la table et joignit ses doigts par le bout :
- Lorsque le roi Louis XVI a épousé Marie-Antoinette, leur union n'a pas été complète dès le début de leurs relations. Le roi était empêché de procréer par la faute d'une petite malformation nécessitant une opération chirurgicale plutôt douloureuse et, bien qu'il eût été homme de grand courage - il l'a prouvé hautement ! - il ne pouvait se résoudre à cette désagréable obligation. Au moment du mariage le couple était fort jeune, et c'est seulement au bout de sept ans que Sa Majesté s'est soumise au couteau libérateur. Cela fait, il ne pouvait être question pour lui d'aborder la Reine sans être certain de réussir pleinement. Aussi décision a-t-elle été prise de lui faire courir... ce que l'on pourrait appeler un galop d'essai. Et pour cela on choisit une jeune femme, déjà mère, dont l'époux était valet du comte de Provence puis de Madame Elisabeth. Et la tentative réussit : la petite Marie-Philippine Lambriquet vint au monde deux mois avant Mme Royale avec laquelle, d'ailleurs, elle a une certaine ressemblance. Elles ont été élevées ensemble : après la mort de la mère survenue en 1788, la Reine a pris la petite au château et l'a traitée comme sa propre fille. Simple changement : ses prénoms de Marie-Philippine étant aussi ceux de Madame Elisabeth, la Reine lui a donné le nom d'Ernestine. Et cette enfant après avoir vécu à la cour a suivi la famille royale dans tous ses déplacements, hormis le malencontreux voyage à Varennes. La veille du 10 août, elle était encore aux Tuileries et c'est à ce moment qu'elle a disparu, emmenée par Mme de Soucy, la fille de Mme de Mackau. Je sais où elle est. J'ajoute, afin que vous compreniez mieux encore, que l'empereur François dans l'acte officiel qui réclame Madame Royale, demande que Mlle Lambriquet l'accompagne...
- En quoi cette jeune fille peut-elle intéresser l'empereur ?
- En ce qu'il n'ignore pas qu'elle est fille de France presque autant que sa nièce et qu'il ne voit pas d'inconvénient, au contraire, à ce qu'elle en prenne la place. Evidemment elle n'épousera pas l'archiduc et vivra à Vienne au moins aussi cachée que Madame Royale au Temple. Dans les premiers temps. Ensuite on verra.
- Autrement dit, l'empereur sait ce qui est arrivé ? Alors pourquoi la faire venir quand même, jouer cette comédie qui devient ridicule ?
- Parce que, si vous l'ignorez, la princesse est riche. Avant l'équipée de Varennes, la reine Marie-Antoinette avait fait passer à Bruxelles une importante somme d'argent et aussi ses bijoux personnels que son coiffeur Léonard s'était chargé d'emporter dans ses bagages. Cela représente une fortune et l'Autriche aimerait bien mettre la main dessus.
- Dans ce cas, pourquoi ne pas la faire venir elle-même si c'est pour la cacher ?
- Pour démentir à tout prix le bruit d'une future maternité qui a déjà transpiré jusqu'à Naples où la reine Marie-Caroline, sour de Marie-Antoinette, s'en indigne. Même si elle vit en retrait, la fausse Madame Royale pourra offrir jour après jour aux rares personnes qui l'approcheront la vue d'une taille qui ne changera pas de volume.
- Si je comprends bien, cette grossesse est en train de devenir le secret de Polichinelle.
- N'exagérons rien ! Je n'ai cité jusqu'ici que deux personnes, l'empereur et la reine de Naples. Il faut y ajouter le prince de Condé qui cantonne actuellement non loin de la frontière suisse et qui veillera sur la sécurité de la princesse au moment délicat de l'échange contre les prisonniers français d'une part et avec sa demi-sour d'autre part. Encore plus délicat bien entendu C'est à ce moment là que commencera votre rôle à vous, c'est-à-dire dès l'instant où les voitures du prince de Gavre, qui vient chercher la princesse, auront pris le chemin de l'Autriche. Vous partirez avec elle pour le lieu, agréable rassurez-vous, mais discret où elle vivra le temps qu'il faudra. Vous serez sa... dame d'honneur, son amie, sa protectrice, sa confidente peut-être et cela pour un temps que je ne saurais déterminer. Réfléchissez et dites-moi votre sentiment !
Réfléchir ? Laura n'en avait pas besoin. Ce qu'on lui offrait c'était, avec le bonheur de vivre auprès de Marie-Thérèse et de l'enfant à venir, d'échapper à son tourment et d'échapper à l'attirance terrible qu'exerçait sur elle l'homme dont elle était certaine à présent qu'il la trahissait, qu'il l'avait sans doute toujours trahie comme, peut-être il trahissait Marie...
- J'accepte, dit-elle fermement. Et avec plus de joie que vous ne l'imaginez.
- Même si vous devez sacrifier beaucoup de temps de votre vie ?
- Surtout dans ce cas !
Le visage fatigué du ministre s'éclaira d'un sourire.
- Bien. Je vous remercie très sincèrement, madame. Vous n'ignorez pas, cependant, que cette mission peut présenter des dangers, presque aux secrets dun inévitables lorsque l'on toiicfr Etat ou d'un personnage. ne m'effraie pas.
- Je m'en doute mais cel^_ander comment je Cependant, il me faut vous de Saint-Malo une dois agir envers mes proches' chère qu'une mère amie qui m'est devenue aussi ^ajSon d'armement travaille à remettre debout la ' naval de mes ancêtres... ^rnet :
Bénézech consulta un petit <^ j} ne peut être
- Mme de Sainte-Alferine cOurant, pas plus question qu'elle soit rnise a^votrevie. qu'aucun de vos amis. Il y va ^urtant Laura avait
Le ton s'était fait sévère, ï7 encore quelque chose à dire : ^ut savoir de moi,
- Puisque vous sernblez ^erviteur qui m'est si vous n'ignorez pas que j'aj un ns à " disparaître " solidement attaché que, si je V* cjel et terre pour de façon inexplicable, il rem1* *\ jaouen. C'est un me retrouver. Il s'appelle J^ t pour la fidélité, il brave, un homme de valeur ^ pourrait sous les en remontrerait à un chien- ,f Comment dois-je tourments plutôt que rr\e trafc m'y prendre avec lui ? $ tout de suite. Il
Bénézech ne répondit P^ qu'il avait pris dans consultait à nouveau le cam^ sa poche : P>. Il serait peut-être - L'homme au crochet de * r jj vous faut, à vous bon qu'il vous accompagne ^ n'en trouveriez pas aussi, une protection et voi* gercela... de meilleure. Je verrai - Une autre question cette petite Lambriquet. Si elle part avec Madame, comment opérerez-vous la substitution ?
- De façon fort simple. Ernestine Lambriquet ne partira pas... mais Mme de Soucy qui va être chargée d'escorter la princesse jusqu'à Vienne sera autorisée à emmener son jeune fils... et sa femme de chambre.
Le dernier mot rappela Bina au souvenir de Laura .
- Moi aussi, j'en ai une. Elle est très éprise de Jaouen et si je la sépare de lui, elle est capable d'aller se jeter dans la Seine.
- Ah!
La réflexion, cette fois, fut plus longue puis le ministre demanda :
- Dévouée aussi celle-là ?
- A moi sans aucun doute... mais à Jaouen, j'en mettrais ma main au feu
- Alors qu'il l'épouse, sinon vous partirez sans lui...
Laura commençait à trouver qu'on lui en demandait beaucoup. Comme faire accepter à Jaouen une telle condition ? Elle voyait poindre à l'horizon une infinité de discussions, mais elle n'eut pas le temps de s'y attarder. Bénézech n'en avait pas encore fini et elle n'était pas au bout de ses surprises.
- Le mariage républicain devrait suffire, concéda-t-il en voyant sa visiteuse froncer les sourcils.
- Concernant des Bretons ? Cela m'étonne-rait...
- Ma chère, la Bretagne n'est pas composée uniquement de fervents chrétiens. On y a vu des prêtres mariés, j'en passe et des meilleures. Quant à vous et une fois ce petit problème domestique réglé, vous allez disparaître...
- Moi ? Je vais...
- Je veux dire miss Adams va disparaître. Elle va retourner le plus tranquillement du monde à Boston.
- Mais qu'irais-je faire à Boston ?
Le ministre lui dédia un regard sincèrement affligé avant de porter son attention sur l'abat-jour vert de sa lampe bouillotte.
- J'espérais que vous étiez femme à me comprendre à demi-mot. Miss Adams va quitter Paris très officiellement en donnant l'impression que ce départ est définitif. Ensuite, une chaise de poste la conduira au Havre, avec ses serviteurs, où ils embarqueront sur un navire... qui les déposera à Dieppe. Là, Mme de Laudren et ses gens trouveront une voiture dans un endroit tranquille, menée par un homme qui a ma confiance. Il vous remettra vos passeports et vos instructions puis il reviendra me dire si tout s'est bien passé. Naturellement c'est votre... Jaouen qui prendra sa place sur le siège et, en évitant Paris, vous partirez pour Baie où vous descendrez à l'hôtel du Sauvage. Merlan, le propriétaire, est un agent royaliste en qui le prince de Condé a toute confiance. Vous y attendrez un certain Philippe Scharre. C'est un ancien cent-Suisses échappé au massacre des Tuileries. Il vous dira la suite. Vous partez dans trois jours.
- Trois jours ! protesta Laura. N'est-ce pas un peu hâtif ?
- Pas du tout ! Vous devez être à Baie pour le jour de Noël. Vous ne retournerez pas au Temple : Madame et vos amis apprendront que vous avez été expulsée pour agissements royalistes. On vous plaindra, on vous bénira... et Madame n'en sera que plus heureuse de vous retrouver.
- Où la rejoindrai-je ?
- Scharre vous dira la suite. Naturellement tous les frais de cette aventure m'incombent. A moi, précisa-t-il. Pas à la République. La voiture que vous prendrez à Dieppe sera à votre nom et vous devriez gagner votre destination sans encombres. A présent que vous savez ce qui vous attend, acceptez-vous toujours ?
- Oui. J'accepte. Ainsi... Laura Adams va disparaître... définitivement ?
- C'est indispensable dès l'instant où elle va être connue comme ennemie de la République. Y étiez-vous tellement attachée ?
- Oui... répondit Laura après un instant de réflexion. Je lui dois la vie et aussi de grandes joies. Je crains d'avoir l'impression de perdre une vieille amie...
- J'espère que, dans la suite des temps, le destin vous réservera assez de bonheur pour effacer les regrets.
- Je n'y crois guère, monsieur le ministre. Il y a des gens qui ne sont pas faits pour le bonheur et je crains d'être de ceux-là !
- Il faut toujours y croire ! Vous êtes jeune et... très belle. Sachez que je vous suis infiniment reconnaissant d'avoir accepté.
Bénézech conduisit Laura jusqu'à l'antichambre où Favre l'attendait pour la ramener chez elle mais là, au lieu d'un simple salut, il prit sa main et la baisa avec toute l'élégance d'un noble d'Ancien Régime en y ajoutant quelque chose de plus doux qui ressemblait à de l'amitié.
- Encore merci ! dit-il.
Revenue rue du Mont-Blanc, Laura envoya Bina se coucher et alla s'enfermer avec Jaouen dans son petit salon. En quelques phrases, elle lui rapporta son entretien avec le ministre sans mentionner d'abord la clause qui le concernait. Il l'écouta attentivement sans rien laisser paraître, se contentant de remarquer :
- Votre mission n'est pas définie dans le temps ? Il peut s'agir de plusieurs années hors de France ?
- En effet.
- Et vous en êtes d'accord ?
- Tout à fait dès l'instant où je vais pouvoir veiller sur une jeune fille que j'aime infiniment. Il se peut, évidemment, que cela ne vous plaise pas...
Vos convictions...
- Oubliez-les ! dit-il avec force. Avant que d'être à la République, je suis à vous !
Laura saisit la balle au bond :
- Jusqu'à quel point ? Vous savez... et le ministre sait aussi que je ne peux renvoyer Bina seule à Saint-Malo sans la jeter au désespoir.
- Pourquoi la renverriez-vous ?
- Parce que c'est une tête un peu folle et qu'il lui arrive d'être bavarde...
- Sans doute. Pourtant elle n'a jamais ouvert la bouche sur le petit garçon dont, toute une journée, elle s'est occupée certain jour de janvier il y aura bientôt deux ans.
- Je sais et je crois pouvoir en répondre mais cela ne suffit pas à M. Bénézech pour la laisser participer sans autre assurance à ce qui va être un grave secret d'Etat. Elle... et vous, ajouta la jeune femme en appuyant sur le mot, ne serez autorisés à m'accompagner que si vous êtes mariés.
A son grand étonnement, Jaouen n'émit aucune protestation. Rien d'autre qu'un éclair dans ses yeux gris et une soudaine pâleur. Laura reprit alors :
- Le mariage républicain suffira mais si vous ne vous y soumettez pas, Jaouen, il faudra nous séparer : vous ne serez pas autorisé à me suivre. Décidez-vous mais vite ! Nous partons dans trois jours.
- Vous savez ce que cela représente pour moi et que je ne ferai pas à Bina l'injure de cette parodie.
- Elle est pourtant courante de nos jours.
- Sans doute, mais si j'épouse Bina, ce sera aussi devant un prêtre. Même si je ne la touche jamais ! Sinon, elle ne se considérerait pas mariée... Mais puisque c'est une condition sine qua non, je l'épouserai dès demain si possible. Il ne faut en rien retarder notre départ.
Agréablement surprise de la facilité avec laquelle l'intraitable Joël Jaouen était venu à résipiscence, Laura était à cent lieues d'imaginer que la perspective d'emmener Laura hors de France pour plusieurs années apportait un immense soulagement aux tourments qu'il endurait depuis le soir de la libération de Batz. En effet, il avait appris que son coup de pistolet s'il était grave n'était cependant pas mortel. Le baron était toujours rue Buffault où Michelle Thilorier lui prodiguait des soins jaloux, interdisant à tout autre qu'au médecin l'approche de sa maison. Le hasard lui avait livré l'homme qu'elle aimait depuis l'enfance et elle entendait garder cet avantage. Si elle réussissait à le sauver, ce ne serait pas pour le laisser à d'autres. A une autre surtout ! Et Jaouen se retrouvait pris dans un dilemme : courir le risque majeur d'une guérison qui permettrait à Laura d'apprendre ce qui s'était passé ou alors achever son ouvre de mort pour que Laura en soit à jamais délivrée. Ce départ était une chance incroyable qu'il était prêt à payer n'importe quel prix !
Le lendemain, à la mairie du tout nouveau 2e arrondissement, Bina noyée sous des larmes de bonheur épousait le maître de ses pensées en présence de deux témoins qui étaient Lepitre et Louise Cléry. Julie Talma chez qui Laura s'était rendue la veille pour lui annoncer son départ " définitif " était bien incapable d'assister à un mariage quel qu'il soit : elle venait de perdre son fils aîné et son divorce était décidé. La pauvre femme était, elle aussi, noyée dans les larmes mais pas pour les mêmes raisons. Sa vieille amie Louise Fusil qui ne la quittait plus et chez qui elle allait habiter quelque temps - la jolie maison de la rue Chantereine venait d'être vendue à la citoyenne Beauharnais - l'entourait de soins attentifs car sa santé était loin d'être satisfaisante. Aussi fut-ce avec plus de tristesse qu'elle ne l'imaginait que Laura lui fit ses adieux. Julie s'était montrée une véritable amie et ces choses-là tenaient au cour de la fausse Américaine.
An matin du 1er décembre Laura, le cour serré, remit les clefs de sa maison à l'envoyé de Julie et monta avec le nouveau couple dans la chaise de poste à quatre chevaux, avec cocher et postillon qui allait la conduire au Havre. En dépit de l'aventure exaltante qui l'attendait, elle éprouvait un véritable déchirement en laissant derrière elle tant de gens qu'elle aimait et dont elle ignorait si elle les reverrait jamais : Ange Pitou, toujours en prison et qu'elle n'avait pu revoir - tout juste lui faire passer un billet lui disant que le Directoire la renvoyait en Amérique ! -, Lalie et tous ceux de Saint-Malo qu'il avait bien fallu prévenir de son départ " pour un long voyage " et puis... et puis celui dont elle n'osait même plus penser le nom tant elle en éprouvait de douleur. Depuis qu'elle l'avait vu dans la maison de " sa fiancée ", Batz semblait avoir tout oublié de leurs brèves amours. Non seulement il n'était pas venu rue du Mont-Blanc, mais il n'avait même pas pris la peine d'envoyer le moindre mot, la moindre pensée ! Sa page à elle était tournée sans doute après celle de Marie et elle croyait sentir la jeune comédienne revivre en elle le désespoir des derniers instants vécus sur l'échafaud. Sans doute son sort à elle était-il moins abominable mais à cette heure où elle quittait Paris sans espoir de retour, Laura n'était pas loin de regretter que le 9-Thermidor lui ait sauvé la vie-
La voiture à présent roulait dans les Champs-Elysées. Il pleuvait et Laura, le visage tourné vers la vitre, ne savait pas si l'eau qui brouillait le paysage familier venait du ciel ou de ses yeux. Elle comprit qu'elle pleurait quand Jaouen, assis en face d'elle, lui glissa sans rien dire un mouchoir entre les doigts...
Le 18 décembre, à onze heures du soir, Bénézech sortit de son ministère, monta en voiture et se fit conduire rue Meslay, près du Temple. Là il descendit, se rendit à la Tour où, prête à partir, Madame Royale attendait dans la salle du Conseil en compagnie de Gomin et de Mme de Chanterenne. Après avoir remis décharge de la prisonnière au gardien Lasne, il alla rejoindre la princesse, la salua et lui offrit son bras pour la conduire hors du Temple. La porte basse s'ouvrit enfin, non plus pour une promenade au jardin, mais sur le monde extérieur.
Avant de franchir le mur d'enceinte, Marie-Thérèse se retourna pour considérer l'énorme donjon qu'elle quittait, bonne dernière d'une famille décimée. Il était vide à présent à l'exception d'un seul prisonnier, Tison, qui avait été le serviteur espion et malfaisant de Louis XVI et des siens. A demi fou, on le tenait enfermé dans une tourelle de l'étage où vivait Madame. Elle avait les yeux pleins de larmes... Puis son regard, redescendant, s'arrêta sur Mme de Chanterenne qui pleurait elle aussi et elle se jeta dans ses bras avant de lui remettre un cahier de feuilles qu'elle tenait à la main. Un instant assez long les deux femmes s'étreignirent puis, avec un sanglot, Marie-Thérèse s'arracha de ces bras affectueux et reprit celui de Bénézech pour franchir les dernières barrières. Seule, Mme de Chanterenne remonta les vieilles marches sonores et regagna la chambre vide...
Les rues sont obscures et silencieuses quand, le grand portail franchi, la princesse s'y engage pour rejoindre la voiture du ministre. Le petit chien Coco trotte à côté d'elle : elle a obtenu la permission de l'emmener. Derrière elle viennent Favre et Gomin, avec le léger bagage, composé surtout de souvenirs qu'elle emporte. Mais voici la rue Meslay et la voiture. Bénézech fait monter sa jeune compagne, y monte à son tour. Chemin faisant, il lui donne quelques instructions destinées à protéger son incognito. On gagne les boulevards.
En face de l'Opéra ' sous les arbres défeuillés, la Les malheurs d'une princesse berline de voyage attend, lanternes allumées. Dedans ont pris place Mme de Soucy, seule de toutes celles demandées que l'on a autorisée à escorter la princesse jusqu'à Vienne, auprès d'elle le capitaine de gendarmerie Méchain : tous deux vont jouer le rôle d'un couple qui part avec sa fille Sophie. Comme pour le désastreux voyage à Varennes on a jugé bon d'user de personnalités d'emprunt. Il y a là aussi un courrier à cheval chargé de préparer les relais, car on s'arrêtera le moins possible et en évitant s'il se peut les grandes villes.
Marie-Thérèse a retrouvé tout son calme. Bénézech la fait descendre, la conduit vers la berline où Mme de Soucy s'empare d'elle. Puis le ministre se découvre et salue.
- Adieu, monsieur, dit la jeune fille.
- Allez, Madame, répond-il avec une soudaine émotion. Puissiez-vous bientôt être rendue à la patrie, vous et tous ceux qui peuvent faire son bonheur...
La portière se referme. La berline s'ébranle, s'éloigne sur le boulevard en direction de la Bastille. Bénézech, à ce moment, tire sa montre : il est minuit. Le 18 décembre s'achève et c'est une date importante parce que ce jour-là, Madame Royale a eu dix-sept ans...
Le lendemain à huit heures du soir, une seconde voiture quitte Paris. Elle emporte ceux dont la princesse désire s'entourer : Hue, Gomin, Meunier, Baron, la femme de chambre et le fils de Mme de Soucy, un joli garçon de seize ans qui ressemble à une fille... La berline, elle, est déjà loin.
A une heure du matin, on relayait à Charenton après avoir quitté Paris par la barrière de Reuilly. A une allure modérée d'une lieue et demie à l'heure, on traverse Boissy-Saint-Léger pour relayer au tour-nebride de Grosbois dont le beau château avait été au comte de Provence, Brie-Comte-Robert, Guignes où l'on s'arrête à neuf heures pour déjeuner mais on n'y reste pas. Le repos sera pour plus tard. Par Mormant et Nangis on gagne la Poste de Provins mais, quand on en repart, Méchain, qui prend très au sérieux son rôle de père de famille appelle Madame " Sophie " et la tutoie, s'aperçoit qu'un officier de dragons suit la berline puis la dépasse. Quand on atteint Nogent-sur-Seine, la population sait que Madame Royale arrive et, quand elle descend de voiture pour se rafraîchir, la cour du relais est pleine de gens qui l'acclament. On ne reverra pas l'officier de dragons. En revanche on va avoir quelques ennuis avec le comte Carletti ambassadeur de la cour de Toscane qui est bien le personnage le plus encombrant qui soit. Sous prétexte qu'il était le seul envoyé européen auprès de la République, que les salons de Paris ont adoré son côté pittoresque et en ont fait un temps leur chouchou, il s'est cru tout permis a prétendu s'occuper en priorité du destin de la princesse, tant et si bien que le Directoire excédé l'a prié de regagner Florence le plus tôt possible.
Et Carletti est parti. En berline lui aussi, mais avec un tel amoncellement de bagages et de ballots en tissu que Méchain le surnommera le " marchand de toile ". Mais Dieu que ce marchand de toile est gênant ! Quand on arrive à Troyes, où l'on doit seulement relayer - on a dormi à Gretz - il n'y a pas de chevaux : Carletti vient de passer et il a tout pris ! Même aventure à Montieramey. Le courrier à cheval, Chasaut, ne sait plus à quel saint se vouer. Aussi, à Vendeuvre, Méchain prend le mors aux dents : il va à la municipalité et y exhibe son passeport gouvernemental qui lui donne la priorité sur tous les autres voyageurs. Mis en demeure de se tenir tranquille, Carletti proteste mais se le tient pour dit. En ce moment d'ailleurs, l'incognito de la princesse n'est plus qu'un vou pieux. Quelqu'un la précède qui prend à tâche d'avertir les populations. Peut-être l'officier qu'on ne reverra pas ? Quand on arriva à Chaumont à neuf heures du matin le 21 décembre, l'hôtelière de la Fleur-de-Lys [xxxv], Mme Royer, attendait la princesse. Elle tint à la servir elle-même et, après son départ au milieu des acclamations, elle mit de côté le bol, l'assiette et les couverts dont celle-ci s'était servie pour les conserver comme des reliques.
Au soir de ce jour, on couche à Fayl-Billot d'où l'on repart à six heures du matin pour Vesoul, simple relais : le prochain repos sera à Belfort où l'on fait halte pour la nuit. Le temps qui était assez beau s'est détraqué. Les chemins détrempés se transforment en fondrières qui rendent le voyage plus difficile lorsque l'on doit quitter le " pavé du Roi ". Et c'est seulement au soir du 24 décembre que la berline, après Altkirch, franchit les portes imposantes de la forteresse de Huningue et s'engage dans le chemin couvert. Dès son passage, ces portes sont closes et l'on relève les ponts-levis car Huningue c'est une formidable place fortifiée avec bastions, courtines, douves profondes. La petite ville qui s'y cache est bien défendue.
La nuit est tombée quand la berline s'arrête devant l'hôtel du Corbeau mais là pas de foule, pas d'acclamations. Il n'y a que des soldats et deux ou trois curieux. La seconde berline n'arrivera que le lendemain.
L'hôtel du Corbeau est confortable : une belle maison un peu ancienne, admirablement entretenue et bien pourvue de poêles. Ses propriétaires, les Schultz, sont des gens jeunes, aimables et accueillants, parents heureux de deux enfants - le troisième est à venir. Madame est installée au premier étage. Sa chambre porte le n° 10. C'est une grande pièce à deux fenêtres donnant sur une autre plus petite formant ainsi appartement. Elle n'en sortira que pour se rendre, le surlendemain, près de Baie où elle sera remise au prince de Gavre.
Cette veille de Noël, Marie-Thérèse la passe seule et ne la prolongera guère car elle veut se coucher de bonne heure. Cela lui permet d'éviter la compagnie de Mme de Soucy qu'elle n'aime pas et qu'elle juge intrigante. C'est une femme qui déplace trop d'air ! En outre, la princesse ne comprend pas pourquoi elle a eu le droit d'emmener son fils et sa femme de chambre, alors qu'elle-même n'a auprès d'elle aucune servante. Mais dans son aventure il y a tant de choses étranges ! Elle ne s'y attarde pas cependant et préfère dormir puisqu'une fois de plus elle ne pourra assister à la messe de minuit qui était si belle jadis !
Cette messe, Laura va l'entendre dans la cathédrale de Baie proche de l'hôtel du Sauvage où elle s'est entretenue avec Philippe Scharre. Le Suisse lui a plu tout de suite : c'est un homme d'une trentaine d'années, blond, puissamment bâti avec un visage ouvert, des yeux bleus qui regardent en face et qui inspirent confiance. Il est rassurant aussi : tout devrait se passer au mieux ! Cependant, sous les vieilles voûtes où résonnent les orgues et les voix solides de la maîtrise, Laura priera longtemps...
Au matin, les petits Schultz sont venus offrir quelques fleurs à la jolie princesse dont tout le monde déplore tellement le départ. Ils ont chanté pour elle " Mon beau sapin " en français et, parce que le petit garçon ressemble un peu au Dauphin, Marie-Thérèse a pleuré. Mais ensuite elle reçoit le premier secrétaire du consulat de France à Baie, M. de Bâcher, qui se met à son service et lui assure que tout sera prêt. Cependant, quand elle déclare qu'elle aimerait sortir, on lui répond que c'est impossible : elle n'a pas le droit de quitter l'hôtel avant l'heure fixée pour la remise aux Autrichiens. Au début de l'après-midi, l'arrivée de la seconde berline a fait diversion. Elle est chargée de grandes malles dans lesquelles se trouve le superbe trousseau que le Directoire a commandé pour que la princesse puisse effectuer, à la cour de Vienne, une entrée digne d'elle. Et il a bien fait les choses : il y a pour neuf millions de robes d'organdi broché d'or, de satin blanc, de velours rosé, de linon brodé, de moire satinée, de dentelles, de fourrures, de linge, de rubans, de gants et de tous ces riens indispensables à une femme élégante.
Pourtant, quand Bâcher qui voltige de tous côtés ordonne que l'on descende les malles pour les lui présenter, Marie-Thérèse fait dire par Mme de Soucy que l'on peut remporter tout cela : Madame remercie beaucoup le gouvernement de la République mais elle refuse le trousseau. Cependant, comme elle manque de bien des choses, elle demande qu'on lui envoie une marchande de modes et, alertée par Bâcher, une Mme Serini arrive de Baie avec une foule de cartons et de boîtes. Marie-Thérèse n'en retiendra que peu : un grand mantelet, une robe chaude, un chapeau et quelques bonnets qu'elle destine au femmes de son dernier entourage avant l'Autriche, mais en prévenant qu'elle n'a pas le moindre sou pour payer. C'est donc M. de Bâcher un peu surpris tout de même qui paiera. Sans sourciller d'ailleurs car il a bien d'autres soucis en tête, et surtout empêcher que Madame Royale rencontre les hommes qui vont être échangés contre elle et qui attendent à l'hôtel des Trois-Rois à Baie. Car, parmi eux, il y a Drouet, l'ancien maître de poste qui a poursuivi et fait arrêter à Varennes la famille royale. Il faut à tout prix éviter à Madame cette rencontre odieuse. Aussi le prince de Gavre recevra-t-il la princesse dans une propriété particulière, la maison Reber qui, à cent pas des portes de Baie, se trouve sur le bord du chemin qui y mène depuis Huningue. C'est donc en territoire suisse, à peu de distance de la frontière.
Une nouvelle nuit tombe sur l'hôtel du Corbeau. Après le souper, une servante monte dans la chambre où s'est retirée Madame avec un pot d'eau chaude. A son entrée, la princesse a retenu une exclamation de surprise vite réprimée par le geste de l'arrivante qui pose un doigt sur sa bouche. Et la porte se referme. Personne ne verra ressortir cette servante.
Cette dernière journée, Marie-Thérèse la passe à écrire des lettres. Une surtout à Mme de Chanterenne où elle raconte son voyage et conclut : " Priez Dieu pour moi ! Je suis dans une situation bien désavantageuse et bien embarrassante... "
A six heures, il fait nuit noire : les deux berlines que l'on avait placées dans une remise de l'hôtel viennent se ranger devant la porte. Un détachement de dragons se tient prêt à les escorter jusqu'à la frontière. En plus, il pleut... Tout cela est affreusement triste.
Mme Schultz, en larmes, vient saluer cette pensionnaire qu'elle n'oubliera plus et qui pleure, elle aussi, en tenant un mouchoir sur ses yeux. Un mouchoir que d'ailleurs elle donne au garçon qui l'a servie en disant qu'elle n'a rien d'autre à lui offrir en remerciement de ses bons offices.
Mme de Soucy est déjà dans la voiture et Méchain qui n'a plus besoin de jouer - si mal ! - son rôle de père est sur le siège avec le cocher.
En moins de dix minutes, la borne frontière est atteinte. Là les dragons rendent les honneurs et s'arrêtent : ils n'iront pas plus loin et à présent les voitures roulent en territoire suisse. C'est alors qu'un officier s'approche et monte sur le marchepied : c'est un aide de camp du prince de Condé. Il s'entretient quelques instants avec la princesse puis saute à terre et rejoint son cheval. Sans doute venait-il offrir le salut du prince à cette jeune cousine pour laquelle celui-ci se tourmentait tellement... ou s'assurer de ce que contenait la voiture dont les rideaux à demi tirés ne permettent pas de distinguer l'intérieur. Depuis Paris, d'ailleurs, il a sur les ordres du prince suivi la berline afin de faire, d'étape en étape, un portrait de Madame.
Voici enfin la maison Reber : une jolie bâtisse d'un étage avec deux ailes au bout d'une grande allée que ferme une belle grille. Derrière, un grand jardin descend jusqu'au Rhin. Elle est isolée. Quand on s'y arrête, il pleut toujours et le sol est transformé en fondrières. Tellement que Bâcher donne l'ordre d'aller chercher un fauteuil pour transporter la princesse, mais elle refuse. S'avance alors un " garçon coiffeur " nommé Philippe Scharre. Il enlève Madame dans ses bras, la dépose à l'entrée où elle prend le bras de Bâcher pour aller vers la maison où l'accueillent le prince de Gavre - désormais grand maître de sa maison mais surtout une sorte améliorée de geôlier - et le baron Degelmann, ambassadeur d'Autriche.
Tout le monde bien sûr est descendu des voitures pour entrer dans le jardin. Les portes de Baie ayant été fermées, il n'y a que peu de curieux et leur attention à tous est tournée vers ce que l'on peut voir de la rencontre. Philippe Scharre fait le tour de la berline, ouvre doucement la portière du côté gauche :
- Venez, Madame ' chuchote-t-il en tendant la main
Alors, de la dense obscurité qui règne à l'intérieur, une ombre se détache, enveloppée de noir de la tête aux pieds. Scharre l'enlève dans ses bras, la pose sur le talus et repousse seulement la portière. Puis il prend l'ombre par la main et l'entraîne sans faire le moindre bruit - une ombre en fait-elle jamais ? - jusqu'à une maisonnette en mauvais état qui se trouve à quelques pas. Ils vont attendre là environ une heure...
Cependant, dans la maison Reber, un incident manque de tout faire découvrir. Coco a été emporté derrière sa maîtresse dans le petit salon mal éclairé à desseins où l'on offre une collation à une princesse qui ne cesse de pleurer et la refuse. Le prince de Gavre s'exclame alors que ce chien est bien laid :
- Je le sais, murmure Madame, mais il était à mon frère et je l'aime.
Elle se penche alors pour l'enlever dans ses bras mais Coco apparemment n'est pas d'accord. Il se met à aboyer jusqu'à ce qu'elle le lâche puis il se précipite hors de la maison, va vers la voiture et disparaît dans la nuit. Sans d'ailleurs que personne ne cherche à le rattraper. Et il va gratter à la porte du petit bâtiment délabré où des bras tendres l'accueillent.
Le temps passe. Enfin, la berline que le prince de Gavre destine à la princesse est avancée. Elle y monte avec Mme de Soucy après avoir fait des adieux sanglotants à ceux qui ne la suivront pas. Le prince de Gavre monte avec elle et le lourd véhicule s'ébranle, suivi des six voitures qui composent la suite. Les portes de Baie vont être ouvertes afin que Madame puisse traverser le pont du Rhin et prendre la route de Rheinfelden... et de Vienne où la princesse sera littéralement enfermée à la Hofburg et tenue en quelque sorte au secret.
Devant la maison Reber, il n'y a plus personne. Sinon un couple dont l'homme porte un petit chien, pousse la grille, monte les marches et pénètre jusqu'au petit salon sans rencontrer âme qui vive.
Il n'y a personne... sinon Laura qui, à l'entrée de " l'ombre ", plonge dans sa révérence :
- Me voici, Madame ! Toute au service de Votre Altesse Royale et pour jamais si elle le souhaite...
Rejetant son grand manteau mouillé, Marie-Thérèse alors se jette dans ses bras sans rien dire mais avec une sorte de cri de délivrance qui ressemble à un sanglot. Il est alors dix heures du soir.
Une heure encore et une nouvelle voiture, tirée d'une remise par Jaouen, franchissait à son tour le pont du Rhin mais, au lieu de la route de Rheinfelden et Constance, se dirigeait plus au sud, vers Olten...
Troisième partie
CHÂTEAU EN SUISSE
1799...
CHAPITRE XI
LA MENACE
Les vendanges commençaient et Laura les voyait revenir avec plaisir : elles changeaient un peu de la monotonie quotidienne. Pour la quatrième fois leur rite se célébrait, joyeux, bon enfant, avec tout de même une note de gravité religieuse née du respect pour l'ouvre du Créateur. De reconnaissance aussi pour l'abondance qu'il déversait sur cette terre d'Argovie dont ses habitants étaient si fiers et qu'ils proclamaient la plus généreuse au monde. Le vin blanc de Heidegg ne surpassait-il pas, de l'avis général, les meilleurs crus du Rhin ? Et que le paysage était donc joli dans la lumière adoucie de cette belle journée de fin d'été !
Quel que soit le temps, Laura lui accordait chaque matin son tribut admiratif lorsqu'elle ouvrait sa fenêtre au troisième étage du château. Un château qui ne ressemblait à aucun autre. C'était une très haute maison à plan rectangulaire coiffée d'un toit brun qui avait un peu l'air d'un donjon percé de fenêtres. Elle régnait sur une enceinte de murailles anciennes enfermant autour d'une vaste cour, une chapelle, une métairie, un pressoir, des granges, des étables et des écuries qui la faisaient ressembler à une oie installée sur sa couvée. Le tout dominant une colline habillée de vignes et de jardins auxquels on accédait par des escaliers, l'unique chemin pentu aboutissant à une porte fortifiée.
Laura aimait la douce vallée, le lac bleu dont les flots léchaient le village de Gelfingen que Heidegg dominait. En dépit de l'avancée des armées françaises victorieuses un peu partout et qui avaient fait de la Suisse une République helvétique, tout y était paisible, tout semblait planté là pour l'éternité...
Comme elle-même, la jeune prisonnière du Temple y avait trouvé la paix et ce bienfaisant repos qu'accordé la fin des angoisses. Mais, sur-cout, Elisabeth y était née, à l'aube d'un beau jour de juin et depuis, la vie des deux femmes en était illuminée. Le premier sourire du petit ange blond nui gazouillait toute la journée et pleurait si rarement avait balayé l'ombre des terribles jours de laguère.
Pas jusqu'à l'oubli tout de même. Toutes deux gardaient bien caché le secret de leur cour et la orincesse - Sophie Botta pour l'heure présente ! -n'avait jamais révélé le secret de la conception de sa fille. Pas plus que Laura n'évoquait le souvenir .oujours si douloureux de Jean de Batz.
Pourtant, quand le bébé dormait dans son berceau près de son lit à elle, Laura revoyait souvent la nuit de Baie où son destin, suivant celui de Marie-Thérèse, avait changé de direction. Elle sentait encore l'odeur de la pluie, de la terre détrempée quand, masquées et enveloppées de grandes mantes noires, elles avaient quitté la maison Reber dans une voiture aux rideaux de cuir tirés que menait Philippe Scharre auprès de qui Jaouen était assis. On s'était enfoncés dans la nuit au galop des quatre chevaux et cette plongée dans l'inconnu avait quelque chose d'effrayant pour les trois voyageuses - Bina se tenait assise sur le devant, son chapelet entre ses doigts crispés - qui n'avaient pas échangé une parole jusqu'au lever du jour. Simplement, Laura ne cessa de tenir dans les siennes sans parvenir à la réchauffer la main glacée de sa compagne, mal remise encore du véritable coup de théâtre qui l'avait soustraite aux yeux des hommes et à la honte de voir son état découvert.
De la route, des relais, elles n'avaient rien vu sinon, au cours de brefs arrêts, dans des cours fermées, des salles basses et vides qui n'appartenaient jamais à des auberges mais où elles pouvaient se rafraîchir et prendre les repas que leur servaient Scharre lui-même ou encore Jaouen. Pas de servantes, pas de valets dans ces étranges haltes. Le temps semblait arrêté car les chemins étaient difficiles, plus encore du fait de l'hiver on ne roulait pas vite et il n'était pas souvent possible de faire une lieue à l'heure. Aussi mit-on près de deux jours à parvenir à destination. Les trois femmes étaient épuisées, surtout Marie-Thérèse qui en mettant pied à terre à la lumière des torches voyait s'ouvrir devant elle une lourde porte médiévale en cour de chêne bardé de fer. Au-dessus des armoiries peintes en couleurs vives et encore au-dessus le regard filait jusqu'au sommet d'une haute construction dont elle distinguait mal les contours. Elle eut un mouvement de recul épouvanté :
- Encore une prison ? Suis-je donc condamnée à être enfermée ma vie entière ?
Philippe Scharre alors s'était avancé, le chapeau à la main, avec tous les signes du plus profond respect :
- Non, Madame. Ceci est votre refuge, la demeure d'un gentilhomme qui, à la suite de ses ancêtres, a servi les rois de France avec honneur, bravoure et sagesse sans discontinuer. L'extérieur est austère mais l'intérieur vous sera accueillant comme ceux qui vous y attendent. Et cette porte s'ouvrira sous votre main chaque fois que vous le désirerez.
- Où sommes-nous ?
- En Argovie, Madame, et le nom de ce château est Heidegg.
- Chez qui ?
- Vous souvenez-vous, Madame, du colonel des cents Suisses qui vous a suivis, Leurs Majestés et vous, jusqu'à l'Assemblée, ce terrible jour du 10 août 1792, après avoir de son mieux protégé les Tuileries ?
- Comment l'oublier ? Le colonel-baron Pfyffer qui fut notre dernier défenseur avant que l'on nous jette au Temple ? Il faudrait que je fusse bien ingrate. Sommes-nous donc chez lui ?
- Presque. Chez son cousin, le vieux baron Franz-Xavier qui est le plus haut personnage de la puissante cité de Lucerne. Son fils, Alphonse, en est secrétaire d'Etat. La ville n'est qu'à cinq lieues d'ici et les barons y séjournent en famille. Vous serez chez vous à Heidegg dont l'intendant et son épouse vont vous faire les honneurs...
