Tatiana de Rosnay
Mariés
Pères de famille
Romans d'adultères
À ma sœur Cecilia, à mon frère Alexis.
Toute ressemblance, etc.
« Tous les maris sont laids. »
Charles de Montesquieu (1689-1755),
Mes pensées.
« Eh bien, ma petite, de quoi vous plaignez-vous ?
Votre mari n'est pas fidèle ?
Mais les hommes ne sont jamais fidèles. »
André Maurois (1885-1967),
Climats.
I. LE BOIS
« Amants agneaux deviennent maris loups. »
Isaac de Benserade (1613 ?-1691),
Poème sur l'accomplissement
du mariage de Leurs Majestés.
C'est un soir de novembre, il fait froid, une pluie fine tombe sur le bois. Le long des allées mouillées, les voitures passent, repassent, pneus chuintant sur l'asphalte, et repassent encore, roulant au pas, balayant de leurs phares les arbres sans feuilles et les silhouettes qui attendent au bord du trottoir, déhanchées, le menton levé, l'allure provocante. Derrière une fenêtre embuée, on devine un regard masculin égrillard ; la voiture s'arrête, la vitre se baisse, la prostituée se penche, le commerce centenaire du bois commence alors. Elle dit quelques mots. Le mâle acquiesce ; la prostituée fait le tour de la voiture, talons martelant le béton, ouvre l'autre portière et s'installe. Puis la voiture s'enfonce dans l'obscurité, à la recherche d'une contre-allée plus tranquille.
C'est un soir, comme les autres soirs, au bois. La pluie et le froid ne semblent pas dissuader ces rôdeurs nocturnes de leur dose d'amour vénal. Elle regarde sa montre. Vingt-trois heures trente. À minuit, elle rentre chez elle ; encore une demi-heure à endurer soit trois ou quatre fellations, ou trois ou quatre cents francs. Elle observe avec un petit sourire le cinquième passage d'un véhicule bleu métallisé, un cinq-portes, un de ces modèles familiaux dans lesquels elle prend place si souvent, avec siège-bébé et rehausseurs pour enfants sur la banquette arrière. Derrière le pare-brise, un jeune homme de trente ans la regarde, presque apeuré, les mâchoires crispées. Elle lui adresse un sourire, pas trop aguicheur. Il ne faut jamais faire peur aux néophytes, car ils s'enfuient. La voiture s'immobilise un peu plus loin. Une de ses consœurs s'élance, toute poitrine dehors malgré le froid. « Laisse ! crie-t-elle. C'est pour moi. » Elle avance vers la voiture. La vitre descend. Elle se baisse. Il ne sait pas quoi dire. Ni quoi demander. Elle n'entend qu'un raclement de gorge. Alors elle dit d'une voix douce, qui semble le surprendre, ces mots qu'elle répète cinquante fois par jour, cinquante fois par nuit : « Cent francs la pipe, deux cents francs l'amour. » Il n'ose pas la regarder. Elle sait bien à quoi son propre visage doit ressembler à cette heure-ci, sous l'éclairage artificiel, après une longue journée de labeur. Mais elle devine aussi que cet homme n'est pas venu chercher la beauté et la fraîcheur sous les arbres nus, après une journée de travail. Elle sait bien qu'il ne retiendra jamais les traits de son visage. « Une pipe. » Un murmure. Elle fait le tour de la voiture, ouvre la portière, s'installe. Il a toujours les mains crispées sur le volant. « Prends la deuxième allée à droite », dit-elle, avec la même voix douce. Il suit ses instructions. La voiture s'engage dans une allée sombre. On voit à peine le ciel tant les branchages s'emmêlent les uns aux autres. Elle lui réclame les cent francs, gentiment. Il sursaute, fouille ses poches, s'agite et allume le plafonnier. Elle voit qu'il porte un pantalon de velours côtelé et une parka. Il trouve enfin son portefeuille et en extrait un billet d'une main un peu tremblante. Tandis qu'il le lui tend, l'alliance qu'il porte à la main gauche capte la lumière et brille d'un éclat franc. Vivement, il éteint le plafonnier. Elle lui demande de défaire sa braguette. Il s'exécute. Elle se penche sur ce sexe inconnu, le énième de la soirée. Il n'est pas complètement dur, alors elle le masturbe un peu. Elle entend l'homme respirer difficilement. Son sexe se durcit enfin. Elle ouvre le préservatif d'un geste expert et le place. Puis elle se met au travail. Elle sait, et elle ne se trompe pas, que la première fois, c'est très rapide. En quelques secondes, l'homme jouit avec un râle étranglé. Elle lui laisse le temps de reprendre ses esprits, puis elle ôte le préservatif usagé, qu'elle fourre dans un sac en plastique préparé à cet effet. « Voilà, dit-elle. Tu as aimé ? Ça a été ? » Il hoche la tête, puis éclate en sanglots. « Allons, allons, mon grand, pleure pas, va ! C'est toujours comme ça, la première fois. Tu te sens coupable, hein, c'est ça ? Elle en saura rien, ta femme. Tous mes clients sont des hommes mariés. »
Sa femme prépare le biberon de minuit ; ses traits sont tirés par les nuits sans sommeil depuis l'accouchement. Le bébé crie d'impatience, gigotant dans son berceau. Étouffant un bâillement, elle met le biberon à tiédir dans le chauffe-biberon. Le bébé suffoque de rage, le visage pourpre. Elle le prend dans ses bras, le câline. Il se calme. Le biberon chauffe doucement. Elle met un bavoir au bébé, attrape le biberon, vérifie la température en versant quelques gouttes sur l'intérieur de son poignet, et s'installe pour la tétée. Il boit lentement et goulûment, la regardant de ses yeux bleutés. Elle est presque endormie dans sa chaise, avec ce paquet chaud serré contre elle. La nuit est calme. On n'entend aucun bruit. Elle se sent fatiguée. Le bébé fait ses rots, elle le félicite, le change, et le pose dans son berceau, entouré d'une peluche et d'une boîte à musique qu'elle remonte. Il s'endort déjà. Alors elle sort sur la pointe des pieds et va jeter un coup d'œil sur l'aînée, qui, elle aussi, dort de ce sommeil profond de la petite enfance, souffle léger et régulier, joues roses et rebondies, nounours tenu bien fort.
En se déshabillant, elle se rend compte qu'il n'est toujours pas rentré. Cela fait plus de trois quarts d'heure qu'il est parti reconduire la baby-sitter. Celle-ci n'habite pourtant pas loin. Elle hausse les épaules et se glisse dans son lit avec un soupir de soulagement. Il doit tourner en cherchant une place. Elle s'endort aussi vite que son fils. Le prochain biberon est dans cinq heures.
Quand il pénètre dans l'appartement silencieux, son cœur bat à tout rompre. Il tend l'oreille. Aucun bruit. Il se glisse dans la salle de bains et prend une douche. Il examine son sexe. Celui-ci semble irrité, un peu rouge. Il le savonne nerveusement. Puis il sort de la douche et se sèche. Il se met du déodorant sous les aisselles et de l'eau de toilette sur la nuque. Il ne se regarde pas dans le miroir. Il enfile un T-shirt et un caleçon, puis va voir ses enfants dormir, comme tous les soirs. Ce soir, il y a un goût de cendre dans l'arrière de sa gorge. Il s'efforce de ne plus penser à cette fellation furtive au bois, à cette bouche inconnue qui l'a sucé, à l'excitation trouble qu'il a ressentie. Il s'installe à côté de sa femme, qui dort d'un sommeil innocent de jeune multipare épuisée.
Quelques mois plus tard, en février, elle lui murmure d'une voix pâteuse alors qu'il se glisse dans le lit :
— Pourquoi mets-tu souvent si longtemps à ramener la baby-sitter ?
Il rougit dans le noir.
— Il y a des embouteillages…
— À cette heure-là ?
— Il y a toujours des embouteillages à cette heure-là.
— On devrait essayer de trouver quelqu'un qui habite le quartier.
— Oui, dit-il.
Au mois de mai, son fils a six mois. Il fait ses nuits. Sa femme est moins fatiguée. Ils recommencent à faire l'amour. Mais il se sent toujours attiré par le monde secret du bois, par ces femmes qui attendent, disponibles. Il n'a pas l'impression de tromper son épouse, car ces femmes qui lui prodiguent des caresses buccales dans l'intimité de sa voiture ne possèdent ni nom, ni adresse, ni numéro de téléphone ; de plus, il se limite à ces fellations sous cellophane, car il n'est pas question de faire l'amour. Ce serait aller trop loin. Ce serait tromper sa femme. Il se dit qu'il ne la trompe pas, puisqu'il ne pénètre pas sexuellement une autre femme.
Il lui arrive d'y aller durant la journée. Il va dans un autre bois, plus loin, car il a peur de rencontrer quelqu'un de son entourage. Au lieu de déjeuner avec ses collègues, il part dans sa voiture. Maintenant, il aborde ces femmes sans hésiter. Il en choisit une vite, elle monte, il lui donne son billet et c'est l'affaire de quelques minutes. Il rentre au bureau, rempli d'un dégoût croissant de lui-même. Il aime sa femme d'un amour profond, d'un amour sincère, mais il aime aussi ces envies sordides qui surgissent du bas-fond de son corps, ces lèvres anonymes, ces femmes qui ne disent jamais non ; il aime rôder autour de ces lieux chauds, voir cet étalage de chair, ces maquillages criards, cette lingerie obscène. Tous les jours, il lutte contre ces désirs enfouis. Tous les matins, en se levant, il se dit qu'il faut qu'il arrête avant qu'il ne soit trop tard. Mais il finit chaque fois par reprendre le chemin du bois, fasciné par ce trafic pervers. Il sait qu'il ne pourrait jamais en parler à sa femme. Elle ne comprendrait pas. Elle n'accepterait jamais. Il imagine trop bien son visage, son existence qui se décomposerait si elle l'apprenait.
Se doute-t-elle, lorsqu'elle installe en roucoulant sa progéniture à l'arrière de la voiture, qu'à sa propre place, sur ce même fauteuil de jeune mère de famille, une vingtaine de prostituées se sont succédé, et qu'elles ont pris le sexe de son mari dans leur bouche pour le faire jouir ?
Oui, elle se doute de quelque chose. Elle pense que la baby-sitter est peut-être la maîtresse de son mari. Au mois de juin, d'un ton léger, elle demande à la jeune fille combien de temps il faut pour rentrer chez elle le soir. Dix minutes. Elle lui demande s'il y a des embouteillages, vers minuit. Rarement, dit la jeune fille.
Elle réfléchit. Donc, il devrait être rentré en une demi-heure maximum, alors qu'il met plus d'une heure. Elle n'est pas d'une nature méfiante, mais elle est fine. C'est une femme calme, assez mûre pour ses vingt-huit ans. Elle est mariée depuis cinq ans à cet homme qu'elle aime profondément. Elle n'a jamais douté de lui.
— Es-tu heureux ? lui demande-t-elle le soir même.
— Le plus heureux des hommes.
— Est-ce que tu m'aimes ?
— Plus que tout.
— M'as-tu déjà trompée ?
— Jamais.