Un couple en effet s'avançait vers la voiture pour saluer les arrivantes, et Laura eut l'impression de retourner deux siècles en arrière. Sur sa longue robe noire à laquelle manquait seulement le vertugadin, la femme portait une ceinture orfé-vrée, une " châtelaine " dont le bout, descendant au genou, montrait un assortiment de clefs dorées. Les bretelles du corselet rouge et noir lacé de velours noir rejoignaient un col également rouge et noir. Des épaules se gonflaient les amples manches d'une chemise de lingerie blanche resserrées sous le coude. Les épais cheveux roux ramenés en chignon de nattes s'ornaient de rubans noirs sur le haut de la tête. Des chaînes d'or pendaient au cou de cette solide créature qui pouvait avoir une cinquantaine d'années et dont le large visage respirait la bonté et la détermination. Quant à l'homme aux cheveux gris, plus âgé qu'elle, il était vêtu sous un long gilet rouge et un habit chamois, d'une étrange culotte de daim à plusieurs rangs de crevés comme en portaient jadis, version velours ou satin, les seigneurs de la cour du roi Henri III. Il ne leur manquait à l'un comme à l'autre qu'une fraise empesée pour être en accord parfait avec le superbe portrait guerrier qui occupait la place d'honneur dans la grande salle des Chevaliers entre un assortiment d'armures, de bannières et d'écus. Celui-là était le grand ancêtre : Ludwig, le colonel-général des Suisses, celui qu'Henri III surnommait le " roi des Suisses ".
Quoi qu'il en soit, Josef et Jacobea Lerner - cette dernière était la filleule de la vieille baronne - se mirent entièrement au service des voyageuses. On leur donna de belles chambres avec d'imposants lits à colonnes, des tapisseries et des meubles tendus de velours rouge ou bleu où rien ne manquait pour le confort et surtout pas les grands poêles de céramique aux couleurs vives qui répandaient une si douce chaleur.
Ce fut là qu'une fois installées, Marie-Thérèse raconta comment elle avait vécu, à Huningue, la substitution qui s'était opérée avec tant de succès sous le nez même de tous les gens présents à la maison Reber.
- Vous vous souvenez de mon mécontentement en apprenant que Mme de Soucy avait obtenu le privilège d'emmener sa femme de chambre ? dit-elle. Eh bien, cette fille, je l'ai vue entrer chez moi à la veille de l'échange, sous le prétexte de m'apporter de l'eau chaude et je l'ai reconnue avec stupeur : c'était Ernestine Lambriquet, la compagne que ma mère m'avait donnée autrefois en disant que je devais l'aimer comme une sour. Elle me ressemblait un peu d'ailleurs et, en effet, je l'aimais bien. Elle m'a expliqué ce qui avait été tramé par le gouvernement et quelques amis pour éviter le scandale qui m'accablerait à Vienne lorsque mon état serait révélé... Je savais déjà que je n'irais pas là-bas, que quelqu'un prendrait ma place, et c'est la raison pour laquelle j'ai refusé le trousseau que l'on voulait m'offrir et qui ne serait pas aux mesures de ma remplaçante mais j'ignorais que ce fût elle et j'avoue en avoir été contente car elle sait tout de ce qui fut notre vie à Versailles ou aux Tuileries. Elle a passé la nuit dans la pièce qui dépendait de ma chambre et, dans la journée du lendemain, elle en est sortie discrètement, vêtue d'habits m'appartenant sous une grande cape pareille à la mienne et elle est allée se cacher dans la voiture où je suis montée à l'heure de la nuit qui était convenue mais, devant la maison Reber, c'est elle qui est descendue. Moi, je suis restée tapie au fond jusqu'à ce que Philippe Scharre vienne m'y chercher pour me dissimuler un moment dans une vieille maison au bord de la route. La suite vous la connaissez... et sans doute en savez-vous plus que moi sur ce qui doit être ma vie à présent ?
Il y avait dans sa voix une nervosité, une tension où Laura crut déceler des regrets. Avec beaucoup de douceur, elle demanda :
- Cette vie qui commence maintenant, étiez-vous d'accord pour l'accepter ou bien auriez-vous préféré aller en Autriche ?
- Vous savez bien que non. Je ne peux pardonner à l'empereur et à ses ministres de n'avoir rien fait pour sauver au moins ma mère. Alors il ne pouvait être question d'accepter d'épouser l'un de ces gens. En outre, je ne saurais envier le sort d'Ernestine. Je gage en effet qu'elle sera gardée à la Hofburg aussi étroitement que je le fus au Temple pour que nul ne s'aperçoive de la substitution...
- Pourquoi, en ce cas, a-t-elle accepté ? Elle vous aime à ce point ?
- Je ne sais pas si elle m'a jamais aimée. En revanche, je sais que la vie à Versailles lui donnait un vif regret de n'être pas princesse. Et moi je ne le suis plus...
- Les regrets sont-ils vôtres à présent ?
- Pas comme vous l'entendez. Ce qui va me manquer, c'est de n'être plus la fille de mes bons parents. Pour le reste je vous ai déjà confié ce rêve que j'ai fait d'un château solitaire, d'un jardin et d'un entourage composé seulement de gens que j'aime...
- Il se peut que vous le réalisiez ici ?
- Peut-être, mais je ne voyais pas les choses ainsi ! Devrai-je toujours habiter une sorte de tour... moi qui les ai en horreur ? Une maison paysanne, un jardin de curé feraient bien mieux mon affaire...
- Je n'en doute pas mais je pense que cette demeure répond simplement à une urgence et qu'il faut remercier Dieu de l'avoir trouvée. Ensuite, ceux qui veillent sur vous prendront sans doute d'autres mesures plus conformes à vos goûts... Pourquoi n'irions-nous pas en Bretagne ? ajouta-t-elle avec un enthousiasme qui amena un sourire à Marie-Thérèse. Je suis sûre que Votre Altesse s'y plairait car rien n'est plus beau qu'un printemps breton. Et puis il y a la mer...
- J'aimerais beaucoup en effet mais, de grâce, plus d'altesses ! Vous savez bien que je ne suis plus personne.
- Les rois en voyage ont toujours fait usage de noms d'emprunt. Votre oncle lui-même, dans son exil, se fait appeler le comte de Lille.
- Alors on aurait peut-être pu trouver autre chose que ce nom de Sophie Botta. J'aime bien Sophie, mais Botta ?...
- Cela doit correspondre à une réalité. Quelque part doit exister une femme portant ce nom et qui peut-être s'est retirée du monde ?
- Ou que l'on a fait disparaître...
- Il faut éviter ce genre de pensées si vous voulez être un jour heureuse !
- Heureuse ? Moi ? Ma chère Laura, je n'y crois guère. Ceux de ma famille ne sont pas faits pour le bonheur.
- Ne disiez-vous pas à l'instant que vous n'êtes plus de votre famille ? Et puis.. - Laura osa poser sa main sur la taille un peu épaisse de sa compagne - il y a celui... ou celle qui est là, encore invisible mais déjà si présent. Etre mère est la plus belle chose qui soit au monde...
Le beau sourire des temps heureux illumina soudain le jeune visage las :
- Vous dites vrai et je ne veux plus penser qu'à mon enfant. Au moins, dans mon exil, j'aurai le droit de le regarder vivre, grandir ! Et je veux qu'il m'aime autant que je vais l'aimer !
Si facile jusqu'à présent au point qu'il était impossible de s'en rendre compte, la grossesse de Marie-Thérèse prit une tournure plus pénible à mesure que passait le temps. Le régime de la prison, ses déplorables conditions d'hygiène et les tourments moraux ne constituaient pas une bonne préparation à l'enfantement même si, depuis l'été précédent ces conditions s'étaient beaucoup améliorées. Le long voyage aussi avait éprouvé un organisme délicat. Aussi, avec le sentiment de sécurité, vint le relâchement des contraintes qu'elle s'était imposées afin que son comportement soit conforme à sa naissance. Marie-Thérèse eut des nausées, des dégoûts, des crises de larmes. Elle refusait les miroirs - et chose étrange pour quelqu'un ayant tellement souffert de la prison ! -de quitter la belle chambre où Laura, Jacobea et Bina se relayaient pour lui prodiguer les soins les plus attentifs. Elle disait que les escaliers la fatiguaient et que le merveilleux paysage découvert de ses fenêtres suffisait amplement à ses besoins d'évasion.
- Nous sommes si haut qu'il me semble que je pourrais m'envoler. Ici je me sens comme un oiseau dans son nid...
Un peu inquiète d'une attitude tellement en contradiction avec les souhaits exprimés naguère, Laura, à la fin de l'hiver, fit part de ses soucis à Philippe Scharre qui réglait plus ou moins la vie du château, et fut choquée de le voir sourire :
- Je ne vois pas ce que vous pouvez trouver de plaisant dans ce que je viens de dire, fit-elle à deux doigts de la colère.
- Vous avez raison : il n'y a rien de plaisant dans l'état de Madame Sophie. Mais cela sert le bon déroulement du plan que nous avons établi. Il ne vous est pas venu à l'idée de vous demander pourquoi on a logé une femme enceinte au troisième étage d'une aussi haute maison ?
- Parce que les chambres y sont les plus belles et les mieux aérées ?
- On les a voulues ainsi, mais c'est surtout pour qu'elle ait de moins en moins envie d'en descendre... et surtout de remonter. Sa santé m'épargne de lui faire comprendre qu'elle doit rester à l'intérieur jusqu'à la naissance. En revanche, il serait souhaitable que l'on vous voie, vous, beaucoup plus souvent dehors et avec un tour de taille moins élégant.
- Mais... pourquoi ?
- Parce que c'est vous qui allez être censée mettre l'enfant au monde. A moins que vous n'y voyez un inconvénient majeur ?
- N...on, mais pourquoi ?
- Parce que, même au plus profond d'un château montagnard, la naissance de l'enfant d'une fille de France peut avoir des retombées dramatiques. Surtout si c'est un garçon ! Ne pouvez-vous le comprendre ?
- Sans doute, mais je vous rappelle qu'il s'agit de celui de Sophie Botta !
- Croyez-vous que, si quelqu'un parlait, le masque résisterait longtemps ? Alors qu'une émi-grée, Laura de Laudren, donne le jour à l'enfant... d'un amant est sans danger pour qui que ce soit...
Une bouffée de joie inattendue gonfla la gorge de Laura :
- Cela veut-il dire qu'il portera mon nom ?
- Mais oui ! Avec, au baptême, la mention " de père inconnu ".
Laura regarda avec admiration cet homme si calme, si sûr de lui-même, qui prononçait pourtant de si étranges paroles.
- Pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt ?
- Parce que cela ne s'imposait pas et que je voulais vous connaître mieux. Je sais que vous avez perdu un enfant, c'est la raison pour laquelle je n'ai jamais douté de votre réponse...
Brusquement, la joie de l'instant précédent s'envola :
- Et elle ? Comment croyez-vous qu'elle va réagir ? Elle vit dans l'attente de cet amour qui va lui venir !
- Personne ne l'empêchera de l'aimer ni d'en être aimée. Elle vivra avec lui et vous. Je crois qu'elle comprendra parce qu'elle est de sang royal, qu'elle sait que ce sang va représenter une menace pour son bébé. Si elle n'acceptait pas, il faudrait le lui enlever pour le faire élever loin d'elle.
- Non ! Surtout pas ! s'écria Laura avec horreur. Moi je ferai ce que vous voulez, mais à une condition...
- ... qu'on ne lui dise rien tant qu'elle n'aura pas accouché ? Cela va de soi...
De cet instant, Laura s'astreignit à sortir chaque jour, appuyée au bras de Bina, pour une courte promenade destinée à révéler son " état ". Quant à " Sophie ", que l'on ne voyait jamais naturellement, elle passait pour malade. Une situation qui déplaisait à Laura, obligée de cacher cette mascarade à " sa " princesse et à changer de robe avant de sortir et en rentrant à la maison. Jacobea lui en avait arrangé une avec des petits coussins cousus à l'intérieur qu'elle revêtait uniquement pour ces apparitions et Laura ne dirigeait jamais ses pas du côté sur lequel donnait la fenêtre de la future mère. Cela dura tout le printemps, jusqu'à cette nuit du 2 au 3 juin où, un peu après minuit, les échos du château furent éveillés par des gémissements, puis des cris : le travail d'enfantement commençait...
Il dura près de six heures, portes et fenêtres closes. Grâce au Ciel il faisait plutôt frais et les murs étaient épais, sinon les plaintes aiguës qui par moments devenaient de véritables hurlements eussent peut-être inquiété l'environnement immédiat, mais le résultat en valait la peine : l'Angélus sonnait au clocher de Gelfingen [xxxvi] quand une belle petite fille fit son entrée dans le monde. Une entrée bruyante : elle pesait près de sept livres et ses petits poumons faisaient preuve d'une belle vigueur. Laura, les larmes aux yeux, pensa qu'elle n'oublierait jamais l'expression de bonheur intense dont s'illumina le joli visage pâle de Marie-Thérèse quand Jacobea mit dans ses bras le bébé fraîchement langé...
- Vous aviez raison, dit-elle à Laura. Pareille joie ne se peut concevoir tant qu'elle n'est pas arrivée. Regardez ! Regardez, ma chère, comme elle est déjà jolie ! Nous en prendrons bien soin, n'est-ce pas ?
- Nous en prendrions soin même si elle était affreuse ! assura Laura en riant mais, grâce à Dieu, elle est mignonne à croquer !
La joie de Marie-Thérèse l'aidait à surmonter ses propres souvenirs. Elle se rappelait si bien son bonheur à elle quand Céline était née. Elle était si heureuse que le pli dédaigneux aux lèvres de son époux quand on avait annoncé que c'était une fille ne l'avait guère affectée : Céline était là à présent, pour recevoir cet immense amour qu'elle gardait en elle depuis des mois... Et elle lui resterait, ce qui n'aurait pas été le cas d'un garçon.
Le jour même, la petite fut baptisée Elisabeth-Louise-Antoinette-Clothilde. Le 3 juin marquait la fête de cette première reine de France dont le prénom était aussi celui de la reine de Sardaigne, sour de Louis XVI et de Madame Elisabeth. Elle fut déclarée fille d'Anne-Laure de Laudren, ci-devant marquise de Pontallec, et de père inconnu, sans que la véritable mère proteste le moins du monde. Au contraire, elle trouva des mots pleins d'émotion pour remercier son amie d'accepter ce qui pouvait être une lourde charge et d'assurer en même temps à la petite fille un nom qui, sans être illustre, n'en appartenait pas moins à la fière noblesse bretonne.
- Je ne sais ce que l'avenir lui réserve, soupira-t-elle en caressant du doigt la petite crête blonde qui se dressait hors du béguin de dentelle, mais au moins elle pourra désigner sa mère sans rougir, ce qui autrement serait le cas puisque je n'ai plus à lui offrir que ce vilain nom de Botta... et qu'au fond je ne suis plus personne !
Dès lors, la vie s'organisa autour de ce berceau sur lequel veillaient quatre femmes avec une tendresse grandissante. La petite fille était ravissante et tout le monde en raffolait.
Bébé sage et rieur puis bambine éveillée et espiègle, Elisabeth posait sur tout un regard bleu, grave et appréciateur d'abord mais qui bientôt étincelait de rires joyeux. Chose étrange, quand ses gazouillis formèrent des mots, elle dit " Maman " à Marie-Thérèse comme à Laura, refusant farouchement d'user du Madame envers sa mère que cela n'eût pas choquée puisque les enfants royaux usaient de ce terme comme de celui de Monsieur envers leur père. Elevée au bon air de l'Argovie, elle poussait comme un champignon à l'écart des bouleversements guerriers qui marquaient les toutes dernières années du siècle.
A Heidegg, on vivait en vase clos. Pas de visites, pas de communications avec l'extérieur. Peu de temps après la naissance, cependant, la mort du vieux baron Franz-Xavier ramena la famille au château pour les funérailles dans la chapelle. Les réfugiées purent alors mesurer l'extrême bonté de ceux qui les avaient accueillies :
- Vous serez ici chez vous aussi longtemps que vous le souhaiterez, Madame, dit le baron Alphonse à Marie-Thérèse. Nous voulons avant tout que vous vous y sentiez libre et maîtresse...
- C'est trop, baron ! Comment pourrais-je me sentir ainsi quand je vous prive de votre beau domaine ? Je voudrais tant que vous gardiez vos habitudes !
- Elles sont surtout à Lucerne mais ma mère, je crois, aimerait demeurer plus souvent auprès de la chapelle où dort mon père.
Elle resta en effet puis, petit à petit, la famille vint plus souvent. Ce qui valut à Elisabeth un admirateur fervent en la personne du petit Franz-Xavier qui avait six ans de plus qu'elle. Mais durant ces séjours, les châtelains ne recevaient personne..
C'était tout cela que Laura repassait dans sa mémoire en regardant les vendangeurs s'activer dans les rangées de ceps chargés de lourdes grappes. Elisabeth était avec eux parce que Josef Lerner l'intendant y était et qu'elle le suivait partout. De son observatoire, Laura distinguait parfaitement le chapeau de paille dont elle était coiffée et la voyait trotter derrière Josef comme si elle était un champignon doué de mouvements. Il faisait beau, il faisait doux. L'air se chargeait de l'odeur des fruits qui s'entassaient dans les hottes d'osier. Elle pouvait voir aussi Jaouen qui suivait Elisabeth.
Il semblait s'être acclimaté dans ce pays de montagnes, lui l'homme de la mer, et jamais il ne faisait allusion à l'avenir, mais à certains regards Laura devinait les questions qu'il ne posait pas. Comme elle-même, le Breton se demandait si toute leur vie devait s'écouler là, dans ce pays ami mais étranger où l'horloge du temps semblait arrêtée.
Parfois, il se rendait à Lucerne pour apprendre les nouvelles du vaste monde et surtout de la France dont le destin commençait à s'écrire à présent Bonaparte, même si le héros de tout un peuple cherchait alors la gloire en Egypte. Mais ces absences n'excédaient jamais une journée. Depuis quelques mois, Philippe Scharre était parti vers ses mystérieux maîtres et Jaouen se trouvait tout naturellement investi du rôle de protecteur des réfugiées. Les deux hommes s'entendaient à merveille, en effet, et le Suisse appréciait de pouvoir partager avec lui la lourde responsabilité qu'il assumait...
A la fin de cette journée de vendanges, Elisabeth était fatiguée. Rentrée triomphalement au château sur le char qui menait le raisin au pressoir, elle n'en était descendue que pour s'endormir aussitôt dans les bras de Jaouen, épuisée par trop de rires, de chansons, de jeu et de grand air.
- Je crois que nous pouvons la coucher sans souper, dit Marie-Thérèse sur les genoux de qui Jaouen l'avait déposée.
- D'autant, approuva celui-ci, qu'elle a partagé le repas des vendangeurs et mangé beaucoup de gâteaux. Un verre de lait devrait suffire.
- Si on arrive à le lui faire absorber, dit Laura qui, agenouillée, commençait à déshabiller la petite fille pour lui passer sa chemise de nuit. Exercice qui ne lui fit même pas ouvrir un oil. Sa mère alors la porta dans son petit lit placé dans la chambre de Laura ce qui ne présentait pas une véritable séparation car la porte de communication restait constamment ouverte. Laura voulait éviter à tout prix de paraître abuser de son statut de mère officielle et, en dépit de l'amour grandissant qu'elle portait à la mignonne, s'efforçait de se cantonner dans le rôle de gouvernante affectueuse. Le spectacle de sa princesse câlinant l'enfant, lui apprenant à lire, lui racontant des histoires ou coiffant avec amour, ses cheveux d'un blond si lumineux suffisait à l'emplir de joie. Et, en face de ce bonheur paisible, elle n'avait pas conscience de sacrifier quoi que ce soit de sa propre vie...
Ce soir-là, après le repas que leur servit Bina, les deux jeunes femmes s'attardèrent d'un commun accord à regarder une nuit chargée d'étoiles s'étendre sur le lac et sur les maisons de bois que leurs toits de chaume à quatre pans faisaient ressembler à des pyramides.
- C'est bien beau ! soupira Marie-Thérèse. Mais votre Bretagne ne vous manque-t-elle jamais ?
- Je mentirais si je disais non, mais ce n'est pas Saint-Malo que je regrette, même pas notre maloui-nière de Saint-Servan. Ce que je regrette, c'est mon petit manoir de Komer, au bord de l'étang de la Fée dans la vieille forêt de Brocéliande. Et Komer n'existe plus. Ce que j'aimerais, c'est le reconstruire... et vous l'offrir. Il m'arrive de penser qu'avec le temps il nous sera peut-être possible de rentrer en France. Et je crois que ma vieille forêt vous garderait aussi bien que les montagnes suisses...
- Vous m'en avez déjà parlé si bien que je voudrais y aller. Certes nous avons trouvé la paix ici mais vous n'imaginez pas à quel point je souhaite pouvoir respirer à nouveau l'air de mon pays natal.
- Versailles ?
- Oh non ! Versailles ne signifie plus rien maintenant. Une simple maison en France suffirait à mon bonheur. Et pourquoi pas les communs de votre manoir détruit ?
Laura se mit à rire :
- J'espère tout de même pouvoir vous offrir mieux si cela devient possible. Et puis vous avez, Madame, toute votre vie devant vous. Vous êtes si jeune ! Qui sait ce que Dieu vous réserve...
On allait le savoir très vite.
Vers minuit, tout dormait au château quand deux voitures s'engagèrent dans le chemin en pente qui menait à l'enceinte et à l'entrée fortifiée située dans la basse cour, entre laiterie et étables, et d'où l'on montait par un grand tournant à la cour d'honneur. Leurs lanternes étaient éteintes et sans doute aurait-il fallu parlementer longuement pour se faire ouvrir à cette heure de la nuit si le baron Alphonse, en personne, n'eût fait entendre sa voix, ordonnant qu'on lui ouvre. Encore, lorsque les voitures - le cabriolet du baron et une berline de voyage que menait Philippe Scharre -s'arrêtèrent devant la porte de la haute demeure, trouvèrent-elles Jaouen et Josef armés l'un d'un pistolet et l'autre d'un fusil :
- Une voix peut se contrefaire, monsieur le baron, expliqua le dernier, et quand vous venez au château votre courrier vous précède toujours.
- Je ne te reproche rien, Josef. Tu ne fais que ton devoir. Messieurs, si vous voulez bien me suivre, nous allons entrer. Josef, veux-tu demander à Jacobea de réveiller ces dames... et de préparer les bagages de... la princesse !
- Et de la petite Elisabeth sans doute ?
- Non... Venez, messieurs !
L'un de ceux qu'il introduisit dans la salle des Chevaliers était un gentilhomme - son allure ne laissait aucun doute sur sa qualité - grand, blond, d'une irréprochable élégance qui pouvait avoir une quarantaine d'années, avec un beau visage aux traits nets, volontaires, éclairé par des yeux dont la nuance oscillait entre le gris et le bleu. L'autre personnage, Laura accourue en robe de chambre, ses cheveux tressés en une épaisse natte glissant sur une épaule, le reconnut aussitôt. C'était Rouget de Lisle, cet ami d'un instant à qui elle devait d'avoir connu Bénézech. Ce fut lui qui s'avança vers elle tandis que les autres, rejoints par Philippe Scharre saluaient en silence. Elle ne cacha pas son étonne-ment ni son inquiétude : l'arrivée nocturne de ces gens ne lui disait rien qui vaille.
- Monsieur Rouget de Lisle ici ? Et avec vous, baron ? Puis-je demander ce que cela veut dire ?
Elle s'adressait à eux mais son regard rejoignait l'élégant inconnu qui, à l'écart, semblait se passionner pour le portrait du " Roi des Suisses ". Qui était cet homme et que venait-il faire là ?
- Ce monsieur vous sera présenté tout à l'heure, murmura le baron Alphonse, mais soyez dès à présent assurée qu'il n'est ici que pour le bien. La santé de Madame est-elle bonne en ce moment ?
- Parfaite, il me semble. Pourquoi cette question ?
- Pour savoir si elle peut entreprendre sur-le-champ un voyage. Il est urgent qu'elle parte... cette nuit même !
- Comment ? Partir ? Mais pour où ?
- Cela vous ne le saurez pas, mais voici M. Rouget de Lisle dont vous savez l'intérêt qu'il porte à Madame et qui est agent du ministre français des Affaires extérieures démissionnaire depuis juillet dernier, M. de Talleyrand-Périgord, qui vous en dira davantage.
- Je le croyais auprès de M. Bénézech ?
- M. Bénézech n'est plus au pouvoir, hélas, précisa l'interpellé. Il a été destitué sous l'accusation de trop grandes sympathies pour le parti royaliste... mais à part cela il va très bien et vous baise les mains, madame, ajouta-t-il en voyant se froncer les sourcils de la jeune femme. On n'en est plus aux... moyens radicaux. Cela dit, il faut en venir à l'affaire qui nous amène à cette heure tardive. En un mot : la princesse est en danger... en grave danger et il lui faut un autre asile...
- En danger ? Comme cela, tout à coup ? Et pourquoi le serait-elle aujourd'hui plus qu'hier ? Voici bientôt quatre ans que nous vivons ici sans voir personne...
- Parce qu'elle est devenue très gênante. Il faut vous expliquer. Le 10 juin dernier, à Mitau, en Courlande, la fausse Madame Royale a épousé son cousin le duc d'Angoulême après quatre ans de quasi-claustration à Vienne. Ce qui veut dire qu'elle est rentrée dans la vie publique et qu'elle fait désormais partie du paysage européen si j'ose dire...
- Grand bien lui fasse !
- Je crois que vous refusez de me comprendre, Madame. Cela veut dire que toute réapparition de la vraie princesse causerait une catastrophe pour beaucoup de monde. A commencer par le roi Louis XVIII qui a béni ce mariage en toute connaissance de cause...
- Il savait que ce n'était pas la vraie et il l'a mariée à son neveu ? articula Laura incrédule. Sans songer que les enfants à venir seront de simples bâtards ?
- Il n'y aura pas d'enfants à venir, et c'est là que réside la beauté de l'opération : le duc d'Angoulême ne... n'en a guère les moyens. Le Roi a désormais auprès de lui l'Orpheline du Temple, comme on l'appelle, autrement dit le plus magnifique drapeau pour sa cause. Qu'elle sache jouer son rôle est tout ce dont il se soucie et, je le répète, une réapparition intempestive serait désastreuse. Il souhaite donc qu'un événement aussi peu souhaitable soit définitivement écarté, et ses agents ont reçu des instructions dans ce sens...
- Le misérable ! gronda Laura. Il a toujours fait le maximum pour écarter Louis XVI et ses enfants du trône. Je sais qu'il est capable de tout.
- Voilà un point acquis, soupira l'auteur de La Marseillaise, mais Louis XVIII n'est pas le seul danger. Il y a surtout l'Autriche.
- L'Autriche ? Mais pourquoi ?
- Tant que la doublure de Madame vivait enfer mée à la Hofburg, il n'y avait rien à craindre mais, après le mariage, Vienne redoute une résurrection au moins autant que le roi de Mitau...
- Y aurait-il aussi, de ce côté-là, des sbires en chemin pour la tuer ? s'écria Laura avec indignation.
- Non. Le baron de Thugut, ministre de l'empereur, a trouvé mieux...
- Que peut-il y avoir de mieux que le tombeau ?
- L'asile de fous, madame ! C'est mieux qu'une prison parce que les cris des victimes sont attribués au délire et cela convient mieux à une diplomatie tortueuse qui a toujours préféré le lent étouffement à l'éclat du meurtre. C'est tellement plus silencieux ! Le silence est l'arme préférée des Habsbourg...
- Mon Dieu !... La pauvre enfant !
Accablée sous le poids de ces révélations monstrueuses, Laura s'était laissée tomber sur l'un des sièges de bois à haut dossier qui donnaient à la salle un vague air d'accueil, mais ce ne fut qu'un instant. Habituée au combat depuis trop longtemps, elle se releva aussitôt :
- Et que prétendez-vous faire d'elle ?
- L'emmener d'ici cette nuit. Un médecin alié-niste entouré d'un peu trop de serviteurs est arrivé à Lucerne hier. J'y étais moi-même depuis vingt-quatre heures, dépêché par M. de Talleyrand à qui un espion à court d'argent a vendu l'information, et je me suis rendu chez M. le baron Pfyffer, ici présent où j'ai rencontré Philippe Scharre...
Celui-ci s'avança et vint prendre la main de Laura qui tremblait en dépit de l'effort qu'elle s'imposait :
- Rien n'est plus vrai, madame ! La princesse est en danger, en grand danger, et c'est le prince de Condé qui vous le fait dire par ma bouche. La cache est éventée : il en faut une autre...
Laura fit la moue en relevant un sourcil dubitatif :
- Le prince de Condé... et l'ancien évêque d'Autun, un prêtre défroqué se sont mis d'accord ? Difficile à croire.
- Sous le politique, il y a chez M. de Talleyrand-Périgord un grand seigneur, appartenant à la plus haute noblesse. S'il ne souhaite pas voir reparaître un membre quelconque de la famille royale, il ne supporte pas l'idée de l'assassinat physique ou moral d'une jeune princesse. Si elle tentait la moindre attaque contre le gouvernement, il serait son ennemi, mais elle est inoffensive et malheureuse. Cela suffit à lui valoir son aide. J'ajoute, conclut Rouget de Lisle, que se mettre à la traverse des projets de l'empereur d'Autriche n'est pas pour lui déplaire.
La méfiance de Laura pourtant ne cédait pas. Il y avait dans cette histoire quelque chose de tellement invraisemblable .
- C'est possible, concéda-t-elle. Cependant, les pouvoirs de M. de Talleyrand me semblent illusoires puisqu'il n'est plus ministre...
- Il ne l'est plus en titre et parce qu'il l'a voulu. Il est persuadé, en effet, que le Directoire n'en a plus pour longtemps et il a préféré se retirer, mais il a choisi son successeur : le citoyen Reinhard qui jusque-là représentait le gouvernement ici... en Suisse. C'est un homme paisible, qui a du sang des Cantons et qui est tout dévoué à son prédécesseur auquel il rendra sa place dès qu'on la lui demandera. Vous voyez que nos pouvoirs sont sérieux...
- Il se peut que vous ayez raison mais...
- Je vous en supplie, madame, laissez-vous convaincre, pria Philippe Scharre. Le temps presse !
- Admettons ! fit Laura. Nous allons nous préparer..
- Non... j'ai le regret de vous annoncer, madame, que je n'emmènerai ni vous... ni l'enfant.
L'amateur d'art venait enfin de s'arracher à l'armure milanaise qu'il semblait décidé à étudier dans tous ses détails. Laura le toisa :
- Qui êtes-vous, monsieur, pour me donner des ordres ?
Il s'inclina devant elle en homme qui sait son monde :
- A Dieu ne plaise, madame, que j'oublie mes devoirs à ce point en faisant fi de votre dévouement. Je suis le comte Léonard Van der Valck, diplomate en... disponibilité. Je suis également ami de Mgr le duc d'Enghien et de la princesse Charlotte de Rohan, sa fiancée. Ce sont eux qui ont veillé... et veillent encore de loin sur le jeune roi enlevé au Temple par le baron de Batz.
Inattendu, le nom atteignit Laura en plein cour :
- Vous le connaissez ?
- Je l'ai rencontré à Bruxelles. C'est un homme admirable mais je mentirais si je disais que je le connais. Pour des raisons qui me sont personnelles, j'ai offert de vouer ma vie, sans rien lui demander d'autre que sa confiance, à une princesse infortunée dont le sort ne saurait laisser indifférent aucun homme d'honneur. Je suis riche, libre de toute attache, et je n'aurai plus d'autre but dans la vie que lui assurer protection sans faille et dévouement total-Philippe Scharre vint à la rescousse :
- Je vous en conjure, madame, il faut avoir confiance. Je suivrai la princesse en tant que domestique du comte et je peux vous assurer qu'elle sera bien protégée parce que je ne les quitterai jamais. Vous me connaissez assez, à présent...
- Oui, Philippe, bien sûr... mais pourquoi ne pas emmener aussi l'enfant ?
- Parce qu'elles seraient un danger l'une pour l'autre. La petite Elisabeth passe pour votre fille. C'est à vous que le duc et la princesse la confient. Elevez-la comme si elle l'était...
- Sa mère n'acceptera jamais de s'en séparer. Elle l'adore et ce lui serait un affreux déchirement...
- En serait-elle moins séparée, intervint le Hollandais, si on l'enfermait à l'Irrenanstalt [xxxvii] de Vienne ou de quelque autre ville ? Il faut qu'elle accepte... au moins une séparation momentanée...
- Sera-ce une séparation momentanée ? interrogea Laura dont le regard s'efforçait de fouiller celui, si transparent, de cet étranger. Il soutint le muet examen sans ciller :
- L'avenir nous le dira et en ce qui me concerne, je ferai de mon mieux pour qu'une réunion soit possible un jour. Pour l'instant nous devons parer au plus pressé... - il consulta sa montre - et le temps nous est compté. Par grâce, Madame, si vous l'aimez...
Palpable, son angoisse se communiqua enfin à Laura :
- J'y vais ! Dame Jacobea est déjà en train de faire les bagages. Venez avec moi, Philippe ! Vous savez quelle confiance elle a en vous...
Tous deux se dirigeaient vers l'escalier quand Laura revint sur ses pas.
- Madame ! protesta Van der Valck avec impatience.
- Un mot encore. Que dois-je faire quand vous aurez emmené la princesse ? Je reste ici ?
- Non, dit vivement le baron Alphonse. Tandis que le comte prendra la route de Lenzbourg, je vous ramène chez moi à Lucerne : ma mère, dont vous êtes l'amie, est très malade et vous réclame : c'est du moins ce que nous dirons à ceux que nous allons très certainement rencontrer...
- Mais... Elisabeth ?
- Jacobea va la conduire à Gelfingen, chez sa fille qui a cinq enfants. Ceux qui cherchent la princesse penseront qu'elle s'est enfuie avec la petite et traqueront une femme avec un enfant. Vous-même partirez ensuite pour Baie. C'est au Sauvage que Josef vous amènera l'enfant. Ensuite vous pourrez regagner Paris sans inconvénient grâce aux passeports que M. de Talleyrand a fait établir spécialement pour vous. Vous aurez là-bas l'occasion de l'en remercier. Il y tient. Ensuite rien ne s'opposera à votre retour en Bretagne. Et maintenant, par grâce...
Laura n'avait plus rien à dire. Elle reprit son chemin et s'envola vers les hauteurs du château où Philippe Scharre l'avait précédée. La scène qui s'offrit à ses yeux quand elle pénétra chez Marie-Thérèse lui fendit le cour. Assise sur son lit, la jeune femme tenait la petite fille serrée dans ses bras, caressant des lèvres les boucles blondes, tandis que des larmes silencieuses coulaient lentement. Ce désespoir muet était bouleversant et Laura vint s'agenouiller près d'elles, cherchant vainement un mot un peu consolant... Elle se contenta de les envelopper dans ses bras. Alors, d'une toute petite voix, Marie-Thérèse murmura :
- On veut me la prendre, Laura... et elle est tout ce qui me reste ! Pourquoi ? Pourquoi ?
- Pour que vous viviez l'une et l'autre, fit Laura navrée. Ceux qui sont là ne veulent que votre bien et ce n'est... j'en suis sûre, qu'un mauvais moment de plus. C'est moi qui vais veiller sur Elisabeth et vous savez bien que je ferai tout au monde pour vous la rendre...
De son mieux, elle expliqua le plan prévu par le baron, Rouget de Lisle, Talleyrand et le Hollandais...
- Mais cet homme, je ne le connais pas ! Et vous voulez que je le suive ?
- Moi, je le connais ! Et je pars avec vous, dit Scharre qui aidait Jacobea à fermer un sac rétif. C'est un être extraordinaire et je vous servirai tous les deux de grand cour... Vite, Madame, je vous en supplie !
- Encore un instant ! Oh, mon Dieu, est-ce donc le sort des femmes de ma famille que de toujours se voir arracher leurs enfants ? Ma mère !... Oh, elle a montré tant de courage !
- Et elle pouvait craindre de ne jamais revoir son fils, dit tout bas Laura. Sur le salut de mon âme, je jure que vous reverrez Elisabeth ! Où que vous soyez je saurai la conduire vers vous... A présent laissez Jacobea l'emmener !
Marie-Thérèse enfin, desserra ses bras et, donnant à sa fille un dernier baiser :
- J'ai foi en vous, mon amie ! La pensée de cette parole que vous me donnez va m'aider à vivre...
Avec un calme soudain, elle remit la bambine qui, à peine éveillée, ne comprenait rien à ce qui se passait, aux mains tendres de Jacobea qui l'emporta dans une couverture tandis que Laura aidait la princesse à s'habiller. Ou plutôt l'habillait : celle-ci la laissait faire sans un mot, exécutant seulement les mouvements nécessaires. Elle semblait pétrifiée et les larmes coulaient toujours...
Soutenue par son amie, elle descendit l'escalier mais au moment de pénétrer dans la salle des Chevaliers, elle s'en détacha et ce fut seule, très droite, qu'elle alla vers celui qui prenait son destin en charge.
En la voyant apparaître si pâle, si belle cependant, dans son long manteau bleu, ses cheveux blonds relevés sous le large capuchon froncé que nouait un ruban de satin assorti, Van der Valck eut une exclamation où la compassion se mêlait à l'admiration. Il ébaucha le geste de tendre les mains vers ce fragile fantôme d'une époque révolue mais les laissa retomber. Il s'avança alors vers elle, vers ce regard traqué dont elle l'enveloppait mais, au lieu de saluer, il mit un genou en terre :
- Voulez-vous de moi, Madame, pour votre défenseur, votre serviteur, et votre fidèle compagnon ? A partir de cet instant, je vous offre ma vie...
- Etes-vous si malheureux, monsieur, pour avoir accepté d'attacher votre destin à une femme sans nom, sans passé et sans avenir ?
- Je n'ai pas accepté, Madame. J'ai demandé ce qui est pour moi une immense faveur...
Elle le regardait intensément à présent et quand il se tut elle eut un petit, très petit, très léger sourire en tendant une main qu'il baisa avec respect.
- Eh bien, me voici prête à vous suivre... Marie-Thérèse alors fit ses adieux à ceux qui restaient, remercia le baron Alphonse de son hospitalité et embrassa une Laura qui ne pouvait plus retenir ses larmes.
- A vous je ne dis qu'au revoir ! lui murmura-t-elle à l'oreille. Priez pour moi comme je prierai pour vous... et veillez bien sur elle !
Van der Valck la mena jusqu'à la berline dont Philippe Scharre venait d'escalader le siège et ramassait dans ses mains les rênes des quatre chevaux. Il l'y fit monter, étendit une couverture de fourrure sur ses jambes et, après lui en avoir demandé la permission, prit place auprès d'elle. Rouget de Lisle partit avec eux pour leur faciliter les passage des postes français qui, de Baie au lac de Constance, contrôlaient toute la longueur du haut Rhin formant frontière naturelle avec les Etats allemands...
Un dernier regard, un dernier signe de la main, et la lourde voiture aux lanternes éteintes redescendait vers l'enceinte de Heidegg pour gagner, à travers les vignes dont Marie-Thérèse ne goûterait plus jamais le vin nouveau, la rive du lac en direction de Lenzbourg...
Après Madame Royale, Sophie Botta disparaissait à son tour dans la nuit et sous le seul regard de Dieu. Les passeports dont ferait usage désormais son compagnon étaient au nom du comte Louis Vavel de Versay accompagné de sa jeune épouse Sophie. Pour mieux la servir et mieux la cacher, le diplomate hollandais effaçait sa propre identité en prenant un nom qui n'était pas tout à fait faux d'ailleurs puisqu'il appartenait à un rameau français éteint de sa famille...
Un quart d'heure plus tard, Laura à son tour quittait, dans le cabriolet du baron, le vieux château qui s'était montré si accueillant à une petite princesse accablée de malheurs. Jaouen et Bina y étaient restés. Le Breton s'était montré furieux de ne pas pouvoir suivre Laura. Mais il avait suffi de quelques mots, très graves, de la jeune femme pour l'amener à résipiscence : le devoir qu'elle lui traçait :
- Ce n'est pas le moment de discuter votre rôle dans le drame que nous vivons. Dès que la menace sera passée, vous reprendrez la voiture qui nous a amenés et vous aurez à conduire Josef, Bina et Elisabeth à Baie, à l'hôtel du Sauvage où je vous attendrai. C'est compris ?
- Je vous demande pardon Je n'avais, en effet, pas compris...
A présent, pelotonnée dans sa mante fourrée, la tête appuyée aux coussins de la légère voiture, Laura regardait défiler les paysages paisibles de la vallée où, de colline en colline, se succédaient terres cultivées, vignes et bois, ponctués de vieux châteaux. Tout ici parlait de paix, pourtant, à une demi-lieue environ de Gelfingen, une troupe à cheval fit son apparition au détour de la route. Une troupe nombreuse : une dizaine d'hommes et autant de militaires. Ils tenaient toute la largeur du chemin. La voiture s'arrêta d'elle-même. L'officier - français ! - qui commandait vint à la portière pour demander d'un ton revêche au baron ce qu'il faisait là à cette heure de la nuit et réclamer ses papiers :
- Je n'ai aucune raison de vous les montrer . je suis ici chez moi, sur mes terres ou presque. En outre, je vous prierai d'employer un autre ton : je suis le baron Pfyffer von Heidegg, secrétaire d'Etat de la généralité de Lucerne...
Il se penchait pour être dans la lumière de la lanterne gauche et l'homme recula en saluant, mais avec une visible mauvaise volonté.
- Faites excuses, monsieur le baron, mais nous allions justement chez vous.
- Pour quoi faire, s'il vous plaît ?
- Pour vous débarrasser d'une malade. Vous auriez chez vous une pauvre fille, une nommée... Grete Muller, échappée de la maison de fous de Linz...
- Il n'y a jamais eu de fous chez moi et je ne comprends rien à votre histoire. D'où la sortez-vous ?
L'officier désigna la voiture noire d'où descendait pesamment un personnage aussi large que haut, emballé dans un vaste manteau à triple collet, un chapeau enfoncé sur la tête :
- Voici le docteur Eichhorn, dont cette malheureuse était la malade et qui nous a requis pour l'aider à la récupérer... Mais, qui est cette personne, à côté de vous ?
- Je pourrais dire que cela ne vous regarde pas mais je vais être bon prince car je suis pressé : cette dame est la seule qui se soit jamais réfugiée à Heidegg, c'est une émigrée française, la comtesse de Laudren et c'est aussi une grande amie de ma mère. Je suis venu la chercher cette nuit parre que ma mère, justement, est très malade et la réclame. Alors je suis pressé et je vous somme de me livrer passage !
Le médecin viennois s'était approché et avait entendu :
- Cela ne me surfit pas ! La femme que je cherche est dangereuse : elle se prend pour une princesse française et devient enragée quand on lui dit le contraire. Mes ordres, à moi, sont de la retrouver.
- Des ordres de qui ?
- Du chancelier d'Autriche en personne.
- Et depuis quand les ordres d'un Autrichien ont-ils force de loi en Suisse ? Nous ne sommes plus au temps de Guillaume Tell et, en outre, nous sommes envahis par les Français qui ne sont pas vraiment les amis de votre pays. Alors rentrez chez vous : il n'y a jamais eu de folle à Heidegg...
- C'est ce que nous allons voir ! Faites demi-tour. Vous venez avec nous ! Comme vous pouvez le constater, les soldats que voici sont français et j'ai tous les laissez-passer possibles...
- Vaudrait mieux retourner, monsieur le baron, dit le cocher. Ces gens ne nous laisseront pas aller. Ça nous prendra seulement un peu de temps !
C'était la sagesse. Ces soldats qui se disaient français, alors qu'il n'y en avait pas à Lucerne, ce médecin qui eût été peut-être bien en peine de montrer ses diplômes : on sentait la bande organisée, le mauvais coup d'intimidation dûment préparé, mais les malandrins étaient trop nombreux et, sans doute étaient-ils capables de tout.
- Soit, retournons ! soupira le baron Alphonse après un coup d'oil à sa compagne qui approuva silencieusement. Il fut cependant impossible d'échanger le moindre mot car, sans en demander la permission, l'officier monta dans la voiture et s'y installa entre les deux voyageurs, un pistolet à la main.
- Est-ce bien indispensable ? dit Pfyffer avec dédain.
- Oui. Pour m'assurer que vous ferez ce qu'on vous demandera...
Le retour vers Heidegg fut un cauchemar pour Laura. Elle craignait pour l'homme généreux qui lui avait accordé si large hospitalité, pour les gens du château... Elle redoutait aussi les réactions de Jaouen quand il les verrait revenir ainsi escortés. Il était capable de tirer dans le tas et de déchaîner une véritable tuerie. Les visages qu'elle avait pu apercevoir étaient ceux de forbans et celui qui les commandait ne déparait pas la collection.
Quand on fut au château, le baron reçut l'ordre de faire ouvrir et l'on remonta la pente vers la cour d'honneur. Josef accourut :
- Vous avez oublié quelque chose, monsieur le baron ? Et qui sont ces gens ?
- Non, mon ami. Quant à ces gens, ils prétendent s'emparer d'une folle nommée Grete Muller qui se ferait passer pour une princesse et à qui nous donnerions asile.
- En voilà une idée !
Le naturel de l'intendant était parfait et Laura l'eût admiré sans réserve si la silhouette plus inquiétante de Jaouen n'était apparue à cet instant, armée d'un fusil. Pfyffer éleva une main apaisante :
- Pas d'affolement ! Nous ne sommes pas en danger. Ils veulent seulement visiter le château...
Laura était inquiète : ils allaient trouver des traces de la présence de Marie-Thérèse et de l'enfant, Jacobea n'aurait certainement pas eu le temps de faire le ménage. Et le pas lourd du médecin et de quatre soldats dans l'escalier lui résonnait sur le cour. Les autres militaires et les " infirmiers " qui escortaient Eichhorn surveillaient la cour dans laquelle, à son étonnement, à son soulagement, elle vit apparaître Jacobea. Une Jacobea parfaitement calme et qui lui sourit sans rien dire, mais ce sourire signifiait tant de choses ! Et avant tout que la petite Elisabeth était à présent en sûreté au milieu de la marmaille de sa fille. Mais personne ne souffla mot et ces ombres muettes et immobiles figées dans la grande cour avaient quelque chose de surréaliste. On se serait cru dans le palais de la Belle au bois dormant après le passage de la mauvaise fée-Lé retour du médecin et de ses acolytes ranima l'ambiance. Le personnage était déçu et donc de mauvaise humeur :
- Il n'y a rien là-haut, grogna-t-il au bénéfice de l'officier. Une seule chambre occupée, un seul lit défait... le reste est dans un ordre parfait. Avec même un peu de poussière...
- Il y a encore tout ça à fouiller ! fit l'autre en désignant la métairie, la chapelle et les autres bâtiments agricoles.
Le baron tira sa montre et la consulta :
- Le jour se lève dans une heure, remarqua-t-il froidement. Les vendanges ont commencé hier et, à l'aurore, les cueilleurs de raisin viendront du village. Tâchez de ne pas mettre trop de désordre. On vous fera goûter le vin nouveau si vous le souhaitez...
L'invitation inattendue suscita des murmures de satisfaction, ce qui ne plut pas au docteur Eichhorn :
- Vous espérez enivrer mes gens ?
- En aucune façon, fit le baron en haussant les épaules. Vos gens, comme vous dites, ont passé une nuit blanche et fait cinq lieues pour rien. On leur donnera aussi à manger. Moi, avec votre permission, je repars pour Lucerne. Ma mère est toujours aussi malade et son impatience de revoir son amie doit l'épuiser...
- Et si je décidais de vous garder ?
- A quel titre ? De même, je vous conseille de ne malmener ni mes serviteurs ni mes biens. Vous êtes un étranger ici et je vous rappelle que je suis secrétaire d'Etat... et que les chancelleries existent toujours. Si j'ai à me plaindre, vous serez chassé et donc empêché de poursuivre vos recherches. Je vous salue, docteur ! Venez, Laura !
Personne ne s'opposa au départ du cabriolet qui reprit son chemin comme si de rien n'était. Laura ne retint pas longtemps son inquiétude :
- Je suis un peu perdue, dit-elle. Vous laissez ces gens chez vous, libres de tous leurs mouvements ?
- C'est la meilleure preuve de ma bonne foi. Je tfous avoue cependant qu'en revenant tout à l'heure, j'avais peur mais vous comme moi avons décidément de remarquables serviteurs : la disparition des traces du passage de Madame et de sa fille... la poussière même ! Ils ont du génie ! C'est pourquoi je crois que nous ne risquons plus rien...
- Nous avons tout de même été attaqués ! Vous avez l'intention de passer là-dessus ?
- Oh, mais non ! Ces mécréants ont agi sans aucun droit, j'en suis certain. Aussi vais-je non seulement porter plainte au Grand Conseil mais aussi revenir dans quelques heures avec une solide escorte de la milice de Lucerne. Et s'ils sont encore là., ce que je ne pense pas, nous réglerons nos comptes !
Laura n'avait plus d'objections. C'eût été vraiment été se faire l'avocat du diable : cet homme était un modèle de calme, de maîtrise de soi et de tranquille courage, un Suisse dans la plus haute acception du personnage. S'en remettre à lui et à Dieu était tout ce qui lui restait à faire. Elle le fit et si bien qu'elle finit par s'endormir...
Quelques jours plus tard, à l'hôtel du Sauvage, die recevait dans ses bras une petite Elisabeth qui ne comprenait rien à ce qui venait de lui arriver mais qui, en la retrouvant, noua ses bras autour de son cou en se blottissant contre elle avec un soupir de bonheur qui lui mit les larmes aux yeux. Laura eut un peu honte d'éprouver tant de joie alors que la vraie mère devait, où elle était, songer à elle avec tant de chagrin. Mais l'enfant ne devait rien en savoir : il fallait qu'elle soit heureuse, il fallait lui donner tout l'amour dont elle avait besoin et, le soir venu, Laura en la berçant sur ses genoux sut qu'elle avait désormais une raison de vivre et que le temps des aventures devait s'achever.
Et quand l'image, toujours si douloureuse, de Batz, se présenta à son esprit, elle la chassa avec colère...
CHAPITRE XII
LE CIMETIÈRE DE LA MADELEINE
L'endroit était sinistre et la lumière pauvre que répandait sur Paris une triste journée d'octobre n'arrangeait rien. Tout paraissait fait de la même matière d'un gris jaunâtre sale : les pavés de la rue, les bâtiments dont plusieurs étaient en reconstruction et plus encore le grand mur haut de près de trois mètres et sa porte vermoulue qui retranchaient le cimetière désaffecté de la Madeleine du reste du monde. Laura, en vérité, ne comprenait pas du tout pourquoi on lui donnait rendez-vous dans ce lieu lugubre et avec un luxe de précautions qu'elle s'expliquait mal, mais la lettre reçue la veille à son hôtel ne laissait aucun doute :
"... Vous laisserez votre voiture dans la cour du n° 48 où habite un avocat nommé Olivier Desclauzeaux. Vous entrerez et vous ressortirez discrètement par la porte du jardin. De là vous gagnerez facilement le cimetière qui est du même côté, à quelques pas. Soyez à cet endroit vers quatre heures et prenez soin de vous munir d'un bouquet de rosés. "
Le billet n'avait rien d'anonyme. Il était signé aussi clairement que possible : Ch. Mau. Talleyrand, ajoutant à l'étrangeté de la chose. Que l'ancien ministre veuille la voir, rien d'extraordinaire puisque apparemment il s'était chargé de diriger ses actes, mais pourquoi ne pas la recevoir en toute platitude dans un salon ou n'importe quelle autre pièce de son logis ?
Cependant elle n'était pas là pour se poser des questions. Ce personnage lui donnait rendez-vous, elle s'y rendait simplement. Sans doute avait-il ses raisons...
Ainsi que le billet l'annonçait, la porte du cimetière n'était pas fermée, seulement poussée, et elle céda aussitôt sous la main de Laura, découvrant un bien étrange spectacle. De cimetière, la longue bande de terre étirée entre la rue d'Anjou et le Grand Egout n'avait plus guère que le nom. Quelques croix de fer ou de pierre rongée par le temps subsistaient encore le long des murs. Tout le reste n'était plus qu'un chaos de bosses irrégulières envahies d'herbes folles jaunies par l'automne. Mais le plus curieux était que quelques personnes erraient dans ce qui n'était plus qu'un terrain vague, penchées vers le sol comme si elles espéraient qu'un signe, un écho, leur indiquerait le lieu où reposait la victime qu'elles pleuraient afin de déposer à coup sûr les quelques fleurs qu'elles avaient apportées.
Car c'était là que, entre le 26 août 1792 et le 27 mars 1794, on avait enterré tous ceux que la guillotine avait fauchés sur la " place de la Révolution ", et parmi eux le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette.
Au seuil de ce charnier, Laura hésitait, serrant plus fort entre ses mains le bouquet de rosés qui mettait une tache sanglante sur le velours brun de son long manteau fourré. Deux hommes qui causaient à quelques pas se séparèrent et l'un d'eux s'approcha. Elle vit qu'il était très grand et boitait sans se courber le moins du monde. Au contraire, la canne où il s'appuyait semblait se prolonger en lui et le raidir. Personne sans doute ne portait la tête avec plus d'arrogance. Une tête tout à fait remarquable ! Encadré de cheveux bouclés et poudrés, un visage pâle dont la peau adhérait presque sans chair à une ossature parfaite. Un menton fort, une lippe méprisante qui donnaient un air de hauteur et d'impertinence, des pommettes saillantes, une bouche sensuelle et des yeux de saphir clair à demi voilés sous de lourdes paupières composaient à cet homme d'une rare élégance naturelle une personnalité à la fois impressionnante et pleine de séduction en dépit de son pied infirme.
- Madame de Laudren, je suppose ? fit-il d'une voix basse et intime qui fit passer un frisson dans le dos de Laura, sensible aux voix et celle-ci était celle d'un séducteur. Voulez-vous que nous fassions quelques pas ?
Il lui offrit son bras et choisit l'allée encore visible qui faisait le tour de l'enclos. Puis entama le dialogue sur le ton paisible d'une conversation de salon :
- Je vous remercie d'avoir accepté de venir jusqu'à cet endroit un peu effrayant qui, par cela même, nous assure une relative tranquillité. Ce cimetière est fermé au public mais il y a deux jours dans l'année où, contre un peu d'or, on peut obtenir que le portail ne soit pas fermé à clef. Le propriétaire, un certain Isaac Jacot, y trouve un supplément de revenus. Et nous sommes l'un de ces jours : le 16 octobre...
- Le jour de l'exécution de la Reine, murmura Laura soudain très émue. L'autre date devant être le 21 janvier?
- Votre mémoire est excellente. . Tenez, ajouta-t-il en désignant un petit tertre envahi de ronces qui ne se distinguait guère de ses voisins, vous pouvez poser vos fleurs ici. La Reine est là... à moins que vous ne préfériez les offrir au Roi. Il est là-bas près du mur.
- Je préfère le Roi, dit-elle sans le regarder. Cependant, le mieux me paraît de partager...
Elle enleva trois rosés du bouquet et se dirigea ensuite vers l'endroit qu'on lui indiquait où elle s'agenouilla pour une courte prière.
- Vous aimiez Louis XVI ? murmura Talleyrand qui se tenait derrière elle, appuyé sur sa canne. C'est peu courant...
- La Reine séduisait davantage, je sais ! Mais lui était la bonté même...
Elle n'en dit pas plus car c'eût été revenir sur un passé qu'elle voulait oublier, sur le temps de son mariage à Versailles où le Roi, à peu près seul de toute la Cour, avait montré attention et gentillesse à cette fille de petite noblesse bretonne venue de sa province épouser l'un des hommes les plus en vue qui portait aussi l'un des plus grands noms de Bretagne.
Ses rieurs déposées, sa prière achevée, elle se releva et fit face à Talleyrand :
- Me direz-vous, à présent, monsieur, pour quelle raison vous avez voulu me rencontrer ?
Le ton était courtois mais net, la voix et le regard froids. Son instinct lui soufflait qu'en cet homme d'une quarantaine d'années veillaient un esprit subtil, une intelligence profonde, une force capables de le mener aux plus hautes destinées, mais que tout cela pouvait aussi représenter une danger comme une lise mortelle se cache sous une eau lisse, innocente et bleue. Il ne répondit pas tout de suite, la jaugeant du regard avec une impudence que corrigea bientôt un léger sourire :
- A une autre que vous je dirais : pour le plaisir de rencontrer une jolie femme dont on m'a vanté le charme...
- Et à moi, que direz-vous ? dit-elle sans chercher à voiler son impatience.
- Qu'il me fallait voir de quel bois vous êtes faite, hé ?
Il ponctuait souvent ses phrases de cette interjection qui déroutait l'interlocuteur en lui permettant, à lui-même, de réserver du temps pour la réflexion. Puis, comme Laura fronçait le sourcil, il ajouta : " Vous êtes dépositaire d'un secret d'Etat, donc mortel, et vous me semblez ne pas vous en porter plus mal... "
- Le devrais-je ?
- Voilà quatre ans que vous vivez enfermée pour ainsi dire dans un vieux château suisse avec une malheureuse sur la tête de laquelle se sont réunies toutes les malfaisances du destin, une pauvre créature à qui ne reste rien...
- Permettez que je rectifie ! La malheureuse est princesse et tous les noms que l'on pourra lui donner ne changeront pas le sang qu'elle porte en elle. Et il se trouve que j'aime cette " pauvre créature " à laquelle en effet, on a tout pris. Vous comme les autres puisqu'il a fallu lui arracher l'enfant qui lui permettait de revivre...
- Vous voyez les choses ainsi ? J'espère avoir droit à un peu plus de reconnaissance. Sans mon intervention, elle serait à ce jour enfermée à l'asile de Vienne, dans un cabanon avec peut-être la camisole de force ! Je pense lui avoir offert un moindre mal...
- Ce qui reste à démontrer. Qui est ce Léonard Van der Valck à qui j'ai dû la remettre ? Il semble un parfait gentilhomme, mais je sais d'expérience ce que peut recouvrir de fausseté et d'infamie l'apparence la plus séduisante.
- C'est un homme remarquable en tous points, qui d'ailleurs n'appartient pas vraiment à notre époque... une lame d'épée forgée au feu de la souffrance. Il porte en lui une blessure dont une âme moins forte eût demandé au suicide de la délivrer. Il a préféré mettre sa vie et sa fortune, car il est très riche, au service du malheur. J'ajoute qu'il a connu la famille royale avant la Révolution et qu'il a réussi, sous un déguisement, à approchei Madame Royale au Temple. Il m'est donc apparu comme le plus digne de veiller sur une si haute infortune. Alors cessez de vous tourmenter pour votre princesse : elle ne peut être en de meilleures mains... Et parlez-moi de la petite fille ! Elle est avec vous ?
- Elle est avec moi et si je n'avais sans cesse présente à l'esprit la douleur de sa mère je pourrais dire que je suis heureuse de l'avoir. Pourquoi a-t-il fallu les séparer ?
- Parce qu'ensemble on les aurait vite retrouvées et sans doute abattues. Vous allez l'emmener en Bretagne j'imagine ?
- Oui, et j'aimerais y emmener aussi Madame... Il eut un geste d'impatience :
- Ne me faites pas douter de votre intelligence ! Je viens de vous dire que c'est impossible. Qu'il y ait entre elles deux une bonne moitié de l'Europe me paraît d'une excellente garantie...
- Maintenant sans doute, mais plus tard ? Dans... Je ne sais pas ... quelques mois, quelques... années ? Je lui ai promis qu'elle retrouverait son enfant !...
- Promesse inconsidérée, madame ! Et je veux votre parole de ne rien tenter en vue d'un rapprochement sans m'en avertir au préalable. D'ailleurs, je ne vois pas comment ce serait possible : j'ignore moi-même où Van der Valck emmène... Sophie Botta !
- Pas ce nom ! Elle le déteste...
- C'est sans importance. Il existe désormais une duchesse d'Angoulême et c'est elle seule que le monde doit connaître. Et si j'apprends le lieu de résidence choisi par le " comte Vavel de Versay " je ne vous le dirai pas. A présent, votre parole !
Le ton était si rude qu'elle tressaillit. Ce n'était pas une prière mais un ordre et sa réaction fut immédiate :
- A quel titre l'exigez-vous de moi ? Car vous l'exigez n'est-ce pas et c'est à ce seul titre que vous m'avez fait venir ici alors qu'il était si facile de se rencontrer n'importe où ? Pour que je me sente liée jusqu'à l'âme par un serment prononcé sur le tombeau de mes rois ?
- Peut-être... encore qu'ils ne soient pas seuls ici, tant s'en faut. Il y a Charlotte Corday, la Du Barry, les girondins, les Suisses massacrés aux Tuileries... Mais c'est vrai : j'ai besoin de quelque solennité pour me sentir en paix avec moi-même. Les temps sont difficiles. Le Directoire aura bientôt cessé d'exister. Une étoile se lève qui va éclairer une ère nouvelle et enverra les rois dans les limbes de l'Histoire. Je veux suivre cette étoile sans avoir à craindre les résurgences des secrets enfouis dans les consciences. Celui que nous partageons est l'un des plus redoutables, hé ?
- Pourquoi vous en mêler alors ? Pourquoi avoir repris la suite de Bénézech ? Lui au moins agissait par fidélité et compassion... Et vous n'êtes même pas royaliste !
- Non et je ne l'ai jamais été. Ce que je veux être, c'est un homme d'Etat et un Etat n'a jamais eu de convictions. Il a besoin d'engranger les secrets petits ou grands afin d'avoir barre sur les hommes... et les femmes. Mais je ne suis pas dépourvu de compassion comme vous dites et la souffrance, le malheur à ce point auguste ne me laissent pas indifférent. C'est pourquoi j'ai fait en sorte de sauver Marie-Thérèse de l'asile comme du poignard des assassins, mais ne m'en demandez pas davantage ! se hâta-t-il d'ajouter en voyant Laura ouvrir la bouche pour ce qui ne pouvait être qu'un plaidoyer. J'ai besoin, où je vais, d'avoir les mains et la tête libres. Alors, votre serment ?
- Qu'adviendrait-il si je refusais ?
Les lourdes paupières se relevèrent et Laura reçut en plein visage un regard froid comme une lame d'acier.
- Vous feriez d'elle un danger, donc une ennemie, comme vous-même et par les temps qui courent il n'est pas prudent de laisser des ennemis derrière soi...
La menace était sans fard et c'eût été folie que de la négliger. Malgré la révolte qui l'envahissait, Laura murmura :
- Que puis-je faire ? Je lui ai juré, à elle, de tout tenter pour la réunir à sa fille et vous me demandez le serment contraire ? Vous étiez prêtre, cependant ?
- J'étais évêque. Il y a là une nuance. Dieu et moi nous saluons mais ne nous fréquentons pas. Cependant, je vous rappelle qu'en vous demandant votre parole de ne pas chercher à revoir votre compagne, j'ai ajouté " sans en avoir reçu ma permission ". Cela ne ferme pas l'avenir et il se peut que je vous la donne un jour...
- Vraiment ?
- Vraiment ! je m'y engage... sur l'honneur !
- En ce cas vous avez ma parole ! Je vais emmener la petite à Saint-Malo où elle passera pour ma fille. Peut-être de tant de malheurs arriverai-je à faire un peu de bonheur...
- En toute sincérité je vous le souhaite mais... aurez-vous les moyens de subvenir à son entretien ?
Laura pensa qu'il était bien temps de s'en préoccuper.
- Songeriez-vous à m'aider au cas où ces moyens me manqueraient ?
- Moi ? Je suis pauvre comme Job ! fit Talleyrand d'un air si horrifié qu'elle eut envie de rire. Les temps ne sont plus où je disposais du fastueux hôtel de Gaeliffet avec tout ce que cela comportait de fonds puisque je ne suis plus ministre. J'avoue que la question de votre avenir m'a un peu échappé, hé ? Bénézech avait pourvu à vos besoins et ceux qui vous ont accueillie avec votre compagne se sont montrés généreux, je crois ?
- Extrêmement ! Je n'ai pas souvent rencontré cours aussi nobles.
- Je n'en doute pas. Il vous reste quelques biens, à Saint-Malo ? La Révolution a fait beaucoup de dégâts dans les fortunes bretonnes. Dans les autres aussi, d'ailleurs...
- Mon château de Komer a été incendié, ma propriété de Saint-Servan pillée mais, grâce à une amie très chère, l'armement Laudren est encore debout.. je l'espère puisque je n'ai pas eu de nouvelles depuis quatre ans. Néanmoins, en admettant qu'il n'en reste rien, ce qui m'étonne-rait, j'ai encore un compte dans une banque parisienne. Suffisant je pense pour qu'Elisabeth ne manque de rien...
- Elle s'appelle Elisabeth ?
- Comme la tante que Madame a tant pleurée... et pleure encore. Les blessures ne sont pas cicatrisées dans ce cour auquel vous venez d'infliger une nouvelle meurtrissure...
Talleyrand ne tenait visiblement pas à reprendre le sujet. Il tourna la tête en tous sens comme s'il évaluait la qualité de l'air puis tapota du bout de sa canne le soulier de son pied malade comme pour en faire tomber un peu de terre, toussa pour s'éclaircir la voix et finalement déclara en remontant les épaules sous le magnifique drap anglais qui les enveloppait :
- Il me semble qu'il fait plus froid et, puisque nous sommes désormais d'accord, il vaut mieux que je vous rende votre liberté. Il me reste donc à vous offrir mes voux de bon voyage... et à vous assurer que je ne vous perdrai pas de vue. J'aimerais avoir de vos nouvelles de temps à autre. Et aussi de celles de cette petite fille... Au fait, ajouta-t-il en taquinant du bout de sa canne une herbe folle, auriez-vous appris qui est son père ?
- Non. Et je n'ai jamais cherché à percer un secret qui n'est pas le mien. En admettant que ce secret existe.
- Que voulez-vous dire ?
- Je n'en ai, certes, aucune preuve, aucune assurance mais je suis persuadée que la princesse elle-même l'ignore..
- Comment l'entendez-vous ? Cela semble difficile.
- Pas pour une enfant de complexion délicate, encore affaiblie par une longue détention et des déchirements qui pouvaient l'affecter au point de lui faire perdre connaissance. Il se peut qu'un misérable en ait profité...
- Qui vous l'a dit ?
- Mme de Tourzel.. et aussi M. Bénézech qui penchait, comme moi, pour cette hypothèse. Je la vois mal céder à un homme, quel qu'ait pu être son désarroi. Elle a l'âme trop haute et trop fière '
L'ancien évêque d'Autun hocha la tête :
- Il se peut que vous ayez raison. Cette réalité-là serait sans doute plus navrante que n'importe quelle autre. Comment ne pas souhaiter qu'un peu d'amour ait fleuri son calvaire ? Mais peut-être Dieu y pourvoira-t-il, hé ?
- Vous pensez à l'homme qui est maintenant son compagnon ?
- Naturellement. Il a tout ce qu'il faut pour séduire la femme la plus difficile. Quant à elle-.. est-elle belle ?
- Ravissante ! Elle ressemble à sa mère avec quelque chose de plus doux... de plus poétique. Sa grâce est extrême, sa voix charmante et son cour le plus délicat qui soit
En évoquant ainsi Marie-Thérèse, un sourire revenait sur le visage de Laura. Pour la première fois, elle envisageait le quasi-enlèvement de son amie sous un jour différent et elle savait maintenant qu'elle prierait pour que l'amour naisse entre ces deux êtres rapprochés par les contraintes inhumaines de l'Histoire.
Tout en parlant, Laura et son compagnon s'étaient rapprochés du portail. L'ancien ministre ôta son chapeau et s'inclina avec une grâce inattendue chez ce monument d'orgueil :
- Adieu, madame ! Je ne sais s'il me sera donné de vous revoir mais je suis heureux d'avoir fait naître cette occasion et je vous en remercie. Rentrez vite à votre hôtel ! Je partirai après vous.
- Non. Partez le premier, s'il vous plaît ! Je voudrais rester encore un instant.
- Comme il vous plaira...
Restée seule, Laura revint lentement vers le coin de terre où reposait Louis XVI. Elle voulait prier encore, mais surtout prier seule. Sans le poids d'un regard étranger qui semblait ignorer la bienveillance. Elle plia le genou, se donna le temps de mieux arranger les rosés puis se mit à prier sans s'apercevoir qu'en fait ce n'était pas à Dieu qu'elle s'adressait mais à celui qui reposait là, dans le lit de chaux que recouvrait la terre noire, à ce roi martyr qui avait été la vraie religion de Jean de Batz, son roi à lui, celui pour lequel il aurait donné si joyeusement sa vie. Il n'était plus que cette tombe à qui confier l'amour qu'elle ne parvenait pas à tuer.
La sensation d'une présence derrière elle la releva soudain. Elle se crut alors le jouet d'une hallucination, car Jean était là. En personne. Bien vivant et tellement semblable, à l'exception de quelques cheveux blancs, à l'image qu'elle abritait en elle.
- Laura, dit-il avec douceur, que voulait de vous M. de Talleyrand-Périgord ?
Une stupeur mêlée d'indignation la laissa un instant sans voix. C'était tout lui. Après des années de séparation suivant une - si brève ! -flambée d'amour passionné, des années qui auraient dû être déchirantes pour lui comme pour elle, sa première préoccupation en la retrouvant était d'ordre politique. Mais elle se reprit vite :
- Je ne crois pas que cela vous regarde ! Veuillez me laisser passer s'il vous plaît.
Il obéit machinalement mais la suivit :
- Tout ce qui vous touche me regarde ! Où étiez-vous passée, Laura, durant tout ce temps ?
Le ton cassant où vibrait la colère acheva d'irriter la jeune femme :
- Si l'un de nous peut se permettre de deman der des comptes, ce n'est certes pas vous et si quelqu'un a été abandonné de la plus infâme façon ce n'est pas non plus vous. Alors veuillez me faire la grâce de passer votre chemin... et de ne plus jamais m'adresser la parole !
- Laura !
Cette glaciale sortie le stupéfiait mais il n'était pas homme à se dérober devant le combat puisque, apparemment, il allait devoir en soutenir un. Saisissant la jeune femme par un bras, il la contraignit à s'arrêter et à lui faire face.
- Expliquons-nous, Laura, il y a là une sorte de mystère dont la clef m'échappe ! C'est moi qui vous ai abandonnée alors que depuis quatre ans je cherche en vain votre trace ? Mais bon Dieu, où étiez-vous passée ?
- Où vous auriez dû être si vous étiez resté attaché à votre vou de fidélité au Roi : auprès de sa fille.
- A Vienne ?
Elle eut un sourire dédaigneux qui passa comme une râpe sur les nerfs de Batz :
- Vous avez dû vieillir, mon cher. Voilà que vous parlez comme n'importe quel lecteur de gazette. Il est vrai que la dernière fois que je vous ai vu, vous étiez bien parti pour l'embourgeoisement total.
- Moi ? Embourgeoisé ? Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Et d'abord quand m'avez-vous vu sans que je vous voie moi-même ?
- Le jour où vous avez quitté... triomphalement je dois l'admettre... la prison du Plessis. J'étais là, figurez-vous, et je n'ai rien perdu de votre marche glorieuse au bras d'une personne qui semblait vous être très chère et avec qui vous êtes parti en voiture.
- Vous y étiez ? murmura-t-il sa colère soudain tombée.
- Eh oui ! Quelle idée n'est-ce pas quand on aime comme je vous aimais, quand on a tremblé des jours et des jours pour sa vie, de se précipiter vers l'objet de tant d'amour à l'instant où il retrouve sa liberté. Mais, apparemment, cette idée n'avait rien d'original puisque nous étions au moins deux à l'avoir eue. Simplement, l'autre a été plus rapide que moi et je me suis longtemps demandé ce qui se serait passé si je m'étais ruée sur vous comme elle l'a fait ? Nous serions-nous battues pour vous ? Certainement pas en ce qui me concerne. Peut-être auriez-vous tranché entre nous en déclarant hautement votre préférence ?
- Mais c'est cela que vous auriez dû faire ! s'écria-t-il d'un ton si douloureux qu'il perça la vindicte de Laura. Soyez sûre que je vous aurais choisie ! J'étais si heureux ce jour-là parce que je pensais que le soir même je serais auprès de vous... dans vos bras, et je ne vous ai pas vue. Michelle était là et vous savez quelle amitié me liait à sa famille. Elle était heureuse de me voir libre et il eût été cruel de la repousser...
- Vous vouliez me rejoindre le soir même ? Allons donc ! Vous étiez chez elle, confortablement installé dans son salon à vous laisser adorer, dorloter...
- Comment le savez-vous ?
- Parce que, figurez-vous, j'ai fait ce que ferait n'importe quelle femme amoureuse, je suis allée rue Buffault, ce qui m'a permis de constater que vous étiez fort loin de moi mais en revanche fort près d'elle. Vous étiez béatement installé comme un ours dans un rayon de miel...
Soudain, il la lâcha comme si elle l'avait brûlé, s'écarta, le visage blême :
- Et c'est alors que vous avez tiré sur moi, articula-t-il d'une voix changée.
- Que j'ai quoi ?
- Que vous avez tenté de me tuer en tirant deux coups de pistolet...
Suffoquée, Laura le regarda un instant sans réussir à trouver une parade à cette accusation incroyable :
- Moi ? fit-elle enfin. J'aurais tiré sur vous ? Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas devenu fou ? Parce que pour imaginer pareille chose, il faut que vous le soyez... ou alors c'est qu'après tant d'années vous ne me connaissez pas, vous l'homme subtil entre tous ! Tirer sur vous comme n'importe quelle fille qui surprend son amant en goguette ? Et par deux fois ?
- Oui. Deux fois...
Laura éclata d'un rire plus douloureux qu'un sanglot avorté, puis elle lança avec une ironie mordante :
- Mais mon cher, sachez que si ma main avait tenu un pistolet, il y aurait eu une balle pour vous, une balle pour elle... en admettant même que les deux n'eussent été pour elle seule. En tout cas, admettez que je me suis montrée singulièrement maladroite puisque vous me semblez bien vivant ? A moins que vous ne soyez un fantôme ? Dans un cimetière, cela n'aurait rien d'étonnant...
Il revint vers elle et, à nouveau, ses mains se refermèrent sur les bras de la jeune femme, qu'il maintint fermement :
- Arrêtez, Laura ! Arrêtez je vous en supplie ! J'ai l'impression de vivre un cauchemar... cette histoire est une véritable histoire de fous et il faut que nous en parlions. Mais pas ici ! Il est tard, d'ailleurs et le propriétaire va venir refermer.. Venez ! Nous allons chercher un fiacre...
- Il y en a un qui m'attend dans la cour de l'avocat Desclozeaux un peu plus loin, dit-elle, momentanément domptée. Avide aussi de démêler quelque chose dans ce dialogue de sourds qu'ils venaient d'échanger. Ils partirent donc dans la rue d'Anjou mais quand Batz voulut prendre le coude de sa compagne celle-ci s'écarta. Il n'insista pas, se contentant de laisser peser sur elle un regard plein de tristesse et ils marchèrent sans rien se dire jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé l'abri de la voiture. Laura pour sa part, cherchait à démêler les paroles effarantes qu'elle venait d'entendre. On avait tiré sur Jean et, comme ce n'était pas elle, il fallait bien que ce fût quelqu'un d'autre, mais qui ?... Elle ne chercha pas longtemps. Un nom très vite lui vint à l'esprit : Jaouen. N'avait-il pas juré de tuer Batz si d'aventure il faisait souffrir Laura ? Or, quand elle était rentrée chez elle ce soir-là, c'est lui qui l'avait accueillie et il n'avait pas pu ignorer qu'elle était désespérée. Alors qu'avait-il fait tandis qu'enfermée dans sa chambre elle pleurait toutes les larmes de son corps ? Si c'était cela, il aurait à lui en rendre compte...
Apparemment la pensée de Batz avait suivi le même cheminement que le sien, car il demanda soudain :
- Votre Jaouen me hait-il toujours autant ? Qu'il ait prononcé le nom suffit à faire de la jeune femme le défenseur instinctif du Breton :
- Où prenez-vous qu'il vous hait ? Je crois me souvenir au contraire qu'il y a six ans, jour pour jour, et alors qu'on menait la Reine à l'échafaud, il vous a sauvé la vie.
- Je n'oublie rien et, après tout, c'est sans importance. Dites-moi plutôt, Laura, ce qu'il est advenu de vous durant tout ce temps ?
- C'est sans intérêt. J'ai voyagé, voilà tout !
- Sans jamais retourner en Bretagne ? Sans jamais donner de vos nouvelles ? Lalie se tourmente beaucoup et n'est pas loin de vous croire morte... Pourquoi ?
- Comment le savez-vous ? Vous y êtes allé ?
- Oui, figurez-vous ! Lorsque, après plusieurs mois - car j'ai bien failli mourir ! -, je me suis retrouvé guéri, je vous ai cherchée. J'ai appris que miss Adams s'était embarquée pour les Etats-Unis au Havre, plus ou moins expulsée par le gouvernement. Alors je suis allé à Saint-Malo où j'ai trouvé ma vieille amie transformée en armateur. Très triste au demeurant car pour n'avoir eu de nouvelles ni de vous ni de vos serviteurs, elle craint que le bateau sur lequel vous aviez pris place n'ait été victime d'un naufrage et ne se soit perdu corps et biens. Mais je suppose qu'à présent, elle est rassurée ?
- Pas encore. Je rentre demain à la maison.
Fut-ce la froideur du ton, l'indifférence apparente du visage ? La colère s'empara de Batz qui, à nouveau, empoigna Laura et la secoua sans le moindre ménagement :
- Mais enfin, bon Dieu, où étiez-vous ? Je veux savoir ! J'ai le droit de savoir !
- Vous n'avez aucun droit... et vous me faites mal !
- Tant pis ! Parlez !
- N'y comptez pas ! Je n'ai rien à vous dire... L'eût-elle voulu que c'était devenu impossible.
Jean avait cessé de meurtrir ses épaules mais pour l'enfermer dans ses bras et lui imposer le baiser le plus dur qu'elle eût jamais reçu. Un baiser qui la violentait, sous lequel cependant elle se sentit fondre. Le temps revenait. Le triste décor du fiacre disparaissait pour faire place à un lit aux draps froissés dans la lumière d'un jour d'été et pendant de longues minutes Laura et Jean oublièrent tout ce qui n'était pas cet instant éblouissant qui les rendait l'un à l'autre. Les baisers succédaient aux baisers, leurs lèvres ne se quittant que pour se reprendre mais soudain, Laura eut conscience que Jean ouvrait sa robe, cherchait son cou, ses seins, et se défendit :
- Non... Je t'en prie !
- Il y a trop longtemps que j'ai faim de toi ! Je te veux... tout de suite !
- Pas ici, tout de même !
- Où habites-tu ?
- Rue du Bac à l'hôtel de l'Université... mais c'est impossible ! réagit-elle en songeant à Elisabeth, à Jaouen, à Bina...
Il éclata du joyeux rire d'autrefois !
- L'hôtel de l'Université ? Sais-tu que mon vieil ennemi d'Antraigues y habitait ? Mais tu as raison, c'est beaucoup trop respectable. Allons... chez nous
- Chez nous ?
- As-tu oublié l'hôtel de Beauvais ? Nous y avons été si heureux ! Tu n'imagines pas combien de fois j'y suis allé, espérant te voir paraître avec ta robe blanche et ton grand chapeau de paille...
Il donna l'adresse au cocher puis se remit à embrasser Laura, si bien que le temps du trajet leur parut durer à peine une minute. D'ailleurs, de temps il n'y avait plus pour eux. Ils l'abolissaient comme tout ce qui était extérieur à cette chambre - celle-là même qu'ils avaient occupée - à ce lit où leurs corps se rejoignirent enfin, se fondirent...
Il faisait nuit noire et quelque heure sonnait à l'église voisine quand Jean demanda d'une voix qui s'ensommeillait :
- Me diras-tu enfin où tu étais passée ?
- Non...
Comme il se redressait, le sourcil déjà froncé, elle lui sourit avec tendresse :
- Ne te fâche pas. Je n'en ai pas le droit.
- Pas le droit ? A moi ?
- A toi plus qu'à quiconque. J'ai juré de me taire.
- Ah...
Il n'avait plus du tout envie de dormir et Laura sentit, comme si elle le touchait, que son cerveau fonctionnait à toute vitesse. Pour détourner le cours de ses idées, elle demanda :
- Depuis que je suis arrivée, je cherche Ange Pitou mais il semble avoir disparu du pavé de Paris. Il n'est pas...
Le visage de Batz se fit grave :
- Mort ? Non. Mais déporté en Guyane après les événements de Fructidor où le Directoire s'est débarrassé par la violence de deux de ses membres. Pitou passait son temps à chansonner les uns et les autres et sur la place Saint-Germain-l'Auxerrois où il se faisait entendre, attirant de plus en plus de monde, de plus en plus de succès. A mesure que sa popularité augmentait, ses chansons gagnaient en férocité. On a fini par l'arrêter et l'envoyer de l'autre côté de l'océan. Il serait à Kourou, un endroit que l'on dit malsain...