— As-tu déjà eu l'envie de me tromper ?
— Jamais.
Elle le regarde longtemps. Il ne cille pas. Il n'a pas l'air coupable. Mais elle met quand même son plan en action, pour en avoir le cœur net. Elle demande à sa sœur de lui prêter sa voiture pour deux jours. Elle case l'aînée chez une amie pour la nuit. Elle organise une soirée au cinéma et au restaurant pour son mari et elle-même. La baby-sitter vient garder le bébé. Ils rentrent vers minuit. Elle paie la jeune fille. Son mari est resté dans la voiture pour la ramener. Elle entend la portière qui claque et la voiture qui démarre. Elle bondit dans la chambre de son fils et le prend dans ses bras, le plus doucement possible. Elle le pose dans un couffin, sort de l'appartement et se met au volant de la voiture de sa sœur, ayant installé le bébé à l'arrière. Elle ne voit plus la voiture de son mari, mais elle connaît sa direction, car elle sait où habite la jeune fille. Au bout de quelques minutes, elle a rattrapé la voiture, et la suit de loin. En regardant sa montre, elle voit que le trajet n'a pas pris plus de dix minutes. Le véhicule bleu métallisé s'est arrêté, la jeune fille descend, fait un signe de la main, tape son code d'entrée, et s'engouffre sous une porte cochère. Ce n'est donc pas elle, la maîtresse de son mari. « Et maintenant, qu'est-ce que tu fais ? » siffle-t-elle entre ses dents.
Pour rentrer chez eux, il devrait prendre la première à gauche. Mais il va tout droit, et il va vite. Elle le suit à travers les rues sombres et vides. Le bébé dort. Elle a peur, elle se sent mal ; son cœur bat fort. Mais elle veut, elle doit savoir. Le bois s'avance vers eux, tentaculaire et noir. Elle suit toujours son mari. Il y a beaucoup de voitures dans le bois ; elle a peur de le perdre. Où va-t-il ? Elle ne comprend pas. A-t-il une maîtresse qui habite de l'autre côté du bois ?
Puis elle voit les prostituées. Aguichantes, parquées à quelques mètres les unes des autres, elles exposent seins, fesses et cuisses aux voitures qui passent lentement. Elle sent sa gorge se contracter. Le bébé à l'arrière gémit dans son sommeil. La voiture de son mari s'arrête. Elle freine, et la voiture derrière elle klaxonne. Rapidement, elle le dépasse, surveillant son rétroviseur, puis s'immobilise un peu plus loin, les yeux rivés au miroir rectangulaire. Elle voit une prostituée monter dans la voiture de son mari. Le bébé grogne. Il a perdu son pouce. Elle ne l'entend pas. La voiture bleue tourne sur place ; vite, elle l'imite, faisant crisser les pneus. Il s'engage dans un chemin désert. Elle éteint les phares et roule lentement derrière lui. Le silence s'abat sur le bois. On n'entend plus les rires gras, le passage des voitures. Il a coupé le moteur. Elle fait de même. On ne voit pas grand-chose. Le bébé s'est rendormi. Elle sort de la voiture et referme doucement la porte. Sous ses sandales, il y a un épais tapis de mousse et de brindilles. Il fait bon, la nuit est fraîche. On se croirait à la campagne. Elle avance vers la voiture bleue.
Alors la lune, comme pour la narguer, sort de derrière un nuage. Elle découvre le visage de son mari, crispé par le plaisir. Elle s'approche encore, une grande déchirure dans la poitrine. Elle voit entre les jambes de son mari une tête brune affairée, qui monte et qui descend.
Puis le bébé pleure soudain, fort dans la nuit. L'homme sursaute, ouvre les yeux et découvre sa femme debout devant la voiture. Il se fige, glacé d'horreur. La prostituée relève la tête et regarde elle aussi, interdite, cette jeune femme baignée par le clair de lune, belle et triste.
Sa femme le contemple avec tristesse, avec douleur, avec dégoût. Avant de s'en aller, elle enlève son alliance et la pose délicatement sur le capot de la voiture, sans un mot.
II. LE CARNET ROUGE
« L'homme qui aime normalement
sous le soleil adore frénétiquement sous la lune. »
Guy de Maupassant (1850-1893),
Sur l'eau.
2 mai
Guy est irréprochable. Il est d'un ennui mortel. Que faire, à part le tromper, ce qui est déjà le cas depuis belle lurette ?
Je rêve d'un mari galant, d'un époux tombeur, bourreau des cœurs, coureur, trousseur de jupons, magnifique séducteur, sublime salopard !
Hélas !
Je partage le lit aseptisé d'un homme fidèle. Je porte le nom d'un paisible père de famille qui me prend tranquillement, à la papa, en susurrant des mots plus tendres qu'excitants, en distribuant des baisers plus sages que chavirants, m'obligeant, afin d'atteindre le nirvana, à m'abîmer dans quelque polissonne vision de luxure et de stupre, où il est question de violences inavouables, positions complexes et vocabulaire graveleux.
21 mai
Mon mari m'ennuie.
C'est affligeant, mais véridique.
Mes enfants sont beaux, mais n'ont pas réveillé en moi d'instinct maternel hors pair. Je les aime, certes, mais c'est la nourrice qui les élève. Loin de moi l'idée de m'occuper de biberons, couches, promenades et vaccins.
Je le trompai pour la première fois un mois après mon mariage, avec un ex. Je me disais que cela ne comptait pas, puisque ce n'était pas nouveau.
Puis je compris qu'il n'y avait que cela qui comptait.
Mais je dus vite me rendre à l'évidence. Tromper un mari qui ne se doute de rien est presque aussi ennuyeux que de ne pas le tromper du tout.
4 juin
Voici cinq ans que je le trompe. Tout le monde le sait, sauf lui. Il passe pour un cocu. Il est ridicule. J'aurais tant aimé qu'il me frappât, qu'il me battît, qu'il m'insultât, ou qu'il me rendît la pareille !
Ah, le trouver au lit avec ma sœur, ou ma meilleure amie, ou la femme de ménage, ou même sa cousine, sa nièce, sa filleule, quel bonheur ! Quelle épouse bafouée magnifique je serais, quelles scènes épouvantables je lui ferais, suivies de vibrantes retrouvailles sur l'oreiller…
Las ! L'oreiller dudit lit conjugal dort d'un sommeil de cent ans. Et moi, je ne suis qu'une bourgeoise qui s'ennuie avec un mari trop bon (devrais-je dire trop c… ?) et qui, à trente-deux ans, a déjà un pied dans la tombe.
11 juillet
Je choisis mes amants avec finesse. Ils ne font que rarement partie de mon cercle. D'ailleurs, les pères de famille me font braire. Ils sont pressés et regardent trop souvent leur montre.
Je leur préfère des jouvenceaux à la chair ferme qui veulent bien se laisser aller à mon expérience sans tenter de prendre le dessus (dans tous les sens du terme), comme leurs aînés.
Pourquoi Guy ne se doute-t-il jamais de rien ? Pourtant, je m'efforce de laisser traîner des indices compromettants, afin de piquer sa curiosité. Devant une chaussette masculine qui n'est pas la sienne, trouvée au fond du lit, il sourit, et la met de côté.
Il n'y a rien de plus bête qu'un mari fidèle.
D'ailleurs, cela n'existe pas, un mari fidèle. Guy, c'est une erreur de la nature, un couac de l'embryogenèse. Dans ses veines doit couler le sang somnolent de quelque dynastie éteinte par manque de passion, ou appauvrie par une consanguinité dénuée d'imagination.
28 août
Pourtant, il n'est pas idiot, ce pauvre Guy. Il est simplement complètement fidèle.
Depuis que nous sommes mariés, j'échafaude des stratagèmes machiavéliques pour qu'il me trompe enfin.
Je recrutai des créatures de rêve, qui sans délicatesse aucune se vautrèrent nues à ses pieds.
En vain. Il leur brandissait son alliance comme l'on agite un crucifix devant un vampire assoiffé d'hémoglobine.
Alors il fallut bien que je me résigne. Guy ne me tromperait jamais. Cela ne faisait pas partie de son patrimoine génétique.
3 septembre
Il n'y a rien de plus soporifique qu'un mari fidèle, surtout quand c'est le vôtre.
Lorsqu'il s'endort près de vous le soir après avoir effectué son devoir conjugal, et qu'il vous murmure : bonsoir chérie, la nuit – si jeune encore ! – s'étend platement devant vous comme la mer Morte, ou une toundra aride sans relief, sans surprise, sans anfractuosités.
Un mari qui ne fait pas de bêtises est un mari médiocre. Un époux déloyal, voilà ce qui pimente un mariage ! Un mâle infidèle exsude le péché, suinte la lascivité, respire la concupiscence ; quand on se couche près de lui, on songe aux égarements libertins de sa journée, à ces autres femmes qu'il a dû faire jouir, et on écoute, béate, les mensonges alambiqués qu'il débite avec tant d'ingéniosité.
On ne doit jamais s'ennuyer, avec un mari volage.
10 octobre
Pourquoi ce carnet rouge ? Pour pallier mon ennui. Il ne me quitte pas. Je le ferme avec un minuscule cadenas. Je garde la clef dans une cachette sûre. Personne ne le lira. Un jour, je le brûlerai.
17 novembre
Guy m'a chargée de trouver un nouvel appartement, car notre bail ne sera pas renouvelé. Je dois dénicher un quatre-pièces agréable dans un quartier calme.
1er décembre
Le déménagement fut épuisant. Pendant longtemps, je n'eus pas le courage de déballer les dernières boîtes en carton. Elles restèrent entassées dans l'entrée.
Un jour de pluie, alors que les enfants étaient à l'école et que je n'attendais personne, je décidai de les ranger enfin.
Il s'agissait de paperasses, de fiches de paie, de comptabilité, vieilles photos, cartes routières, dépliants, tout ce que l'on peut amasser avec les années.
Le sommeil me gagne. Ou le courage me manque. Je continuerai plus tard.
18 décembre
J'ai trouvé un café sympathique, où j'aime venir lire les journaux et écrire. Je dois continuer mon histoire. Dehors, il pleut.
Cette paperasse, donc.
Je la triai comme je pus, jetant ce qui me semblait inutile, mettant de côté les choses pouvant encore servir.
C'était un carnet, un peu comme le mien, mais plus grand et sans cadenas. Je ne l'avais jamais vu. Je l'ouvris. Il y avait des prénoms de femmes, des dates et des lieux. C'était l'écriture de Guy.
Cela donnait, à titre d'exemple :
Paris, hiver 78 :
Laure
Yvette
les sœurs Rondoli
Étretat, printemps 80 :
Fifi
Ludivine
Harriet
Fécamp, juin 82 :
Adrienne L.
Puis il y avait des commentaires, certains avec fautes d'orthographe (que je ne reproduirai pas), comme :
Côte d'Azur, été 84 :
Hermine (dite le Postillon)
Rosalie (bonne)
Adélaïde (trop grosse)
Lise (nulle)
Moi, je n'y étais pas. J'eus beau chercher, je ne me trouvai pas. Cela me vexa.
Je vais commander un autre café.