- Mon Dieu ! J'espère de tout mon cour qu'il en reviendra vivant. J'ai toujours eu pour lui une si grande affection ! C'est le meilleur ami que j'aie jamais eu...
- J'y tiens beaucoup moi aussi et j'espère qu'il nous reviendra un jour...
Tout en parlant, Jean s'était levé pour aller verser un peu de vin dans deux verres, puis il revint près de Laura et lui en tendit un :
- Nous allons boire à sa santé. Il est jeune, solide, habité par une véritable rage de vivre. Je suis sûr qu'il s'en sortira.
Laura ne répondit pas, ne prit pas le verre tendu. Son regard se fixait sur la main qui le lui offrait. Une main où la chandelle faisait briller un anneau d'or...
Aussitôt, elle recula au fond du lit, les yeux agrandis, le drap serré contre sa poitrine. Lui restait là, figé dans son geste, sans comprendre. Alors elle s'écria :
- Vous êtes marié !
Ce n'était pas une interrogation et le visage de Batz s'empourpra. Il posa le verre, regarda sa main :
- Oui, dit-il sans oser la regarder. J'avoue que je l'avais oublié...
Mais elle était déjà debout, ramassait ses vêtements et allait s'enfermer dans le cabinet de toilette en ordonnant :
- Veuillez m'appeler une voiture !
Il n'en fit rien, se contentant de se rhabiller machinalement. Il avait l'air d'un homme dégrisé qui, après avoir atteint l'inexprimable, s'aperçoit que ses pieds sont toujours enfoncés dans la terre et, quand Laura reparut, toutes traces de leur folie effacées, il expliqua sans conviction, du ton de quelqu'un qui ne s'attend pas à être cru :
- La mère de Michelle, avant de mourir, lui avait laissé une lettre pour moi où elle me demandait de veiller toujours sur sa fille. Et puis j'ai dû, blessé, rester chez elle où elle m'a soigné... Un moment je me suis trouvé si mal que j'ai cru la mort proche. Alors je lui ai dit de chercher un prêtre afin que je puisse au moins lui donner mon nom à défaut d'une protection... Notre mariage n'a pas encore été régularisé à la mairie...
- Supposez-vous que cela puisse avoir quelque importance pour moi ? Il a été béni : cela me suffit...
- Cela suffit-il aussi à tout notre amour ? Je n'ai pensé qu'à vous, je n'ai aimé que vous et je vous aime toujours. En vous revoyant, tout a été balayé, emporté. Je ne cherche pas d'excuses..
- C'est inutile en effet ! Adieu Jean ! Il est temps que moi aussi je revienne à la réalité. Il est tard et l'on doit s'inquiéter de moi... Ma petite fille ne peut s'endormir si je ne lui tient pas la main.
- Votre... fille ?
En le voyant pâlir et vaciller comme s'il avait reçu un coup, elle sentit qu'il était très loin de la vérité et qu'elle lui avait fait mal, mais elle en éprouva une joie cruelle. Elle avait tant souffert de lui depuis quatre ans ! C'était bien son tour et pour rien au monde elle ne l'eût détrompé...
Mais s'il était frappé il n'était pas abattu et, quand Laura voulut franchir la porte de la chambre, elle le trouva devant elle barrant le passage. Ses yeux noisette avaient pris une curieuse couleur jaune et manifestement il se contenait au prix d'un immense effort de volonté :
- Tu ne partiras pas sans m'avoir dit qui t'a fait cette enfant !
Pour éviter la tentation de l'empoigner et de la rejeter sur le lit, il tenait ses mains dans son dos. Elle haussa des épaules dédaigneuses :
- Vous devenez vulgaire et je n'ai rien à vous dire ! Laissez-moi passer !
- Pas avant d'avoir parlé. Qui est-ce ?
- Je ne vous le dirai jamais ! Allez retrouver votre femme et laissez-moi en paix. En l'épousant, vous avez perdu tout droit de m'interroger...
Leurs regards s'affrontaient, se pénétraient. Ce fut pourtant Batz qui le premier détourna les yeux :
- Quel âge a votre fille ? demanda-t-il sans plus de traces de colère.
- Elle a eu trois ans en juin dernier...
- Trois ans...
Laura comprit qu'il se livrait à un rapide calcul. Bientôt il en tirait la conclusion amère :
- Ainsi, presque au sortir de mes bras - à bien peu de semaines près ! -vous vous faisiez engrosser par un autre ? Quelle horreur !... A moins que vous n'ayez l'excuse d'avoir été violée !
La note d'espoir qui vibra dans sa voix écoura la jeune femme.
- C'est ce que vous préféreriez, n'est-ce pas ? Que j'aie eu à subir cette abomination, cette honte et cette souffrance vous arrangerait en préservant votre vanité masculine ? Eh bien non, mon cher, je n'ai pas été forcée et quand Elisabeth est née, je l'ai reçue comme une bénédiction. Vous entendez ? Une bénédiction ! Un cadeau du Ciel !
Elle avait presque crié. Jean poussa un soupir en hochant la tête comme si le mot d'une énigme lui échappait puis, sans regarder Laura, il alla vers la fenêtre, écartant le rideau pour observer la nuit. La lumière d'un réverbère éclaira son visage que marquait une trace brillante.
- Nous n'avons en effet plus rien à nous dire, fit-il d'une voix sourde, et je vous prie de m'excuser de vous avoir retenue. Le portier vous appellera une voiture...
Au moment de passer le seuil, Laura hésita, le regarda. Appuyé à la vitre, il restait immobile mais la trace des larmes était plus nette. Elle comprit qu'il ne bougerait pas, qu'il resterait là jusqu'à ce que les lanternes du fiacre disparaissent dans les ténèbres. Une envie violente, presque irrésistible, s'empara d'elle. Voir pleurer cet homme de fer la bouleversait. Il serait si facile de courir à lui, de lui dire la vérité ! Et ce serait si beau ensuite ! Il la reprendrait dans ses bras et la flamme de la passion s'élèverait de nouveau entre eux pour les réchauffer. Elle retrouverait ses lèvres, ses mains, sa peau... La tentation fut si violente qu'elle ferma les yeux en s'appuyant au chambranle. Mais il y avait le serment prêté... et il y avait Michelle. L'impitoyable mémoire de Laura la lui montra de nouveau suspendue à son bras, puis agenouillée devant lui, appuyée à ses genoux et levant sur lui un regard déjà possesseur. Plus rien n'était possible ! Plus rien... C'était mieux ainsi.
Tout doucement, elle referma la porte sur l'homme qu'elle adorait, sur la tiédeur de la chambre où s'attardait l'odeur de leur amour. Comme elle eût refermé un livre. Puis descendit l'escalier...
Tandis que le fiacre la ramenait vers la rue du Bac, Laura s'étonna de l'espèce de fièvre qui régnait dans Paris en dépit de l'heure tardive. Au Palais-Royal surtout, on s'agitait beaucoup. Muscadins et " merveilleuses " allaient et venaient, composant des groupes animés, riant fort, entrant ou sortant des cafés dans leurs vêtements insensés. Arrivée à Paris depuis peu, l'ex-miss Adams n'était pas encore remise du choc éprouvé à la vue des nouvelles modes dont on se préoccupait fort peu au fond du canton d'Argovie. Ces tuniques transparentes qui avaient beaucoup plus à voir avec une lingerie friponne qu'avec un habillement honnête la plongeaient dans la stupeur. Tantôt fendues jusqu'à la taille - celle-ci se portait sous les seins ! -pour laisser voir les jambes chargées de bijoux, tantôt pourvues d'une quasi-absence de corsage exhibant généreusement les épaules et la poitrine, ces pseudo-robes constituaient un véritable appel au viol car, à peu de chose près, les femmes se montraient nues dans un fourreau de gaze, de mousseline ou de tulle. Les têtes aux cheveux souvent courts se coiffaient à la grecque, à la romaine, car l'Antiquité était le modèle dont on cherchait à se rapprocher. La grâce ou la beauté d'un corps sauvaient certaines de ces femmes du ridicule mais celui-ci se rattrapait sur leurs compagnons. Eux portaient des habits carrés, couleur boue de Paris ou vert bouteille, dans lesquels ils semblaient flotter. Les culottes tombaient sur les mollets en godaillant pour rejoindre des bas à larges bandes bleues et blanches qui tire-bouchonnaient sur les souliers, cependant que les têtes à longs cheveux tombant en désordre sur le visage disparaissaient à demi dans d'énormes cravates, le reste étant surmonté de gigantesques chapeaux à deux cornes. C'était à proprement parler " incroyable "... ou plutôt " incoyable " puisque le lettre R semblait exclue des propos de ces gens...
Sa voiture ayant éprouvé quelques difficultés à franchir un groupe particulièrement excité, Laura se pencha pour demander au cocher s'il savait la raison de tout ce mouvement :
- Ah ben, c'est à cause dla grande nouvelle. Paraîtrait qu'Bonaparte s'rait arrivé ce matin à Paris sans tambours ni trompettes, venant tout droit d'Egypte. Alors vous pensez si tout le monde est content : il est grand temps qu'y vienne mettre un peu d'ordre dans l'foutoir du Directoire.
- Où loge-t-il?
- Ben chez sa femme, rue Chantereine... [xxxviii].
- Ah, c'est vrai...
En revenant à Paris, Laura, en effet, s'était inquiétée de Pitou et de Julie Talma. Elle n'avait rien appris sur le premier mais son hôtelier, Desmares, l'avait renseignée sur la seconde. Divorcée de Talma, Julie était allée vivre rue Matignon chez Mme de Condorcet qui était son amie. Le cour brisé, elle ne recevait personne et Laura n'avait pas osé forcer sa porte.
- S'il est là-bas, reprit-elle, pourquoi ces gens ne sont-ils pas devant chez lui ?
- C'est qu'on est pas sûr encore. Et puis la police garde la rue...
Bonaparte, en effet, était rentré chez lui à six heures du matin ce 16 octobre 1799 - ou 24 vendémiaire an VIII - où il passa l'une des plus mauvaises journées de son existence. Déjà renseigné sur les infidélités de Joséphine, il n'avait trouvé là que sa mère et ses frères qui avaient pris grand soin de jeter de l'huile sur le feu. L'accusée, elle, n'y était pas : elle était partie à la rencontre de son époux. Malheureusement, elle le cherchait sur la route de Bourgogne alors qu'il revenait par celle du Bourbonnais. Persuadé qu'elle s'était enfuie avec Hippolyte Charles, son amant, le mari offensé était en train de donner l'ordre de faire les bagages de l'infidèle et de les déposer chez le portier. Chez lui, tout comme chez Laura, le chagrin le disputait à la colère.
Une colère qui, chez la jeune femme, s'amplifiait à mesure que le fiacre roulait dans Paris, franchissait le Pont-Royal et s'engageait dans la rue du Bac. Elle atteignait une sorte de sommet quand elle parvint à l'élégant hôtel de l'Université, au coin de la rue du même nom. Jaouen y faisait les cent pas devant la porte, visiblement nerveux. Quand la voiture s'arrêta, il se précipita pour aider Laura à descendre, mais elle refusa la main offerte. Jamais ses yeux n'avaient été si noirs !
- Payez le cocher et rejoignez-moi ! ordonna-t-elle. Nous avons à parler...
Puis elle s'engouffra dans l'hôtel. Tout avait été si vite que Jaouen n'avait même pas eu le temps d'articuler une parole. A l'étage, Laura trouva Bina qui elle aussi faisait les cent pas mais en s'efforçant de bercer Elisabeth :
- Oh, Madame ! Enfin c'est vous ! s'écria-t-elle avec soulagement. Je n'arrive pas à la faire dormir. Elle ne tient pas dans son lit...
- Je suis désolée, Bina, mais j'ai été retenue plus qu'il ne faudrait dit-elle en prenant la petite fille qui lui tendait les bras et pressait contre le sien son petit visage mouillé de larmes :
- Maman, Maman ! répétait-elle sans rien trouver d'autre à dire. Son vocabulaire n'était pas encore bien étendu mais ce mot-là renfermait un monde disparate et cependant cohérent de chagrin et de bonheur.
- Elle a mangé ? demanda Laura en câlinant la petite qui nichait sa tête contre son cou.
- Un peu de lait. Et encore pas sans mal ! Quand vous n'êtes pas là, elle est comme perdue...
- Mais je suis là et je n'ai plus aucune raison de la quitter. Nous partirons pour Saint-Malo dès demain. En attendant, je vais la coucher...
Apaisée, fatiguée aussi, l'enfant dormait déjà quand Laura la déposa dans son lit, la couvrit avec soin puis posa sur sa frimousse un baiser qui ne la réveilla pas mais fit s'épanouir un sourire confiant alors que les larmes n'étaient pas encore sèches. Et Laura resta un long moment à la contempler avec une tendresse immense. L'amour que lui donnait ce petit ange ne valait-il pas toutes les amours des hommes ? A son tour, Laura sentit venir un apaisement, ainsi qu'une grande lassitude. Néanmoins, il lui restait encore quelque chose à faire...
Jaouen l'attendait dans le petit salon de leur appartement. Quand elle entra, l'expression d'attente presque douloureuse de son regard acheva de fondre ce qui lui restait de colère. Que voulait-elle faire tout à l'heure ? Le chasser, écarter d'elle à jamais cet homme dont elle savait à quel point il l'aimait et qui lui en avait donné tant de preuves ? Sans parler du lourd secret qu'avec Bina ils avaient en partage. Et pourquoi ? Parce qu'il avait voulu éliminer à jamais de sa vie celui qui en faisait les tourments plus que les délices ? Elle se souvint de son horreur, de sa fureur aussi quand, derrière la vitre, elle avait surpris cette scène d'intimité entre Batz et Michelle Thilorier. Si elle avait eu une arme, n'eût-elle pas tiré elle-même pour effacer de la surface de la terre ces deux êtres qui la torturaient ? Avec cette différence qu'elle aurait sans doute tiré sur les deux ainsi qu'elle l'avait dit précédemment à Batz.
- Vous vouliez me parler ? murmura Jaouen.
- Oui... mais je ne me souviens plus de quoi.
- Vous sembliez si fort en colère en rentrant !
- L'étais-je ? Oui sans doute puisque vous le dites mais, encore une fois, j'en ai oublié la raison.
Elle devina qu'il ne la croyait pas. Et même qu'il savait pourquoi elle était rentrée si tard. Et peut-être voulut-il la forcer à le lui jeter au visage :
- Dois-je comprendre que vous n'avez vraiment rien à me dire ? Cela ne vous ressemble pas...
Il y avait un rien d'ironie dans sa voix et Laura faillit bien s'emporter de nouveau, mais le temps passé lui avait appris la sagesse, la maîtrise de soi. Non, il ne la forcerait pas à lui lancer qu'elle sortait des bras de celui qu'il haïssait depuis toujours.
- Que cela me ressemble ou non, c'est ainsi, dit-elle sèchement. Je n'ai rien à vous dire Jaouen ! Si ce n'est... de vous enquérir dès l'aube d'une chaise de poste aussi confortable que possible. Il est temps grand temps que nous retournions à Saint-Malo ! Elisabeth a besoin d'apprendre à vivre comme tous les petits enfants de son âge...
Jaouen ne sortit pas tout de suite. Un instant, il resta debout en face d'elle, la regardant intensément. Puis, d'un seul coup, un sourire qui ressemblait à un rayon de soleil dans les nuages illumina son regard gris.
- Voilà longtemps, dit-il, que je n'ai reçu un ordre aussi agréable à exécuter.
Il marcha vers la porte, s'arrêta au seuil :
- La petite fille sera bien chez nous. Elle aimera la Bretagne et j'espère qu'elle n'aura jamais envie de la quitter...
- ...afin de m'obliger à y demeurer aussi ? acheva Laura, ironique. Soyez tranquille, le goût des voyages n'est pas près de me reprendre.
Dans la matinée du lendemain, un homme allait et venait devant l'hôtel de l'Université, mais de l'autre côté de la rue. Il regardait les préparatifs de départ d'une chaise de poste à caisse jaune et noir, attelée de quatre chevaux, où deux valets achevaient d'arrimer une grande malle, des sacs de cuir et des boîtes à chapeaux sous la surveillance de Jaouen.
Peu de temps après, il vit sortir deux femmes, escortées par l'hôtelier avec toutes les formes du respect. La plus grande parlait avec cet homme, et son élégance frappa l'observateur. Laura avait dû profiter de son passage à Pans pour renouveler sa garde-robe. Elle portait ce matin-là une longue redingote à l'anglaise en drap vert foncé, de coupe assez sévère mais adoucie de velours au col droit, aux revers et aux retroussis des manches. Une sorte de turban assorti la coiffait, muni d'un voile destiné à protéger la jeune femme des poussières de la route. Encore relevé, ce voile et les frisons blond argenté qui s'échappaient de la coiffure auréolaient ses traits délicats et ses longs yeux noirs. Le regard du guetteur s'y attarda un moment puis se porta sur la petite fille qui gigotait pour qu'on la mît à terre dans les bras d'une camé-riste qu'il connaissait bien. C'était une adorable poupée vêtue de velours du même bleu que ses yeux, dont le petit visage rayonnait de joie. Des boucles soyeuses semblables à des copeaux d'or s'échappaient d'un béguin de velours noué, sous le mignon menton, d'un gros noud de satin. Ne pouvant obtenir qu'on la laisse descendre, l'enfant tendit à la jeune femme ses petites mains impatientes gantées de blanc. Mais ce fut Jaouen qui l'enleva, ce qui ne parut pas lui déplaire : elle mit ses bras autour de son cou et se blottit contre lui en roucoulant. Et celui qui regardait se sentit pâlir. La petite fille ne ressemblait pas du tout à sa mère et, à cet instant, il était impossible de lui attribuer une ressemblance. Pourquoi pas alors à cet homme taciturne qui trouvait pour elle un si beau sourire ?
Laura monta en voiture et Jaouen déposa sur ses genoux la bambine qu'elle enveloppa aussitôt de ses bras en un joli geste protecteur. Bina la rejoignit et Jaouen, fidèle à sa vieille habitude, se hissa sur le siège à côté du cocher. La voiture s'ébranla et descendit la rue en direction de la Seine.
Batz, alors, quitta la borne du vieil hôtel où il se tenait appuyé et ôta le chapeau dont le large bord tenait son visage dans l'ombre. D'un pas songeur, il suivit le même chemin que la voiture. Il se sentait fatigué, un peu rouillé, car il n'avait pas dormi de la nuit.
Sentant que Laura ne différerait pas plus longtemps son départ, il était venu attendre à cet endroit dès les petites heures du matin après s'être attardé dans un café proche du marché de Boulainvilliers [xxxix]. Il ne savait pas trop ce qu'il cherchait, sinon à se faire un peu plus mal sans doute. Et il venait de récolter ce qu'il avait semé : le départ de cette voiture achevait de lui briser le cour. Cela ressemblait trop à celui d'une famille heureuse partant pour ses terres ou quelque lieu de vacances. Le centre de tout ce bonheur était cette mignonne enfant dont Batz redoutait à présent d'avoir déchiffré l'énigme.
Autour de lui, Paris reprenait l'agitation entamée la veille. Le bruit du retour du général Bonaparte se précisait et la gloire qui accompagnait le jeune homme le rejetait, lui, dans l'ombre où s'étaient déjà enfoncés ceux qui avaient été si longtemps sa raison de vivre. C'était, avec la fin prochaine du siècle, l'aube de temps nouveaux où il n'avait plus guère de rôle à jouer. Alors il eut soudain envie de partir, lui aussi et, en rentrant rue Buffault, il décida de s'en aller. Que cela plût ou non à Michelle, il pensa que même si l'hiver était rude en Auvergne, c'était dans son château de Chadieu, au bord de l'Allier, qu'il serait encore le moins malheureux...
CHAPITRE XIII
QUAND LES BRUMES DISPARAISSENT
Les murailles de Saint-Malo enfermaient un monde en miniature volontiers replié sur lui-même en dépit de ses ouvertures sur le grand large. La mer c'était le fond du tableau, le décor merveilleusement serein ou tumultueux devant lequel se dressait ce poing de pierre refermé sur une humanité grouillante mais resserrée, entassée riches sur pauvres sans espaces pour les séparer et soudés par ce qui était pour eux un lien : le travail afin que vive et prospère cette ville à nulle autre pareille. On vivait les uns sur les autres comme au Moyen Age. C'est dire qu'à moins d'être souris ou totalement dépourvu de signe distinctif, s'y introduire sans attirer l'attention relevait de l'utopie.
Laura le savait. D'ailleurs, son propos n'était pas de rentrer chez elle sur la pointe des pieds : elle voulait pour son retour le grand jour et la plus large audience parce qu'elle était certaine que la présence d'Elisabeth auprès d'elle ferait jaser et que la meilleure manière d'éviter - autant que possible, la perfection n'étant pas de ce monde ! -les cancans et les bruits malveillants était de montrer tout de suite et au maximum de gens sa " fille adoptive ", sachant bien par ailleurs qu'il se trouverait toujours une langue venimeuse pour émettre des doutes sur la réalité de l'adoption.
- Je veux arriver le matin du marché et par beau temps de préférence.
- Et pourquoi pas au son des trompettes ? grogna Jaouen pour qui la discrétion était une seconde nature.
- Ce ne serait pas une si mauvaise idée, riposta Laura moqueuse, et si vous continuez sur ce ton il se pourrait que je l'adopte. Comprenez donc : je veux qu'il y ait le plus de gens possible pour la voir à son arrivée et constater que nous n'avons pas la moindre ressemblance.
- La belle affaire ! On dira qu'elle ressemble à son père !
C'était sans doute vrai mais Laura tenait à son idée et l'on resta deux jours à Dinan pour attendre le retour du soleil...
Ce fut donc un vendredi matin et par un beau temps clair rafraîchi d'une jolie brise que la voiture franchit le Sillon et déboula sur le port où il y avait grand concours de peuple. Un air de fête voltigeait.
- Vous allez être contente, cria Jaouen du haut du siège, toute la ville est là ! Un bateau a dû arriver...
Cependant, l'apparition d'une chaise de poste à quatre chevaux ne passait pas inaperçue et la foule s'ouvrait devant elle, au grand mécontentement du cocher :
- On n'a rien à faire ici ! protestait-il. Faut aller à la maison de poste. Si mes chevaux prennent peur, ça peut faire du vilain...
- Un peu de patience, dit Jaouen en sautant à terre. Tu vas te ranger là, près de ces tonneaux. Moi, je vais voir si je trouve quelqu'un...
Tout en parlant, il avait pris la bride des deux chevaux de tête pour les guider à l'abri du rempart. Après quoi, jouant des épaules, et plus doucement de son crochet de fer, il s'enfonça dans la multitude agglutinée autour d'un brick où les matelots achevaient les manouvres d'amarrage en répondant de leur mieux à ceux qui, à grands cris, leur souhaitaient une bruyante bienvenue. H y avait des femmes qui pleuraient de joie en serrant des enfant contre elles, des vieux marins qui discutaient en connaisseurs. Jaouen tapa sur l'épaule de l'un d'eux.
- Quel est ce navire ? demanda-t-il. Le vieux se retourna, l'oil dédaigneux :
- Toi t'es pas d'ici, mon garçon, parce que, chez nous, on reconnaît du premier coup d'oil la plus petite de nos barques...
- Je suis de Cancale...
- Ça explique tout ! Eh bien ça, mon gars, c'est le Constance, la plus neuve et la plus belle baille de chez...
Il n'eut pas le temps d'achever. Jaouen se précipitait déjà, en le bousculant plus ou moins, vers la passerelle de planches établie entre le quai et la coupée du bateau que Mme de Sainte-Alferine était en train de descendre en compagnie de Madec Tevenin qui lui parlait avec volubilité en agitant un crayon d'une main et une liasse de papiers de l'autre.
En revoyant la vieille dame, Jaouen pensa qu'elle n'avait pas beaucoup changé, à cela près qu'elle ressemblait davantage à son personnage de Lalie Briquet la tricoteuse qu'à une aristocrate d'Ancien Régime. Il manquait juste le tablier où elle logeait ses pelotes de laine à la simple robe noire réchauffée d'un grand fichu violet et l'énorme cocarde tricolore au grand bonnet à bavolet qui coiffait ses cheveux gris. Elle semblait agacée et ses lunettes dansaient dangereusement au bout de son grand nez. Jaouen l'entendit dire :
- C'est un détail sans importance, mon bon Tevenin. Ce qui compte, c'est que la Constance soit là avec tous ses hommes et la panse bien remplie... Par tous les saints du Paradis !... Mais c'est Jaouen !
Debout devant la passerelle qu'il barrait, il était entré brusquement dans son champ de vision. L'émotion fut si forte que Lalie trébucha et fût tombée s'il ne l'avait retenue à pleins bras.
- C'est bien moi ! Comment vous portez-vous, madame ? fit-il en souriant.
- Est-ce que cela présente quelque importance ? Et elle, où est-elle ? Comment va-t-elle ?
- Je pense qu'elle va vous le dire elle-même... Venez !
La portant presque, il la sortit de la foule dont l'intérêt s'attachait maintenant à eux, et la guida vers la voiture d'où Laura sauta en l'apercevant pour courir vers elle, les bras tendus.
- Lalie ! Ma chère Lalie !
Etranglée de joie, celle-ci était incapable de parler. Les deux femmes s'étreignirent et restèrent embrassées un long moment. Jusqu'à ce qu'enfin Lalie retrouve la voix pour murmurer :
- J'avais tellement peur de ne plus jamais vous revoir !... Jamais !
Les lunettes envolées, le bonnet bousculé elle pleurait à présent sans se soucier de ceux qui avec une sympathie bon enfant, assistaient à ces retrouvailles de plein vent. Et soudain, on entendit une petite voix qui disait :
- Je voudrais bien embrasser Bonne-Maman... Bina avait descendu la petite et à présent,
Elisabeth se tenait bien droite devant les deux femmes et, lâchant la main de Bina, tendait ses petits bras.
Lalie tomba à genoux devant elle, considérant avec une stupeur émerveillée la frimousse rosé levée vers elle.
- Bonne... maman ? répéta-t-elle incrédule. Mais qui es-tu, toi ?
- C'est Elisabeth, répondit Laura. Ma fille adop-tive, et j'ai pensé que vous aimeriez qu'elle vous appelle ainsi...
- Un pareil cadeau, cela ne se refuse pas ! dit Lalie en riant à travers ses larmes. Mais vous auriez dû me prévenir : je suis une vieille femme, ma chère Laura, et une si grande joie..
- ... ne peut vous faire aucun mal. Vous n'êtes ni vieille ni fragile.
Lalie, en effet, enlevait de terre la petite fille qui, déjà familiarisée avec elle, jouait avec les rubans de son bonnet que Bina avait rétabli et l'emportait aux applaudissements des assistants. Sans se soucier de la voiture, elle marchait en courant presque vers la porte Saint-Vincent. Sa mine radieuse était celle d'une pauvre-femme qui vient de trouver un trésor et qui se hâte de le mettre à l'abri dans sa maison. Bina trottait derrière elle et Laura allait suivre :
- Eh bien, lui dit Jaouen, si vous souhaitiez que nul n'en ignore, je crois que vous avez gagné ! Le crieur public n'aurait pas fait mieux. Quelle scène !
Laura se mit à rire :
- Vous avez raison. Je suis très satisfaite...
Quelques heures plus tard, assises devant la cheminée de la chambre de Laura, Lalie et elle buvaient une infusion de tilleul en savourant le calme retrouvé de la vieille demeure où s'éteignaient l'un après l'autre les bruits de la vie quotidienne, multipliés auparavant par l'entrée triomphale d'une toute petite fille de trois ans dont le rire joyeux avait réveillé les échos et les cours. Elias et Guénolé, les deux vieux valets, en avaient pleuré de joie. Quant à Mathurine, elle avait pris la menotte d'Elisabeth pour l'emmener faire le tour de son domaine - la cuisine - et lui donner un avant-goût de ses richesses en la bourrant de petites galettes sablées qu'elle confectionnait toujours en assez grande quantité parce que c'était la seule pâtisserie que " Madame Eulalie " appréciât avec le thé de cinq heures dont elle avait fait une habitude. La seule touche féminine dans son alimentation. Pour le reste, les préférences de la comtesse ressemblaient assez à celles d'un vieux loup de mer : elle aimait les nourritures solides - et salées ! - le fromage, le bon vin et même un coup de rhum de temps à autre quand elle sentait venir un rhume ou qu'elle avait à résoudre un problème quelconque.
- Enfin, je vais pouvoir refaire des gâteaux, des crèmes et des sucreries ! déclara Mathurine avec un soulagement qui fit sourire Laura. Depuis votre départ, j'avais l'impression de cuisiner pour un capitaine au long cours ! Je suis bien aise de voir revenir le temps des dames !... Puis elle ajouta, avec dans la voix une véritable angoisse : " Vous n'allez pas repartir au moins ? "
- Non, Mathurine, je veux élever ma petite fille comme j'aurais voulu l'être moi-même. C'est-à-dire dans nos maisons...
A présent, Elisabeth dormait dans le lit d'enfance de sa mère et dans une chambre qui serait désormais la sienne. Elle s'y était endormie tout de suite, sans manifester la moindre inquiétude comme il arrive aux enfants dans une pièce inconnue :
- On dirait qu'elle se sent chez elle, remarqua Lalie émerveillée. Ne vient-elle pas, d'ailleurs, de prendre possession de la maison tout entière ? Elle va régner sur nous !
- Surtout pas ! corrigea Laura. Passé la joie du retour, j'entends qu'elle mène la vie de n'importe quelle petite fille de son âge dans notre milieu. C'est-à-dire qu'elle sera élevée avec soin mais simplement parce que c'est le meilleur moyen de la rendre heureuse. Rien qui évoque ce qui aurait pu être et ne sera jamais.
- Cela dépendra de nous tant que durera l'enfance, Laura, mais l'adolescence viendra vite et avec elle les premiers battements de cour, puis, plus tard, le mariage. Direz-vous la vérité à celui qui lui demandera sa main ?
- Par pitié, Lalie ! A chaque jour suffit sa peine ! Jouissons en paix de ce bonheur volé à une autre et laissons le temps au temps.
- C'est une étrange histoire, tout de même, soupira la comtesse en reposant sa tasse vide. Etes-vous certaine d'avoir eu le droit de me la confier ?
- Pourquoi vous cacher ce que Bina et Jaouen savent aussi bien que moi ? Il est naturel que vous sachiez pour qui vous travaillez si bien...
Il n'avait pas fallu longtemps à Laura pour constater qu'en Lalie, sa mère avait un successeur digne d'elle. Son caractère énergique, sa poigne joints à un sens inné de la diplomatie avaient fait merveille durant ces quatre ans et l'armement Laudren tenait à présent sa belle place parmi les autres établissements malouins.
- Seulement le temps passe, soupira Lalie en se penchant pour se resservir à la tisanière de porcelaine fleurie. Et il m'entraîne avec lui. Vous n'êtes toujours pas attirée par les mystères des livres de comptes ?
- Surtout pas ! Je serais seulement capable de démolir ce que vous avez eu tant de peine à reconstruire. Ce serait dommage...
- Peut-être, mais vous êtes si jeune et vous devez penser à l'enfant. Que se passera-t-il si je viens à disparaître ?
- Madec Tevenin en sait sans doute assez pour vous remplacer ?
- N'y comptez pas ! C'est un merveilleux assistant et Dieu sait si je lui suis reconnaissante du soin méticuleux qu'il apporte à son travail, mais ce n'est pas un chef et à cette maison, il faut un chef!
- Et où voulez-vous que je le trouve ? Vous n'allez pas me demander de me remarier, tout de même ?
- Il y a six mois, c'est certainement ce que j'aurais fait parce que je pouvais supposer que certain baron était toujours libre et qu'il est un si remarquable meneur d'hommes et administrateur que je lui aurais remis ma charge sans hésiter, mais...
- Mais il est venu vous voir et vous avez appris son mariage.
- Ah ! Vous savez ?
Par-dessus ses lunettes, Lalie considéra un instant sa jeune amie qui détournait les yeux puis haussa les épaules :
- La vie grimace parfois de bien singulière façon. Alors que vous étiez libres tous les deux et que vous remplissiez, vous, un devoir dans la droite ligne de vos convictions communes, lui éco-pait de deux balles de pistolet qui le livraient aux entreprises d'une fille qui le guettait depuis longtemps. Est-ce assez stupide ?
- Je ne vous le fais pas dire et vous apprécierez la comédie à sa juste valeur quand vous saurez que c'est Jaouen qui a tiré sur lui...
- Jaouen ? s'écria la comtesse abasourdie. Mais qu'est-ce qui lui a pris ?
En quelques mots, Laura retraça les circonstances du drame, son désespoir à elle en regagnant la rue du Mont-Blanc et la colère du Breton :
- Il avait dit, conclut-elle, que si Batz me faisait souffrir, il le tuerait. C'est ce qu'il a essayé de faire...
- Et vous ne l'avez pas chassé ?
- J'en ai été tentée mais je me suis reprise. Pourquoi donc me priverais-je d'un serviteur assez dévoué pour risquer l'échafaud et cela en l'honneur d'un homme qui appartient à une autre ?
Lalie se leva, vint se planter devant la cheminée en relevant ses jupes par-derrière afin de réchauffer ses jambes. Elle se mit à rire :
- Ce n'est pas moi qui vous donnerai tort. Chasser Jaouen eût été une énorme sottise et d'ailleurs, parlons un peu de lui. Ses sentiments envers vous sont connus de la terre entière mais vous, que pensez-vous de lui ?
- Où voulez-vous en venir ? Vous voulez que j'épouse Jaouen ? Il est déjà marié...
- Si peu ! Mais là n'est pas la question . quels sont vos sentiments envers lui ?
- Ils sont simples. Je l'estime énormément et j'ai en lui la plus absolue confiance. Il est tout le contraire de Josse de Pontallec, et c'est une chose bien surprenante quand on pense qu ils sont frères de lait. Jaouen mériterait d'être gentilhomme mille fois plus que l'autre.
- J'en pense tout autant et c'est pourquoi je me demande si vous accepteriez de me le confier puisque vous voilà sédentaire... Un simple rôle d'intendant ne saurait lui convenir.
- Vous voulez en faire un armateur ?
- Oui. Il en a toutes les capacités : intelligence, rapidité de vues et courage. En outre, il connaît la mer mieux que vous et moi réunies, mais il est bien évident qu'il y a là seulement un projet et que...
- Tenez-vous-en au projet, Lalie, dit Laura avec affection. Et s'il est d'accord, mettez-le donc tout de suite à exécution...
Jaouen ne cacha pas sa surprise mais, à la lueur qui s'alluma dans son oil gris, Laura comprit que la proposition le flattait. Cependant il souleva quelques objections que Lalie comprit à demi-mot : il craignait d'être entièrement absorbé par les bureaux et de ne plus servir Laura directement. Il finit par en convenir :
- Je veille sur elle depuis si longtemps. .
- C'est l'idée qu'elle puisse courir les routes sans vous qui vous tourmente ? Elle est bien décidée à ne plus quitter Saint-Malo.
- Elle le dit, fit Jaouen avec un haussement d'épaules, mais, ou je la connais mal, ou le temps viendra où elle aura envie de changer d'air. Pas tout de suite sans doute mais cela viendra, j'en jurerais...
- Mon cher Jaouen, déclara Lalie, il n'est pas question de vous remettre d'aujourd'hui à demain les commandes de l'armement. Il s'agit seulement de vous mettre à même de me remplacer lorsque Dieu estimera que je me suis suffisamment agitée sur la terre et qu'il me faudra rendre mes comptes. Grâce à Lui, je suis solide et pense pouvoir assumer quelque temps encore la direction de cette maison. Cela vous laissera donc des loisirs si le besoin s'en faisait sentir. Le principal est que vous vous entendiez bien avec Madec Tevenin qui, lui, n'a d'autre ambition que de rester à sa place. Ce que je vous offre, c'est un avenir plus intéressant pour vous comme pour votre épouse...
- Oh, maintenant que Madame Laura l'a promue gouvernante de sa fille, Bina se trouve très heureuse...
- Elle le serait peut-être encore plus d'avoir des enfants à elle ? Cela se fait quand on est mariés.
Mme de Sainte-Alferine n'aurait jamais cru qu'il lui serait donné de voir rougir Joël Jaouen. Ce fut pourtant ce qui arriva : il s'empourpra comme pivoine au printemps.
- C'est un sujet que nous n'avons pas encore évoqué, marmotta-t-il.
- Vraiment ? fit Lalie impitoyable. Je me demande bien à quoi vous pouviez employer les longues soirées d'hiver dans les montagnes suisses ? Quoi qu'il en soit, cette idée vous effleurera peut-être un jour... ou une nuit et, encore une fois, je vous parle d'avenir, ajouta-t-elle avec plus de gravité.
Laura s'en étant mêlée, Jaouen accepta, heureux malgré tout de cette promotion sociale qui diminuait la distance entre eux, sans pour autant concevoir d'espoirs hors de saison : d'une façon comme d'une autre, il demeurerait à son service et dans son entourage immédiat. Dès l'instant où aucun autre homme ne s'approchait d'elle, l'amour passionné, jaloux, qu'il lui vouait s'en satisfaisait... Il fit donc son entrée dans les bureaux et découvrit vite que sa tâche allait le passionner.
En dépit de la guerre avec les Anglais - et même à cause de cette guerre essentiellement navale -, les corsaires de Saint-Malo faisaient merveille - et fortune ! - en menant la vie dure aux navires britanniques. La Révolution ayant mis à mal la " Royale ", la marine de guerre, c'étaient eux qui faisaient respecter le pavillon français et, dans les rues de la ville close comme sur le port et aux chantiers de Saint-Servan, commençait à se tisser la légende de Robert Surcouf dont les exploits dans l'océan Indien mettaient l'orgueil dans tous les cours. Pour sa part, la maison Laudren enregistrait d'assez jolis bénéfices. Aussi, au soir de Noël tandis qu'à Paris Bonaparte devenait Premier Consul - et pratiquement consul unique, les deux autres étant réduits à l'état de simples conseillers - Lalie offrit-elle à Laura un cadeau qui lui mit les larmes aux yeux :
- Je sais depuis longtemps, dit-elle, à quel point vous regrettez votre château de Komer. Aussi suis-je heureuse de vous annoncer que nos finances permettent largement la reconstruction du logis incendié en 1792 par les sectionnaires.
- Rebâtir Komer ! murmura Laura saisie d'une émotion intense. Voilà longtemps que j'en rêve mais je n'aurais jamais osé espérer y parvenir. La petite fortune que je garde encore pour Elisabeth ne le permettait pas et, ici, vous deviez faire face à tant de difficultés !
- Je ne vous dis pas qu'il n'y en aura plus, mais désormais, ressusciter votre manoir en Brocéliande ne nous ruinera pas.
Incapable de parler davantage, Laura vint l'embrasser et, pour la première fois depuis tant d'années, on fêta joyeusement la Nativité dans la vieille maison de la rue Porcon-de-la-Barbinais décorée de bouquets, de houx et d'une grosse boule de gui pendue au lustre de la grande salle. Pour la première fois, Jaouen et Bina prirent à la table familiale la place normale du futur armateur et de sa femme. Et aucun de ceux qui vinrent festoyer le jour de Noël - le docteur Pèlerin, le capitaine Crenn toujours farouchement célibataire et désormais basé à Saint-Malo, Rosé Surcouf et les siens - ne s'en trouvèrent choqués ou simplement surpris. Les temps avaient changé, et les survivants de la terrible Révolution en remerciaient Dieu et se rapprochaient davantage. Et puis il y avait Elisabeth dont le rire joyeux gagnait tous les cours...
Seule ombre au tableau de ces derniers jours de l'an 1799, le froid sibérien qui avait envahi la France, causant de nombreuses morts. Même en Bretagne où, cependant, la proximité de la mer apportait un peu plus de douceur, se rattrapant par de violentes tempêtes. Fidèle à elle-même, la cité corsaire se refermait sur ses misères qu'elle s'efforçait de secourir au mieux puisque dans les mers du sud ses navires reconstruisaient sa prospérité d'antan...
A Paris où la Seine gelait, la fin de l'année fut marquée par une anecdote significative du changement qu'allait subir la société. Ce soir-là, le Premier Consul recevait au Luxembourg. A la surprise générale et alors que la neige recouvrait la capitale, il régnait au vieux palais une chaleur tropicale. Au risque de faire flamber le chef-d'ouvre de Salomon de Brosse, Bonaparte avait donné l'ordre d'entasser le bois dans les cheminées et de pousser le feu au maximum. Et comme Talleyrand qui avait trop chaud lui en faisait la remarque, la voix cinglante que l'Europe apprenait à connaître clama, tandis qu'une main accusatrice désignait les toilettes trop légères des femmes :
- Ne voyez-vous pas que ces dames sont nues !
Le lendemain, chemises et dessous reparurent et Paris sut que le nouveau maître entendait imposer sa volonté à la mode autant qu'à tout ce qui pouvait nuire à la morale comme à la gloire de la France. On entrait vraiment dans une ère nouvelle, porteuse d'espérance. Le siècle des Lumières s'était effondré dans un bain de sang. Il fallait sinon oublier, ce qui était impossible, du moins faire revivre un pays dévasté par trop d'appétits, trop de haines, trop de rancours. Bonaparte réussirait-il cet exploit ? On pouvait l'espérer. Ne venait-il pas d'accorder aux émigrés la permission de rentrer en France ?
Sans qu'elle en eût nettement conscience, Laura elle aussi se tournait vers cet avenir que, pour sa petite Elisabeth, elle voulait serein, joyeux, exempt de soucis et, pour elle-même, empreint de cet apaisement des navires malmenés par la tempête lorsqu'ils retrouvent le port. Elle allait reconstruire sa maison, apprendre à sa " fille " à aimer Komer et ses légendes, Komer des plus beaux rêves de son enfance, Komer au cour de la grande forêt des enchantements où elle réussirait peut-être un jour à faire venir sa princesse errante.
Dès le lendemain de Noël, Laura aurait voulu courir là-bas pour voir l'état des lieux et prendre les premières dispositions, mais Jaouen lui indiqua que la première chose à faire était sans doute de s'assurer le concours d'un de ces maîtres d'ouvre comme on en trouvait jadis et qui, à partir d'un tas de ruines et de quelques vieux plans, savaient faire renaître un bâtiment détruit. Or d'après Mathurine il en existait un à Dinan auquel, à plusieurs reprises, Marie-Pierre de Laudren s'était adressée pour différents travaux.
- Reste à savoir s'il est toujours vivant ! termina la vieille Malouine. Si c'est le cas, il fera votre affaire. L'a un fichu caractère et avec Madame Marie-Pierre ça n'allait pas tout droit quelquefois, mais ils finissaient par s'entendre et elle reconnaissait même que c'était lui qui avait raison le plus souvent. Il s'appelait Le Bihan et il habitait en haut de la rue du Jerzual.
- La meilleure façon de le savoir, c'est d'y aller voir, conclut Laura. J'irai à Dinan dès que le temps le permettra...
Il était toujours détestable. Le vent, la pluie, la neige se relayaient -quand ils ne s'y mettaient pas ensemble ! - pour entraver l'activité du port, rendre le moindre trajet difficile et les chemins impossibles parce que transformés en bourbiers infâmes. Laura trépignait presque autant qu'Elisabeth quand on lui refusait quelque chose... Enfin, avec la nouvelle lune qui vint vers la fin de janvier, tout se calma d'un seul coup comme si les éléments las de s'être tant démenés avaient pris le parti d'aller se coucher.
- Demain je vais à Dinan, déclara Laura au dîner avec, dans l'oil, une petite flamme de défi. Et si je trouve ce Le Bihan, il se peut que je pousse jusqu'à Komer. J'espère, Lalie, que vous n'aurez pas besoin de la voiture ?
- Ni de Jaouen ! assura celle-ci avec un regard moqueur en direction de son élève dont les sourcils se fronçaient déjà. Le jeune Loïc - un neveu de Mathurine engagé durant la longue absence de Jaouen - est un excellent cocher mais si vous partez sous sa houlette, Jaouen n'aura pas la tête à son travail et me fera des sottises. Ou ne fera rien du tout ! ajouta-t-elle en réponse au regard noir qu'il lui lançait...
On partit donc au matin par un petit temps frais et de vent léger qui permit d'emprunter le bac afin de rejoindre la route de Dinard à Dinan, évitant ainsi le détour par Châteauneuf et la longue courbe formée par l'estuaire de la Rance... En dépit du gris laiteux, un peu mélancolique, du ciel, Laura se sentait heureuse comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps et posait sur les choses un regard souriant : un moulin au bord de l'eau, une croix de chemin au granit noirci par l'âge, une fumée blanche sortant de la cheminée d'une chaumière. Et tout cela lui semblait nouveau parce qu'elle les voyait avec les yeux de son espérance. La voiture montait une petite pente en haut de laquelle une chapelle en ruine marquait l'entrée d'un bout de lande où, entre des rochers, ne poussaient guère que des ajoncs et des mousses. En haut, le chemin faisait un coude, tournant l'oratoire abandonné, et, quand on arriva à son niveau, Jaouen en dépit de sa maîtrise ne put éviter une personne qui sortait d'un buisson pour se jeter dans les ruines. La malheureuse roula sous les sabots du cheval qui, effrayé, fit un écart, puis elle vint tomber, inerte, contre un tas de moellons envahi d'orties.
- Arrêtez ! cria Laura brutalement descendue de son nuage. Mais Jaouen n'avait pas besoin de cet ordre. Il calmait déjà son cheval et bloquait ses roues quelques mètres plus loin. La jeune femme sauta à terre aussitôt et se précipita vers la victime dont on ne voyait pas grand-chose sinon la grande mante à capuchon, essentiellement féminine, et les pieds chaussés de bas rayés bleu et blanc terreux dont les sabots s'étaient évadés.
- Mon Dieu ! La pauvre femme ! compatit Laura. Elle va étouffer sous cette mante si on ne la dégage pas... et elle est lourde !
- Laissez-moi faire !
De sa seule main, Jaouen retourna la blessée... et la figure grisâtre de Bran de la Fougeraye apparut à leurs yeux stupéfaits. Le choc avait dû l'étourdir car un peu de sang coulait de son front, mais il vivait :
- La Fougeraye ? souffla Laura. Et habillé en femme ? Mais que fait-il là ?
- J'espère qu'il pourra nous l'expliquer, répondit Jaouen en courant à la voiture pour prendre de quoi le secourir : en l'occurrence le petit flacon de rhum qu'il emportait en toutes circonstances...
- Vous savez très bien qu'il a perdu la mémoire.
- Du passé sans doute mais il pourra peut-être nous dire la raison d'un déguisement qui lui ressemble si peu.
Il commença par verser un peu d'alcool sur son mouchoir et s'en servit pour nettoyer la blessure qui n'était pas profonde et bleuissait déjà. La brûlure de l'alcool ranima La Fougeraye qui, sans ouvrir les yeux, renifla :
- Feriez mieux de m'en donner un peu à boire !
- A votre service !
Jaouen lui en donna quelques gouttes et le visage fatigué s'épanouit :
- Tonnerre de Dieu ! J'avais oublié que c'était si bon ! Encore un peu s'il vous plaît !
Après la seconde rasade, il se pourlécha comme un matou qui vient de découvrir un bol de crème...
- Des années que je n'en avais pas bu ! soupira-t-il en pleine béatitude
- Mais alors, s'écria Laura, vous vous souvenez ?
Cette fois, le vieux gentilhomme ouvrit les yeux et la surprise changea de camp :
- Madame de Laudren ?... C'est vous qui m'avez renversé ?
- C'est vous, monsieur, qui vous êtes jeté dans les jambes de mon cheval, rectifia Jaouen. Quand on traverse un chemin après un tournant il faut regarder...
- En plein désert ? Vous voulez rire ? Aidez-moi à me relever !
- Rien de cassé ?
- Un peu étourdi mais ça va passer... surtout si vous voulez bien sacrifier encore un peu de cet excellent rhum !... Mais, au fait, qu'est-ce qui me vaut la chance de vous rencontrer dans ce désert ?
- Nous allions à Dinan, dit Laura, mais cela peut se remettre. Il faut d'abord qu'on vous ramène-Elle et Jaouen l'avaient pris chacun par un bras mais au dernier mot, il chercha à se dégager, l'oil inquiet :
- Me ramener ? Où ça ?
- Mais... à Saint-Malo d'abord pour qu'on vous soigne. Me direz-vous pourquoi vous êtes habillé de la sorte ?
II ne manquait rien en effet au costume de paysanne : la jupe de laine et le tablier, le corselet lacé sur la chemise et la coiffe bâchée sur les cheveux gris en chignon...
- Quand on fuit, on se déguise ! Une idée de cette bonne Mlle Louise. Sa folle de sour m'a pris mes habits pour être bien certaine que je ne m'en irais pas...
- Vous étiez enfermé ?
- Pour sûr que j'y étais ! Depuis le jour où j'ai émergé de mes brumes, Léonie me surveillait comme si j'étais un fou dangereux.
- Vous allez me raconter tout cela chemin faisant... ou plutôt non, rectifia Laura en voyant la fatigue creuser le visage de sa trouvaille. Reposez-vous un peu pendant que nous rentrons ! Ainsi vous éviterez de recommencer votre histoire pour Mme de Sainte-Alferine qui voudra tout savoir.
Après avoir récupéré les sabots, Jaouen porta dans la voiture un La Fougeraye exténué, l'y installa avec soin, remit le flacon de rhum à Laura, remonta sur son siège, fit tourner son cheval et reprit le chemin du bac. Une heure plus tard, on était de retour à l'hôtel de Laudren, mais le rescapé ne vit rien du parcours : à peine installé dans les coussins de velours il s'était endormi...
Il dormait encore quand Jaouen et Gildas le descendirent, quand on le monta dans une chambre, quand les hommes le déshabillèrent pour lui passer une vaste chemise de nuit qui avait appartenu au père de Laura et quand, enfin, on le glissa dans le lit où Mathurine venait de passer une bassinoire pour réchauffer les draps. Il dormit ainsi jusqu'au lendemain.
- Mieux vaut le laisser, recommanda le docteur Pèlerin que Laura avait appelé à son chevet. S'il vient de Plancoët il a dû marcher au moins toute la nuit. Peut-être même s'est-il égaré dans les bois de La Motte et faire des lieues en sabots si on n'en a pas l'habitude, c'est plutôt dur. Surtout pour quelqu'un qui, si j'en crois ce que vous m'avez dit, a vécu longtemps sans sortir. Ses pieds sont d'ailleurs en assez mauvais état... Mais, à son réveil, nourrissez-le bien ! Il en aura besoin !
C'est donc le lendemain que, accommodé dans une large robe de chambre à ramages et dans un fauteuil confortable, ses pieds bandés dans des pantoufles trop grandes pour lui, La Fougeraye entreprit de raconter son aventure chez les demoiselles de Villeneux à l'endroit approximatif où on l'y avait laissé :
- Je ne saurais vous dire combien de temps je suis resté dans cet état bizarre où il m'était impossible de me retrouver moi-même. Mon univers se limitait à la maison où j'évoluais, à ces deux femmes qui formaient toute ma société De ce que j'avais vécu jusque-là, rien ne subsistait, pas même mon nom. Pourtant je savais encore lire et écrire et, en réalité, je n'ai pas été malheureux durant cette période d'absence. On prenait grand soin de moi, surtout Mlle Léonie. Elle s'occupait de moi comme si j'étais un poupon et ne m'accordait guère plus de liberté. Le jour elle ne me quittait pas et la nuit elle laissait ouverte la porte qui faisait communiquer sa chambre à la mienne. Ça, pour être bien soigné j'ai été bien soigné ! Je crois même qu'elle se privait afin de mieux me nourrir et, quand je lui en faisais la remarque, elle disait que, de toute façon elle mangeait peu et qu'aussi c'était bien naturel puisque nous étions fiancés depuis longtemps. C'est là que je flottais un peu quand je la regardais : avais-je donc été un homme si peu sensible au charme féminin pour être tombé amoureux d'elle ? Il y avait quelque chose en moi qui disait non...
- Et que disait Mlle Louise, sa sour jumelle ?
- Oh ! Elle, c'est une héroïne vouée tout entière à la cause du Roi et de Dieu. Elle se désintéressait un peu de ce prétendu couple que je formais avec sa sour car sa vie se déroulait surtout dans le mystère, l'obscurité, les courses en forêt sous des habits d'homme. Il m'est arrivé de surprendre un haussement d'épaules apitoyé quand elle la regardait me faire la lecture ou me promener dans le petit jardin sans jamais me permettre de quitter l'enceinte de la maison. Léonie me cachait et m'enfermait dans ma chambre quand des gens venaient en visite. Je comprenais bien que cela agaçait Louise, mais elle avait trop de soucis pour y ajouter un homme qui n'était plus qu'une coquille vide et puisque sa sour trouvait son bonheur à fabriquer un roman dont j'étais le triste héros, elle n'y voyait, après tout, aucun inconvénient. Jusqu'à ce qu'enfin la mémoire me revienne...
- Comment est-ce arrivé ? demanda Lalie.
- Oh... de la façon la plus simple, je pourrais presque dire la plus bête. C'était il y a quinze jours et, si vous vous en souvenez, il faisait un froid glacial. Louise était absente, partie vers la côte, pour une de ces missions où elle récupérait puis distribuait le courrier des Princes. Avant son départ, elle avait oublié de couper du petit bois pour allumer le fourneau de la cuisine... Elle ne permettait à personne de le faire parce qu'elle se prétendait seule capable de tailler les morceaux à la bonne mesure. Léonie a donc voulu s'en charger. Elle est sortie dans la cour verglacée pour se rendre sous l'appentis où étaient le billot et les bûches. Naturellement je n'ai pas voulu la laisser se mettre des échardes plein les doigts en maniant la hachette. D'autant qu'elle est plutôt maladroite. Et je l'ai suivie, mais elle ne voulait rien entendre. Pour la première fois, nous nous sommes querellés. J'ai voulu lui arracher son outil des mains et nous nous sommes quasiment battus. En d'autres temps j'aurais eu le dessus sans peine mais ma longue claustration a fait fondre mes muscles et mes forces. Elle m'a repoussé avec tant d'énergie que je suis parti en arrière dans la cour et que, sur mes talons, j'ai glissé sur le verglas sans pouvoir me rattraper et suis allé donner de la tête sur un seau plein d'eau gelée posé près de la fontaine. Je me suis fait assez mal mais quand Léonie, épouvantée de ce qu'elle avait fait, s'est précipitée pour m'aider à me relever, le brouillard s'était déchiré et je savais à nouveau qui j'étais...
- Le choc avait effacé les effets du coup que vous aviez reçu ? dit Laura.
- Absolument. Oh, c'était une bien étrange impression ! Il me semblait que je revenais à la vie...
La jeune femme se mit à rire :
- Je veux bien vous croire. En tout cas c'est une chance que la collision d'hier ne vous ait pas replongé dans l'amnésie !
- Hier je n'ai pas perdu connaissance ! Si je suis tombé, c'était dû autant à la fatigue qu'à l'incident...
- Et ensuite ? demanda Lalie. Comment les choses se sont-elles passées ?
- Mal. Je ne comprenais pas ce que je faisais dans la maison de ces demoiselles et pourquoi l'on ne m'avait pas ramené chez moi après mon aventure au Guildo. Je voulais repartir tout de suite. Alors Léonie a piqué une crise de nerfs, me traitant d'ingrat et d'homme sans honneur... Heureusement Mlle Louise est rentrée sur ces entrefaites et a mis un peu d'ordre dans la situation. Elle était heureuse de me voir guéri et ne voyait aucun empêchement à ce que je rentre chez moi. Il était normal pour elle que je veuille retrouver ma vie d'autrefois, ma maison et mes fidèles serviteurs. Cela ne diminuait en rien la gratitude que je leur devais à toutes deux, mais Léonie n'a rien voulu entendre et nous avons compris qu'elle allait représenter un grave problème car elle s'est opposée fermement à mon départ. Selon elle, nous étions fiancés et je ne quitterais Plancoët qu'avec elle à mon bras en tant que nouvelle baronne de La Fougeraye. Et il a été impossible de l'en faire démordre. En dépit des objurgations de Louise, j'ai été enfermé dans ma chambre et elle en a gardé la clef. La nuit elle exigeait que mes vêtements lui soient remis...
- Mais enfin, Mlle Louise qui est femme de tête et de grande énergie n'a pu l'amener à composition ?
- Non, hélas, car Léonie a menacé sa sour, si on la contraignait, de la dénoncer comme courrier des Princes et conspiratrice...
Un " oh ! " scandalisé salua ces dernières paroles.
- Il faut, remarqua Laura, que cette malheureuse soit devenue folle !
- Peut-être pas, fit Lalie songeuse. D'après ce que m'avait dit sa sour peu après que l'on vous eut retrouvé, cette pauvre Léonie vous aime depuis la prime jeunesse. Or les circonstances vous ont livré à elle, pieds et poings liés autant dire, et pendant quatre ans elle a vécu dans l'illusion de former avec vous un couple. Tout à coup, tout s'effondre : vous retrouvez la mémoire et son rêve s'écroule. Je suppose que vous vous êtes montré suffisamment reconnaissant... mais pas au point d'altérer votre liberté ?
- Bien entendu. Je n'ai jamais éprouvé pour elle un autre sentiment que l'amitié et je ne crois pas avoir jamais laissé entendre qu'il pourrait en être autrement.
- Personne ne peut vous donner tort mais cette pauvre femme est un exemple typique de mouton devenu enragé. Comment, en ce cas, avez-vous réussi à vous évader ?
- Oh, c'est toute une aventure ! Voyant que nous ne pouvions entamer sa résolution, j'ai feint sur le conseil de Louise de me résigner et durant des heures j'ai essayé d'expliquer qu'un gentilhomme ne pouvait se résoudre à nouer quelque lien que ce fût dans de telles conditions, qu'il importait, pour ma dignité comme pour celle de Léonie elle-même, que je retrouve toute ma liberté de mouvement pour me préparer, ainsi que ma maison, à la recevoir si nous devions nous marier. Il me répugnait de lui mentir ainsi, mais la seule idée de finir mes jours dans cette prison d'un nouveau genre avec elle comme geôlière m'était insupportable tout autant que celle d'en faire ma femme. Malheureusement, elle était au-delà de tout raisonnement. Pour m'ouvrir la porte, elle exigeait que notre union soit auparavant bénie par un prêtre, un vrai, pas un jureur, et ce n'est pas ce qui manque à Plancoët où les cachettes se sont multipliées pendant la Terreur. Après je pourrais vaquer à mes occupations et m'en aller aménager la Fougeraye en vue de l'arrivée de ma femme. Voyant cela, nous avons tout fait pour gagner du temps et Louise s'est employée à mettre un terme à ses activités souterraines. Elle s'est fait remplacer, a coupé certains ponts et fait en sorte qu'en cas de dénonciation, personne n'ait à en souffrir. Ensuite, nous avons décidé que je feindrais d'être souffrant afin de garder le lit. Je l'avais été une ou deux fois durant ces quatre ans. Léonie alors s'instituait mon infirmière mais il lui arrivait de sortir pour quelque course durant mes périodes de sommeil diurne. Sans oublier pour autant de fermer la porte à clef et d'emporter celle-ci. Avant-hier, vers la fin de l'après-midi elle était sortie pour aller chercher un médicament qu'elle ne retrouvait plus, et pour cause. Louise était censée se trouver en visite chez une parente. Quand elle a vu sortir sa sour, elle est rentrée, a placé une échelle sous ma fenêtre et je suis descendu par là... en chemise sauf votre respect ! Et il faisait frisquet ! Mais dans l'appentis, elle avait apporté les habits que vous m'avez vus. Je les ai revêtus et j'ai pris un panier dans lequel étaient des poires d'hiver provenant de la réserve.
- Pourquoi vous habiller en femme ?
- Léonie n'était jamais longtemps absente. Cela m'a permis de la croiser dans la rue sans qu'elle fasse seulement attention à moi. Ensuite je me suis sauvé à toutes jambes tandis que Louise après avoir rangé l'échelle s'était éclipsée de nouveau. J'espère vraiment qu'elle n'aura pas eu trop d'ennuis en rentrant : Léonie est capable de colères redoutables et elle n'a pas dû s'en priver en découvrant la chambre vide.
- Et la fenêtre ouverte ? dit Jaouen.
- Je l'avais refermée du mieux que je pouvais et elle a bien dû finir par s'en apercevoir, mais ma chambre était au second étage et les étages de nos hôtels bretons sont hauts. Peut-être croit-elle que je me suis envolé ? ajouta La Fougeraye en souriant.
- De toute façon elle va vous chercher, soupira Laura. Elle est peut-être déjà chez vous à cette heure.
- Où elle ne me retrouvera pas, et pour cause. Mes gens d'ailleurs ne la laisseront jamais entrer...
- Elle pourrait avoir l'idée de venir ici ? émit Lalie songeuse. D'après ce que m'a dit sa sour, il y a quatre ans, elle se méfie de Laura depuis qu'elle l'a vue avec vous...
- C'est pourquoi, conclut La Fougeraye, le mieux serait que je rentre au plus tôt sur ma falaise. Si vous pouviez me trouver des habits convenables ?
- Demain matin vous en aurez, promit Jaouen, et je vous ramènerai au manoir. Mieux vaut, en effet, ne pas attirer sur ces dames les fureurs de cette harpie.
- N'exagérons rien ! riposta Laura. Elle n'est pas redoutable à ce point ! En revanche, j'aimerais être certaine que sa sour n'aura pas à pâtir...
- Je la crois de taille à se défendre, dit Lalie. Et puis entre deux sours jumelles les liens sont toujours étroits, ceux de l'affection surtout... Nous verrons bien... ou peut-être même ne verrons-nous rien du tout !
Guénolé vint annoncer que l'on pouvait passer à table et La Fougeraye allait s'extraire de son fauteuil quand Laura le retint
- Encore un mot, je vous en prie ! Vous souvenez-vous de ce qui s'est passé au Guildo avant votre blessure ?
Il ne répondit pas tout de suite, considérant la jeune femme avec un mélange de pitié et d'horreur. Finalement il soupira :
- Comment oublier ? Même au fond de mon absence, je revoyais une image affreuse mais fugitive que je prenais pour un cauchemar mais je sais à présent que ce n'en était pas un...
Tous s'étaient figés autour de lui, attendant ce qui allait venir. La Fougeraye avait empoigné les bras du fauteuil comme pour demander au chêne dont ils étaient faits un surcroît de force :
- A l'auberge, ce soir-là, après que vous eûtes regagné votre chambre, j'ai voulu aller fumer une pipe au-dehors et mes pas m'ont amené en face du vieux couvent. J'ai cru y voir de la lumière filtrer comme derrière des rideaux tirés. J'ai voulu en avoir le cour net et je suis monté là-haut. La nuit était tranquille et on n'entendait pas le moindre bruit. Même le vent se taisait et j'ai poursuivi ma visite. A ma surprise, la porte du logis abbatial n'était pas fermée à clef : elle s'ouvrit sans le moindre grincement et j'ai franchi un vestibule où il y avait une porte close, et, sous cette porte, j'ai vu un rai de lumière. J'ai eu l'impression d'entendre alors un gémissement. Qui ne m'a pas fait trembler, en dépit de la réputation de hantise du vieux monastère : les fantômes n'ont pas coutume d'allumer des chandelles... En prenant mille précautions, j'ai poussé cette porte et j'ai vu qu'il y avait des meubles, des tableaux, un feu flambant et une sorte de chaise longue sur laquelle une homme était étendu, un homme à qui une femme donnait des soins mais qui m'avait entendu et qui s'est levé... Par le Dieu qui m'écoute, je n'aurais jamais pensé qu'il me serait donné de contempler pareille abomination, bien que des blessés j'en aie vu beaucoup ! Mais celui-là... n'avait plus de visage digne de ce nom : une boursouflure sanguinolente, une masse de chairs déchirées, brûlées, dans lesquelles seuls vivaient des yeux farouches. J'ai dû ouvrir la bouche pour crier mais je n'en ai pas eu le temps : le coup qui m'a privé de mémoire si longtemps m'est arrivé dessus et le monde a cessé d'exister pour moi...
Repris par le terrible souvenir, La Fougeraye se laissa retomber un instant dans son fauteuil, cherchant un souffle qui lui manquait. Mais ce ne fut qu'un court moment et, comme Laura lui demandait s'il voulait regagner sa chambre, il refusa et même, au prix d'un petit effort, se leva :
- Non, ma chère. Je pense... qu'un bon repas me fera du bien. Si vous voulez bien m'accepter en pantoufles et m'offrir votre bras pour aller à table...
- J'aime mieux vous voir ainsi ! sourit-elle. Vous venez de me faire peur... Quelle affreuse histoire ! Et qui peut bien être ce malheureux dont on cache la disgrâce au fond d'un couvent abandonné ?
Tous deux allaient lentement vers la table autour de laquelle Lalie, Bina et Jaouen se répartissaient. Le vieux gentilhomme s'arrêta soudain et, posant une main chaleureuse sur celle de Laura, il chercha son regard et murmura :
- Depuis que j'ai recouvré la mémoire, ce souvenir me hante. Je crois... oui, je crois que c'était Josse de Pontallec !
Laura faillit crier, se retint, et, dans un chuchotement :
- Mais... n'était-il pas méconnaissable ?
- Pourtant je l'ai reconnu. A ma haine !
CHAPITRE XIV
UN FILS DE SATAN
Pas un seul instant Laura ne mit en doute la parole de La Fougeraye. S'il disait avoir reconnu Pontallec en dépit de ses abominables blessures, il devait avoir raison. La haine peut être aveugle ou extraordinairement clairvoyante et l'épouse si longtemps bafouée savait bien qu'un visage ravagé ne l'eût pas trompée. Mais depuis cinq ans maintenant, elle s'était habituée à l'idée d'être libérée de lui à jamais. Il lui était même arrivé de prier pour le repos de cette âme perdue. Et voilà qu'il ressuscitait ? Sûrement pas pour son bien. Toujours si fier d'être l'un des plus beaux gentilshommes du royaume, Pontallec avait reçu du Ciel une terrible punition en devenant une sorte de monstre destiné à semer l'effroi. En avait-il tiré une salutaire réflexion sur lui-même ? Difficile à croire si l'on se tenait au sort subi par La Fougeraye...
Jaouen non plus ne douta pas. En son for intérieur, le frère de lait pressentait que le bourreau de Laura vivait toujours, quelque part dans le monde. Cependant, il ne s'imaginait pas que ce pût être si près d'eux. Aussi ne discuta-t-il pas les paroles du vieux seigneur et sa réaction fut immédiate :
- La meilleure façon de s'en assurer est d'aller y voir ! dit-il en quittant sa chaise. Très certainement pour aller seller un cheval. Ce fut Lalie qui l'arrêta :
- Tenez-vous tranquille, Joël, et rasseyez-vous. Si notre ami a vu juste et si Pontallec, échappé Dieu sait comment à l'incendie de son bateau, s'est réfugié au Guildo, il y est - ou n'y est plus ! -depuis bientôt six ans. Donc rien ne presse.
- D'autant, reprit Laura que, si notre ami devine bien, cet homme a été atteint dans ce qui lui était le plus cher au monde : son image ! Etre pour le reste de sa vie un objet d'horreur, imaginez ce que cela peut signifier pour lui.
- Un objet d'horreur ? Allez savoir ! ricana Jaouen. M. de la Fougeraye n'a-t-il pas dit qu'une femme le soignait ? Quelque sorcière édentée peut-être ? Entre monstres on se soutient...
- Non, fit celui-ci songeur. C'était une très belle femme... celle de l'auberge. Elle s'appelle Gaïd, si je me souviens...
- Vous voyez bien ? Moi, en tout cas, il faudra que j'en aie le cour net. Le Guildo n'est pas assez éloigné pour que nous puissions vivre en paix en le sachant à notre porte. Nous avons été absents longtemps mais Dieu sait ce qu'il pourrait faire maintenant que Mme Laura est revenue.
Jaouen éprouvait une peine extrême à rester là quand tout le poussait à l'ultime affrontement avec celui qu'il haïssait plus encore que Jean de Batz...
- Il n'a pas tort, reprit La Fougeraye, et je souhaite l'aider à en finir avec Pontallec. J'ai seulement besoin de quelques jours pour retrouver des pieds agiles. En outre il nous faut être en nombre afin de fouiller aussi bien le couvent que les ruines du château de Gilles de Bretagne qui communiquent certainement. Cela représente un très vaste espace à explorer pour débusquer la bête...
- Le capitaine Crenn ne demandera pas mieux que de vous aider, intervint Laura. Il est à Rennes en ce moment mais ne saurait tarder à rentrer.
- Un Bleu ? grogna La Fougeraye l'oil oblique.
- Un ami et un homme d'honneur ! corrigea fermement Laura.
- Soit ! soupira Jaouen. On l'attendra ! Comme vous le dites, nous n'en sommes plus à quelques jours près...
C'étaient les paroles de la sagesse. Néanmoins, Laura les acceptait par devoir plus que par conviction. Depuis un moment, elle avait l'impression qu'une ombre maléfique s'introduisait sournoisement dans sa maison et, n'eût-elle écouté que son impulsion profonde, elle eût suivi Jaouen avec ardeur sans attendre qui que ce soit parce qu'il allait falloir vivre en compagnie d'un doute insupportable...
Avant de se coucher - mais parviendrait-elle à dormir ? - elle entra dans la chambre d'Elisabeth comme elle le faisait chaque soir. Après ce qu'elle venait d'entendre, un élan plus affectueux encore que d'habitude la poussait vers celle qui était désormais " son " enfant pour y trouver un peu de réconfort. Et tout de suite elle se sentit mieux tant le spectacle était délicieux. Roulée en boule comme un chaton, la fillette dormait dans l'épar-pillement de ses boucles blondes et dans la longue chemise de nuit qui lui donnaient l'air d'un angelot. D'une main elle tenait sa poupée contre sa joue mais le pouce de l'autre s'était échappé de la petite bouche entrouverte. Au risque de la réveiller, Laura ne résista pas à l'envie de poser un baiser léger sur sa frimousse rosé qui se mit à sourire. Puis d'un geste doux elle ramena le drap et la couverture que les petons impatients avaient rejetés. Son cour débordait d'amour pour ce mignon lutin qui lui rendait sa petite Céline. C'était un vrai cadeau du Ciel et à chaque aurore qui se levait Laura l'en remerciait de tout son cour. Sa vie avait un sens à présent... Aussi le moindre orage à l'horizon de son ciel si bleu devenait-il son ennemi personnel. Or quelque chose lui disait que si Pontallec était encore en vie, il pouvait représenter un problème un jour ou l'autre. Seulement, la différence avec autrefois, c'était elle qui l'incarnait. Elle n'était plus cette Anne-Laure timide réduite à l'état d'esclave soumise aux caprices du maître, heureuse d'une caresse, désespérée par une simple raillerie.. Si Pontallec tentait de l'approcher, elle saurait se battre....
En attendant une autre sorte de tempête s'approchait de la maison.
Comme il en était convenu, Jaouen, dès le matin, emmenait un La Fougeraye emballé comme un oignon en hiver par les soins de Lalie, à destination de son domaine où ses gens, prévenus depuis longtemps de son séjour forcé chez les demoiselles de Villeneux, n'avaient cessé de tenir toutes choses en l'état... Les deux hommes n'étaient pas partis depuis une heure que les échos de la maison répercutaient une sorte de tocsin frénétique sonné par la cloche du portail, suivi des éclats d'une voix aigre et surexcitée : la tendre Léonie à la recherche de celui qu'elle considérait sans doute comme son bien. Après avoir parlementé - si l'on peut dire ! -avec le vieil Elias rendu muet d'émotion, la demoiselle embouqua la porte de la grande salle puis celle du petit salon-bibliothèque où Lalie et Laura se tenaient volontiers, ne trouva personne, rebroussa chemin, envoya Elias sur l'un des sièges du vestibule d'une bourrade fort virile pour une ancienne élève des Dames ursulines et acheva son parcours tumultueux dans la cuisine où Laura beurrait une tartine pour Elisabeth tandis que Mathurine épluchait des légumes.
- Où est-il ? Où l'avez-vous mis ? rugit-elle sans s'encombrer de politesses superflues.
- Bonzour ! gazouilla la petite, enchantée de cette entrée fracassante en agitant sans se soucier des éclaboussures la cuillère plongée au préalable dans son bol de lait.
- On dit " Bonjour madame ", rectifia machinalement Laura en tendant à l'enfant la tranche de pain beurrée... ou plutôt mademoiselle. Puis-je savoir ce que vous venez réclamer ici ? ajouta-t-elle.
Mais le torrent revendicateur était pour le moment détourné :
- Qu'est-ce que c'est ? fit Léonie en dirigeant un doigt accusateur vers Elisabeth derrière laquelle Laura se porta aussitôt.
- C'est, fit-elle avec hauteur, ma fille Elisabeth...
- Avec qui l'avez-vous eue ?
- Je ne crois pas que cela vous regarde mais comme vous ne me semblez pas dans votre bon sens, je consens à vous dire que je l'ai adoptée. Maintenant, si vous le voulez bien nous poursuivrons ailleurs un entretien, bref je l'espère, et qui ne saurait convenir à d'aussi petites oreilles ! Suivez-moi !
Impressionnée par l'autorité du ton, Léonie de Villeneux la suivit sans protester jusqu'à la grande salle où Laura lui indiqua un siège près du feu.
- A présent, dit-elle avec un grand calme apparent, veuillez m'apprendre ce qui motive cette intrusion et ce que vous réclamez de moi ?
- Comme si vous ne le saviez pas ? ricana l'autre. Je parle de Bran de la Fougeraye.
- La Fougeraye ? Mais je le croyais chez vous ?
- Il n'y est plus et comme il n'est pas davantage chez lui, il faut donc qu'il soit ici. Et moi je viens chercher mon fiancé...
Le sourire de Laura fut un chef-d'ouvre de surprise hypocrite :
- Fiancé ? Mais quelle bonne nouvelle ! Elle rend plus surprenante encore votre recherche dans cette maison. Je ne vois pas ce que votre " promis " viendrait y faire, Je vous rappelle que je me suis absentée longtemps. Mais au fait, sa santé est-elle meilleure ? Aurait-il recouvré la mémoire ? Je serais la première à m'en réjouir car c'est un esprit de qualité et je vous fais bien mon compliment !
- Je n'ai que faire de vos compliments ! Je sais qu'il est ici ! Je le sens...
Laura ne reconnaissait plus la pusillanime et rougissante demoiselle de Plancoët. Elle avait devant elle une femme résolue, habitée par une flamme à la limite du délire sans doute mais qui la rendait presque belle. La sagesse commandait peut-être de ne pas la pousser à bout ?...
- Eh bien, soupira-t-elle en haussant les épaules, cherchez vous-même si c'est le seul moyen de vous convaincre !
- C'est bien ce que j'ai l'intention de faire, avec ou sans votre permission...
Et pour mieux appuyer sa détermination, elle sortit un pistolet des plis de sa robe et le braqua sur Laura :
- Marchez devant ! Je vous suis !
Sous la menace de l'arme, Laura guida son étrange visiteuse à travers les divers étages de la maison sous l'oil effaré des quelques serviteurs que, très calme, elle apaisait d'un mot ou d'un geste. On alla ainsi jusqu'au grenier où le moindre coin d'ombre fut inspecté, puis l'on redescendit.
- Vous avez vraiment besoin de cet outil ? fit Laura agacée par le côté mélodramatique de la situation. Je n'ai pas l'intention de vous cacher quoi que ce soit...
- C'est moins pour vous que pour lui afin de l'obliger à sortir d'ici et à me suivre...
- Pensez-vous vraiment que ce soit la meilleure façon d'aimer ? Personnellement j'en doute...
- Ça me regarde ! Nous allons aux caves à présent ! Prenez une lanterne !
Sans plus discuter, Laura s'exécuta en se rendant à la cuisine où Mathurine et Bina qui s'occupait d'Elisabeth eurent le même mouvement de recul mais, alors que l'effroi se lisait sur le visage de la gouvernante, ce fut la colère qui marqua celui de la cuisinière. Elle tendit le bras, saisit une poêle avec l'intention visible de s'en servir :
- Restez tranquille, Mathurine ! Mademoiselle veut seulement s'assurer que M. de la Fougeraye n'est pas ici...
- Qu'est-ce qu'il y ferait ? gronda celle-ci. Je le croyais chez cette dame ?
- Nous aussi, Mathurine, nous aussi mais on dirait qu'il n'y est plus. Donnez-moi une lanterne, nous allons aux caves !
Sans lâcher sa poêle, Mathurine se plia en deux, secouée par un fou rire qui fit à Laura l'effet d'une lotion rafraîchissante, mais s'arrêta net :
- J'y vais aussi, moi !
Calant son ustensile sous son bras, elle alluma une lanterne qu'elle tendit à Laura puis reprit sa poêle d'une main solide :
- Tant qu'à être ridicule, marmotta-t-elle, soyons-le jusqu'au bout !
Mais Léonie était insensible à ce genre d'argument et le petit cortège descendit aux caves où, bien entendu, l'on ne trouva rien en dehors de quelques bouteilles pleines, d'un grand nombre de bouteilles vides et d'une collection de toiles d'araignées.
- Lorsque nous avons des invités, remarqua Laura, il est très inhabituel de les loger ici...
Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la compassion pour cette femme. Elle devait être affreusement malheureuse et l'on pouvait même se demander si la douleur ne lui dérangeait pas l'esprit. Tout à coup ses nerfs lâchèrent, elle éclata en sanglots, remonta l'escalier en hâte après avoir jeté avec fureur l'arme inutile derrière elle. Laura la ramassa et s'élança à sa suite, mais quand elle atteignit le vestibule, la porte était grande ouverte sur la rue et un violent courant d'air faisait frémir les tapisseries des murs. Posant le pistolet sur un coffre, elle se précipita dehors. C'était l'heure de pleine activité et, plusieurs personnes la saluant, elle dut répondre, persuadée que sa singulière visiteuse aurait disparu. Pourtant, elle l'aperçut encore : arrêtée près du chevet de la cathédrale voisine, elle causait avec une femme dont Laura ne vit que la coiffe et le capuchon noir. Elle voulut aller vers elles mais Mlle de Villeneux la vit et, avec un air furieux, entraîna sa compagne. Elles se perdirent dans la rue étroite, protégées par une charrette de bois qui s'efforçait de faire demi-tour. Laura rentra chez elle pensive...
Jaouen reparut le lendemain, satisfait de l'accueil réservé à La Fougeraye par les gens de sa maison. En dépit de son caractère abrupt, on l'aimait et chacun chez lui plaignait son malheur. Quand il vint, peu après, faire sa visite de remerciement à ses amies, il était en tous points semblable à ce qu'il était autrefois. Laura nota même, avec amusement, qu'il semblait nourrir pour Lalie une vive admiration témoignant peut-être d'un penchant...
Quelques jours après la Chandeleur, Laura reprit son projet pour Komer et se rendit à Dinan où elle n'eut aucune peine à trouver le maître d'ouvre Le Bihan. C'était un homme déjà âgé mais toujours fort actif et elle se mit d'accord avec lui dès l'instant où elle accepta de montrer quelque patience. Il travaillait en ce moment à l'hôtel du maire de la ville et ne manquait pas de commandes mais, éprouvant un faible pour les bâtiments médiévaux, il se déclara enchanté de restaurer le petit château en Brocéliande et promit de s'y rendre dès le début du mois d'avril.
- Nous irons ensemble, conclut Laura ravie. Vous n'aurez qu'à me faire tenir un message quand vous serez prêt...
En rentrant à Saint-Malo, elle était vraiment heureuse. La perspective de revivre auprès de l'étang de la fée Viviane, d'y emmener Lalie et surtout Elisabeth l'emplissait d'une joie quasi enfantine. La petite allait apprendre toutes les belles histoires de la forêt magique dont les vieux Le Calvez, ses gardiens, conservaient si pieusement les souvenirs. Ils savaient les mélanger aux plus anciennes traditions chrétiennes avec un art confondant, inoubliable.. Durant le retour, Laura voguait sur un joli nuage rosé...
La reprise de contact avec le granit de la ville corsaire en fut d'autant plus rude. Une atmosphère de drame régnait dans la maison Laudren. Effondrée sur une marche de l'escalier, Bina pleurait toutes les larmes de son corps, la tête enfouie dans ses bras et dans sa robe, sourde aux questions angoissées de sa mère. Auprès d'elle, Lalie très droite mais les yeux vides offrait l'image d'une statue de la douleur. L'entrée de Laura la ranima et elle vint à elle très vite pour l'étreindre afin d'adoucir de son mieux le choc de la nouvelle : Elisabeth avait disparu.