20 décembre
Il faut bien que j'en finisse avec cette histoire.
Il faut bien que je parle des autres noms de femmes, celles d'après notre mariage. Ce sont des prénoms qui ne me disent rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il les a eues à Paris, surtout durant mes grossesses, puis épisodiquement. Mais depuis un an, les pages du carnet affichent de mystérieuses initiales sans dates, ni lieux, ni commentaires.
Cela ne me dérange pas d'apprendre qu'il a eu des maîtresses. Au contraire, cela me rassure.
Ce n'est pas cela qui me dérange. Ce qui me dérange, c'est que je pense que Guy ne m'aime plus. D'ailleurs, je crois qu'il ne m'a jamais aimée.
Le masque du benêt est tombé. Je vois le vrai visage de Guy.
Et ce visage me paraît tout à coup sublime.
24 décembre.
Chère Jeanne,
Mon écriture dans ton journal intime et secret va te faire sursauter.
Ah, tu l'as enfin trouvé, mon carnet ! Et moi, je suis venu à bout du cadenas sur le tien. Dieu sait que je t'ai mis ce carnet sous le nez depuis des années. Tu ne l'as jamais découvert. Je voulais voir jusqu'où te mèneraient ton effronterie et ta vanité. Tu pensais être la seule à tromper, à mentir. Tu y prenais un plaisir exquis. C'était divertissant. Pendant cinq ans, je me suis amusé à jouer au niais, au bon mari, à l'époux honorable, au cocu qui ferme les yeux. Mais tu penses bien, ma chère Jeanne, que cela ne peut pas durer une vie entière.
Pas une fois tu n'as pu imaginer que, moi aussi, je te trompais. Pas une fois tu n'as eu de soupçons. Tu trouvais cela impayable, de faire passer ton mari pour un imbécile. Ma pauvre Jeanne. Que vas-tu devenir maintenant ? Et tes chers collégiens ? Te tentent-ils autant à présent ? Qui vas-tu pouvoir tromper ? À qui vas-tu mentir ?
Je t'imagine, figée au-dessus de ces pages, dans ce café où tu traînes depuis quelque temps. Et le pire, c'est que tu dois être en train de te rendre compte que tu m'aimes. Je vois d'ici l'amour poindre sur ton museau aigu comme le soleil se levant pour la première fois.
Je vais te quitter, ma pauvre Jeanne, pas seulement en bas de cette page, mais pour toujours, parce que je n'ai plus rien à te dire.
Tu ne m'amuses plus. Tu m'ennuies. Que Dieu te garde, en ce jour de Noël tu avais raison, va ! Les maris fidèles, cela n'existe pas.
Guy.
III. LA JEUNE FILLE AU PAIR
« Car c'est double plaisir de tromper le trompeur. »
Jean de La Fontaine (1621-1695),
Le Coq et le Renard.
Au dernier étage d'un magasin luxueux de la rue de Passy, deux jeunes femmes déjeunaient légèrement d'une tourte Château-Thierry et d'une salade Vaux-le-Vicomte. Le restaurant où elles se trouvaient dominait les toits gris de Passy, et possédait une atmosphère raffinée et feutrée qu'on eût dite d'outre-Manche.
L'une d'elles était blonde, au teint pâle et délicat, aux yeux bleu clair ; elle portait une veste autrichienne lapis-lazuli, gansée de soie bistre, avec des boutons ronds et dorés qui rappelaient les boucles d'oreilles fixées sur ses lobes fins. Ses cheveux lisses, ramenés en arrière par un catogan de gros-grain noir, dévoilaient un front enfantin, où quelques rides se voyaient à peine.
Ses doigts blancs semblaient trop fragiles pour arborer à l'annulaire gauche un diamant rond, et à l'auriculaire droit une lourde chevalière en or.
L'autre jeune femme portait une redingote en panne de velours pourpre sur un chemisier en shantung ivoire. Une croix d'or pendait d'un ruban de velours noir ajusté à son cou. Ses cheveux mordorés flottaient autour d'un visage expressif, un peu marqué, aux yeux noisette, aux pommettes hautes et aux lèvres fines et rouges. Sur ses mains carrées aux ongles courts, on ne voyait briller qu'une alliance.
Marguerite, la blonde, était attachée de presse pour une maison de prêt-à-porter. Marie, la brune, dirigeait la publicité d'un magazine hebdomadaire féminin. Elles n'étaient pas de grandes amies, mais déjeunaient ensemble une fois par mois pour leur travail et prenaient plaisir à se retrouver.
À une table voisine, une femme élégante et plus âgée s'installa. Elle leur adressa un sourire cordial, puis se plongea dans un dossier en attendant son invitée. Marguerite et Marie lui sourirent poliment en retour, penchées elles aussi sur des dossiers de presse.
— Vous avez vu ? murmura Marie.
— Oui. Elle s'est fait lifter, répondit Marguerite à voix basse.
— C'est raté, je trouve.
— Monstrueux.
— Ne regardez pas maintenant, mais Marie-Hélène vient d'arriver avec le même sac que vous.
Marguerite darda l'objet d'un prompt coup d'œil, puis retroussa un sourcil dédaigneux.
— C'est un faux. Ce coloris n'existe pas. Elle a dû le commander place du Palais-Bourbon, chez celui qui fait d'assez bonnes imitations.
Marie remit de l'ordre dans les papiers.
— Où en étions-nous ?
— Je vous parlais du lancement du parfum.
— Bien. Voici ce que je vous propose.
Marguerite écoutait, distraite. Elle regardait par la fenêtre d'un air las.
Marie la dévisageait.
— Qu'avez-vous ?
Marguerite commanda les cafés, et joua avec une cuiller.
— Je suis épuisée.
— Vous avez l'air fatigué.
— Je le suis.
— Avez-vous une surcharge de travail en ce moment ?
— Pas plus que d'habitude.
Marie but son café. Marguerite ne toucha pas au sien.
Puis elle dit :
— Je ne sais pas si je dois vous le dire… Après tout, nous ne nous connaissons pas intimement…
— Parfois, c'est plus facile de parler à quelqu'un qu'on connaît moins bien.
— C'est vrai.
Silence.
— Si vous voulez, vous pouvez vous confier à moi.
Marguerite hésita.
— J'ai envie de vous en parler. J'aurais trop honte de raconter cela à mes meilleures amies.
— J'imagine que cela concerne votre mari ?
— Oui, bien sûr.
Marguerite avait rougi. Elle baissa les yeux. Puis elle affronta le regard sombre de Marie.
— Promettez-moi que vous n'en parlerez à personne.
— Ma chérie, je vous le jure sur la tête de ma fille.
Marguerite hésita de nouveau. Elle but son café, qui tiédissait, et regarda autour d'elle, étudiant ce brouhaha de déjeuners bourgeois, le va-et-vient des serveuses, le défilé incessant de femmes bien mises. Elle remarqua, pour la première fois, qu'il n'y avait pas d'hommes dans ce restaurant ; c'était un gynécée ouaté, où l'on venait entre femmes pour parler d'hommes.
Marie, la voyant temporiser, s'approcha pour dire à voix basse :
— Votre mari a fait des bêtises ?
Marguerite baissa son regard d'azur.
— Oui.
— Qu'a-t-il fait ?
Marguerite la regarda enfin.
— Jean me trompe.
— Il vous trompe ?
— Ne parlez pas si fort, on nous observe, fit Marguerite sèchement. Oui, Jean me trompe !
— Comment le savez-vous ?
Marguerite commanda un autre café.
— Je le sais.
— Avez-vous trouvé des indices ?
Marguerite ricana, dévoilant de minuscules incisives blanches.
— Je l'ai vu.
Marie se redressa.
— Vous l'avez vu en train de vous tromper ?
— Oui.
— Ma chérie, quelle horreur !
Silence.
— C'était qui ?
— La jeune fille au pair.
Silence, de nouveau.
— C'est horrible.
— Absolument horrible, répéta Marguerite.
— Vous en êtes sûre ? Vous n'êtes pas en train de divaguer ?
— Reste-t-il encore quelque chose à imaginer quand on surprend son mari au lit avec la jeune fille au pair ?
— Quelle horreur, répéta Marie. Qu'allez-vous faire, ma chérie ?
Marguerite sourit encore.
— Ce que je vais faire ? Vous voulez le savoir ?
— Oui, mais ne faites pas d'idiotie, Marguerite. Moi, je serais capable de me tuer si mon mari me faisait cela.
— Non, je ne vais pas me tuer.
— Alors j'aurais une dépression.
— Non, je ne vais pas avoir une dépression.
— Alors je le quitterais.
— Je ne le quitterai pas non plus.
— À cause des enfants ?
— Évidemment, à cause des enfants. J'ai une bien meilleure idée.
— Laquelle ?
— Je vais le tromper, ma chère ! Je lui raconterai mon aventure avec chaque détail scabreux. Il va se tordre de douleur, mordre la poussière. Il regrettera ce qu'il m'a fait pour la fin de ses jours. Ce sera ma suprême vengeance.
— Œil pour œil, dent pour dent ?
— Parfaitement.
— Avec qui allez-vous le tromper ?
— Avec son meilleur ami, Pierre.
— Vous êtes folle ! Votre mari va vous tuer. Marguerite rougit à nouveau, mais de rage cette fois.
— Folle ? Mettez-vous à ma place ! Imaginez qu'en rentrant chez vous à l'improviste, en pensant à autre chose, à un sitting, aux collections ou à un mailing, vous allez dans votre chambre et vous découvrez une vision d'horreur. Votre mari au lit avec une Suédoise de dix-huit ans.
Marie frissonna.
— Comment est-elle, cette Suédoise ?
Marguerite alluma une cigarette.
— Beaucoup trop séduisante. Blonde, un corps de rêve. Je n'aurais pas dû l'embaucher. Cependant, voyez-vous, je croyais Jean au-dessus de ce genre de chose. C'est un homme très occupé. Il est pris par la banque, le Dow Jones, le CAC 40, par ses week-ends de chasse, ses parties de polo. Je suis abasourdie. Comme quoi les hommes sont des bêtes, au fond, vous ne trouvez pas ?
— Absolument. Il vaut mieux recruter une vieille Philippine moche et grosse. Je n'aurais pas été tranquille, sachant mon mari seul à la maison avec une Sharon Stone bis. Il ne faut pas les tenter, ces messieurs ! Surtout ceux qui ont la trentaine.
— Il paraît qu'à cinquante ans, soupira Marguerite, c'est encore pire, à cause du démon de midi. Il commence un peu tôt, le mien, avec son démon de huit heures du matin, vous ne trouvez pas ?
Elle éteignit sa cigarette, puis demanda l'addition.
— Comment allez-vous vous y prendre, avec son ami Pierre ? questionna Marie.
— J'irai droit au but. Je lui demanderai de coucher avec moi.
— Et s'il refuse ?
— Il ne refusera pas.
— Avez-vous séduit beaucoup d'hommes depuis votre mariage ?
Piquée, Marguerite haussa les épaules.
— Séduire un homme, cela ne s'oublie pas, ma chère. Même si l'on est mariée depuis dix ans.
— Avez-vous parlé avec Jean ?