C'était jour de marché et, comme il faisait beau, Mathurine et Bina avaient emmené la petite fille qui adorait ce genre d'expédition parce qu'elle y rencontrait toujours un vif succès : c'était à qui lui offrirait une pomme, un petit morceau de pâté, une friandise ou même une fleur quand il y en avait. Elle était si mignonne, son sourire en fossettes tellement irrésistible que, en dépit de son origine incertaine paysans et petits commerçants en raffolaient.
On était à la poissonnerie où Mathurine marchandait un superbe turbot tandis que chez un mareyeur, Elisabeth, près de Bina, apprenait à déguster une huître que le marchand venait d'ouvrir pour elle quand une bagarre éclata un peu plus loin, à laquelle tout le monde s'intéressa aussitôt : plusieurs hommes en étaient venus aux mains pour une raison obscure. Cela ne dura pas longtemps mais quand l'attention de Bina et du marchand revint au panier d'huîtres, Elisabeth n'était plus là. On la chercha, bien sûr, on l'appela. Affolées, Mathurine et sa fille fouillèrent tout le marché. Sans succès : personne n'avait rien vu...
- Bon Dieu ! jura Jaouen. Vous étiez deux et vous n'avez pas été capables de surveiller une petite haute comme trois pommes ? Je vais chercher, moi, et je vous jure bien, que s'il y a quelque chose à savoir je le saurai. Faites prévenir le capitaine Crenn, madame Laura ! Il faut fouiller la ville des ruisseaux aux chemins de ronde !
- Je vais avec vous !
Il hésita mais devant sa figure convulsée de chagrin, il comprit que s'il lui fallait rester à tourner en rond, elle souffrirait encore davantage. Alors sans un mot il la prit par le bras.
- Je vais prévenir Crenn ! lança Lalie.
Pendant des heures, vite rejoints par les gendarmes, on chercha, on interrogea sans parvenir à relever la moindre trace de la petite silhouette emmitouflée de velours bleu garni de fourrure blanche, si familière cependant... Personne n'avait rien vu, rien entendu.
Quand le soir tomba, on en était au même point et Laura touchait le fond du désespoir parce que cette totale disparition lui disait que la fillette avait été enlevée et qu'il ne s'agissait pas d'une de ces fugues dont beaucoup d'enfants d'un naturel aventurier se rendent coupables. Cela se terminait en général au bout de quelques heures par des larmes de joie et une solide fessée, mais là... En dépit de sa nature optimiste, Crenn lui-même qui connaissait chaque recoin de la ville et les avait fouillés avec ses hommes, visitant l'arme au poing les repaires inquiétants que l'on trouve dans tous les ports, ne cachait pas son anxiété... ni Jaouen ses soupçons :
- Cette vieille folle qui réclamait M. de la Fougeraye à cor et à cri pourrait bien être là-dessous. Ça doit être facile de cacher sous une grande mante une si petite fille et de l'emmener !
- Pas Elisabeth ! protesta Bina entre deux sanglots. Elle ne suivrait pas quelqu'un qu'elle ne connaît pas et si elle avait crié nous l'aurions entendue...
- Au milieu du vacarme de la poissonnerie et quand il y a une bagarre ? Pas sûr ! fit Crenn som-brement. Jaouen a raison : nous ne devons pas négliger la moindre piste et si demain matin Elisabeth n'est pas retrouvée, j'irai à Plancoët prendre langue avec ceux de là-bas et nous rendrons visite à ces demoiselles de Villeneux.
- Jamais Mlle Louise ne se prêterait à une si mauvaise action, soupira Laura. Elle ne permettrait pas à sa sour de s'en rendre coupable.
- L'autre peut avoir agi seule...
- Sans complicité, ce me semble difficile, dit le capitaine.
Ce qui rappela à Laura de la femme avec qui Léonie s'entretenait l'autre jour de façon si animée près du chevet de la cathédrale. Elle avait alors eu l'impression fugitive de l'avoir déjà vue, bien que son visage ne lui eût pas été révélé. Cela tenait à la tournure et elle n'y avait pas pensé longtemps, mais à présent son esprit y revenait. Sans pour autant trouver davantage la solution. Cependant, quand elle raconta ce qu'elle avait vu, cela lui valut une avalanche de questions posées par un Jaouen que la disparition de la bambine changeait en limier furieux.
- Cessez de me tourmenter ! cria-t-elle enfin. Croyez-vous que j'aie le moindre intérêt à cacher quelque chose ?
- Pardonnez-moi ! J'essaie seulement d'aider votre mémoire. Il suffit parfois d'un détail pour que le souvenir se précise...
- Tu ferais un bon policier, constata le capitaine mi-figue mi-raisin, mais ce n'est pas Mme de Laudren qu'il faut passer à la question. C'est cette Léonie et dès l'aube nous irons la voir... mais, pour cette nuit, mes hommes vont continuer leurs recherches. Le maire m'a donné carte blanche.
- Qu'il en soit remercié ! dit Lalie en attirant Laura à elle. Il faut vous reposer un peu, mon enfant. Nous avons peut-être devant nous une longue attente et vous vous devez de ménager vos forces.
- Vous voulez que je remonte dans ma chambre ? Pour quoi faire, grands dieux ? Y tourner en rond pendant des heures et des heures ? Je préfère rester ici. Croyez-moi, je me reposerai aussi bien dans un fauteuil près du feu...
- Comme vous voudrez ! Nous resterons ensemble. Moi non plus je ne pourrais pas tenir chez moi...
La nuit fut d'une longueur éprouvante. Les quatre femmes de la maison la passèrent tout entière dans la grande salle, priant ou rêvant, l'oreille tendue au moindre bruit. Pour sa part, Laura était incapable de l'un comme de l'autre : elle essayait de suivre en esprit la progression des hommes à la recherche de son petit trésor. Elle s'efforçait de ne pas imaginer où était l'enfant ni ce qu'elle vivait peut-être à cet instant. En admettant qu'elle soit encore vivante... Et son angoisse, l'envie de hurler qui la prenait parfois comme si elle était une louve, lui faisait mesurer la profondeur de son amour.. Si Elisabeth ne lui était pas rendue saine et sauve, sa vie s'arrêterait à ce moment. Et cette fois, aucun Jean de Batz ne viendrait l'empêcher d'en finir...
Le jour levé, le capitaine Crenn vint s'assurer qu'aucune nouvelle n'était arrivée à la maison II venait aussi saluer les dames avant son départ et leur faire part d'une idée qui lui était venue :
- Nous allons chercher M. de la Fougeraye. Si sa soi-disant fiancée est pour quelque chose dans ce drame, il nous sera d'une extrême utilité.
- Si quelqu'un peut faire entendre raison à Léonie de Villeneux c'est bien lui, appuya Jaouen. Et moi aussi je vais avec vous.
- Je préfère que tu restes. Laisser cette maison sans gardien ne me convient pas.
- Mets-y un ou deux de tes hommes ! Ils seront bien soignés et moi je veux aller là-bas. Elisabeth me connaît et m'aime bien je crois. Une meute d'uniformes lui ferait sans doute peur.
- Soit alors ! On fait comme ça.
Deux gendarmes furent détachés et prirent leurs quartiers dans la cuisine de Mathurine avec un plaisir évident. Il y flottait toujours quelque odeur délicieuse et, amateurs du coin du feu comme tout un chacun, ils y seraient mieux qu'à courir les chemins... Quelques instants plus tard, le pas des chevaux décrut dans la rue qui retrouva son calme.
La lettre arriva deux heures environ après leur départ...
Lalie, en traversant la cour pour se rendre dans les bureaux, la trouva sur les pavés près du portail sous lequel on avait dû la glisser. Ecrite sur du papier ordinaire d'une grosse écriture maladroite mais d'un style efficace, elle était adressée à Laura et ne contenait que peu de mots mais combien terrifiants :
" Si vous voulez revoir votre fille vivante, soyez demain soir à l'auberge du Guildo. Seule (le mot était souligné deux fois). Si vous alertiez qui que ce soit vous ne retrouveriez qu'un cadavre... "
La jeune femme accusa le coup et devint livide, sans éprouver autrement de surprise : elle s'attendait plus ou moins inconsciemment à quelque chose de ce genre. Cette lettre infâme offrait au moins l'avantage de mettre fin à un doute insupportable... Elle tendit le billet à Lalie, la laissa lire puis déclara, soudain très calme :
- Je partirai demain avec le cabriolet. Il est facile à conduire et je connais bien les chemins...
- Laura, Laura ! s'écria la comtesse alarmée, vous allez vous jeter dans la gueule du loup de façon délibérée ! Cet homme - car je suppose qu'il s'agit de votre époux ? - veut votre vie, j'en jurerais !
- Très certainement, mais je n'ai jamais dit que j'allais la lui offrir sur un plateau. J'irai à ce rendez-vous parce que c'est le seul moyen de sauver Elisabeth mais ce billet ne me défend pas de venir armée et soyez sûre que je le serai... et que je tirerai la première.
- Que pensez-vous faire ?
- Oh, c'est très simple : abattre ce fils de Satan dès que je serai en sa présence car je sais bien que ce sera lui ou moi et je n'ai pas la moindre intention de parlementer.
Sans rien ajouter, elle monta dans la pièce où son père jadis gardait ses armes, des armes que l'on n'avait jamais cessé d'entretenir. Il y avait des fusils, des pistolets, des épées, des sabres et des poignards. Elle choisit, parmi ces derniers, une fine lame forgée à Tolède, protégée par un fourreau de cuir noir que l'on pouvait attacher à la ceinture. Puis une paire de pistolets avec lesquels sa mère tirait parfois dans le jardin de la Laudrenais pour ne pas perdre la main et s'assurer de la permanence de son coup d'oil. Marie-Pierre savait bien qu'à la tête d'une entreprise aussi lourde que la sienne, une femme pouvait avoir besoin de se défendre. Laura elle aussi savait utiliser un pistolet, mais c'était à Batz qu'elle devait cette science assez neuve. Avec une froide détermination, elle vérifia les armes, de magnifiques pistolets de duel qui lui semblaient appropriés à la circonstance puisque c'était bien d'un duel qu'il s'agissait, les nettoya puis les chargea soigneusement avant de les emporter avec une poire à poudre et des balles.
Le reste de la journée, elle l'employa à mettre de l'ordre dans ses affaires et à rédiger son testament qu'elle fit contresigner par ses vieux valets, Elias et Guénolé, puis porter chez le notaire. Enfin, elle s'accorda une longue méditation afin de se mettre aussi en ordre avec Dieu. Elle préférait lui parler seule à seul, sans le secours d'un prêtre qui, sans doute, eût refusé l'absolution à une femme à ce point décidée à tuer. Même si c'était pour sauver sa propre vie. Enfin elle écrivit plusieurs lettres à n'ouvrir ou à n'envoyer qu'au cas où elle ne reviendrait pas puis, apaisée, elle s'accorda quelques heures de repos. Il y avait beau temps que la mort ne lui faisait plus peur mais elle voulait tout de même être en pleine possession de ses moyens pour ce qui l'attendait.
Au matin elle fit une toilette soigneuse, s'habilla simplement comme presque chaque jour, d'une robe de fin drap gris liséré de velours noir, avec une guimpe de batiste blanche froncée autour du cou sur un mince ruban, mit des bottes courtes solides comme les gants de cuir qu'elle prit, s'enveloppa de la traditionnelle mante à capuchon et descendit enfin pour prendre un petit déjeuner avant de rejoindre la voiture que Gildas avait dû atteler. Les deux pistolets étaient dans les poches profondes de sa robe et, comme elle l'avait vu souvent faire à Batz, le stylet était glissé dans une de ses bottes. Ainsi équipée, elle embrassa Mathurine et Bina qui ne cachaient pas leur émotion, mais ne vit pas paraître Lalie et en éprouva de la peine. Son amie, elle le savait, avait horreur des adieux mais Laura aurait aimé, ce jour-là, pouvoir au moins l'embrasser.
- Elle est sortie de bonne heure, expliqua Mathurine.
- Sans doute avait-elle ses raisons, répondit la jeune femme.
Les raisons, elle croyait bien les deviner : Lalie devait être en train de prier ou d'entendre la messe dans quelque chapelle mais ce fut, après avoir franchi la porte Saint-Vincent et à l'entrée de la chaussée du Sillon que Laura eut l'explication d'une incompréhensible absence quand elle se vit arrêtée par une paysanne qui se mit carrément au milieu de la route.
- Une place pour moi, ma petite dame ? J'ai idée que nous allons dans la même direction...
- Lalie ! s'exclama Laura. Que faites-vous là ?
- Vous voyez : je vous attendais.
Elle se hissa dans la voiture avec une aisance qui faisait grand honneur à ses articulations, s'assit près de son amie et soupira :
- Voilà qui est mieux ! Il y a du vent ce matin et il est plutôt frais...
- Lalie ! reprocha Laura, heureuse malgré tout de cette preuve d'affection. Vous savez bien que je dois aller toute seule ?
- Aussi n'irai-je pas jusqu'au Guildo. Vous savez, durant votre longue absence j'ai eu le temps de visiter la région et je la connais comme ma poche. Vous me laisserez sur la lande, au hameau de Trégon. Ensuite j'irai à pied et sur place je m'efforcerai de ne pas me montrer. Qui donc d'ailleurs porterait attention à une vieille paysanne ? Allez, marchez ! Nous n'allons pas rester plantées là toute la journée.
Puis, comme Laura ne se décidait toujours pas à repartir, elle ajouta doucement :
- Vous ne me ferez pas changer d'avis. Vous deviez bien vous douter que je ne vous laisserais jamais aller seule dans ce piège ? ajouta-t-elle en s'enveloppant plus étroitement dans son châle et en se carrant au fond de la voiture après avoir calé son panier entre ses jambes.
Laura fit partir son cheval d'un claquement de langue :
- Qu'adviendra-t-il de la maison si nous disparaissons toutes les deux ?
- Il y aura toujours Jaouen et il en sait déjà beaucoup. Et si Elisabeth peut être sauvée à ce prix nous n'aurons vécu en vain ni l'une ni l'autre. Et puis nous ne sommes pas encore mortes. Je ne me suis pas embarquée sans biscuits, ajouta-t-elle en fouillant dans son panier pour faire apparaître les crosses de deux pistolets sous un lit de pommes. J'espère que vous en avez aussi ?
- Dans ma jupe...
- Alors tout est bien.
Le temps était gris mais doux. Le printemps n'était plus très loin. Cela se sentait à l'odeur de la campagne que l'on devinait gonflée de bourgeonnements et de sève toute neuve. Passé le bac, le cheval trotta allègrement. Laura pensa qu'en d'autres circonstances, ce petit voyage eût été agréable mais la pensée d'Elisabeth était là, torturante. Dieu sait ce que pouvait faire un bandit comme Pontallec ! Même à une fillette de trois ans. Le petit ange avait peut-être peur, froid, faim, et cette idée était intolérable... Pour y échapper Laura demanda :
- Pourquoi avoir choisi ce détour pour m'accompagner ? Vous auriez aussi bien pu partir avec moi.
- Il fallait que vous partiez seule au cas où la maison serait surveillée.
- C'est juste.
La main de Laura alla chercher celle de sa vieille amie et la serra :
- C'est bon de vous avoir avec moi, dit-elle émue. Car je peux bien vous l'avouer : je suis morte de peur. Celui qui tient ma petite n'a rien d'humain...
- C'est trop naturel, mon enfant. Aurez-vous la force d'aller jusqu'au bout ?
- Oh oui ! L'amour que je porte à ma petite fille me soutiendra. Et aussi ma haine de ce démon.
- Ne vous laissez pas aveugler par elle. Dieu aidera toujours plus volontiers l'amour...
- J'essaierai de m'en souvenir...
Sur la route de Trégon, près d'une croix de chemins, les deux femmes se séparèrent. Lalie sauta à terre, assura son panier à son bras et, avec un geste de la main, se mit en marche tandis que le cabriolet s'éloignait à vitesse très modérée. Laura ne voulait pas arriver trop tôt ni mettre une trop grande distance entre elle et son amie. Aussi la nuit tombait-elle quand elle entra dans la cour de l'auberge qu'elle connaissait déjà. Fangou, le patron, l'y rejoignit et, sans un mot, se mit à dételer le cheval pour le mener à l'écurie. Il n'avait même pas répondu au " bonsoir " de la voyageuse. Il paraissait plus laid et plus sombre encore qu'à leur dernier revoir, ressemblant plus que jamais à un grand singe avec ses bras trop longs.
Le laissant à son ouvrage, Laura pénétra dans la salle. Le feu y flambait sous la marmite dont les bouillonnements internes soulevaient de temps en temps le couvercle pour laisser échapper un odorant fumet. Laura crut d'abord qu'il n'y avait personne, mais quand ses yeux s'accoutumèrent ils lui montrèrent, assis sur la pierre de l'âtre, un vieux paysan, si vieux et si rabougri qu'il faisait penser à un sac de pommes de terre abandonné. Quand il se retourna, Laura vit qu'il tenait dans la main un bol fumant qu'il se hâta de vider en jetant des coups d'oil méfiants vers la nouvelle venue.
- La patronne n'est pas là ? demanda celle-ci en s'approchant du feu pour lui tendre ses mains, froides en dépit des gants épais. Le vieillard fit non de la tête puis se leva pour prélever à la marmite une nouvelle ration de ce qui devait être de la soupe aux choux.
- Si v's'en voulez, prenez un bol là-bas, dans l'vaissellier ! se décida-t-il enfin à articuler.
- Je préférerais que quelqu'un vienne me servir.
- Pourriez bien attendre longtemps !
Après tout elle avait froid, faim, et la soupe sentait bon. Elle fit ce qu'on lui conseillait, prit un bol que le vieux lui remplit obligeamment et s'assit sur un banc près de la cheminée. Il la regardait d'un air bizarre, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, se ravisa, jeta autour de lui des regards anxieux puis se décida :
- Qu'est-ce que vous v'nez chercher ici à c't'heure ?
- C'est mon affaire, dit Laura en tempérant sa réponse d'un sourire.
La voix du vieux baissa de plusieurs tons pour atteindre le murmure :
- Elles disent toutes ça ! Mais c'est point un endroit pour une belle fille comme vous... Ça leur vaut rien ! On les retrouve mortes...
Laura allait lui demander de s'expliquer quand l'aubergiste rentra et le vieux parut se ratatiner encore plus. Tangou l'interpella sans ménagement :
- T'es encore là toi ? Dehors ! Et plus vite que ça !
- Laissez-le au moins finir sa soupe ! plaida Laura.
- Si j'ie laisse, c'est toute la marmite qui y passera ! Dépêche !
Le vieux se déplia à nouveau, posa son bol qu'il avait fini d'une seule lampée et trottina vers les ombres de la porte.
- Je me suis servie ! dit Laura.
Tangou jeta un coup d'oil à la grande horloge :
- Vous avez bien fait. J'vais vous donner aussi du pain, du lard et du cidre. Vous avez encore une bonne heure devant vous...
- Pourquoi une heure ?
- La marée, pardi !
Laura sentit un frisson désagréable courir le long de son dos. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Allait-on l'embarquer pour l'emmener le Diable seul savait où ? En ce cas, Lalie ne pourrait rien pour elle. En général elle portait peu d'attention aux marées et eût été bien incapable de dire quand elles étaient pleines ou basses. Ce ne pouvait être que la marée haute et son cour se serra. Coupée de la terre, elle serait perdue et sa petite Elisabeth avec elle sans doute... Du coup, elle n'eut plus faim et repoussa son écuelle à demi pleine dont l'homme remit tranquillement le reste dans la marmite. Pour meubler un silence qu'elle jugeait pesant, elle demanda :
- Gaïd, votre femme, n'est pas là ?
- Vous vous souvenez de son nom ?
- Elle est assez belle pour qu'on ne l'oublie pas facilement.
- Vous la verrez tout à l'heure !
Il s'enfonça dans les profondeurs de la salle pour bien montrer qu'il n'avait pas envie de poursuivre le dialogue. Instinctivement, Laura glissa une main dans sa poche pour toucher le rassurant pistolet. Il était toujours là mais ses doigts rencontrèrent autre chose qu'elle ne se souvenait pas d'y avoir mis : les grains de buis d'un chapelet qu'elle devait sans doute à la sollicitude de Mathurine. Elle le sortit, en baisa la petite croix d'argent, l'enroula autour de son poignet et, curieusement, se sentit un peu réconfortée. A voix basse, elle égrena quelques Ave Maria, un Pater Noster... S'adresser à la Vierge Mère était sans doute la seule chose qu'il lui restât à faire..
Le temps se traînait, interminable... Enfin Tangou reparut, armé d'une lanterne et d'un fusil.
- C'est l'heure ! fit-il.
Laura se leva, s'enveloppa de nouveau dans sa mante, enfila ses gants.
- Mettez le capuchon, dit l'aubergiste. Fait humide cette nuit !
Cette sollicitude inattendue venait certainement du désir de la rendre aussi invisible que possible puisque l'on ne pourrait voir ni son visage ni ses cheveux clairs... Elle obéit cependant mais sa main droite glissa de nouveau vers sa poche.
On sortit. La lune a son premier quartier permettait de se diriger sans trop de peine et Laura fut soulagée en constatant que la marée était basse. Au moins, elle n'avait pas à craindre un embarquement. Derrière son guide qui n'avait pas encore allumé sa lanterne, elle descendit le chemin menant au gué de Notre-Dame du Guildo mais, au lieu de traverser, on continua sur le même côté, découvrant bientôt le large estuaire du petit fleuve qu'était l'Arguenon, sur lequel un trait de blancheur reflétait les rayons lunaires. Ensuite, on abandonna le chemin qui faisait un coude vers l'intérieur des terres pour descendre une petite grève et un amoncellement de rochers. Et Laura comprit pourquoi l'on avait attendu que baisse le flot : à cet endroit il y avait les ruines d'un château fort dont deux tours étaient encore debout. A marée haute il devait être impossible de les atteindre. Cependant, le chemin que l'on venait de quitter devait passer sur les arrières du château. Elle demanda :
- Si c'est là que nous allons, est-il bien nécessaire de se mouiller les pieds ? L'entrée principale doit être de l'autre côté ?
- Elle est impraticable. Mais vous avez vraiment besoin d'savoir tout ça ?
- J'ai toujours été curieuse de nature, fit-elle, heureuse de constater que sa voix restait ferme, désinvolte.
Les rochers et les éboulis donnaient, dans cette obscurité, l'impression d'être infranchissables, pourtant Laura découvrit qu'un passage étroit permettait d'atteindre le pied des tours dont l'une était plus qu'à moitié écroulée. On contourna l'autre, cachée par des broussailles que Tangou écarta, un passage apparut dans lequel on s'engagea. Il débouchait dans ce qui avait dû être la cour d'honneur, à présent réduite au tiers par les bâtiments effondrés mais, adossé à la tour presque entière un morceau, de l'ancien logis seigneurial surgit de la nuit. Il n'avait plus ni pignons ni gables et un seul étage subsistait. Et encore, en mauvais état ! Une accolade de pierre marquait l'entrée avec, au-delà, un départ d'escalier à vis et une porte basse. Ce fut celle-ci que l'on franchit et Laura se trouva au seuil d'une salle aux fenêtres à demi obstruées dont le centre était occupé par un brasero en fer couronné de courtes flammes, un fauteuil à oreilles et une table sur laquelle il y avait une bouteille et des verres. Dans le fauteuil se trouvait un homme à demi couché, une jambe posée sur l'un des accoudoirs. Il fumait l'un de ces rouleaux de tabac que l'on appelait cigares et dont l'usage était peu répandu. Et Laura sut que la haine de La Fougeraye s'était montrée clairvoyante et qu'en dépit du masque de cuir noir cachant les trois quarts du visage, elle avait devant elle celui qui était encore, hélas, son époux devant Dieu.
Si des mèches blanches striaient ses cheveux noirs, la silhouette était toujours aussi élégante... aussi semblable à celle de Batz que la jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux.
Mais ce n'était pas le moment de se laisser aller à une émotion quelconque. Forte de la résolution une fois prise, elle glissait une main dans les plis de sa robe quand la voix nonchalante et froide demanda :
- Tu l'as fouillée ?
- Non, mais...
En homme conscient d'avoir manqué à ses devoirs, l'aubergiste se ruait sur Laura qu'il immobilisa instantanément. Elle n'eut pas le temps de tirer son arme. Il s'en était emparé et non sans brutalité palpait tout le corps de la jeune femme. Le second pistolet apparut presque aussitôt et Tangou vint les déposer sur la table.
- Eh bien, vous avez fait des progrès, ma chère. Vous retrouver armée comme un navire de guerre est une nouveauté.
- Josse, dit Laura, je suis venue chercher ma fille. Où est-elle ?
- Ainsi vous m'avez reconnu ? J'ai pourtant beaucoup changé.
- Je savais que j'aurais affaire à vous. La haine d'un autre vous avait déjà reconnu il y a quatre ans. A présent je veux ma fille !
- Doucement s'il vous plaît ! Rien ne presse et nous avons à parler.
- Moi je n'ai rien à vous dire.
- Oh que si ! Et d'abord, j'aimerais savoir qui est le père de cette charmante enfant. J'en ai le droit. Vous êtes toujours mon épouse et je veux savoir de quelle coucherie elle sort !
Le terme vulgaire fit frémir Laura mais elle savait Pontallec capable des pires grossièretés.
- Vous n'avez pas renoncé à fréquenter les portefaix, dirait-on ? fit-elle avec mépris. Mais vous pouvez rengainer votre répugnant vocabulaire. Elisabeth est ma fille adoptive. Sa mère... était une amie chère à présent disparue.
- Vraiment ? En ce cas, vous ne verrez aucun inconvénient à me confier son nom ?
- Ni en ce cas ni en aucun autre. Elle était noble dame, une vraie, et je souillerais son nom s'il touchait vos oreilles et se retrouvait sur vos lèvres.
- Comme vous voudrez ! fit-il avec un haussement d'épaules dédaigneux. Je ne vous cache pas que cela m'ennuie un peu car si elle n'est pas de votre sang vous souffrirez moins... du sort que je lui réserve.
La bouche de Laura se sécha d'un seul coup tandis que son cour accélérait son rythme.
- Le sort que vous lui réservez ? Mais si je suis venue, c'est pour acheter sa liberté...
Elle l'entendit rire et, venant de derrière le masque si noir, ce rire avait quelque chose de démoniaque :
- Sa liberté ? Il n'en a jamais été question. Ma lettre disait " si vous voulez revoir votre fille ". J'entendais la revoir une dernière fois. Eh bien, vous la reverrez...
- Vous n'allez tout de même pas...
- La tuer ? Ce serait dommage. Et je lui réserve un destin moins funeste. Elle est mignonne cette petite et ou je me trompe fort ou elle le sera encore plus dans quelques années. Alors je la mettrai dans mon lit car elle sera élevée chez moi !
- Vous n'oseriez pas ?
- Pourquoi donc ? Ce sera même amusant, car je lui trouve une légère ressemblance avec cette pauvre Marie-Antoinette qui a eu le tort de me préférer d'autres amants... J'aurai un peu l'impression de goûter une revanche.
Le nom fit frémir Laura. Ce démon soupçonnerait-il la vérité ? Oh, c'était impossible du fond de ce repaire du bout de la terre ! Pourtant il pouvait entretenir des relations, une correspondance avec les princes réfugiés à Londres : le comte d'Artois et son fils.
- Et vous comptez l'élever chez vous ? Dans cette tanière ?
A nouveau le rire de tout à l'heure, en plus grinçant peut-être :
- Me connaissez-vous si mal ? J'aime mes aises et possède non loin d'ici une demeure agréable où je reçois de charmantes visites. Des visites qui n'auront plus lieu d'être quand l'enfant aura grandi. Il se peut même que je l'épouse. Puisqu'elle n'est pas de votre sang, aucune impossibilité à cela ! Cela pourrait même être amusant... à moins qu'elle ne devienne aussi agaçante que les autres, ajouta-t-il d'une voix aigre qui était celle d'un maniaque. Auquel cas elle aurait le même sort.
Laura se souvint de ce qu'avait dit le vieil homme de l'auberge au sujet de jolies femmes à qui l'endroit ne valait rien. Elle se força à un ton d'indifférence pour demander :
- Quel est ce sort ?
- On les retrouve noyées, les pauvres ! Le chagrin de m'avoir déplu je pense... Il est vrai qu'on les y aide un peu mais... mais vous allez pouvoir apprécier pleinement ma méthode. Car, bien entendu, vous ne quitterez jamais plus ce pays. Vivante tout au moins !
- Oh, j'y suis préparée. Je vous connais trop bien et j'étais toute prête à vous abandonner ma vie contre celle d'Elisabeth...
- Si j'en juge par ceci, dit Pontallec en s'emparant d'un des pistolets, vous pensiez surtout vous en prendre à la mienne ? Il faut avouer que vous faites preuve d'une remarquable résistance ! Vous échappez à tout, même aux pièges les mieux tendus. Pareillement vous avez échappé à la guillotine où j'espérais tant vous voir monter. Vous eussiez fait une belle victime. Pourtant vous avez préféré le rôle infâme de dénonciatrice en vous acoquinant avec Fouquier-Tinville.
- Qu'avez-vous fait d'autre ?
- Un moment ! J'avais dénoncé une certaine Laura Adams. Il n'était pas question de la marquise de Pontallec...
Aussi est-ce Laura Adams qui a parlé à l'accusateur public. Nous sommes quittes !
- Ah, vous trouvez ? Thermidor vous a sauvée, vous, mais moi j'ai dû fuir...
- En volant tout ce qui m'appartenait, en déménageant la Laudrenais ? J'ai fort bien reconnu ce fauteuil...
- Vous confondez ! Cela m'appartenait de droit. Votre mère était mon épouse...
- En aucun pays du monde l'assassin ne peut hériter de sa victime. En outre vous étiez bigame, donc votre mariage était entaché de nullité...
- Peste ! Comme vous voilà au fait des arguties notariales ! En ce cas vous avez dû faire votre testament ?
- En effet ! J'ai institué légataire universelle mon amie la comtesse de Sainte-Alferine...
Cette fois, ce fut une véritable crise de rire qui secoua le masque sans que Laura puisse deviner ce qu'elle avait dit de si drôle mais c'était un rire dément, celui d'un homme qui n'a plus son bon sens. Il s'acheva par un hoquet, puis Pontallec articula non sans peine :
- Vous êtes impayable !... Mais surtout mal adroite. Vous allez m'obliger à tuer cette vieille bique pour que les droits reviennent à votre fille. Il est vrai que je n'en crois rien. Quand on aime on ne fait pas de ces choses. Et vous l'aimez je suppose ?
- Si je disais le contraire, vous n'en croiriez rien.
- Eh bien voilà ! Voyez comme tout s'arrange ! A présent je vais tenir ma promesse et vous montrer votre fille. Gaïd ! cria-t-il. Amène la petite !
La belle aubergiste reparut, mais cette fois, elle tenait dans ses bras Elisabeth qui dormait la tête sur l'épaule de la femme. Avec douleur, Laura vit que le petit visage était pâle et portait des traces de larmes fraîches. L'enfant avait dû s'endormir à force de pleurer. Laura voulut s'élancer vers elle mais Pontallec pointa l'un des pistolets :
- Restez où vous êtes ! Votre seul droit est de la voir !
Gaïd cependant secouait la fillette pour la réveiller. Elle ouvrit des yeux embués, aperçut Laura et voulut tendre vers elle ses bras menus :
- Maman ! Maman !...
Puis elle se tordit dans ceux de la femme qui demanda :
- Je la laisse aller ?
- Il n'en est pas question ! Elle l'a assez vue maintenant ! Tu peux l'emmener...
Elisabeth à présent criait, pleurait, appelant sa mère d'une petite voix douloureuse qui fendit le cour de celle-ci.
- Vous êtes une femme, s'écria-t-elle avec colère, et vous obéissez aux ordres de ce monstre ?
- Il est mon maître ! dit la femme d'un ton de défi.
- Et celui qui est derrière moi, votre mari, entend cela tranquillement ?
- Elle n'a pas été fichue de me donner d'enfant. Alors qu'elle couche avec M. le marquis ne me dérange pas puisque ça me rapporte. J'I'aime bien moi aussi, M. le marquis !
- Je veux bien le croire. Vous êtes faits pour vous entendre !... Laissez-moi au moins l'embrasser ! pria-t-elle, saisie d'un désir si poignant qu'il lui fit baisser sa garde.
- J'ai dit qu'on l'emmène ! rugit Pontallec, chassant Gaïd de la voix et du geste.
La femme s'en alla, emportant l'enfant qui hurlait à présent, saisie d'une véritable crise de désespoir.
- Cela va lui passer, fit benoîtement Pontallec. A vous ma chère ! Je suis ravi de vous avoir revue car en vérité vous êtes devenue très belle. Le malheur est que je n'ai jamais eu de goût pour vous ! Votre couche était d'un ennui ! L'impression de tenir dans mes bras un morceau de viande froide ! Aussi allons-nous passer au dernier acte. Le temps passe vite en votre compagnie.
- Vous allez me tuer ?
- Je ne vous l'ai pas caché...
- Sans me laisser dire une dernière prière ?
- Oh, vous allez en avoir tout le loisir ! Allons Tangou !
Laura ne vit pas venir la corde qui s'abattit autour d'elle et que resserra aussitôt un noud coulant lui serrant les bras contre le corps. Elle se raidit, faisant appel à tout son courage. Pontallec s'était levé et marchait vers elle, tenant à la main un mouchoir roulé en boule et un autre déplié qu'il tendit à son acolyte :
- Bâillonne-la !
- Un instant ! dit Laura. J'ai quelque chose à demander ?
- Quoi ? Faites vite ! Je n'ai pas le temps...
- Oh, presque rien. Enlevez votre masque !
A nouveau le vilain rire qui ressemblait si peu à celui d'autrefois.
- Vous voulez voir ce qu'a fait de moi cette damnée bombe qui a explosé trop tôt ? Ou plutôt celle placée par ce maudit La Fougeraye et dont je ne savais rien ? Je suis affreux ma chère et il faut être aussi folle que cette pauvre Gaïd pour m'aimer tel que je suis devenu...
- Je veux voir !
- Eh bien, regardez ! Mets le bâillon, Tangou. Je ne déteste pas les cris des femmes que je force, mais celle-là !
- Je ne crierai pas !
Le masque tomba et en dépit de sa fermeté de caractère Laura ne put retenir un " oh ! " étouffé. Le beau visage de jadis n'avait plus rien d'humain : un mélange turgescent de chairs bourgeonnantes et de cicatrices rouges autour des deux trous permettant la respiration. Seuls les yeux verts étaient à peu près intacts et luisaient de méchanceté. Enfin, la jeune femme réussit à sourire :
- Merci ! dit-elle. Je peux mourir à présent ' Je suis vengée...
La boule de linge fut enfoncée brutalement dans sa bouche et fixée au moyen de l'autre mouchoir. Puis Tangou saisit le bout de la corde qui allait lui donner la possibilité de mener Laura comme un chien en laisse.
On sortit de la tour pour reprendre le chemin par lequel on était venus mais, passé la bande de rochers, on atteignit le sable et l'on marcha vers la mer qui s'était retirée, jusqu'à ce qu'on fût devant une roche qui avait la forme d'un menhir de taille réduite. Les deux hommes lièrent leur victime à ce qui ressemblait assez à un poteau de torture.
- Voilà ! dit Pontallec avec satisfaction. Avant que la mer ne revienne jusqu'à vous et vous recouvre lentement, vous allez avoir le loisir de faire toutes les prières que vous voulez ! Quant à moi, avec votre permission, je prends congé mais je vais aller m'asseoir là-bas afin de ne rien perdre d'une agonie dont la lenteur va me combler de joie.
Ainsi, il était écrit que ce misérable aurait le dernier mot ! A demi étouffée par le bâillon, Laura était incapable d'articuler un seul mot, de pousser même un seul cri. Elle comprenait maintenant comment il se débarrassait des pauvres filles auxquelles il avait fait allusion. Il les liait ici et, quand le flot avait fait son ouvre de mort, il les déliait et les abandonnait au milieu des algues et des coquillages...
Elle entendit encore la voix railleuse qui disait : - lu peux te retirer, Tangou ! Je veux jouir seul d'un spectacle que j'ai trop longtemps souhaité...
Et la longue attente commença. Laura était déjà transie de froid. Simplement couverte de sa robe, elle sentait contre son dos l'humidité de la pierre couverte de varech mouillé. Elle sentait aussi le poids du regard cruel qui se délectait de sa mort prochaine mais ce dont elle souffrait le plus, c'était que son sacrifice ne sauverait pas sa fille, que l'enfant serait réduite par ce monstre au pire esclavage puisqu'il osait songer à l'épouser. Alors elle priait de toutes ses forces pour qu'au moins l'innocente fût épargnée. Elle essayait de raisonner, de se rassurer un peu : Lalie savait où elle était et quand on retrouverait son cadavre, l'assassin aurait du mal à échapper à la fureur des hommes. La Fougeraye avait deviné son identité. Lui et Jaouen étaient capables de lancer à ses trousses la région entière. Il ne pourrait alors échapper au châtiment... Seulement elle ne le verrait pas !
Le vent se levait, un noroît coupant qui accélérerait le flot. L'eau revenait déjà mouiller ses pieds mais elle avait l'impression d'être là depuis des heures. Ses yeux brouillés par le crachin ne distinguaient plus guère la forme sombre qui se tenait un peu plus loin, assise sur un rocher... Le flot atteignit ses chevilles, puis le haut de ses bottes que le cuir trempé ne protégeait plus, et l'espoir, l'infime espoir que Laura conservait malgré tout d'être sauvée - où pouvait bien être Lalie à cette heure ? Peut-être tombée elle aussi dans le piège et ce serait elle qui, la nuit prochaine, attendrait la mort rivée à ce rocher ? - le faible espoir agonisait. L'eau montait encore. Elle atteignait les genoux.
Laura tremblait de tout son corps. Dire qu'elle avait là, dans sa botte, le moyen de trancher ses cordes et qu'il lui était impossible de s'en saisir... Oh ! Dieu Tout-Puissant ! Que cela finisse vite au moins ! Que le vent souffle plus fort ! Que la tempête se lève et l'engloutisse d'un seul coup ! Elle emporterait peut-être le misérable qui quelques mètres plus loin se repaissait de son supplice... Elle avait froid ! Tellement froid ! La mer montait encore !... Les oreilles bourdonnantes, elle entendit cependant Pontallec crier, goguenard :
- Comment trouvez-vous le bain ? Un peu frais peut-être ? Mais rassurez-vous, il n'y en a plus pour longtemps ! Adieu ma chère miss Adams !
Cette ultime cruauté fut sa perte. Quelqu'un cria:
- Le voici ! Je le vois !
Et soudain la grève s'anima. Des hommes portant des lanternes, des torches, bondissaient dans les rochers. Sur le point de s'évanouir, Laura perçut la voix de Jaouen qui, éclairé par les flammes, secouait comme un sac de son l'aubergiste qu'il faisait marcher devant lui.
- Où est-elle ? Où est Laura ?
Terrifié par le crochet de fer planté dans sa poitrine, l'homme désigna le rivage mais déjà les yeux perçants du Breton distinguaient la condamnée. Lâchant Tangou qui s'écroulait sur les bottes d'un gendarme, il s'élança dans l'eau en criant :
- Crenn ! Viens avec moi ! Seul je ne suis pas sûr d'y arriver !
Le vent forcissait encore, gênant sa progression, mais il était porté par la violence de sa fureur, de sa peur qu'elle soit morte. Il crut un instant qu'elle l'était quand il l'atteignit car elle ne donnait plus signe de vie. Le flot arrivait à présent à sa taille. Tout en avançant, Jaouen avait tiré un couteau de sa gaine. S'efforçant de maintenir Laura contre le rocher pour qu'elle n'aille pas à la dérive, il trancha les liens, réussit au prix d'un effort puissant à jeter le corps inerte sur son épaule, mais il glissa, tomba dans l'eau :
- Laura ! hurla-t-il en s'immergeant pour la rattraper.
- Tiens bon ! J'arrive !...
C'était le capitaine. A eux deux, ils n'eurent pas trop de peine à ramener le corps trempé à la terre ferme. Ils y retrouvèrent Bran de la Fougeraye qui, les yeux luisants de haine, tenait sous la menace de son pistolet Pontallec que deux gendarmes ligotaient. Le gentilhomme jeta un regard à la jeune femme qu'ils déposaient sur une pierre plate :
- Elle vit encore ?
- L'eau n'arrivait qu'à sa taille quand je l'ai libérée, dit Jaouen. Le cour bat mais elle est transie. Le froid peut la tuer.
- Vous feriez mieux de la porter à l'auberge ! Il faut la réchauffer...
- Crenn va s'en charger. Moi, j'ai à faire ici...
- Moi aussi ! Ce misérable a déshonoré et tué ma fille. Sa vie m'appartient !
- J'ai la priorité, gronda Jaouen. Vous, vous avez déjà manqué votre coup puisque votre bombe s'est contentée de le défigurer.
- Un instant ! intervint Crenn. Nous autres gendarmes ne tuons pas discrètement au coin d'une grève. Cet homme a des comptes à rendre au pays tout entier. Je veux le ramener à Saint-Malo.
Dédaigneux, le prisonnier regardait les trois hommes en ricanant.
- Il faudrait vous mettre d'accord, messieurs ! Vous pourriez peut-être me jouer à pile ou face ? Mais, avant, j'aimerais savoir si cette charogne est enfin crevée... ajouta-t-il en désignant du menton la jeune femme inerte...
- Charogne ! C'est toi démon qui vas en être une... et tout juste bonne pour les crabes !
Soulevé par une fureur qui décuplait ses forces, Jaouen bouscula les gendarmes qui gardaient Pontallec et frappa à la vitesse de l'éclair : son terrible crochet de fer s'enfonça dans la gorge du marquis dont le hurlement alla s'entendre au loin. Un hurlement qui se prolongea et dut terrifier les chaumières environnantes. Jaouen, lui, n'entendait rien, tout entier à la joie sauvage de venger enfin Laura et tellement d'autres victimes. Le marquis était tombé et criait autant de douleur que d'impuissance, ses bras, liés au corps, empêchant toute défense. Impitoyable, Jaouen le traîna par sa gorge trouée jusqu'à l'eau dans laquelle il entra avec lui sans se soucier des vagues devenues brutales. Un instant, ceux qui regardaient, pétrifiés par la violence de l'attaque, crurent que le Breton allait être englouti avec son compagnon d'enfance et Crenn allait se porter au secours de son ami quand celuici reparut, à demi asphyxié, mais au bout de sa manche gauche il n'y avait plus rien...
- Je n'ai pas réussi à le décrocher, expliqua-t-il sobrement.
En remontant vers les autres, il vit que Laura avait repris connaissance, qu'elle le regardait avec au fond de ses yeux sombres quelque chose qui ressemblait à une prière angoissée. Il s'agenouilla près d'elle :
- Cette fois il ne reviendra plus jamais vous faire du mal ! dit-il avec un sourire d'enfant heureux. Il est mort, Laura ! Après tant d'années, tant de drames, il est enfin mort ce fils de Satan !
Elle ferma les yeux, mais ce fut pour les rouvrir sur une nouvelle angoisse :
- Ma petite ! Il faut la chercher, il faut... A son tour, le capitaine s'approcha :
- Soyez tranquille ! Elle est à l'auberge avec madame Eulalie ! C'est elle qui s'est chargée de sa délivrance... Et c'est à elle aussi que vous devez la vie. Sans elle, nous n'aurions jamais su ce qui se passait ici..
- J'ai toujours dit que c'était une sacrée bonne femme ! approuva La Fougeraye avec une espèce de ferveur qui fit sourire tout le monde.
Lorsque les deux femmes s'étaient séparées à Trégon, Lalie au lieu de suivre exactement le chemin de Laura dont elle savait bien qu'il menait à l'auberge du Guildo s'était légèrement déportée sur la gauche jusqu'à une malouinière un peu croulante où vivait un ancien marin, à présent à la retraite, qu'elle avait tiré, deux ans plus tôt, des mains des gendarmes à la suite d'une bagarre entre gens de mer survenue dans une taverne située près des chantiers navals de Saint-Servan. Elle ne l'avait revu qu'une fois depuis, mais elle savait que c'était un brave homme et qu'elle pourrait compter sur lui à l'occasion. Or, l'occasion était là.
Elle s'était donc rendue chez Tanguy Le Garrec en espérant qu'il ne serait pas entre deux vins ou, pis encore, en train de cuver dans sa cuisine ou au fond de son lit.
Par chance il n'avait encore bu qu'un verre ou deux et il accepta avec enthousiasme de rendre à Lalie le service qu'elle lui demandait : aller sur-le-champ à Plancoët, y trouver le capitaine Crenn ou un certain Joël Jaouen ou les deux, soit à la gendarmerie soit chez les demoiselles de Villeneux, et leur remettre la lettre qu'elle avait apportée au fond de son panier. Sachant cependant que la chair est faible et que les cabarets fleurissent dans tout village qui se respecte, elle ne lui avait pas donné d'argent mais promis un tonneau de rhum et un de vin de Bordeaux - une rareté qu'il ne pourrait jamais s'offrir ! - s'il faisait diligence et permettait ainsi de sauver deux vies humaines.
Le Garrec était parti sur les ailes du vent et Lalie avait repris son panier et son chemin vers le Guildo où elle était arrivée environ une heure après Laura : à travers les carreaux de l'auberge, elle put voir son amie assise à la table en compagnie de Tangou. Rassurée sur ce point, elle s'était cachée de l'autre côté du chemin derrière les murs délabrés d'un lavoir au bord de l'Arguenon. Posant son cabas à côté d'elle sur une pierre près de l'eau, elle s'était installée de manière à ne pas perdre de vue l'auberge et ce qui s'y passerait. Le lieu était inconfortable. Le vent, en dépit des pans de mur et des broussailles, vous soufflait des rafales glacées qui obligeaient la vieille dame, sujette aux rhumatismes, à remuer de temps en temps pour ne pas s'ankyloser. L'attente lui parut durer des heures et, prise d'une soudaine inquiétude, elle allait retraverser la route pour retourner à la fenêtre quand la porte s'ouvrit et Laura sortit avec Tangou. Hélas, en se levant précipitamment Lalie fit un faux mouvement... et étouffa un juron : son panier venait de disparaître dans la rivière. Avec les pommes bien sûr mais surtout le pistolet, ce qui la laissait désarmée...
Ne pouvant se permettre de perdre du temps à chercher, elle suivit quand même les deux ombres en route vers la mer, crut les avoir perdues quand on arriva sur les rochers, eut un soupir de soulagement en voyant que l'homme allumait une lanterne, mais découvrit vite que ce point lumineux dansant à une trentaine de mètres devant elle ne lui permettait pas de trouver son chemin au milieu de ces amas de pierres plus ou moins glissantes. Priant éperdument le Ciel de la préserver d'une chute fatale à ses jambes, elle fit de son mieux pour rejoindre le falot, qui disparut au bout d'un moment. Le croissant de lune à cet instant s'était caché sous l'assaut des nuages et Lalie plongée dans l'obscurité au milieu d'un océan de granit n'osait plus guère bouger. La lune reparut mais ce qu'elle éclaira l'épouvanta : il y avait à présent deux hommes, l'un dont la figure lui parut noire et luisante, l'autre, l'aubergiste, qui traînait par une corde Laura étroitement ligotée...
Eperdue, affolée, la pauvre femme chercha vainement que faire. Crier ne servirait qu'à la faire repérer, après quoi on la tuerait sans hésiter. Ses yeux écarquillés suivirent Laura. Elle vit qu'on l'attachait à une roche pointue et comprit qu'elle devait y attendre que la mer la recouvre. Il fallait à tout prix chercher du secours, aller au village, ameuter les quelques pêcheurs, sonner le tocsin... Il fallait surtout gagner la mer de vitesse. Alors Lalie voulut se hâter et cette hâte lui fut fatale : elle glissa sur du varech, tomba lourdement dans un trou d'eau en se faisant si mal qu'elle perdit connaissance...
Quand elle revint à elle, la mer remontait Laura était toujours liée à son rocher et son bour reau, assis là-bas, la regardait. Lalie, loin de lui, cependant, pouvait l'entendre ricaner... Poussée par l'urgence elle se releva, se tâta ; rien de cassé grâce à Dieu et, la lune ayant reparu, elle put rejoindre le chemin, monter vers l'auberge. Elle voulut crier mais comme dans les mauvais rêves, sa voix ne franchit pas ses lèvres gelées. Et autour d'elle tout était silence, un silence de mort que brisait par instants le bruit du ressac. La nuit était redevenue noire. Seule la sinistre auberge montrait de la lumière. La tête en déroute, elle y courut, vit Tangou... Puis soudain une main s'appliqua sur sa bouche pour la tirer en arrière et elle se trouva nez à nez avec Crenn.
- Sainte Vierge bénie ! Vous voici ? Enfin ! Alors allez vite... elle va mourir si ce n'est déjà fait...
En trois mots elle expliqua le drame qui se jouait dans la baie, désignant Tangou comme l'un des assassins. Un instant après la porte de l'auberge était enfoncée, l'homme saisi, emmené rudement vers le rivage tandis qu'au feu de la cheminée les gendarmes allumaient des torches.
- Restez ici ! dit Jaouen à Lalie dont il jaugeait l'épuisement. Vous nous retarderiez, mais l'un des hommes va rester près de vous au cas où la femme se montrerait...
- J'aimerais mieux un pistolet !
- L'un n'empêche pas l'autre, dit-il en lui tendant l'un des siens avant de se jeter dans la nuit.
La précaution n'était pas inutile. La troupe n'était pas partie depuis cinq minutes, que Gaïd, traînant par la main Elisabeth qui pleurait à la fois de fatigue et de peur, surgissait des profondeurs de la maison. Elle n'avait rien dû entendre de ce qui s'était passé et revenait à sa tanière qu'elle pensait trouver vide. Elle n'eut pas le temps de se reconnaître : galvanisée par le triste état dans lequel se trouvait sa petite fille, Lalie se dressa soudain et tira les deux coups de son arme. La femme s'abattit sans un cri tandis que la bambine se jetait dans les bras de Lalie qui dut la bercer longtemps avant de réussir à la calmer, mais auparavant elle se tourna vers le gendarme sidéré par la rapidité de la réaction, et ordonna :
- Allez rejoindre les autres, vous serez plus utile ! Dites au capitaine que j'ai retrouvé Elisabeth !...
Quand tout le monde revint, rapportant Laura grelottante, elle faillit s'évanouir une seconde fois mais alors, c'eût été de joie...
Du trio diabolique ne restait que Tangou. Terrifié à la pensée de l'échafaud qui l'attendait, il ne songea pas à pleurer sa femme. Seul son sort à lui importait et il parla, il parla, racontant tout sans oublier les pauvres filles qu'il amenait au monstre avec lequel il partageait déjà la belle Gaïd. Il livra même la véritable résidence de Pontallec. Après avoir dû fuir du vieux monastère, celui-ci avait jeté son dévolu sur un manoir près de la pointe du Bay, de l'autre côté de l'Arguenon, dont au temps de ses bonnes relations avec Le Carpentier il avait fait massacrer les propriétaires. C'est là que l'on retrouva la plus grande partie des dépouilles de la Laudrenais.
Cependant, dans l'hôtel de la rue Porcon-de-la-Barbinais, on mit longtemps à se réjouir de ces bonnes nouvelles. Le froid mortel subi par Laura durant cette nuit de cauchemar la mena aux portes de l'éternité. Durant des semaines, aidée de ceux qui l'aimaient, elle lutta contre le mal. Mais enfin vint le jour, bienheureux entre tous, où le docteur Pèlerin déclara qu'il répondait désormais de sa vie.
C'était par un de ces clairs matins du début de l'été où les mouettes jouaient avec les petit nuages joufflus au milieu d'un ciel bleu comme la mer, comme les armes de France, comme les yeux d'une petite Elisabeth de quatre ans. Les jardins étaient pleins de rosés et l'air marin charriait les odeurs de poivre et de cannelle issues d'un navire de retour de l'île Bourbon...
Lalie ouvrit toutes grandes les fenêtres de la chambre de Laura, ce que l'on n'avait osé jusque-là qu'avec parcimonie :
- Il faut respirer, s'écria-t-elle sans se soucier de faire lever le nez aux gens dans la rue. Il faut respirer enfin ! Il faut, ajouta-t-elle en se tournant vers le lit où Laura la regardait avec un sourire indulgent, que cette année 1800 marque pour vous le début d'une vie nouvelle...
- Je n'en demande pas tant ! répondit la jeune femme. La paix, la simple paix du cour, est tout ce que je désire...
Mais elle n'était pas sûre d'y parvenir un jour à cause de ce visage, de ces yeux noisette si souvent moqueurs qui visitaient encore ses nuits de fièvre et dont elle ignorait qu'elle les avait appelés dans son délire.
- Peut-être dans une autre vie ? murmura-t-elle, se répondant à elle-même.
Lalie vint se planter devant le lit dom elle empoigna le pied d'acajou :
- J'espère bien, dit-elle, que vous en viendrez à bout avant !
Laura comprit qu'elle avait deviné sa pensée
CHAPITRE XV
LES INCONNUS D'EISHAUSEN
1810
En dix ans Paris avait beaucoup changé.
La ville semblait agrandie, aérée. En haut des Champs-Elysées débroussaillés, élargis en une imposante avenue, on édifiait un monumental arc de triomphe à la gloire de la Grande Armée. La place de la Concorde, définitivement débarrassée de l'affreuse statue de la Liberté, était pavée en grande partie et, le long des Tuileries, une belle rue à arcades isolait à présent le palais de l'Empereur du fouillis de maisons qui constituait le quartier Saint-Honoré. Mais c'était surtout l'atmosphère qui n'était plus la même. Tandis que sa berline de voyage traçait son chemin vers la rue du Bac où elle devait loger de nouveau à l'hôtel de l'Université, Laura constatait que d'élégantes voitures, des carrosses armoriés avec valets en livrée circulaient à présent, que l'on voyait les gens se rendre dans les églises, que le commerce florissait. La ville respirait la prospérité, une certaine joie de vivre qui venait peut-être du retour aux sources qu'elle vivait. Toute trace de la terrible Révolution était effacée, on avait reconstruit nombre d'hôtels dévastés et abandonnés, et si les abeilles remplaçaient maintenant les fleurs de lys dans la décoration officielle, c'était une nièce de Marie-Antoinette qui occupait ses appartements dans les Tuileries rénovées où, entourée d'une cour brillante mais plutôt empesée et même ennuyeuse, elle s'apprêtait à donner, dans les mois à venir, un héritier à son impérial époux. Les Parisiens semblaient avoir tout oublié des heures sanglantes et l'on pouvait se demander si pour en arriver à échanger un roi contre un empereur, un souverain plutôt accommodant contre un autocrate à la poigne de fer, cela valait vraiment la peine d'avoir versé tant de sang ? Evidemment, la France, si misérable alors, était en ce moment à l'apogée de sa gloire, ses armées couvraient une grande partie de l'Europe où Napoléon avait taillé des royaumes pour les siens.
C'était assez drôle parce que jadis Laura ne s'était jamais sentie à sa place dans le Paris de la royauté, et qu'elle s'y sentait peut-être encore moins dans celui de l'Empire. Et s'il n'y avait eu la lettre, sans doute n'y serait-elle jamais revenue. Mais il y avait la lettre et surtout la signature que, depuis longtemps, elle ne s'attendait plus à voir : " Ch-Mau. Talleyrand-Périgord "...
En dépit de la brièveté du texte, de la relative modestie du paraphe, des armes princières frappaient l'épais papier à la forme, se gravaient sur le cachet de cire, et elle lui était parvenue par un messager particulier. Elle disait : " Soyez à Paris le 15 de ce mois et présentez-vous vers cinq heures de l'après-midi à mon hôtel de la rue de Varenne.
Soyez accompagnée de votre fille et préparez-vous à un assez long voyage... Seul votre couple de serviteurs de confiance devra vous accompagner... "
Profondément troublée Laura n'avait pas mis en doute la signification du message : après tant d'années elle allait enfin revoir sa princesse, lui amener Elisabeth ! Sa joie pourtant se ternit vite à la pensée que, peut-être, Marie-Thérèse voulait lui reprendre sa fille. Si c'était le cas, elle ne se cachait pas qu'elle en souffrirait cruellement mais elle était de ces âmes qui savent accepter en remerciant Dieu de ce qu'il lui avait donné : tout ce temps d'amour et de fierté à regarder grandir l'enfant.
Aujourd'hui âgée de quatorze ans, Elisabeth faisait l'orgueil de sa mère comme de sa " grand-mère ". L'inachevé de l'adolescence laissait prévoir aisément ce que serait l'épanouissement. Cette fleur conçue dans l'obscurité d'une prison promettait d'être éclatante et accréditait de plus en plus la légende de son adoption parce qu'elle ne ressemblait en rien à Laura : moins grande, plus menue, faite à ravir, elle arborait une somptueuse chevelure dorée et d'immenses yeux bleus qui chaviraient déjà le cour de plus d'un garçon. Avec cela, vive, enjouée, volontiers espiègle, elle était douée d'une intelligence rapide, d'un solide sens de l'humour et d'un goût pour les arts qui laissait bien souvent Laura rêveuse lorsqu'elle essayait de se pencher sur le mystère de son ascendance paternelle. Difficile de croire que le géniteur ait pu être l'un de ces municipaux grossiers, bornés souvent, qui gardaient sa mère ! Mais alors qui ? Sachant bien qu'aucune réponse ne lui serait apportée à moins d'un miracle, Laura se contentait d'admirer, sans se défendre cependant d'un peu d'inquiétude : à certains moments, Elisabeth ressemblait un peu trop à Marie-Antoinette et Laura, alors, remerciait le Ciel que la Reine n'eût jamais quitté Versailles pour visiter les provinces comme l'avaient fait nombre de souveraines françaises. Beaucoup de ses sujets avaient ignoré son visage. En outre, les traces Habsbourg - les yeux globuleux, la lippe et le menton un peu fort - n'existaient pas chez Elisabeth, la ressemblance était surtout d'attitudes, d'expressions, en dehors de l'éclat du teint et de quelques traits du visage...
- On dit qu'abondance de biens ne nuit jamais, prédisait Lalie, mais je crains une trop grande abondance de prétendants lorsqu'elle sera en âge d'être mariée.
- Y a-t-il vraiment un âge pour se marier ? répondit Laura en riant.
En effet, l'hôtel de Laudren comptait désormais un habitant de plus : en 1805, quelques jours après que les cloches eurent carillonné pour la victoire d'Austerlitz, la comtesse de Sainte-Alferine était devenue baronne de la Fougeraye, donnant ainsi à Elisabeth un grand-père inespéré. Noce discrète ou, du moins, qui se voulait telle mais n'avait pas empêché le tout-Saint-Malo de se trouver à la sortie de l'église et d'envahir ensuite la maison familiale pour boire à la santé du rugueux gentilhomme et de celle dont il ne cessait de proclamer qu'elle était " une sacrée bonne femme ! ".
Ce mariage fut, pour tous, une excellente chose. Au contact des dames de la rue Porcon-de-la-Barbinais, La Fougeraye perdit un peu de son côté porc-épic pour se retrouver un pur produit du xviii6 siècle, aimable, courtois, lettré, élégant et spirituel, et Lalie comme Laura eurent en lui le plus agréable des compagnons. Pour Elisabeth, il fut ce cadeau sans prix qu'était un grand-père, un vrai, tendre et attentionné dans la chambre de qui elle se réfugiait quand elle avait maille à partir avec sa mère ou Bina qui, pour son bien, lui mon traient tout de même quelque sévérité... Quant à Lalie, elle le rejoignit de plus en plus dans cet état délicieux qui est celui des grands-parents.
Jaouen, justifiant et au-delà les prévisions de la nouvelle baronne, était tout à fait capable de la remplacer au gouvernail de la maison d'armement. Il y avait acquis autorité mais aussi estime de tous ceux, capitaines, équipages ou clients, qui avaient affaire à lui. Avec Bina il formait un couple sans histoire suivant une route droite, sans heurts, mais aussi sans chaleur. Bina s'étant révélée incapable de procréer, tous deux se retrouvaient dans la tendresse qu'ils portaient à Elisabeth. Jamais le nom de Laura n'intervenait entre eux et si l'épouse devinait que son mari demeurait fidèle à l'amour voué une fois pour toutes, rien dans le comportement de l'un ou de l'autre ne laissait supposer que cette passion pouvait encore exister. Laura elle-même n'en était plus très sûre...
Pourtant, quand elle lui montra la lettre de Talleyrand, Jaouen n'eut pas l'ombre d'une hésitation : Mme de Laudren partirait en compagnie de sa fille et de ses " fidèles serviteurs ". Lalie reprit la charge entière de la maison, avec le soutien moral mais combien efficace et rassurant de son époux. Et l'on partit en temps voulu. Une fois encore, Jaouen montait sur le siège du cocher... Sans Bina, hélas ! qui s'était cassé une jambe en glissant au marché sur des écailles de poisson. Ce qui la réduisit au désespoir, mais le voyage ne pouvait être différé.
Elisabeth ne comprenait pas bien ce que l'on venait faire à Paris mais, sa mère lui ayant expliqué que l'on ne ferait qu'y passer avant de s'engager dans un plus long voyage, elle réagissait selon son âge en se montrant ravie de faire du chemin et de voir du pays.
Pour l'instant, Paris la ravissait d'autant plus qu'elle put constater, en arrivant à l'hôtel de l'Université que ni elle ni sa mère ne sentaient leur province - Laura tenait à ce que toutes deux suivent la mode sans excès ! - et que le propriétaire, M. Desmares, les accueillait en clientes privilégiées même s'il ne les avait pas vues depuis dix ans. Ce qui était tout à l'honneur de sa mémoire comme de sa qualité d'hôtelier.
Le lendemain, à l'heure fixée, la voiture des voyageuses franchissait un portail monumental au-dessus duquel on pouvait lire " Hôtel de Matignon " et s'arrêtait dans une vaste cour cernée de bâtiments magnifiques dans laquelle évoluaient quantité de serviteurs en livrée et perruques blanches.
Fort impressionnée par le luxe de cette demeure où s'accumulaient meubles précieux, hautes glaces ornées de rinceaux dorés, porcelaines rares et tapis épais comme de l'herbe, Elisabeth serrait un peu plus fort la main de sa mère tout en suivant au long d'un superbe escalier de marbre blanc un valet armé d'un chandelier [xl].
A l'étage, les visiteuses n'eurent pas le loisir de s'attarder dans l'élégant salon où elles furent d'abord introduites : un instant plus tard, les portes d'un cabinet de travail s'ouvraient devant elles et Laura retrouva l'homme du cimetière de la Madeleine...
Elle savait qu'il était devenu prince de Bénévent, vice grand électeur, membre du Conseil d'Etat et du Sénat, mais qu'il n'était plus ministre des Relations extérieures, ce poste étant incompatible avec la dignité de grand électeur. Ce qu'elle ignorait cependant - mais comment l'aurait-elle su ? -c'est que, froid avec l'Empereur, celui-ci l'avait dépouillé de sa charge de grand chambellan.
En dépit de cette avalanche de titres, elle trouva qu'il n'avait guère changé. Vêtu de sobre velours noir sur lequel tranchait la blancheur de la haute cravate où sa tête semblait reposer, la croix d'un ordre étranger constellée de diamants posée sur sa poitrine comme sur un écrin, il était assis à un grand bureau sur lequel s'épanouissaient des rosés rouges et écrivait à l'aide d'une plume d'oie qu'il jeta à l'entrée de ses visiteuses, appréciant en connaisseur des révérences qui ne sentaient pas, elles non plus, leur province. Laura avait même été surprise de la rapidité avec laquelle sa fille s'était pliée à un rite qui demandait souplesse et distinction.
Talleyrand se leva et vint vers elles tandis que sa voix lente et froide s'élevait :
- Charmé de vous revoir, madame de Laudren et de vous revoir aussi exacte. Vous avez fait bon voyage ?
- Excellent, monseigneur.
- Et voici votre fille ? Permettez mademoiselle que je vous regarde ?
Il avait pris la main d'Elisabeth, rouge de confusion, pour l'aider à se relever et l'examinait de ses yeux d'un bleu dur, en la tenant à bout de bras. Puis il dit :
- Je vous fais bien mon compliment madame. C'est une jeune fille accomplie... et combien ravissante ! Est-elle fiancée ?
- Elle n'a que quatorze ans, monseigneur.
- C'est vrai, mon Dieu ! Où ai-je la tête ? Eh bien, ma chère enfant, je désire m'entretenir en privé avec madame votre mère. Hé ? Aussi...
Il alla ouvrir une petite porte, en revint avec un homme jeune très bien mis, distingué aussi, qui était son plus proche collaborateur depuis longtemps :
- Mon chei La Besnardière, voici Mme de Laudren et sa fille qui nous viennent de Saint-Malo. Voulez-vous conduire cette charmante enfant chez la princesse pour le thé ? J'ai à causer avec sa mère...
Après avoir salué les dames, l'interpellé sourit à Elisabeth et lui offrit une main qu'elle prit avec un naturel parfait. Talleyrand les regarda sortir.
- Etonnant en vérité ! Que l'on ne vienne pas me dire que le sang n'oblige pas ! Cette enfant eût été élevée à Versailles qu'elle ne se comporterait pas autrement. Hé ?
- Je l'ai pourtant élevée dans la simplicité.
- Sans doute, sans doute, mais la race parle. Il faudra vous montrer difficile quand vous la marierez. Il importera aussi que ce soit... loin de Paris.
- Si cela ne dépend que de moi, elle ne quittera jamais la Bretagne
- Je vous en remercie. Vous avez sans doute remarqué la ressemblance. Légère mais avec l'âge elle pourrait s'accentuer. Il y a surtout cette tournure, cette allure... inimitables ! Mais venons-en à la raison de votre venue ici. Vous avez été fidèle à la promesse que je vous ai jadis demandée. De mon côté, je souhaite vous permettre de réaliser la vôtre. Tant que j'était ministre des Affaires extérieures c'était impossible car je devais compte de mes actes à l'Empereur, sans compter la police un peu trop bien faite du duc d'Otrante. A présent je suis libre et veux l'être encore davantage. C'est pourquoi je vous ai fait venir. Vous aviez promis à certaine personne de tout faire pour qu'elle puisse revoir sa fille. Je vais vous aider mais, sachez-le, elle pourra seulement la voir et en aucun cas lui parler..
- Seulement ? Je pensais que, peut-être je devrais la lui rendre ?...
- ... et cela vous brisait le cour, pourtant vous êtes venue ! Ne croyez pas qu'il y ait cruauté de ma part dans ce que je viens de préciser. La personne en question vit étroitement cachée. Pour son bien, car en dépit de la protection qu'étendent sur elle les souverains locaux, elle ne vivrait pas trois jours si elle se montrait en public et à visage découvert. Nous sommes très peu à savoir qu'elle existe toujours. Après cette entrevue vous devrez oublier vous aussi...
- Mais... pourquoi ?
La voix profonde se fit plus sourde :
- Vous savez comment Bonaparte a traité le dernier prince de Bourbon capable de lui porter ombrage ?
- Le malheureux duc d'Enghien ? Quel crime impardonnable !
- Mon excellent ami Fouché vous dirait que c'était plus qu'un crime : une faute Mais le duc savait trop de choses touchant quelqu'un de beaucoup plus dangereux que cette pauvre jeune femme. Et il était le seul à savoir. Ni son père ni son grand-père n'étaient informés. C'est de cela qu'il est mort car on savait bien qu'il serait impossible de le faire parler. Après son enlèvement, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort qu'il avait épousée secrètement a exécuté les volontés laissées en cas de malheur et fait prévenir d'urgence le comte Vavel de Versay qui résidait en Wurtemberg avec sa compagne...
Le temps d'un éclair, Laura revit le gentilhomme hollandais apparu dans la nuit de Heidegg, si beau et si fier...
- Il est toujours avec elle ? demanda-t-elle tout bas.
- Il lui a voué sa vie et n'est pas de ceux qui se reprennent. La princesse craignait d'être enlevée elle aussi et contrainte peut-être à parler. Dans certains lieux, la torture existe toujours. Vavel le savait et il l'a aussitôt emmenée
- Où?
- Je ne l'ai pas su tout de suite : ils ont beaucoup voyagé avant de se fixer là où ils sont. Maintenant que Napoléon a épousé une archiduchesse et qu'elle attend un enfant, ils n'ont plus grand-chose à craindre de lui mais...
L'homme d'Etat hésita un instant comme s'il pesait ce qu'il allait dire puis, sachant bien la qualité de celle qui le regardait avec une telle intensité, il se décida :
- Napoléon ne durera pas éternellement, j'en ai la conviction. Après lui, Louis XVIII pourrait venir au trône et c'est pourquoi vous devrez oublier le lieu où je vous envoie car " elle " sera plus que jamais en danger... et plus que jamais il me faudra veiller de loin. Ce sera aussi important pour " elle " que pour moi.
Talleyrand avait prononce la dernière phrase comme s'il se parlait à lui-même et Laura réussit $ saisir sa pensée. Si le Roi revenait, l'ancien évêque d'Autun, l'ancien révolutionnaire, l'ancien... - puisque apparemment on en était là ! - serviteur de Napoléon aurait besoin de garanties sérieuses pour ne pas se retrouver devant un tribunal. Madame pourrait alors devenir une arme non négligeable... Aussi sa réaction à elle fut-elle immédiate : le temps n'était pas aux tergiversations :
- J'oublierai ! promit-elle. Et les miens avec moi...
Il lui sourit et elle s'aperçut que son sourire pouvait être charmant :
- Je n'en attendait pas moins de vous. Vous n'êtes jamais allée en Allemagne je suppose ?
- Je n'ai jamais été plus loin que la Suisse. Avec un hochement de tête il tira d'un tiroir de son bureau un portefeuille de maroquin sans armes qu'il tendit à sa visiteuse :
- Vous trouverez dedans tout ce dont vous avez besoin : une carte et des instructions qu'il vous faudra apprendre par cour puis détruire par le feu. En aucun cas elles ne doivent passer sous d'autres yeux que les vôtres. Sachez en outre qu'elles sont " impératives " et qu'il est hors de question que vous vous en écartiez... quelle que soit l'envie que vous en auriez. Et cette envie sera forte. Ai-je cette fois encore votre parole ?
- Je n'ai aucune raison de vous la refuser.
Les lourdes paupières se relevèrent d'un seul coup, dardant sur Laura un regard de saphir qui avait perdu sa dureté et même se faisait presque affectueux :
- Oh si, vous en aurez ! Vous allez faire un long voyage - dans les meilleures conditions d'ailleurs -car vous avez des passeports exceptionnels qui vous accréditent auprès de la grande-duchesse de Saxe-Meiningen qui, sour de la reine Louise de Prusse, n'est pas vraiment des amies de l'Empereur mais que ma nièce, la comtesse de Périgord née princesse de Courlande, connaît bien. Sachez, en outre, qu'ils ne pourront servir qu'une fois et qu'à votre retour, il vous faudra me les rapporter. Sachez enfin que vous ne pourrez ni approcher la personne ni lui parler...
- Et si elle me parle ?
- Vous répondrez, bien sûr, soupira Talleyrand mais je veux espérer qu'on ne la laissera pas commettre cette folie. Vous voilà fixée. Un instant, vous n'aurez qu'un instant... et vous pouvez toujours refuser et me rendre ce portefeuille.
- Oh non, monseigneur, fit Laura en se levant et en serrant contre elle le précieux maroquin. Il y a trop longtemps que je rêve de ce moment. Il est vrai que je le voudrais moins bref !
- Comment l'entendez-vous ?
- Pourquoi la retenir si loin de son pays ? La Bretagne est la terre où s'achève le monde occidental. Seule l'immensité océane la limite et ses forêts sont profondes. Je possède " en Brocéliande " un manoir que je viens de reconstruire. Elle y serait aussi à l'écart que dans un couvent.
- Impossible ! Votre Bretagne est aussi une terre de révolte et les partisans royalistes y sont nombreux. Je ne veux pas risquer une guerre civile et jouer ma tête. En outre, votre projet ne tient aucun compte de l'homme qui veille sur elle... avec un tendre dévouement ! Alors ne rêvez plus madame... ou rendez-moi ceci !
Il tendait la main vers le portefeuille que Laura serra plus étroitement contre son cour :
- Non, monseigneur ! Je souscris à toutes vos conditions... et je vous remercie infiniment...
En s'engageant ainsi envers le prince de Bénévent, Laura n'avait oublié qu'un détail : Elisabeth elle-même et l'avalanche de questions qu'à peine sur le chemin du retour à l'hôtel, elle posa en rafale : qu'est-ce que c'était que cette demeure princière et qui était ce haut personnage si imposant ? Et cette dame, très belle encore qu'un peu grasse, qui l'avait reçue si familièrement et l'avait bourrée de sucreries en posant des questions sans queue ni tête ? Et pourquoi était-on venues ? Et qu'est-ce que c'était ce portefeuille vert ? Et où allait-on maintenant ? Et quand rentrerait-on à Saint-Malo ?... Tant et si bien que Laura qui avait d'abord répondu de son mieux sans rien compromettre finit par lui demander fermement de se taire et déclara qu'on devait se rendre en Allemagne pour voir quelqu'un mais que si Elisabeth continuait à poser des questions à tort et à travers, elle la renverrait à Saint-Malo par la malle de Rennes et poursuivrait seule. Ce qui produisit l'effet désiré : l'adolescente un peu confuse promit de se conduire mieux à l'avenir. Elle avait très envie de voir du pays.
Le lendemain, équipée de vigoureux chevaux par les soins de la poste impériale devenue sans doute la meilleure d'Europe, la berline de Laura quittait Paris par une route qu'elle connaissait bien et qui, par Châlons, Sainte-Menehould -elle ne reverrait pas sans émotion le moulin de Valmy -Metz, Sarrebruck et Francfort dont le maître était alors le duc de Dalberg, un ami de Talleyrand intronisé par Napoléon, la mènerait au duché de Saxe-Meiningen et enfin à l'une de ses villes principales nommée Hildburghausen. Là, il était prévu que l'on descendrait à l'hôtel d'Angleterre où l'on attendrait la visite de Philippe Scharre...
En dépit des routes souvent mauvaises, le long voyage - plus de deux cents lieues ! - se passa au mieux. L'automne exceptionnellement beau et doux délayait ses tons d'or, de pourpre, de brun rehaussés par le vert presque noir des sapins sur un ciel bleu pâle où même le gris se faisait tendre en se nuant de rosé. En outre, les passeports de Talleyrand se révélèrent on ne peut plus efficaces aussi bien en France que lorsque l'on atteignit la réunion d'Etats allemands baptisée Confédération du Rhin. Le résultat en fut que seize jours plus tard, à la nuit tombante, Jaouen faisait franchir à ses chevaux la porte cochère du " Gasthaus zum Englichen Hof " qui occupait un angle de la place du marché à Hildburghausen. C'était une belle maison dont chaque fenêtre s'ornait d'une guirlande sculptée, admirablement tenue et qui s'inscrivait tout naturellement dans le décor d'une petite ville de Thuringe dont toute la vie tournait autour de la Résidence ducale ennoblie par son long bâtiment dans la manière de Versailles qui avait été chère à l'Europe entière durant le xviif siècle, et de ses beaux jardins.
L'élégance de la berline, évidente en dépit de la poussière dont elle était enduite, attira au seuil une femme d'une quarantaine d'années, corpulente et opulente, qui était la propriétaire, Frau Marquait. Avec beaucoup d'amabilité elle se déclara au service de " ces dames " et les conduisit au second étage jusqu'à un bel appartement composé de deux chambres et d'un petit salon où bientôt deux femmes de chambre apportèrent les bagages cependant qu'une autre annonçait que l'on allait monter de l'eau chaude dans un instant. Les pièces étaient grandes, claires, bien meublées, dans un style un peu lourd sans doute mais confortable, et les voyageuses s'y installèrent avec plaisir : même dans les meilleures conditions, un périple en berline était toujours fatigant.
Avant de se retirer, Frau Marquait attira Laura à part, lui demanda si ces chambres lui convenaient puis, avec un sourire à la fois mystérieux et confus, elle chuchota :
- Je vous ai donné leur appartement. J'ai pense que cela vous ferait plaisir-Leur appartement ?
- Celui du comte et de la comtesse. Madame ne doit pas se gêner avec moi. M. le sénateur Andreae est venu me voir pour recommander Madame et veiller à ce que nul ne l'importune. Ainsi, je sais que Madame vient pour eux ! J'ai tellement regretté quand ils ont quitté la maison par la faute d'un domestique trop curieux qui avait essayé de les observer par l'une des fenêtres à angle droit ! La colère du comte a été terrible !
- Et où sont-ils allés ?
- A la maison Radefeld. C'est la maison des champs du conseiller Radefeld. A cause du mystère dont on entoure la comtesse, la femme du conseiller ne voulait pas la leur louer, mais elle a été convoquée à la Résidence où Son Altesse la Grande-duchesse lui a signifié sa volonté. Ils s'y sont donc installés...
- C'est là qu'ils sont ?
- Non. Ils y sont restés trois ans, jusqu'à il y a deux mois. Le comte était ennuyé de devoir partager cette demeure avec un vieil homme, sourd sans doute mais dont il craignait l'indiscrétion. Et, par bonheur, le dernier baron Hessberg est mort voici peu en léguant son château à la Couronne. Son Altesse l'a proposé au comte qui s'y est établi aussitôt.
- C'est loin d'ici ?
- Eishausen ? Deux petites lieues... Oh Dieu ! Il faut que j'aille veiller au souper de Madame ! La jeune demoiselle semble si lasse !
Elisabeth, en effet, tombait de sommeil, épuisée par l'excitation de ce voyage étrange qui semblait sans but. Elle fit cependant honneur au jambon local accompagné de concombre et aux saucisses aux pommes de terre suivis d'un gâteau roulé à la confiture, le tout accompagné d'eau pour elle et d'un excellent vin du Palatinat pour sa mère et Jaouen. Après quoi elle alla se coucher, non sans avoir demandé si l'on repartait le lendemain matin :
- Non, répondit sa mère. Nous sommes arrivées...
- Ici ? Mais que venons-nous y faire ?
- Une visite. Ne m'en demande pas davantage, je t'ai déjà priée de ne pas me poser de questions..
- Comme il vous plaira ! Bonsoir Maman !
- N'oublie pas de te brosser les dents !
Restés seuls, Laura et Jaouen gardèrent le silence pendant un moment. Jaouen avait allumé sa pipe avec l'autorisation de Laura et fumait tranquillement en regardant avec obstination le bout de ses bottes.
- A quoi pensez-vous ? demanda Laura.
- A rien de précis. Nous sommes arrivés, comme vous venez de le remarquer. Il nous reste à attendre.
- J'espère que ce ne sera pas trop long ! Demain vous me conduirez à la Résidence remettre la lettre pour la grande-duchesse.
- Vous êtes bien au courant que ce n'est qu'un prétexte. Inutile de vous précipiter. D'ailleurs, elle n'est pas là.
- Comment le savez-vous ?
- Frau Marquait m'a renseigné tout à l'heure. Le grand-duc Frédéric et la grande-duchesse Charlotte sont à Meiningen... où nous n'irons pas.
- Eh bien, il faut souhaiter que la visite de Scharre ne se fera pas trop désirer.
- Il n'y a aucune raison. Nous sommes dans le laps de temps prévu à Paris : entre le 7 et le 15 novembre, et c'est aujourd'hui le 8...
En dépit de la fatigue du voyage ou peut-être à cause d'elle mais plus certainement sous le coup de l'émotion d'apprendre que Marie-Thérèse avait occupé sa chambre, Laura dormit mal cette nuit-là et, à l'aube, alors qu'elle allait enfin sombrer dans le sommeil, les échos sonores du dehors lui tinrent les yeux ouverts. C'était jour de marché et la place, sous ses fenêtres, s'emplissait de marchands bruyants venus des campagnes environnantes et pour qui cette occasion de se retrouver autour de la fontaine et dans les auberges représentait toujours une sorte de fête où la bière coulait dru.
Elisabeth, elle, était fraîche comme une fleur et, en la regardant dévorer son petit déjeuner à belles dents blanches, ses jolis yeux bleus brillant de plaisir, Laura en revenait à ce qui l'avait tourmentée cette nuit : si elle avait bien compris Talleyrand, Marie-Thérèse ne ferait qu'entrevoir sa fille perdue depuis dix ans. N'y avait-il pas là une cruauté plus qu'un bienfait ? En considérant toute la machinerie mise en place par l'ancien ministre avec l'aide de sa nièce - princesse allemande ! - on pouvait se demander si le jeu en valait vraiment la chandelle Laura ne croyait plus depuis longtemps au désintéressement des hommes politiques. Selon toute apparence, Napoléon, ce parvenu, avait cessé de plaire au grand seigneur de l'Ancien Régime qui n'avait plus l'air de croire à son étoile et qui peut-être se préparait à jouer la carte Bourbon. En voyant Laura sous le prétexte de lui permettre de tenir sa promesse, voulait-il seulement s'assurer que la femme confiée au Hollandais était bien la même et aurait ainsi quelques droits à sa reconnaissance ?