Marguerite alluma une autre cigarette.
— Il ne sait pas que je sais. Je suis sortie de la pièce sans bruit. Ils ne m'ont pas vue.
— Ils dormaient ?
— Non. Ils baisaient, ma chère. Il la prenait par-derrière, comme une chienne.
— C'est épouvantable.
— Épouvantable. En pleine matinée, dans ma chambre. Dans mon lit.
— C'est ignoble. Comment avez-vous pu dormir dans votre lit, ce soir-là ?
— Je n'ai pas pu.
— Où avez-vous dormi, alors ?
— Je vais dormir chez Pierre, ce soir. C'était ce matin. Regardez, j'ai mon baise-en-ville.
Elle montra un gros sac Kelly.
— Vous m'impressionnez, Marguerite.
— Vous feriez la même chose, à ma place.
— Je crois que je les aurais tués tous les deux.
— Je dois être plus calme que vous.
— Et plus machiavélique. Et si Pierre vous dit non ?
— Un homme ne peut refuser une femme qui se donne à lui comme je vais le faire. Pierre ne résistera pas, même si je suis l'épouse de son meilleur ami. Au contraire, cela devrait l'exciter davantage.
— Et après ?
Une moue.
— Après, on verra.
— Donc, vous n'aviez jamais trompé Jean ?
— J'aurais dû. Je me sens si bête, si gourde ! Si j'avais su…
Marie rit doucement.
— Moi, je l'ai fait.
— Vous avez trompé votre mari ?
— Oui. Je venais d'avoir ma fille. Je me trouvais moche. C'était au Touquet, pendant l'été. Mon mari travaillait à Paris.
— Et alors ?
— Et alors, il y avait un jeune homme, pas mal, un peu plouc, qui me tournait autour. J'accompagnais mes beaux-parents sur le golf, et il me suivait. Finalement, j'ai dit oui, parce que je m'ennuyais. On a fait l'amour dans un rough, très vite.
— C'était bien ?
— Non, pas génial. Après, je lui ai dit que mon mari allait revenir, qu'il fallait qu'il me laisse tranquille. Je n'ai même pas su son nom.
— Et depuis ?
— Depuis, je suis fidèle. J'ai peur du sida.
— Ciel ! s'exclama Marguerite, en laissant tomber sa cigarette.
— Quoi ?
— Les capotes !
— Quoi, les capotes ?
— Je n'ai pas de capotes !
— Et alors ?
— Je ne peux pas coucher avec Pierre sans capotes, voyons !
— Pierre a-t-il une tête de contaminé ?
— Non, il a une tête de banquier. Mais vous savez, ma chère, à notre époque, on ne peut pas prendre de risques.
— Croyez-vous qu'il en a mis, des capotes, votre mari, avec la Suédoise ?
— La Suède est un des pays où l'on en utilise le plus. Les Nordiques sont hypercapotés.
— Allez donc en acheter à la pharmacie. Comme cela vous aurez un paquet prêt dans votre baise-en-ville.
Marguerite se mordait les lèvres.
— Je suis embêtée.
— Par quoi ?
— Cela me gêne d'en acheter.
— Je les achèterai pour vous, si vous voulez.
— Figurez-vous que je n'ai aucune idée de comment cela se met. Je me suis mariée avant la psychose du sida. Je n'ai jamais mis un préservatif à un homme de ma vie.
— Votre Pierre saura, lui. D'habitude, ils l'enfilent eux-mêmes. Cela se déroule comme une chaussette. Il ne faut pas se tromper de côté. C'est un coup de main.
— Tout cela fiche en l'air mon plan. Comment voulez-vous que je le séduise si je dois lui enfiler cette chose ?
— Il le fera lui-même.
— Oui, mais qui parle de capote, lui ou moi ? Comment cela se passe, maintenant ? C'est la première fois que je me retrouve dans ce genre de situation. Et que faut-il dire, exactement ? « Avez-vous pensé à mettre un bidule… un machin…» Quelle horreur ! Cela me coupe mes effets.
— Moi, je ne dirais rien, et je la lui mettrais moi-même.
— Et si je me trompe de côté ? Et s'il perd ses moyens parce que je farfouille trop ? C'est un cauchemar, cette histoire de capotes.
— Il y a des tailles et des genres différents.
— Non !
— Si. Il y a colossal, super-colossal et extra-super-colossal.
— Cela signifie quoi ?
— Que les hommes supportent mal l'idée d'entrer dans une pharmacie pour demander un paquet taille « moyenne ». Puis il y a lubrifié, pas lubrifié, goût vanille, poire, banane, fraise, fluorescent, vert ou rose, à motif, ou sans, avec stimulateur ou sans, avec réservoir ou sans… Je continue ?
— Où avez-vous appris cela, Marie ?
— À un moment, je ne supportais plus la pilule. Mon mari était bien obligé de faire attention. Voulez-vous que nous allions en acheter ? Je vous aiderai à choisir.
Marguerite poussa un soupir.
— Oh non, merci, ma chérie. Je crois que je vais tout simplement aller casser la figure à mon époux. C'est moins compliqué.
Elle changea le gros diamant de doigt, le mettant à l'annulaire de sa main droite. La bague s'entrechoqua avec l'épaisse chevalière. Elle ferma sa main et l'observa.
— Regardez mon joli poing américain. Cette bague de fiançailles va enfin servir à quelque chose, dit-elle.
— Quoi donc ?
— Si je vise bien, à faire sauter son bridge.
IV. LA LETTRE
« Il faut être assez fort pour se griser avec
un verre d'eau et résister à une bouteille de rhum. »
Gustave Flaubert (1821-1880),
Carnets.
Allô, c'est SOS Couples en détresse ? Bonjour, madame. Je vous appelle parce que… Voilà… C'est très simple. Il m'est arrivé une chose incroyable, oui, une chose incroyablement horrible, il faut que j'en parle, il faut que j'en parle à quelqu'un, je ne peux absolument pas le dire à ma mère, et j'ai pensé, pourquoi pas vous, puisque j'ai vu votre pub dans le métro. Vous voulez que j'expose le problème ? J'expose… Comment commencer, comment trouver les mots, je ne sais pas… Oui, j'essaye de me calmer. Une respiration profonde, dites-vous ? Je vais essayer. Voilà. Je suis mariée. J'ai trente ans. Je m'appelle Emma. Mon nom ne vous intéresse pas ? Ah bon. Je continue. J'ai un enfant, qui va avoir deux ans. Voilà ma vie. Vous ne me voyez pas, alors je me décris, une jeune femme brune aux yeux noirs, aux pommettes roses – cela ne vous intéresse pas non plus ? Ah bon. Que fait-on quand on apprend que son mari vous trompe ? Pardonnez-moi de vous poser cette ; question aussi brutalement, mais c'est pour cette raison que j'appelle. Que dois-je faire maintenant ? Elle paraît idiote, cette question, et j'espère que vous n'êtes pas en train de sourire, c'est idiot, c'est banal, oui, les maris trompent toujours leur femme, on nous le dit, on nous prévient, quand on est toute petite, on voit son père tromper sa mère, son oncle tromper sa tante, son grand-père sa grand-mère, oui, on sait tout ça, on le sait, mais quand c'est votre mari, votre mari à vous, celui-là même à qui vous avez dit oui, toute rosissante dans une église fleurie avec une belle robe blanche, celui-là même qui vous a fait un enfant et qui projette de vous en fabriquer d'autres, celui-là même qui dit vous aimer et qui est si gentil, si tendre, figurez-vous qu'il descend même la poubelle, qu'il sait changer le petit, ne riez pas, s'il vous plaît, je vous ai entendue glousser, ce n'est pas drôle, non, eh bien, moi, je ne m'y attendais pas. Je ne voulais pas m'y attendre, je voulais croire que mon mariage à moi, il ne serait pas comme les autres. Les autres pouvaient se tromper et se retromper tant qu'ils le voulaient, mais pas moi. Pas mon mari à moi. Et pourtant, c'est ce qu'il a fait, mon mari à moi. Il m'a trompée. Je suis une femme trompée. Comment je l'ai su ? Ah, ça, ça vous intéresse, par contre ? Je vais vous le dire. Je vais vous le dire si vous arrêtez de sourire, je suis sûre et certaine que vous souriez, cela s'entend à votre voix, et je ne trouve pas cela drôle du tout. Voilà. Voilà. J'ai trouvé une lettre dans ses poches. Je faisais ses poches ? Pas du tout ! Ce n'est pas du tout mon style. Absolument pas. Disons que cette veste traînait… Ou plutôt, j'avais envie de mettre un peu d'ordre. Il est assez désordonné, mon mari. Je voulais emporter sa veste chez le teinturier, et comme il oublie souvent des choses dans ses poches… J'ai vu une enveloppe, avec son nom. J'ai ouvert, j'ai regardé. Voilà. C'était une lettre d'amour venant d'une femme. Vous vous en doutiez ? Ah bon, c'est si fréquent que ça, les lettres d'amour qui traînent ? Ah bon. Pourquoi l'a-t-il laissée dans un endroit aussi évident ? Mais je n'en sais rien, moi. Moi, je n'aurais jamais laissé traîner une chose pareille si j'avais un amant. Comment ? Vous dites qu'il voulait peut-être que je la voie ? Il veut que je sache qu'il me trompe ? Je ne vous suis plus. Pourquoi voudrait-il que je le sache ? Pardon ? Que dites-vous ? Parce qu'il… parce qu'il ne m'aime plus ?…
Non, je ne dis plus rien parce que je ne sais plus ? quoi dire. Ce que vous me racontez me bouleverse. Si j'ai la lettre sur moi ? Oui, bien sûr. Vous la lire ? D'accord. Attendez un instant. Voilà. « Mon amour, mon amour, mon amant, mon amant, le souvenir de ces moments passés avec toi me brûle encore et je ne vis que pour nos prochains rendez-vous ardents. Tu es le roi de mes nuits, tu es mon prince, mon dieu, mon souverain, je ne suis qu'une humble servante, esclave de ton amour. Oui, tu es le plus beau de tous les amants. Tu me combles de bonheur, et je me sens vibrer dès que je prononce ton prénom. » Il s'appelle Gustave. Vous trouvez cela vibrant, vous ? « Je t'attendrai, comme toujours, à l'endroit convenu. Je t'aime à la folie, je ne puis me passer de toi, tu me rends folle. Je te couvre de baisers passionnés, des pieds jusqu'à la tête. Ta Lili qui t'adore et qui t'aime. » Ta Lili ! c'est ridicule, n'est-ce pas ? Ta Lili ! Lili, moi je ne connais personne qui s'appelle Lili, pourtant, j'ai cherché, je me suis dit que cela pouvait être Élisa, ou Liliane, Eulalie ou Magali, ou même Valérie, j'ai regardé dans son carnet d'adresses, je n'ai rien trouvé. Pensez-vous ! Il s'est bien gardé d'y mettre les coordonnées de sa maîtresse… Alors, qui ça peut bien être, cette Lili ? Une fille qu'il a rencontrée à son travail ? Quelqu'un que je connais et qui se cache derrière ce nom ? Et cet endroit convenu dont elle parle, j'imagine que c'est chez elle, dans son appartement, ça ne peut pas se passer chez moi, j'y suis tout le temps. Un hôtel, vous croyez ? Un hôtel de passe ? Je n'arrive pas à imaginer Gustave dans un hôtel de passe. Il n'a pas une tête d'hôtel de passe. C'est quoi, une tête d'hôtel de passe ? Eh bien, je ne sais pas, moi, une tête louche. Comment ? Vous continuez à penser la même chose, qu'il voulait que je le sache ? Vous êtes têtue, vous alors ! Je vais être obligée de vous dire la vérité. J'ai honte, mais tant pis. Au point où j'en suis… Vous vous en doutiez ? Vous aviez raison. Oui, je faisais ses poches. Et même plus que cela, j'ai trouvé cette lettre dans son agenda, son agenda est dans son attaché-case, son attaché-case fermé à clef, la clef est sur son porte-clefs, qu'il porte toujours sur lui. J'ai dû ruser. C'était compliqué, mais j'y suis arrivée. Je suis un peu fouineuse, comme toutes les femmes. Je trouvais qu'il avait l'air bizarre dernièrement. Pourquoi ? Je ne sais pas exactement… Changé d'after-shave ? Mais oui ! Acheté un nouveau costume ? Mais comment le savez-vous ? Arrive en retard le soir ? Sifflote tout à coup sous la douche ? Mais vous le connaissez, ou quoi ? Vous m'épatez, madame. Il vous est arrivé la même chose ? Oui ? Ah bon ? Ah oui ? Et qu'est-ce que vous avez fait, vous, quand vous avez su qu'il vous trompait ?