La matinée se passa sans amener le visiteur attendu et, dans l'après-midi, tandis qu'Elisabeth allait visiter, en compagnie de Jaouen, une ville que ses anciennes maisons à pignons et colombages diversement coloriées autour d'un Rathaus vert émeraude flanqué d'une tour rendaient fort attrayante, Laura s'en alla causer avec Frau Marquait qui, enchantée de pouvoir bavarder un peu, l'entraîna dans son petit salon privé et lui offrit du café, très bon d'ailleurs.
- Vous avez envie que je vous parle des " Mystérieux " ? questionna-t-elle en arrangeant des pâtisseries sur une assiette.
- C'est ainsi qu'on les appelle ?
- Nous n'avons pas d'autre nom car le comte n'a pas présenté de passeport. Il a simplement précisé qu'il fallait l'appeler M. le comte. Mais la main de Son Altesse étant étendue sur eux, nous n'avions pas à nous montrer curieux.
- Quand sont-ils arrivés ici ?
- Je ne suis pas près de l'oublier. C'était le 7 février 1807 à minuit. Les ordres transmis par le sénateur Andreae étaient étonnants mais formels : les arrivants ne devaient rencontrer personne - pas même moi ! - et gagneraient seuls leur appartement. Sans requérir aucun service car leur domestique serait avec eux et s'en chargerait. Le personnel devait être écarté de la maison.
- Des ordres plutôt sévères, non ?
- Assurément, oui ! Au jour et à l'heure annoncés, j'étais donc seule dans l'hôtel dont j'avais laissé le porche ouvert et bien éclairé. A minuit juste, une berline à quatre chevaux, plus belle encore que la vôtre, Madame, avec des chevaux noirs superbes est entrée dans la cour. Le cocher, en livrée verte magnifiquement galonnée, est venu ouvrir la portière. Un gentilhomme d'une quarantaine d'années, très beau et très élégant, en est descendu puis, après avoir regardé autour de lui, il s'est retourné pour offrir son poing fermé à une jeune femme voilée...
- Qui vous a dit qu'elle était jeune ?
- Oh, Madame, cela se voit bien que le visage soit caché : la grâce de la tournure, la minceur, la vivacité des gestes, la finesse des mains, des pieds. Elle doit certainement être toute jeune et habillée si joliment de satin et de velours de la couleur de son voile...
- Vous n'avez pas vu son visage ?
- Non. Le voile tombait d'une grande capote dont la passe devait être garnie de satin blanc bouillonné. Je n'ai pas davantage entendu sa voix.
- Comment avez-vous pu voir tout cela ?
- Par la fente d'un volet de ma chambre que je tenais obscure. Ils sont montés chez eux et le domestique s'est chargé des bagages qui étaient nombreux. Puis tout est rentré dans le silence. Le lendemain, en revanche, j'ai bien vu le comte qui est venu me parler. C'est vraiment un beau seigneur et très courtois, mais il a exigé que personne n'entre dans leur appartement, la dame tenant à se reposer sans être importunée. Le domestique faisait tout ce qu'il y avait à faire : le ménage, apporter les repas sans oublier du lait et de la viande pour les chats. Chaque jour, la dame descendait pour une courte promenade en voiture. Toujours délicieusement habillée mais toujours voilée de vert. Je n'ai jamais entendu le son de sa voix. En revanche j'ai beaucoup parlé avec le domestique : c'est un Suisse qui se nomme Philippe Scharre et nous sommes devenus amis. Il leur est dévoué corps et âme...
- Mais à qui puisqu'ils n'ont pas de nom ? Qu'en dit-on par la ville ? Car enfin ils ont bien dû soulever quelque curiosité ?
- Une énorme curiosité mais... les ordres de la grande-duchesse sont sévères et précis : leur laisser la paix, ne pas chercher à percer leur incognito ! Pourtant, le bailli a eu l'audace de monter au château pour essayer d'en connaître un peu plus. Tout ce qu'il a réussi à savoir est qu'ils sont tous deux de haute naissance, surtout la dame, et que lui a voué sa vie à la cause des Bourbons...
- Ils n'ont jamais reçu de courrier ?
- Si. Toujours au nom de Philippe Scharre. Nombre de journaux aussi. Le comte lit beaucoup à ce qu'il paraît...
- Et elle ?
- On ne sait pas à quoi elle occupe ses journées en dehors de la promenade. Il semble exister entre eux une grande confiance... Peut-être plus ?
- Vous pensez à l'amour ?
- Pourquoi pas ? Il faut le voir quand il lui fait descendre les escaliers. On sent que son unique souci est de la protéger. Il émane de cet homme, si froid en apparence, une sorte de... tendre chaleur dans laquelle la jeune dame a l'air de se pelotonner comme un chat devant la cheminée. Oh, c'est une histoire bien curieuse mais... que Madame connaît peut-être mieux que moi ?
Visiblement, Frau Marquart espérait un retour à ses confidences et Laura jugea qu'il valait mieux en rester là mais, ne souhaitant pas froisser l'excellente femme, elle répondit avec un de ces sourires qui font tout passer :
- Je ne suis pas certaine d'en savoir plus que vous. Voyez-vous, il arrive dans la vie que l'on reçoive des ordres venus de si haut qu'il vaut mieux les exécuter sans chercher à comprendre...
Cependant l'hôtelière n'était pas stupide. Elle ouvrit de grands yeux :
- Si haut ? Aurait-on raison, par ici, de penser qu'elle n'est pas une émigrée comme nous en avons tant vu, notre comtesse des Ténèbres ?
Le nom frappa Laura :
- C'est ainsi qu'on l'appelle ?
Frau Marquart lui offrit un sourire ravi :
- Un jeune homme de la ville qui est un peu poète a trouvé ce nom : " Dunkelgràfin " dans notre langue. Mais c'est tellement plus joli en français ! Et ça lui va si bien !
Remontée dans sa chambre, Laura attarda sa pensée sur ces trois mots. Ils traduisaient bien l'épaisseur du mystère dont on entourait sa princesse, mais sûrement pas la lumineuse personnalité qui était la sienne. Non, cela n'allait pas du tout à la mère de l'espiègle et scintillante Elisabeth, seulement, la puissance attractive de ce surnom était telle que, sans aucun doute, il lui resterait attaché...
Philippe Scharre vint le soir même. Il était plus de dix heures et la jeune fille était déjà couchée. Afin que Laura puisse s'entretenir avec lui en toute tranquillité, Frau Marquait ouvrit pour eux la chambre voisine de l'appartement. Elle s'appuyait au mur extérieur de la maison, ce qui écartait toute possibilité d'indiscrétion. L'hôtel à cette époque n'avait que peu de clients et aucun à l'étage réservé entièrement aux visiteurs français. On monta du café, du schnaps, du jambon, des petits pains, du beurre et des pâtisseries, tout ce qu'il fallait pour réconforter un homme qui venait de parcourir deux lieues à cheval sous une pluie battante - elle tombait depuis le crépuscule ! - et s'apprêtait à en couvrir autant au retour.
Ces dix années n'avaient guère changé le fidèle Suisse : il était peut-être plus sec, plus rude, plus réservé encore. C'était un homme qui ne devait pas goûter souvent au repos puisqu'il portait sur ses larges épaules la plus grande part des soins extérieurs du secret dont il avait accepté la charge depuis si longtemps. La protection rapprochée regardait le Hollandais, mais l'univers qui s'étendait autour était son domaine à lui. Cependant, il trouva de jolis mots pour exprimer sa joie de revoir Laura et Jaouen.
- Malgré ces conditions, dit-il avec émotion, votre visite est une sorte de miracle que je n'aurais jamais cru possible...
- Est-ce que... qu'elle est prévenue ?
- Oui. Et vous ne pouvez imaginer sa joie de vous revoir toutes deux. Elle a si souvent pensé à vous !
- Elle sait aussi que nous ne pouvons pas lui parler ?
- Oui. Je ne vous dis pas qu'elle en est enchantée, mais ce qui lui importe, c'est de revoir Elisabeth. Est-ce qu'elle lui ressemble ?
- Oh oui, et ce n'est pas je crois l'offenser que d'avancer qu'elle sera aussi jolie. Avant de quitter Saint-Malo, j'ai fait exécuter par un excellent peintre un petit portrait que j'ai apporté avec moi. Pourrez-vous le lui remettre puisque je n'aurai pas la possibilité de le faire moi-même ?
Scharre contempla un moment l'image d'une rayonnante et toute jeune fille que l'on avait fait encadrer d'ivoire :
- C'est l'ouvre d'un artiste local, expliqua-t-elle, mais je crois que le fameux Isabey, le miniaturiste de la Cour, n'aurait pu faire mieux...
Le Suisse, les larmes au bord des yeux, remit le portrait dans sa boîte et glissa le tout dans sa poche.
- Merci pour elle ! Grâce à cela, le bonheur qu'elle attend demain va pouvoir se prolonger..
Laura se tut pour le laisser se restaurer puis, quand il en fut au dessert et demanda s'il pouvait allumer sa pipe, elle reprit :
- Avez-vous le droit de m'apprendre comment les choses se sont passées après votre départ de Heidegg ?
- Pourquoi pas ? Ce qui doit rester secret, ce n'est pas où elle est passée mais où elle se cache. Notre premier refuge fut le château de la Solitude - un nom prédestiné n'est-ce pas ? - à environ trois lieues de Stuttgart. C'est, au milieu d'un plateau boisé qui se termine en terrasse avec une vue admirable, un joli château bâti au siècle dernier par le duc Charles-Eugène de Wurtemberg. C'est là que la princesse Charlotte de Rohan et Mgr le duc d'Enghien avaient choisi de cacher Madame et rien ne laissait prévoir qu'elle n'y pût résider longtemps. Malheureusement, au début de juin un incendie inexplicable poussa le comte à emmener précipitamment Madame et, sans chercher à en savoir davantage, tous deux gagnèrent la position de repli prévue par les princes en cas de problème : la petite cité d'Ingelfingen qui est la capitale d'un minuscule état coincé entre le Wurtemberg et le grand-duché de Bade. Y régnait alors le prince Karl de Hohenlohe, un ami du duc d'Enghien, mais on ne prit pas logis au château...
- On craignait qu'il brûle aussi ?
- Non. Il est fait de solides murs médiévaux. On préféra l'une des plus belles maisons de cette petite ville viticole. Elle appartient à un vieil apothicaire misanthrope, vivant seul avec des domestiques éprouvés aussi âgés que lui et aussi peu aimables. Mais M. Rambold - c'est le nom de notre nouveau propriétaire -était dévoué à son prince et ne voyait aucun inconvénient à accueillir chez lui des gens aussi discrets que nous et le 7 juin, en pleine nuit, bien entendu, nous sommes arrivés chez lui et nous sommes installés au premier étage de la maison Rambold. N'ayant que des serviteurs mâles, celui-ci engagea une jeune femme de chambre nommée Frederika. Elle était très gentille, faisait bien son travail et ne se montrait pas curieuse. Pourtant, elle ne put résister à raconter à son père que la comtesse Vavel de Versay - nous portions encore ce nom à cette époque - possédait de bien belles choses et une lingerie comme on n'en voit plus parce que sur chaque pièce étaient brodées les trois fleurs de lys de France. C'était à peine une imprudence, car la noblesse française était encore bien présente dans le pays. Le comte s'y plaisait bien, d'ailleurs. Il avait de nombreuses conversations scientifiques avec M. Rambold dans son laboratoire de pharmacie. L'endroit était charmant, un peu hors du temps, et là aussi on se plut. C'est alors qu'arriva la catastrophe...
- Encore un incendie ?
- Oh non ! Bien pire. Dans la nuit du 16 mars 1804, un cavalier est venu frapper aux volets de la maison, portant une lettre. Après s'être entretenu un instant avec M. Rambold, il a remis la lettre au comte, a bu un coup de vin et est reparti. La missive était de la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. Deux heures après, nous repartions au galop de nos chevaux et le lendemain, la tragique nouvelle courut la ville d'Ingelfingen : au mépris des lois internationales et du droit des gens, Bonaparte avait fait enlever le duc d'Enghien de sa maison d'Ettenheim. Vous savez sans doute la suite : ramené à Vincennes, le duc était fusillé sans jugement, la nuit suivante, dans un fossé de la forteresse et enterré sur place. La guerre entre le Premier Consul et les enfants de Louis XVI était ouverte car il ne faisait aucun doute pour celui-ci que Louis XVII était toujours vivant et que peut-être bien, celle que l'on appelait la duchesse d'Angoulême n'était pas la vraie. A l'époque il avait à son service un prodigieux ministre de la Police qui s'appelait Fouché...
- Cette horrible histoire, cette honte, ont bouleversé tous les gens de cour, commenta Laura. Le jeune duc était aimé et ne menaçait en rien la vie de Bonaparte. Personne n'a compris pourquoi il lui fallait mêler du sang au ciment du trône où il allait monter.
- Personne vraiment ? murmura Scharre en souriant des yeux
- Si. Moi et un ou deux autres. Le duc seul savait où se cache le vrai Roi. Ce qui est étonnant, c'est qu'on l'ait tué si vite. On aurait pu tenter de le faire parler ?
- Sans doute quelqu'un avait-il intérêt à ce qu'il ne parle pas, justement. D'où cette hâte indécente à l'exécuter...
- Si l'on racontait cette histoire au peuple, je me demande qui la croirait ! soupira Laura. Les deux enfants royaux obligés de se cacher ! Quelle tristesse !... Et vous, où êtes-vous allés en quittant Ingelfingen ?
- Oh ! nous avons beaucoup voyagé. Pensant qu'il n'y avait plus de danger de ce côté nous sommes retournés quelques semaines au château de la Solitude mais notre solitude à nous éveillait les curiosités. D'autant qu'à cette époque la " comtesse " portait un masque de velours dont nous nous sommes rapidement aperçus qu'il attirait l'attention. Le comte y avait consenti parce qu'elle disait étouffer sous son voile et parce qu'il faisait chaud. Le voile a repris sa place et nous hésitions sur l'endroit où nous pouvions nous rendre quand, par le truchement de la banque hollandaise qui gère la fortune de M. le comte et lui envoie ce dont il a besoin, nous avons reçu une invitation du Tsar à nous rendre à Vienne.
Laura étouffa un cri :
- A Vienne ? N'était-ce pas de la folie pure ?
- Non, puisque nous sommes ici. Le comte aurait préféré s'y rendre seul, mais le moyen de laisser Madame derrière lui ? Nous sommes simplement descendus dans un hôtel dont la comtesse, prétendument souffrante, n'a pas bougé et où seul j'assurais son service pendant que le comte se rendait au palais Schwarzenberg où était Alexandre Ier.
- Que voulait-il ?
- On ne m'a pas révélé le fond de la conversation. Simplement, le comte m'a dit que le Tsar lui avait donné de bons conseils et des lettres. Après quoi nous nous sommes rendus en Hollande où nous sommes restés dans un château près de La Haye jusqu'à ce que, en 1806, Napoléon fasse de son frère Louis un roi de Hollande. Alors nous avons repris le chemin de l'Allemagne.
- Pourquoi pas l'Angleterre ? Si vous fuyiez Napoléon autant que vos autres ennemis, c'était la meilleure solution...
- Pas pour M. le comte, dit Scharre doucement. Il y a des amis, certes, mais aussi des ennemis puissants, et lui en danger, Madame était perdue...
- Alors pourquoi pas un pays lointain ? Elle aurait pu y vivre tout à fait libre, sans ce voile, sans contraintes ?
- Les mers sont peu sûres et le comte ne voulait pas se couper de sa source de revenus. En outre, Madame répugnait à quitter l'Europe. Il lui fallait un pays qui eût une frontière avec la France et n'oubliez pas son sang autrichien. Enfin, ceux qui veillent sur elle de loin ne permettaient pas qu'elle passe les océans. Selon le conseil du Tsar, nous avons demandé l'aide de la reine Louise de Prusse sour de la grande-duchesse Charlotte de Saxe-Meiningen. Toutes deux sont les filles de la duchesse de Mecklembourg-Sterlitz, née Hesse-Darmstadt et étaient les deux chères amies d'enfance de la reine Marie-Antoinette. La Reine les aimait tant que, selon une légende qui est peut-être vraie, elle a conservé leurs portraits en miniature jusqu'au Temple. Affection payée de retour et l'aide demandée a été non seulement accordée mais prodiguée. Nous sommes partis pour Hildenburghausen...
Ce que raconta ensuite Philippe Scharre, Laura l'avait déjà entendu de Mme Marquait mais elle se garda bien d'en faire état.
- Je pense, conclut le Suisse, qu'avec ce château d'Eishausen nous avons atteint notre port définitif. Le comte et Madame s'y plaisent. La maison est vaste, elle est à l'écart et facile à protéger. Le jardin est beau et le couple de domestiques qui s'en occupe a près de quatre-vingts ans. Aussi va-t-on leur offrir une maison au village et d'autres serviteurs ont été choisis par la grande-duchesse. Nous avons, ajouta-t-il avec un sourire qui fit lever les sourcils de Laura, une cuisinière accomplie. Elle se nomme Johanna Weber et elle est charmante...
Laura se souvint alors de ce que lui avait dit Madame Royale de ce rêve qu'elle avait eu au Temple : elle se voyait dans un château isolé, avec un jardin, des animaux familiers... et quelqu'un à aimer.
- Avez-vous des animaux ? demanda-t-elle, et ce fut au tour de Scharre d'être surpris :
- Deux chats, oui... mais nous les avons depuis longtemps... Madame les aime beaucoup et les nourrit elle-même.
- Pas de chiens ?
- Non. Quand on erre de ville en ville ce n'est guère commode. Et puis souvenez-vous que lorsque Coco est mort à Heidegg, Madame a beaucoup pleuré et juré qu'elle n'en aurait plus. Mais si nous restons ici définitivement, il se peut qu'elle change d'avis... A présent, si vous le permettez, nous allons rappeler Joël et décider de la rencontre de demain. Il se fait tard et je dois rentrer...
- Un instant encore ! Il y a une question qui me tourmente...
- Laquelle ?
- Madame... est-elle heureuse ?
- Mais... oui ! Elle en donne l'impression...
- Comprenez-moi sans m'obliger à poser brutalement la question !
Philippe Scharre hésita. Ses yeux si francs se détournèrent de ceux qui le priaient :
- Vous voulez savoir... s'ils s'aiment ?
- Oui.
- Je ne saurais vous répondre car sur ce point ils se gardent bien. Même de moi. Lui la traite en reine et elle accepte en souriant cet hommage perpétuel. Mais de ce qui se passe quand ils sont seuls, la nuit venue, je ne sais rien. Sinon, elle pleure parfois dans le silence qui enveloppe le plus souvent le château mais cela ne dure pas.
- Comme si quelqu'un apportait une consolation ?
- Peut-être...
- Mais enfin pourquoi tant de silence ? Elle aimait la musique.
- Il y a un clavecin dans un salon II lui arrive d'en jouer.
Dieu quil était difficile de faire parler un homme de cette trempe quand il est décidé à se taire ! Laura dévia un peu le sujet :
- Comment est la vie dans ce château ?
- Celle de hauts seigneurs. On ne brûle que de la cire fine, meubles et tentures sont magnifiques, les robes de Madame viennent de Paris et sont toujours à la dernière mode. Elle reçoit aussi des parfums, des laits et des crèmes pour sa beauté. On ne sert que les mets les plus fins et le comte est grand connaisseur en vins. Ceux qui apportent courrier et journaux portent des gants parce qu'il leur arrive de voir le comte mais jamais la comtesse... mais, je vous en supplie, laissez-moi en finir avec les préparatifs de demain !
- Un dernier mot : vous la voyez souvent, vous ? Et sans son voile ?
- Souvent en effet...
- Et son visage ne vous apprend rien ? Le sien était toujours si transparent ! La moindre émotion s'y lisait clairement...
Il eut un bref sourire devant cet entêtement :
- Je ne peux dire que ce que je sais, madame. Et je ne sais rien... Puis-je, à présent, rappeler Jaouen ?
- Faites !
Laura laissa les deux hommes s'entretenir seuls . Elle savait qu'ils s'appréciaient depuis longtemps et qu'ils seraient heureux de parler un moment tête à tête. Aussi bien, les modalités de la rencontre du lendemain ne l'intéressaient guère. Elle remercia Scharre de tout ce qu'il lui avait appris et de son dévouement à une cause qu'elle aurait tant voulu faire sienne, puis se retira dans sa chambre où une veilleuse enveloppait de sa lueur douce le lit où dormait Elisabeth. Mais elle ne se coucha pas et alla à la fenêtre pour constater, avec ennui, qu'il commençait à neiger. Des flocons paresseux descendaient sans se presser du ciel noir. C'était la toute première neige de l'année et il semblait qu'elle serait discrète, mais Laura ne s'en soucia pas moins parce que d'autres suivraient sans doute et rendraient les chemins difficiles. Elle resta là quelques instants à regarder les flocons légers se poser sur la fontaine ou descendre jusqu'au sol où ils fondaient aussitôt. Perdue dans ses pensées, elle vit soudain un cavalier jaillir du porche au galop, vite absorbé par la nuit blanche. Philippe Scharre repartait vers Eishausen... Alors elle retourna au salon où Jaouen, assis près du poêle, achevait de fumer sa pipe. Il tourna la tête vers elle et lui sourit. C'était si rare chez lui qu'elle ne put s'empêcher de remarquer, pour la première fois de sa vie certainement, que ce sourire, contrastant avec ce visage aux traits durement burinés, était séduisant :
- On dirait que vous êtes content ?
- Je le suis en effet. C'est toujours agréable de revoir un ami et j'ai toujours apprécié Scharre.
- Avez-vous vu qu'il neige ?
- Oui. Je ne pense pas qu'elle sera gênante pour notre... promenade de demain mais elle nous avertit qu'il nous faudra rentrer sans tarder. La route est longue jusque chez nous !...
- Je sais. A quelle heure est fixée la rencontre ?
- Vers trois heures. Nous devons dépasser le village, le château et nous arrêter à la première croisée de chemins après être entrés dans la forêt....
Vous devriez aller dormir à présent et, demain, couvrez-vous bien toutes deux !...
Sans répondre, Laura hocha la tête, rentra dans sa chambre et se coucha. Pourtant elle n'avait pas sommeil. Cette nuit lui apparaissait comme une sorte de veillée d'armes bien qu'aucun combat ne soit en vue sinon contre l'émotion, les larmes, les regrets. Scharre avait dit que Marie-Thérèse se réjouissait de revoir sa fille mais, l'instant passé, qu'en serait-il lorsqu'elle regagnerait ce château qui n'était, au fond, rien d'autre qu'une prison dorée, même s'il n'y avait qu'un seul gardien et si elle aimait ce gardien ? Trois heures sonnaient à l'horloge du Rathaus quand Laura, lasse de retourner dans son esprit des questions sans réponse, réussit à s'endormir.
Il était une heure environ quand on quitta l'hôtel d'Angleterre. La neige ne tombait plus et il n'en restait pas de trace, mais le froid se faisait plus vif. Aussi Laura emmitoufla-t-elle soigneusement sa fille d'une robe chaude, de sa pelisse bleue à capuchon, doublée et ourlée d'hermine, d'un manchon assorti et de bottes fourrées. Elle-même s'habilla de façon analogue, à la différence que son vêtement à elle était gris, fourré de castor. Pas de chapeaux, incompatibles avec le port d'une capuche, aussi soigna-t-elle particulièrement la coiffure en boucles d'Elisabeth. Quant à elle, elle avait adopté depuis longtemps, pour ses cheveux cendrés, un chignon de nattes qu'elle réussissait parfaitement sans l'aide d'une femme de chambre. Pendant tout le trajet, le cour lui battit comme pour un rendez-vous d'amour. Elisabeth, elle, grillait de curiosité à propos de cette visite. De la câlinerie à la bouderie, elle avait tout essayé pour circonvenir sa mère et, n'ayant rien obtenu, elle s'en tenait à présent à la bouderie. Jaouen, bien entendu, ne s'était pas montré plus communica-tif. Aussi la jeune fille se contentait-elle de regarder le paysage où s'attardaient les tendres couleurs de l'automne, un paysage de rivières, de monts délicatement dessinés et nuancés qui formaient la transition entre l'immense plaine du nord de l'Allemagne et les montagnes du sud. Le ciel était particulièrement beau. Débarrassé des nuages de neige, il offrait des tons gris moirés de bleu d'une grande délicatesse. Avec une parfaite mauvaise foi, Elisabeth qui trouvait le temps long jugeait cette beauté discrète bien monotone :
- C'est encore loin ? cria-t-elle enfin à destination de Jaouen.
- Nous arrivons ! répondit celui-ci du haut de son siège après avoir consulté un papier. Voici Eishausen !
Du coup, mère et fille se rejoignirent derrière la vitre de la portière. Jaouen ralentit ses chevaux et l'on traversa à sage allure un bourg semblable à ceux que l'on venait de voir, jusqu'à en sortir par une route plantée d'arbres de chaque côté. Le chemin fit un coude et, de son fouet, Jaouen désigna :
- Le château !
C'en était à peine un. On eût dit en France un manoir, mais sans style * une grosse maison de briques, rectangulaire sous un toit dont la ligne s'infléchissait en une légère cassure arrondissant un peu les angles. Trois étages de neuf fenêtres autour d'une porte élevée sur un perron à double escalier qui mettait l'accès à hauteur d'un étage. Une cour devant avec deux allées de marronniers, menant l'une à la route l'autre à un presbytère. Un jardin derrière dont on apercevait les branches dépouillées. C'était confortable, sans aucun doute, cossu mais une simple taupinière pour qui gardait au fond de sa mémoire le souvenir de Versailles et même des Tuileries. Laura pensa que son petit château de Komer dont les belles pierres neuves se reflétaient si joliment dans l'étang de Viviane avec le somptueux manteau que lui faisait la vieille forêt druidique eût beaucoup mieux convenu à sa princesse... Une protestation d'Elisabeth coupa net sa rêverie :
- On ne s'arrête pas ? Mais où va-t-on enfin ?
- Un peu de patience ! Nous y sommes presque... Le chemin plongeait dans un bois de hêtres et de chênes où l'on parcourut sur quelques toises, jusqu'à un croisement marqué d'un poteau à deux ailes. Jaouen rangea sa voiture sur le bas-côté, puis consulta sa montre :
- Ils ne vont pas tarder. Le comte est, paraît-il, d'une exactitude quasi maniaque. Vous pouvez descendre, ajouta-t-il en sautant à terre pour ouvrir la portière et recevoir dans ses bras une Elisabeth scandalisée :
- Mais que faisons-nous là ? C'est ça que vous appelez une visite ?
- Si tu voulais bien te taire ! soupira Laura avec lassitude. Tu es assez grande maintenant pour apprendre à te comporter comme une vraie jeune fille en quelque circonstance que ce soit ! Ce que nous faisons ici est très important !
Elisabeth se calma d'un coup :
- Vous ne pouvez vraiment pas m'en dire plus ?
- Plus tard, ma chérie. Je te le promets !
- Les voilà ! annonça Jaouen.
Un attelage, en effet, arrivait sur eux : quatre chevaux noirs pleins de feu tirant une somptueuse calèche au vernis étincelant dont la capote était relevée. Sur le siège, un cocher en livrée vert sombre, galonnée d'or. Le cour de Laura manqua un battement :
- Fais exactement comme moi ! chuchota-t-elle en rejetant son capuchon et en rabattant aussi celui de sa fille.
La voiture ralentit son allure et ceux qui attendaient purent voir ceux qui l'occupaient : un gentilhomme à l'allure fière, mais surtout une femme entièrement emmitouflée dans de fabuleuses zibelines. De ses mains, l'une était gantée de chevreau d'un vert pareil à celui du voile épais qui enveloppait sa tête, l'autre disparaissait dans un énorme manchon des mêmes fourrures.
A sa vue, Jaouen ôta son chapeau et se cassa en deux. Laura plongea dans la grande révérence de cour inemployée depuis si longtemps et tira Elisabeth par le bras pour qu'elle l'imite, mais l'adolescente semblait changée en statue. Très droite, les yeux grands ouverts, elle regardait sans ciller cette dame qui allait passer devant elle, qui passait... qui allait s'éloigner...
Soudain, le cri d'une voix impérieuse :
- Arrêtez !
Scharre retint ses chevaux ; la voiture s'immobilisa et la dame aux zibelines en jaillit aussitôt pour revenir en courant vers ces trois êtres qui la regardaient arriver, pétrifiés... Le comte sauta presque en même temps qu'elle :
- Madame ! cria-t-il. Par pitié !
- C'est de vous que j'exige un peu de pitié !
D'un geste vif, elle arrachait le voile vert, saisissait Elisabeth dans ses bras et la serrait contre elle en pleurant de joie :
- Ma petite !... ma petite !
L'émotion l'étranglait. Elle ne pouvait rien dire de plus. A son tour, le comte s'était immobilisé et regardait, muet. Surprise, Laura vit son visage sévère s'adoucir jusqu'à un sourire indulgent. Il était si beau, le groupe formé par cette mère et cette fille embrassées !
Marie-Thérèse, cependant, écartait Elisabeth d'elle pour la regarder :
- Que tu es belle ! Plus belle encore que ton portrait !
De son côté, Elisabeth l'avait reconnue :
- Ma marraine !, Oh, que je suis heureuse !
Ce fut elle, cette fois, qui se jeta à son cou, pleurant et riant tout à la fois. La princesse, sans la lâcher, tendit une main à Laura
- Ma chère... si chère amie ! Comment vous remercier ?
Celle-ci ne put retenir la question qui la hantait :
- En me disant si vous êtes heureuse ? Marie-Thérèse se contenta d'un sourire... En dépit des larmes, son visage rayonnait et ce n'était pas uniquement à cause de cet instant. Sa beauté à présent épanouie irradiait et Laura comprit mieux le port intransigeant du voile. En quelque endroit qu'elle se fût montrée sans cette protection, la princesse eût attiré toutes les attentions, soulevé toutes les curiosités, allumé des passions. Sa mère avait été belle mais le mot semblait faible, fade quand on essayait de l'appliquer à sa fille. Garder cachée une telle merveille ne devait pas être facile car il fallait la défendre des ennemis de la princesse et des amoureux de la femme. Une aussi rare beauté était de celles qui déclenchent les guerres. Hélène de Troie devait lui ressembler...
Le comte, qui s'était un peu écarté pour surveiller les environs une arme à la main, se rapprocha, ramassa le voile et le lui tendit :
- Par grâce, Madame ! Il faut le remettre ! Nul ne sait ce que peuvent cacher les arbres d'une forêt
- S'il vous plaît ! Laissez-moi leur dire adieu ! Elle tendit à Jaouen une main sur laquelle il s'inclina avec une émotion vraie, embrassa Laura dans la main de qui elle glissa un petit paquet puis étreignit de nouveau sa " filleule " :
- Tu es belle comme un ange et je suis fière de ma fill... filleule. Pense à moi de temps en temps en te disant que je t'aime infiniment !
- Oh, s'écria Elisabeth, pourquoi faut-il se quitter si vite ? Est-ce que nous pourrons revenir ?
- Je ne sais pas, fit Marie-Thérèse en lui caressant la joue. Peut-être, si Dieu le veut !
D'un geste habituel, elle remit en place le voile vert sous lequel on voyait seulement briller ses grands yeux.
- Votre bras, mon ami !
Le comte l'offrait déjà. Alors, avec un dernier signe de la main, la " comtesse " regagna sa voiture à pas lents tandis que Laura pliait à nouveau les genoux pour la grande révérence. A sa surprise, Elisabeth l'imita cette fois avec une perfection qui la confondit. Décidément, sa fille possédait plus de talents qu'elle ne supposait... Mais elle vit aussi qu'elle pleurait et l'attira contre elle pendant que la calèche aux chevaux noirs s'enfonçait dans la forêt. Elles remontèrent dans leur voiture qui fit demi-tour, mais à peine à l'intérieur Elisabeth éclata en un déluge de larmes :
- Mais qu'est-ce que tout cela signifie ? Pourquoi ne pouvons-nous rester plus longtemps auprès de ma marraine ? Cet interminable chemin pour à peine quelques minutes ? C'est de la folie... J'ai tant de choses à lui dire !
Nous aurons peut-être d'autres occasions... Je ne le crois pas ! Et d'ailleurs vous non plus n'y croyez pas ! Je le sens !
- L'avenir appartient à Dieu, ma chérie. Mais tu es assez grande à présent pour apprendre une partie de ce mystère qui t'irrite et te fait de la peine...
- Une partie seulement ?
- Oui, tu sauras le reste plus tard. Ta marraine est une grande princesse obligée de se cacher pour conserver la vie. Tu sais que nous avons tous vécu avant ta naissance des temps cruels qui ont fait surgir trop de haines et de désirs de vengeance. Si tu aimes ta marraine, tu dois prier comme je le fais moi-même pour que sa cachette ne soit jamais découverte par l'un de ses ennemis. Tu vas jurer de ne jamais rien révéler à quiconque du but réel de notre voyage, ni de ce que tu as vu aujourd'hui !
Le ton si grave de sa mère impressionna la jeune fille. Elle sentit qu'il y avait là quelque chose de trop grand pour elle et même d'effrayant. Elle ôta ses gants, prit à son cou la croix d'or qui ne la quittait jamais, la donna à sa mère puis étendit dessus sa main qui tremblait un peu :
- Je vous le jure, Maman ! Jamais je n'en parlerai !
Rassurée, Laura embrassa sa fille puis ouvrit le petit paquet que lui avait remis Marie-Thérèse. Il contenait un magnifique diamant rosé monté en bague et quelques mots de sa main : " Pour Elisabeth quand elle aura vingt ans afin qu'elle n'oublie jamais cette marraine qui l'aime tant. Peut-être, alors, sera-t-elle assez forte pour recevoir la vérité... "
- Oh ! fit l'adolescente émerveillée. Que c'est beau !
- C'est pour toi quand tu seras grande, dit Laura en repliant vivement le paquet et en le fourrant dans sa poche.
Le silence régna un moment dans la berline, chacune des deux femmes s'enfermant dans ses pensées mais c'était un exercice un peu difficile pour Elisabeth. Au bout d'un moment, elle murmura :
- Avez-vous vu, Maman, comme ma marraine est belle ! On dirait qu'il y a en elle comme... de la lumière ? Elle me fait penser aux fées de M. Perrault. Quand elle a remis son voile, j'ai eu l'impression que le soleil venait de disparaître...
Laura se contenta de lui sourire avec tendresse. Comment lui dire que les gens de ce pays d'asile appelaient cette femme éblouissante mais sans nom la " comtesse des Ténèbres " ?
ÉPILOGUE
1822
ADIEU LAURA
Lorsque vous recevrez cette lettre, j'aurai cessé de vivre. La mort approche. Je la sens venir et bientôt j'aurai rejoint mes amis d'autrefois, mes compagnons de lutte jamais oubliés : Cortey, Devaux et tous les autres, morts comme les chevaliers sans armure qu'ils étaient dans la pureté de leur foi royaliste. Cette foi, je l'ai trahie en acceptant de Louis XVIII un titre de maréchal de camp, un poste de gouverneur d'Aurillac auquel je ne me suis jamais intéressé. A cause de l'assassinat du duc d'Enghien, je n'ai pas pu retrouver mon roi perdu et je me suis laissé attirer par de vaines glorioles données du bout des lèvres, reçues à contrecour pour faire plaisir à Michelle. Cette forfaiture, je la paie comme je paie ma folie d'avoir épousé une femme incapable de vivre loin des lumières de Paris... Je vais rejoindre Marie et ce si grand amour que je ne méritais pas puisque je vous aimais déjà. Son sacrifice n'a cessé de me hanter et je vais pouvoir lui en demander pardon mais l'ange qu'elle a dû devenir sera compatissant...
C'est vous pourtant que j'aurais tant voulu rejoindre. Vous ne pourriez savoir combien je vous ai aimée, combien je vous aime encore. Vous n'êtes jamais venue ici, dans ce Chadieu si bien fait pour abriter un bonheur hors du monde, hors du temps. Cependant je pensais si fort à vous que j'en arrivais à créer l'illusion et à croire fermement que vous, étiez cette silhouette en robe blanche que je voyais errer au bord de la rivière, entrer dans la serre, feuilleter un livre dans la bibliothèque ou disparaître à l'angle d'un couloir près de ma chambre. Oh Laura, Laura ! Pourquoi rien, jamais n'a-t-il été possible entre nous ? Je vous ai aimée plus que tout sur cette terre et je pars avec un horrible sentiment d'inachevé, d'inaccompli... Je meurs comme le vieil homme que je suis devenu, d'une maladie de vieil homme, moi qui aurais tant voulu mourir l'épée à la main et le nez au vent ! Mais ce ne sera pas dans mon lit... pas dans mon lit ! Cela je ne le veux pas...
L'heure approche ; il est trop tard à présent pour qu'en cette vie je vous revoie un jour. Alors, Laura, je vous demande pardon de tout le mal que je vous ai fait, de tout le mal que je me suis fait. J'emporte avec moi un morceau de ruban blanc, ce ruban que j'ai tranché un jour éblouissant dans ma hâte de vous posséder. Il ne m'a jamais quitté...
Adieu mon grand, mon merveilleux amour ! Priez pour moi, pensez à moi ! Si Dieu veut bien accueillir le mécréant que je suis, II permettra à mon âme de revenir vers vous pour veiller sur vous à jamais... JEAN...
Jean de Batz est mort le 10 janvier 1822 à l'âge de soixante-sept ans dans ce château de Chadieu qui avait été son dernier asile, entouré de deux fidèles amis. Ange Pitou vint le voir quand il était près de sa fin et c'est lui qui porta la lettre à Laura. Elle la lut sans une larme mais la glissa aussitôt dans son corsage et, appuyant la main dessus en un geste qui ressemblait à une caresse, elle ferma les yeux... Un moment son cour battit à nouveau au rythme des folles chevauchées de celui qu'on appela si longtemps " le baron fantôme ". Puis se calma... Elle avait quarante-six ans et savait cacher ses émotions.
Ange Pitou ne rajeunissait pas lui non plus. Après un retour de Guyane un rien rocambolesque et dont il se hâta d'écrire le récit, il se maria - ce qui n'était pas une bonne idée ! -, se fit libraire au Palais-Royal mais ses affaires périclitèrent, sa femme le quitta et lorsqu'il abandonna ce monde où il s'était tant amusé, le 8 mai 1846, il habitait une chambre au n° 2 de la rue Vieille-Notre-Dame et n'avait plus guère de ressources mais le soleil d'un beau jour illuminait son petit logis.
A cette époque, il y avait longtemps que l'ennemi juré de Batz, le comte d'Antraigues, n'était plus. Après avoir servi l'Espagne, puis l'Angleterre, l'Autriche et la Russie, être devenu le prisonnier de Bonaparte puis l'ennemi de Napoléon, l'Araignée de Mendrisio était venue chercher refuge à Barnes, dans la grande banlieue de Londres, en compagnie de sa femme. C'est là que le 22 juillet 1812 tous deux furent assassinés par un domestique nommé Lorenzo dont on retrouva le cadavre peu après avec une balle dans la tête... Une énigme non résolue de plus !
La " comtesse des Ténèbres " mourut le 25 novembre 1837 et fut enterrée non loin du château d'Eishausen. A cette occasion, le comte invita les gens du pays à venir saluer, dans son cercueil, celle qu'il déclara s'appeler Sophie Botta, âgée de cinquante-quatre ans. A la surprise générale, car deux personnes avaient pu la surprendre à visage découvert, ses cheveux blonds étaient du plus beau noir... Par la suite, Léonard Van der Valck, pour lui donner son nom réel - accablé de chagrin -ne quitta plus le château jusqu'au 8 avril 1845 où il put rejoindre celle qu'il protégeait depuis si longtemps. Leur histoire n'a cessé de passionner une grande partie de l'Allemagne pour qui l'identité de la dame au voile vert ne fait aucun doute.
A Saint-Malo, le baron et la baronne de la Fougeraye vécurent de longues années. Depuis longtemps " Lalie " ne travaillait plus. Jaouen dirigeant l'armement à la satisfaction de tous...
Bina mourut d'une fluxion de poitrine quelques jours après le mariage d'Elisabeth qui venait d'épouser un jeune médecin parisien plein d'avenir.
Enfin, un an après avoir reçu la dernière lettre de Jean de Batz, Laura épousa Joël Jaouen...