Vous êtes partie ? Moi, je veux bien partir, madame, mais pour aller où ? Je ne vais quand même pas rentrer chez mes parents avec ma fille sous le bras ! Vous, vous l'avez fait ? Ah ! Si on ne part pas, ils recommencent ? Ah ! Il faut vraiment partir, d'après vous ? Ah ! Il faut leur dire qu'on sait ? Il ne faut plus rester avec un mari infidèle, c'est ça ? Mais puisque vous dites que tous les maris sont infidèles, pourquoi y a-t-il des couples qui restent encore ensemble ? Cela signifie qu'il y a bien des femmes qui acceptent, et qui restent. Elles ferment les yeux, ou alors elles ne fouillent pas dans les affaires de leur mari, elles n'ouvrent pas les lettres adressées à leur mari, elles ne se posent pas de questions s'il change d'eau de toilette, achète des costumes, rentre tard, sifflote sous la douche. Vous me dites qu'il y a un choix quand on apprend qu'on est trompée ? Soit on se tire, soit on s'écrase, si j'ose dire. Vous me conseillez de me tirer ? Avant même de lui avoir parlé ? J'embarque ma fille et hop ? Je ne lui dis même pas : « C'est qui, Lili ? » parce que moi je veux savoir qui c'est Lili, moi, madame, je refuse que cette Lili me pique mon mari, moi, j'y tiens, à ce mari ! Peut-être que vous votre mari à vous, vous étiez contente de vous en débarrasser, il sentait mauvais, ou il ronflait, ou il vous battait, je ne sais pas, moi, mais, moi, cela fait quatre ans qu'on est mariés, Gustave et moi.
Il peut être gentil, mon Gustave, très dévoué. Vous dites qu'il y aura d'autres Lili ? Excusez-moi de vous le dire, madame, mais je trouve que vous êtes d'un pessimisme navrant ! Vous êtes contre le mariage ? Je l'aurais deviné. Vous devez mépriser les hommes, ça s'entend. D'après vous, un pauvre type qui a une aventure de rien du tout avec une secrétaire, ou une caissière, ou une je ne sais pas moi, une paumée, mérite qu'on le plaque pour de bon ? Une épouse qui trouve une lettre d'amour ridicule, bourrée de fautes d'orthographe dans les affaires de son mari doit prendre ses cliques et ses claques ? Eh bien, bravo, madame. Je vous souhaite bien du bonheur dans votre vie étriquée. Je parie que vous avez une tête de vieille fille et que vous vivez avec un chat miteux, plantée devant « La Roue de la Fortune ». Vous riez ? Riez donc. Je préfère mille fois être une épouse compréhensive qu'une femme libérée. Bonsoir, madame. »
V. LE RÉPONDEUR
« Ne pouvant pas supprimer l'amour,
l'Église a voulu au moins le désinfecter et
elle a fait le mariage. »
Charles Beaudelaire (1821-1867),
« Mon cœur mis à nu ».
— Quelqu'un a encore tripoté le répondeur, il clignote !
— Quoi ?
— Mais enfin, regarde, il est cassé. Cela fait un jour qu'on l'a et il est déjà cassé.
— Tu as mal appuyé sur le bouton.
Charles se pencha sur la machine.
— Voilà. Tu as vu ?
Lola haussa les épaules.
— Je trouve qu'il est compliqué. Je ne m'y ferai jamais.
— Tu n'as qu'à demander à tes fils. Ils t'expliqueront.
Elle observa la petite boîte marron.
— Je dois être vieux jeu. Je déteste ces machines. Je n'aime ni laisser un message, ni écouter les messages qu'on me laisse. Je ne sais jamais sur quel bouton appuyer.
— Il est super-chouette, en plus, celui-là, lança Sébastien, dix ans. Il y a une voix qui donne le jour et l'heure exacte du message, ce que la plupart des gens oublient de dire, et il ne tient même pas compte des raccrochages !
— Comment ça ? demanda Lola. Alors il fait quoi, si quelqu'un raccroche ?
— Ben, il n'enregistre plus ce bip-bip-bip horrible. Il n'affiche même pas de message reçu. Il ignore le raccrochage.
— Et en plus, ajouta Benjamin, onze ans, on peut l'interroger à distance.
— Incroyable, fit Lola, ironique.
— Tu devrais apprendre à t'en servir, au lieu de critiquer bêtement, dit Benjamin.
— C'est très pratique, un répondeur, déclara Sébastien.
La sonnerie du téléphone retentit et toute la famille se dressa.
— On va le tester. En place ! cria Charles, excité comme un gamin.
Tous observaient la boîte brune. À la troisième sonnerie, on entendit la voix grave de Charles retentir dans la pièce : « Bonjour ! Vous êtes bien au 40-89-34-56. Vous pouvez laisser un message pour Lola, Sébastien, Benjamin ou Charles, et ils vous rappelleront. Parlez après le signal sonore, merci et à bientôt. »
— C'est trop long, ton message, dit Lola.
— Chut ! Écoute !
« Bonjour, c'est Alexandre pour Benjamin. Il peut me rappeler quand il veut. Au revoir. »
Un cliquetis de machinerie complexe se fit entendre, puis une étrange voix métallique : « Samedi, dix-huit heures trente-trois. »
— Extraordinaire, non ? fit Charles. Regarde, chérie, je vais te montrer comment écouter ce message. C'est simple. Imagine qu'en entrant à la maison, tu voies que ce témoin-là s'est allumé. C'est donc qu'il y a un message. Pour l'écouter, tu appuies ici. Essaie.
Elle appuya, et le message d'Alexandre défila de nouveau, ainsi que la voix métallique.
— Maintenant que tu sais qu'Alexandre a appelé, tu as deux possibilités. Tu peux effacer le message, mais comme il est pour Benjamin, il ne vaut mieux pas.
— Ah, que non ! bougonna l'intéressé.
— Alors tu le laisses tel quel jusqu'à ce que Benjamin l'écoute, et l'efface lui-même. Mais imaginons que ce message ait été de… je ne sais pas moi, Sylvie, ou une autre de tes copines…
— Sarah ! minauda Benjamin, main sur la hanche.
— Caroline ! chantonna Sébastien en se dandinant.
— Arrêtez, les garçons, vous êtes idiots.
— Je reprends, fit Charles. Donc, tu trouves un message qui t'est destiné. Tu l'écoutes en appuyant sur le bouton, puis à la fin, tu l'effaces, comme ceci. Je peux ? demanda-t-il à Benjamin, qui hocha de la tête.
Charles appuya sur une autre touche. On entendit le message se rembobiner.
— Voilà ! Effacé. Facile, non ?
— Y a un autre truc qu'il faut expliquer à maman, dit Sébastien. Quand on prend un appel au moment où le répondeur se déclenche parce qu'on a oublié de l'éteindre, ça enregistre la conversation. Et comme ça use la cassette, il ne faut pas oublier de tout effacer après.
— Très bon point, approuva Charles. Tu as compris, chérie ?
— Je crois.
— Tu vas voir, cela va te changer la vie, ce répondeur !
Plus tard, Lola dit à son mari :
— Tu me trouves idiote parce que je ne sais pas comment faire marcher le répondeur ?
Il la regarda avec surprise.
— Mais enfin, Lola !
— J'ai l'impression que tu me trouves idiote.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Je me sens vieille et moche.
— Tu as trente-trois ans !
— Et ça se voit.
— Tu es folle. Tu es belle, et tu le sais.
Le lendemain, quand elle rentra de ses courses, le voyant du répondeur était au rouge. Elle posa ses paquets et s'agenouilla près de la machine. Très concentrée, elle appuya sur un bouton. Un message pour l'aîné, un autre pour le cadet. Rien pour elle. Elle se sentit déçue, mais fière d'avoir su faire fonctionner l'appareil. Alors qu'elle déballait ses sacs dans la cuisine, le téléphone sonna. Perchée sur un tabouret à ranger des pots de confiture sur une étagère, elle se permit le luxe de laisser la machine répondre à sa place.
C'était Charles.
« Chérie, c'est moi, je pars tout à l'heure comme prévu à Bruxelles pour une présentation. Ne m'attends pas ce soir, je passerai peut-être la nuit sur place, selon la tournure des événements. Si tu as besoin de me joindre, Nicole a toutes les coordonnées. Je t'embrasse ! »
Lola soupira en descendant du tabouret. Charles se déplaçait souvent. À l'aube de ses trente-quatre ans, il atteignait une position de plus en plus importante dans l'agence de publicité où il travaillait, et depuis deux ans il passait rarement une semaine complète chez lui. Lola s'était habituée tant bien que mal à ses absences. Les garçons avaient leur vie, leurs amis, l'école. Il lui semblait qu'elle n'avait plus rien. Les journées s'étendaient devant elle, plates, lisses et monotones. Elle aurait dû reprendre le travail après la naissance de Sébastien. Mais elle avait choisi d'élever ses fils. Pendant huit ans, ce fut épanouissant.
Les garçons grandissaient. Ils avaient moins besoin d'elle. Elle s'ennuyait. Surtout, elle avait peur de devenir ennuyeuse. Charles semblait heureux avec elle, mais l'était-il ? Elle devrait peut-être avoir ce troisième enfant, cette petite fille dont ils rêvaient. Il n'était pas trop tard, son trente-quatrième anniversaire était encore loin.
Lola s'installa dans le canapé et alluma une cigarette, songeuse. Le téléphone sonna encore. Elle ne bougea pas, laissant la machine répondre pour elle.
« Salut, ma cocote, c'est Sarah. C'est super, ce nouveau répondeur. Qu'est-ce que tu dirais d'un cinoche cet après-midi ? Rappelle-moi. Salut ! »
Elle n'avait pas envie de rappeler Sarah, dont l'enthousiasme l'agaçait parfois. Elle s'approcha du répondeur afin d'effacer les deux derniers messages. La machine obéit à ses ordres. Charles serait content ! Elle se rembrunit. Pourquoi toujours se référer à Charles ? Pourquoi s'efforçait-elle de bien faire, comme une élève devant son professeur ? Irritée, elle alluma une autre cigarette et décida de confectionner une tarte aux pommes pour les garçons. Et la journée se déroula ainsi, longue et grise, jusqu'à l'arrivée salvatrice de ses fils.
Charles fut absent une bonne partie de la semaine. Quelques jours plus tard, Lola reçut un appel de sa mère, qui vivait seule à Honfleur. Elle désirait voir sa fille et ses petits-fils.
— Emmène donc les garçons en Normandie pour le week-end, cela leur fera du bien, dit Charles. Et tu te reposeras aussi un peu.
— Je ne suis pas fatiguée, protesta-t-elle.
— Mais si, tu as des cernes !
Elle rosit.
— C'est parce que tu m'as empêchée de dormir une bonne partie de la nuit.
Il l'enlaça, flatta sa croupe d'une main affectueuse.
— Tu m'as manqué…
Charles s'était rarement montré aussi empressé depuis qu'il était rentré de Bruxelles. Ils avaient fait l'amour avec une fougue inhabituelle.
— Tu viendras aussi chez maman ?
Il nouait sa cravate.
— Je ne pense pas que je pourrai, chérie. Je voudrais profiter de l'appartement vide pour travailler et mettre de l'ordre dans mes fichiers. Tu comprends ?
— Oui, mais c'est dommage. Les garçons te voient si peu. Quant à maman…
— Tu sauras lui expliquer, n'est-ce pas, chérie ? Il faut que je file. À ce soir. Ne m'attends pas pour le dîner.
Il s'éclipsa. Elle soupira et remit en ordre le lit dévasté en se disant que si Charles se montrait aussi amoureux à chaque retour de voyage, cela n'était pas si mal.
Elle passa le week-end chez sa mère, avec ses fils. Le samedi soir, vers onze heures, elle appela Charles. Elle tomba sur le répondeur, ne sut que dire, et raccrocha. Où donc était-il un samedi soir, à onze heures ? Peut-être qu'il travaillait, qu'il laissait le répondeur en marche pour être tranquille. Elle rappela et laissa un message qu'elle trouva haché et gauche. Elle fit une autre tentative le lendemain, vers neuf heures, puis à midi. Toujours le répondeur et la voix enregistrée et gaie de Charles. Elle ne laissa pas de message. Vers dix-sept heures, alors qu'elle allait repartir avec ses enfants, Charles téléphona.
— Mais où étais-tu ? demanda-t-elle, agacée.
— Ici, voyons, je travaillais !
— Il y avait le répondeur.
— Tu sais bien que je voulais être tranquille, alors je l'ai laissé allumé.
— J'ai appelé plusieurs fois, je ne comprenais pas…
— J'ai eu ton message hier soir, en arrêtant de travailler, mais il était trop tard pour te rappeler. Je ne voulais pas réveiller ta mère. Vous rentrez ?
— On arrive, lâcha-t-elle, subitement lasse.
Une autre semaine se déroula, puis deux autres encore, grises et monocordes. Lola se sentit fatiguée. Elle était pâle, engourdie, amorphe. Son amie Sarah lui suggéra d'aller voir un médecin. Elle prit rendez-vous chez son généraliste, qui ne lui trouva rien d'alarmant. Il lui fit cependant une prise de sang et un prélèvement d'urine.
— Je vous appelle demain s'il y a quelque chose d'anormal. En attendant, reposez-vous et prenez des vitamines et du fer. Vous avez peut-être une légère anémie, l'analyse nous le dira.
Le lendemain, en rentrant à la maison, elle vit qu'il y avait un message sur le répondeur. C'était Caroline, une amie. Elle l'écouta à peine, puis se pencha pour l'effacer. La cassette se rembobina longuement. Elle se leva pour chercher une cigarette. Tout à coup, la machine émit des grésillements étranges.
— Zut ! j'ai dû me tromper de bouton !
Elle appuya sur une touche, puis sur une autre. Les crépitements cessèrent, mais la cassette se déroulait toujours. Elle ne savait comment l'arrêter, elle essayait toutes les touches.
— Oh ! Zut, zut et zut !
Elle imaginait déjà l'expression exaspérée de Charles.
Tout à coup, des éclats de voix se firent entendre. Après quelques minutes, elle reconnut la voix de Charles.
« Apollonie, je te demande de te calmer ! »
Lola se figea, s'approcha de la machine.
Une voix jeune et ferme de femme inconnue s'éleva.
« Comment veux-tu que je me calme, Charles ?
— Essaie, Apollonie, s'il te plaît. Cela ne sert à rien de se mettre dans des états pareils. »
Lola tentait de comprendre. Puis elle se rendit compte que Charles devait avoir décroché le combiné pour répondre alors que la machine se mettait en marche simultanément. Celle-ci avait enregistré une conversation entre Charles et cette inconnue, cette dénommée Apollonie.
Lola enclencha le bouton « pause ». La cassette s'arrêta. Avait-elle envie d'entendre la suite ? Ne devrait-elle pas tout effacer, comme si elle n'avait jamais entendu ces voix, pour vivre dans l'ignorance, se protéger ? Charles devait croire qu'il avait effacé cette conversation. Il avait dû faire une fausse manœuvre, et n'en gommer qu'une partie.
Sans hésiter davantage, Lola remit la cassette en marche en relâchant la touche « pause ».
« Voilà un an que tu me promets de quitter ta femme, un an que tu me dis que tu t'emmerdes avec elle, que tes gamins t'envahissent, que cette famille te pompe, que tu veux retrouver une deuxième jeunesse !
— Apollonie, écoute…
— Non, j'en ai marre, Charles. Tu sais bien que moi je peux te donner cette deuxième jeunesse, mais tu n'as pas le courage de quitter ta femme, voilà tout, tu n'es qu'un lâche !
— Écoute-moi. Ils ne vont pas tarder à rentrer.
— Alors n'oublie pas de défaire ton lit et de manger ce que Bobonne t'a laissé dans le frigo. Sinon elle va comprendre que tu n'as pas mis les pieds chez toi du week-end.
— Je t'appelle tout à l'heure, et on se voit demain à une heure, d'accord ? Tu t'es calmée ?
— Tu m'aimes ?
— Oui, bien sûr, mais arrête de jouer les petites filles gâtées, veux-tu ? Je ne peux pas tout balancer par la fenêtre, ma femme ne le supporterait pas. Elle a besoin de moi, tu sais. Je suis tout pour elle. Et mes fils sont en plein âge ingrat. Ce serait un crime de les quitter maintenant. Ils m'en voudraient leur vie entière. Il faut me donner du temps, ma jolie. D'accord ?
— D'accord, d'accord ! Mais je te préviens, je ne vais pas attendre dix ans. Dans dix ans j'aurai l'âge de ta femme. Tu ne voudras plus de moi. » Charles éclata de rire.
« J'aurais toujours envie de toi, de ton corps de déesse, de tes cheveux magnifiques… À demain, ma toute belle. On se retrouve rue du Dôme. » Apollonie envoya un baiser dans le combiné. Ils raccrochèrent tous les deux.
« Dimanche, dix-huit heures quinze », ânonna la voix métallique.
Avant que Lola pût réagir, le téléphone sonna de nouveau. Anéantie par ce qu'elle venait d'écouter, elle s'immobilisa.
Le répondeur se déclencha. Après le bip sonore, la voix de son médecin se fit entendre.
« Bonjour, ici le Dr Aupick. J'ai d'excellentes nouvelles pour vous, confirmées par la prise de sang. Vous attendez un bébé, chère madame ! Je vous prie donc de prendre contact avec votre obstétricien. Toutes mes félicitations, chère madame. Je vous envoie les résultats des analyses. À bientôt. »
« Jeudi, quinze heures trente-sept. »
Lola, tétanisée, ne bougeait plus. Elle respirait par saccades brèves, bouche ouverte, comme si elle venait de recevoir un coup violent dans le ventre.
Puis, très vite, avant de réfléchir, elle appuya sur la touche « Effacer » du répondeur. Tous les messages se rembobinèrent. Elle vérifia que la bande était vierge. Apollonie, Charles et le Dr Aupick s'étaient volatilisés.
Lola respira et se leva. Elle posa ses mains sur son ventre plat. Dedans, il y avait un bébé. Elle sourit. Ce serait une fille, elle en était sûre.
VI. LE CHEVEU
« Il vaut mieux encore être marié qu'être mort. »
Molière (1622-1673),
Les Fourberies de Scapin.
Cher Jean-Baptiste,
Oui, j'ai tout cassé. Il ne reste rien. Le service de cristal est en miettes. Le service de porcelaine est devenu un puzzle. Les tableaux sont lacérés. Les canapés éventrés. Les livres déchirés. La télévision et le magnétoscope hors d'état de nuire. Ton appareil photo prend un bain moussant. Tes costumes n'ont ni bras ni jambes. Tes chaussures se sont noyées dans de l'eau de Javel.
J'ai créé ce désordre assez méthodiquement. J'ai voulu m'attaquer à ce qui représentait nos huit ans de vie commune. Les albums photo m'ont fait de la peine. Ces images d'un bonheur évanoui, d'une félicité fugace, ces visages heureux, ces scènes familiales, notre voyage de noces, notre premier Noël, les anniversaires, les vacances, je n'ai pas pu les regarder. Alors je les ai brûlés, un à un, avec toutes tes lettres.
J'ai eu du mal avec les disques laser. Ils sont assez résistants. J'en suis venue à bout avec de gros ciseaux. J'ai surtout aimé détruire La Wally et cet air chanté à notre mariage : « Ebben ? Ne andro lontana. » Je crois que je ne veux plus jamais l'écouter.
Comment j'ai su ? Cela te travaille, n'est-ce pas ? Je t'imagine si bien, cette lettre entre les mains, tremblant, vacillant, à peine debout dans ce chantier, ce cimetière, ce chaos qui a été notre appartement, et tu ne comprends toujours pas comment j'ai su.
Pendant que tu te creuses la cervelle, je voudrais te dire une ou deux choses.
Je me souviens clairement de notre première rencontre. Nous avions vingt-cinq ans. Je te trouvais beau, grand, charmant. Tu m'as souri. Il y avait du monde à cette soirée. Nous nous sommes parlé. La nuit entière. Et nous nous sommes revus. Et nous nous sommes mariés. Puis il y a eu Angélique. Tu voulais une fille. Tu rêvais d'une fille. Quand elle est née, tu pleurais. Je me rappelle tes larmes et tes grandes mains sur son petit corps fragile. Tu m'as dit que c'était le plus beau jour de ta vie. Puis il y a eu Octave. Tu t'es moins intéressé à lui. Il le sait. Il le sent. Il n'a que quatre ans, mais il ressent tout. Il est d'une sensibilité extraordinaire et profonde, que tu n'as jamais remarquée. Il a compris que tu m'as fait du mal, même si j'ai veillé à ne rien dire aux enfants. Il m'a dit qu'il ne voulait plus que tu me fasses de la peine. Je crois qu'il a raison. Ils sont avec moi. Ils ne savent rien.
Je suis revenue ici, une dernière fois, et j'ai fait tout cela. Tu ne m'en croyais pas capable, n'est-ce pas ? Ta chère femme, si douce, si gentille, si bien élevée. Une mère si patiente. Une épouse exemplaire. Tu raconteras à l'assurance qu'une bande de voyous a saccagé ton appartement. Cela doit arriver tous les jours.
J'ai eu envie de te blesser en détruisant les objets que tu aimais. Cela m'a soulagée. Tu dois trouver cela indigne de moi. Mais je me sens mieux. Je contemple cette débâcle, et je respire. La violence est montée en moi comme l'éruption d'un volcan. Je l'ai laissée exploser. Maintenant je suis calme. La tempête est passée. Je sais que, désormais, je ne veux plus vivre avec toi.
J'ai compris cet été que tu me trompais. J'étais en Bretagne avec les enfants. Tu travaillais à Paris. À mon retour de vacances, je trouvai un long cheveu noir dans la baignoire. Personne ici, à part toi, n'a les cheveux noirs. Les tiens sont courts. Celui-là mesurait au moins trente-cinq centimètres. Il gisait sur l'émail blanc comme un long serpentin. Je l'ai regardé, puis j'ai rincé la baignoire. Je n'ai rien dit.
Quelques semaines après, j'en trouvai un autre sur ton chandail. Long et noir, alors que je suis châtain clair, tes enfants blonds, et la femme de ménage grisonnante. Encore une fois, j'ai gardé le silence. Tu me connais. Je ne suis pas le genre à faire du bruit. Je reste dans mon coin. Je note. J'observe. Je crois bien que je ne t'ai jamais fait une scène de ma vie. J'ai trop pris sur moi pendant des années. Ce que tu contemples en est le résultat. C'est dangereux, parfois, de ne pas se laisser aller à sa rage. Regarde où on en arrive.
Puis, un jour, je suis partie en voyage. Ta mère a gardé les enfants. En rentrant, j'ai trouvé un long cheveu noir sous ton oreiller. Alors, j'ai dû faire ce que les femmes font quand elles ont un doute. Je t'ai suivi. Cela m'a demandé une certaine organisation. On ne devient pas détective privé du jour au lendemain.
Je t'ai vu avec elle. Une grande fille aux cheveux longs et noirs, assez belle, souriante, mince et ronde à la fois. Vous étiez entrés dans un café près de ton bureau, en fin d'après-midi. Tu lui tenais la main. Tu la regardais avec tant d'amour, tant de passion, que je faillis vomir. Tu buvais ses paroles, tu caressais ses mains, ses épaules, ses cuisses sous la table. Vous vous êtes embrassés sensuellement. Je remarquai que tu ne portais plus ton alliance. C'est à ce moment-là que j'ai décidé de te quitter.
Le soir, quand tu es rentré, l'alliance était de nouveau à ton doigt. J'en étais certaine. J'attendais sa présence comme la confirmation de mes projets. Oui, j'allais te quitter. Pas tout de suite. Mais bientôt.
Je ne veux pas entendre tes explications. Je suppose que toute épouse trompée doit écouter les excuses de son mari. Moi, j'ai choisi de ne pas subir les tiennes. Pour moi, tu n'as aucune excuse. En rentrant le soir, tu passes du mari adultère au père de famille épanoui avec une facilité stupéfiante. Tu restes des heures avec les enfants, surtout Angélique, à lui lire des histoires, à l'aider pour ses devoirs. À moi, tu parles gentiment. Tu es tendre et attentionné. C'est cela qui m'a blessée, l'impudence de ta double vie, la complaisance avec laquelle tu te mues à volonté en deux rôles bien distincts. Tu nous as trompés tous les trois, Angélique, Octave et moi. Maintenant c'est fini. Le rideau est tombé, Jean-Baptiste.
J'ai longtemps mûri mon départ. Il fallait trouver le bon moment, l'instant parfait. Entretemps, j'ai connu le nom, l'adresse, et la profession de ta maîtresse. Armande Béjart, 40, rue Richelieu, Ier. Esthéticienne dans un salon de beauté au 19, rue Mazarine. J'y suis même entrée, dans ce salon, pour acheter du rouge à lèvres. Elle était gentille, professionnelle, bien maquillée, en blouse blanche. Pendant qu'elle me tournait le dos, j'eus l'envie subite de la tuer. Il n'y avait personne dans le magasin. J'aurais pu la poignarder, plonger un couteau dans ce dos blanc et sortir, ni vu ni connu.
J'ai payé en liquide afin d'éviter de lui révéler mon identité. Elle ne se doutait de rien. Elle me parlait poliment. J'eus envie de lui dire : « Je suis la femme de Jean-Baptiste. Je sais tout » pour voir son expression s'altérer. Mais je suis partie sans rien dire. Je voulais prendre mon temps.
Pendant deux mois encore, j'ai subi tes mensonges, les prétendus embouteillages responsables de tes retards, les prétendues réunions surprises, les week-ends où Untel t'appelait pour travailler sur un dossier urgent. Tu déployais l'arsenal complet du mari infidèle. J'acceptai cela en silence. Je préparais ma vengeance.
Puis vint le jour où tu me dis devoir partir une semaine en déplacement pour ton travail. Le jour suivant ton départ, j'appelai le salon de beauté pour demander un rendez-vous d'épilation avec Mlle Béjart. On me répondit qu'elle avait pris une semaine de vacances. Je téléphonai alors à l'hôtel où tu logeais. Je demandai Armande Béjart. On m'apprit qu'il n'y avait personne d'enregistré sous ce nom-là. « Ah, suis-je bête ! dis-je d'une voix enjouée, bien sûr, elle s'appelle maintenant Mme Jean-Baptiste Jourdain. » On me dit alors que M. et Mme Jourdain étaient sortis. Elle était donc bien avec toi.
Tu appelais tous les soirs, conversant longuement avec Angélique, puis avec Octave. C'était invraisemblable de penser que tu étais avec une autre femme, que tu dormais avec elle, alors que tu me disais mille choses tendres. Cela ne fit qu'accroître mon désir de vengeance.
Le soir de ton arrivée, tu es rentré tôt, avec des cadeaux pour la famille. Les enfants étaient ravis. Cette nuit-là, tu me fis l'amour longuement. Tu t'appliquais. J'endurais en silence. Ce fut monstrueux. Tu m'as dit que tu m'aimais. Je voulais mourir.
Le lendemain, c'est-à-dire hier, je décidai que le moment était venu. J'ai commencé les valises, celles des enfants, puis les miennes. Je leur ai dit ce matin qu'on allait déménager pour vivre dans une nouvelle maison, mais qu'entre-temps on allait chez mes parents. Ils étaient très excités. Octave m'a demandé si tu allais venir aussi. J'ai dit non, pas tout de suite. Il a pleuré. Je l'ai consolé tant bien que mal. Il faudra que tu lui parles.
J'ai annoncé à mes parents que je te quittais. Je ne leur ai pas expliqué pourquoi. J'imagine que tout le monde sait pourquoi une femme quitte son mari. Tu leur raconteras ce que tu voudras. Je vais chercher un appartement pour nous trois. Je remercie le ciel d'avoir un travail et de ne pas dépendre de toi financièrement. Comment font les femmes au foyer quand elles veulent se séparer de leur mari ?
J'ai déjà repris mon nom de jeune fille. C'est un soulagement immense de ne plus porter ton nom. D'ailleurs, en feuilletant le livret de famille, funeste vestige de notre mariage, l'unique objet qui a été épargné à cause de sa valeur administrative, j'appris une chose surprenante. « Le mariage est sans effet sur le nom des époux, qui continuent d'avoir pour seul patronyme officiel celui qui résulte de leur acte de naissance. » J'ai donc porté ton nom pendant huit ans, alors que je n'y étais nullement obligée.
Une dernière chose, Jean-Baptiste. Ne cherche pas à me donner des explications. Je ne te parlerai que du divorce. Pour le reste, c'est fini. Nous trouverons une solution pour les enfants. Un couple sur deux divorce, à Paris. Nous ne serons pas les premiers. Ni les derniers. Nous agirons au mieux pour les enfants.
Je voulais te dire aussi que je n'ai pas pu détruire l'argenterie. Afin d'éviter toute discussion sordide, j'en ai pris la moitié. Cela te laisse donc douze couverts de chaque sorte. Tu peux aussi garder les meubles, même ceux qui m'appartiennent. Je ne veux plus les voir. En revanche, j'ai pris ce qui est aux enfants, car je veux respecter leur univers et ne pas leur imposer trop de changement.
Tu vas bientôt rentrer. Je dois me dépêcher de partir. La concierge est montée, inquiète du bruit. J'ai expliqué que j'avais renversé quelques caisses en faisant un grand rangement. Tu lui diras de m'envoyer mon courrier.
Ce qui m'amuse le plus, c'est que tu ne pourras même pas appeler ta maîtresse pour lui annoncer mon départ. J'ai coupé les fils téléphoniques. Il te faudra descendre dans la rue afin de trouver une cabine.
Ton ex-femme.
VII. LA CASSETTE VIDÉO
« Presque tous les hommes ressemblent à
ces grands palais déserts dont le propriétaire
n'habite que quelques pièces ; et il
ne pénètre jamais dans les ailes condamnées. »
François Mauriac (1885-1970),
Journal.
Quand je suis rentrée, la cassette vidéo était posée sur la table basse du salon. Il y avait une enveloppe blanche scotchée dessus. « Pour Thérèse. »
C'était l'écriture de mon mari, Hubert. J'ai débarrassé Louis de sa combinaison, puis je l'ai mis dans sa chambre, dans son parc entouré de ses jouets.
Il n'y avait rien d'écrit sur la cassette. Et rien dans l'enveloppe non plus. Je glissai la cassette dans le magnétoscope. Elle s'y logea avec un bruit mécanique.
L'écran s'alluma. D'abord, rien. Puis notre canapé. Celui-là même où je me trouvais. Le canapé vide. Pas de bruit. Ensuite, une silhouette. Un homme s'installa dans le canapé faisant face à la caméra, et donc face à moi. C'était Hubert. Il semblait chercher ses mots. Sa voix résonna enfin, quelque peu déformée.
« Thérèse, je sais que mes paroles vont te blesser. Pourtant je n'ai pas le choix. Je dois te dire la vérité. J'écris si mal que je ne me sens pas capable de te laisser une lettre. Je ne sais pas comment te dire ce que j'ai fait. Je n'ose pas te le dire en face. Alors j'ai pensé à cette solution, m'enregistrer sur une cassette et avoir un peu l'impression de te parler face à face. Oui, c'est horriblement lâche. Mais je suis un lâche, Thérèse, et tu ne le savais pas. »
J'appuyai sur la touche « Arrêt sur image ». Le visage d'Hubert se figea sur l'écran. J'observai ses cheveux blonds, son regard clair, ses lunettes d'écaille, ses traits réguliers de jeune père de famille.
Le bébé gazouillait dans sa chambre, jouant avec une boîte à musique. J'étudiai toujours le faciès d'Hubert. Qu'allait-il me dire de plus ? Je croyais tout savoir. Il avait avoué.
J'avais trouvé une facture de Carte Bleue dans sa veste, un mois auparavant. Il s'agissait d'un hôtel à Biarritz, datant d'un week-end où il m'avait dit être en déplacement à Bordeaux pour son travail.
Je lui avais tendu la facture. Son visage s'était défait. Il m'avait prise dans ses bras, avait pleuré, marmonné une histoire à propos d'une fille sans importance. Un moment d'égarement. Le premier coup de canif porté à un mariage vieux de trois ans. Il me jura de ne plus recommencer.
Je lui ai pardonné, difficilement. Je pensais à notre fils. Je ne voulais pas sacrifier ce mariage pour une passade. On m'avait toujours fait comprendre qu'une épouse devait s'attendre à être trompée un jour ou l'autre. C'était la vie. Le mariage, c'est ainsi. Celui de mes parents, de mes beaux-parents, aussi. Fermer les yeux sur les incartades du mari.
« Les hommes sont comme ça, ma chérie, disait ma mère. Incapables d'être fidèles. Ils ont des désirs d'animaux. Les femmes n'ont pas ces instincts-là. Elles sont plus modérées, monogames, et les hommes polygames. Un mari qui trompe sa femme, ce n'est pas grave. Une femme qui trompe son mari, si. Elle est considérée comme une femme perdue. Alors qu'un homme… C'est dans sa nature. Il faut comprendre et accepter. »
C'est ce que je fis. Je pardonnai à Hubert d'avoir eu une histoire avec une femme inconnue dans un hôtel de Biarritz, alors que je l'imaginais à Bordeaux pour son travail. Je voulus tourner la page, ne pas en parler. Je ne lui demandai même pas son nom.
Je pense qu'il fut soulagé par mon comportement. Il devait redouter des scènes, des histoires, des sanglots, tout ce que font les femmes trompées quand elles apprennent la vérité. Il pensait peut-être que j'allais boucler ma valise et partir avec le bébé. Mais non. Je restai la même. Je ne montrai pas mes blessures. Je souffrais en silence. Je priais pour que cela ne se reproduise pas. J'avais peur de ne pas pouvoir garder mon calme une deuxième fois.
J'appuyai sur la touche. Le visage pétrifié d'Hubert se ranima.
« Tu pensais que j'avais une maîtresse. Je te vois encore m'apportant cette facture de Carte Bleue. Tu m'as dit : “C'est quoi cette facture d'un hôtel à Biarritz ?” Tu étais pâle et tremblante. J'avais honte. Je t'ai bredouillé un mensonge. Une autre femme. Tu n'as pas ouvert la bouche. Notre fils pleurait dans son lit. Tu es allée le consoler. Il avait de la fièvre. Quand il s'est endormi, tu es revenue. Tu t'es assise dans le canapé. Tu m'as posé des questions. J'ai répondu. Mensonges et re-mensonges. Qu'est-ce que je t'ai raconté ? Que je ne l'aimais pas, que c'était un coup comme ça, pour baiser. Que c'était une aventure d'une nuit. Puis tu m'as demandé pourquoi je t'avais épousée. Je t'ai répondu, et je le répète, je t'ai épousée parce que je t'aimais. Mais je portais un secret en moi. Un secret enfoui depuis longtemps. J'aime les hommes, Thérèse. Je l'ai toujours caché, à toi et à notre entourage. J'ai lutté comme j'ai pu. Je me suis torturé pour ne pas céder. Durant notre mariage, j'ai eu quelques aventures avec des femmes. C'était plutôt pour tenter de me prouver que je n'étais pas homosexuel. Mais je le suis. À trente ans, je dois l'assumer. Même si je détruis mon mariage. Et toi avec. »
Je me suis levée pour ne plus devoir contempler ce visage.
Tandis qu'il parlait, je regardais par la fenêtre. Il pleuvait. Les arbres étaient secoués par des bourrasques. La nuit tombait. La voix d'Hubert, hachée par l'émotion, continuait à débiter sa sordide confession.
« Je te quitte parce que j'aime un homme. Voilà, les mots sont sortis. Tu vas les trouver laids. Cet homme, tu ne le connais pas. Tu es forte, Thérèse. Tu es une femme. Je crois que les femmes sont plus fortes que nous. Je veux le croire pour ne pas me sentir trop coupable. Pour ne pas avoir l'impression d'avoir gâché ta vie. Le lendemain, tu m'as dit : “Je te pardonne. Tu as eu des faiblesses. C'est humain. Mais je t'aime et je veux élever Louis avec toi. Tu es mon mari, et je t'aime.” J'ai compris qu'il fallait que je te dise la vérité. Si tu n'étais pas tombée sur cette facture de Carte Bleue, je te l'aurais avoué quand même. Je frémis en imaginant la réaction de tes parents, de mes parents, de nos amis. Je pense à tout ce que tu vas devoir endurer. Je pense à notre fils. Il est si petit. Je me dis que je devrais partir sans rien, sans lettre, sans explications et que tu finirais bien par savoir. Mais je te dois la vérité. »
J'ai quitté la fenêtre pour m'asseoir de nouveau, mais dos à l'écran. Il m'était impossible de regarder son visage.
« Je crois que j'ai toujours préféré les hommes sans jamais l'accepter. Quand j'avais quatorze ans, je me masturbais avec un ami de classe. Les filles ne m'intéressaient pas. Il achetait des magazines où on voyait des femmes nues, qui le faisaient bander. Moi pas. Ce qui me faisait bander, c'était lui. J'ai couché pour la première fois avec un homme vers l'âge de dix-huit ans. J'ai compris que j'aimais ça. Je préfère les corps d'hommes, les odeurs masculines, cette virilité qui est aussi la mienne. J'ai essayé d'en parler à mes parents. Je me sentais sale, coupable, pervers. Mais ils n'ont pas voulu m'entendre. Ou, plutôt, ils ont eu peur. Ils se sont renfermés. Ils m'ont laissé à mes démons. Puis je t'ai connue, après plusieurs années d'errances et de doutes. Tu étais belle et douce. Tu l'es toujours. Je me suis dit : c'est une femme comme elle qui va me sauver, qui va me sortir de là. Avec elle, je vais être un homme normal. Un homme marié. Marié et père de famille. Alors, pendant trois ans, j'ai essayé de jouer ce rôle. Thérèse, j'ai fait tout ce que j'ai pu. Étrangement, je ne me suis jamais forcé à faire l'amour avec toi. Avec toi, c'était naturel et beau. C'était innocent, tendre. Mais ce n'était pas sexuel. Ce n'était pas vraiment faire l'amour, pour moi. Tout simplement parce que tu es une femme et moi un homme qui préfère les hommes. Il y a des nuits où je me réveillais en sueur, tu dormais si paisiblement à côté de moi, si heureuse, et je voulais tant te dire mes tourments. Puis tu es devenue mère et, devant ce ventre rond, j'aurais été un monstre de te déballer les immondices qui me torturaient. Je vibrais dès qu'un homme me plaisait. J'allais rôder dans des sex-shops, j'achetais des cassettes où l'on voit des hommes s'aimer. Je les regardais quand tu étais absente. Cela m'excitait beaucoup. J'avais peur que tu les trouves. Alors je les détruisais. Je me disais que j'étais malade, anormal. Des envies horribles me prenaient. Il fallait les étouffer. Je n'en pouvais plus. Je traînais dans ces endroits où vont les homosexuels. Il y avait des W-C avec des trous dans les cloisons. Les trous étaient assez bas. Je ne comprenais pas à quoi ils servaient. Puis j'ai vu un homme mettre son sexe à travers un trou. De l'autre côté de la cloison, une bouche inconnue l'a sucé. J'étais horrifié et troublé. Je suis parti à toute vitesse, la tête pleine d'images furtives. J'ai été aussi dans une boîte de nuit pour gays. On s'embrassait à pleine bouche, on se caressait ouvertement. Les hommes dansaient en s'enlaçant. C'est là que j'ai rencontré Phili. »
Je me suis retournée. Hubert parlait avec une voix nouvelle, moins hésitante. Son regard s'était adouci.
« Je trouve qu'il ressemble à Daniel Day-Lewis dans My Beautiful Laundrette. Il est grand et mince, et il aime la vie. Il m'a appris à ne pas avoir honte de ma différence, à ne pas avoir honte de mes envies. C'est vrai qu'avant lui, j'avais honte. Je me sentais marginal, exclu, solitaire. Maintenant, je suis en paix avec moi-même. J'ai compris ce que je voulais. Biarritz, c'était avec Phili. Nous sommes allés à Arcachon, aussi, un autre week-end, à ton insu. »
Pour la première fois depuis le début de son récit, Hubert marqua une pause. Il changea de position, alluma une cigarette. Il en tira quelques bouffées, puis l'écrasa.
Le bébé babillait toujours dans son parc. Il allait bientôt commencer à réclamer son dîner, et je ne l'avais pas baigné. Combien de temps encore durerait cette cassette ?
Comme s'il répondait à ma question, Hubert enchaîna :
« Ne t'inquiète pas, j'ai bientôt fini. Je sais que tu dois t'occuper du bébé. C'est une mauvaise heure pour toi. Pardonne-moi. Je voulais te dire aussi ceci. Je crois que quand un homme aime les hommes, on change souvent de partenaire. On a une grande faim sexuelle. Après lui, il y en aura d'autres. Rassure-toi, je me protège. Je ne suis pas fou. Je n'ai pas le sida. J'ai passé le test plusieurs fois. Tiens, regarde. »
Il approcha de la caméra une feuille blanche sortie de sa poche. Je pus déchiffrer son nom, la date et ces mots : « HIV négatif. »
« Je t'imagine de l'autre côté de l'écran. Je t'imagine brisée. Écœurée. Révoltée. Oui, je vois bien que jamais tu n'as eu un doute, jamais tu n'as pu penser que j'étais homosexuel. Le choc pour toi doit être brutal. Une autre femme, d'accord. On accepte. Mais un mari homosexuel, non. Cela marque une vie. Tu sais tout de moi, désormais, Thérèse. As-tu seulement pu m'écouter jusqu'au bout ? Peux-tu comprendre ? Peux-tu accepter ? Je ne sais pas. Vas-tu t'en sortir ? Que vas-tu faire ? Je suppose que nous allons divorcer, que notre mariage est fini. Vas-tu vouloir me revoir ? Vais-je pouvoir revoir Louis ? Vas-tu me laisser le voir, et te voir aussi, de temps en temps ? Je l'espère de tout mon cœur. Je veux que tu me dises ce que tu veux. Tes désirs seront des ordres, Thérèse. Je te téléphonerai à huit heures ce soir, quand Louis sera couché. Si tu ne réponds pas, je comprendrai que tu ne veux plus me voir. Et j'essayerai d'accepter ta décision. »
La voix d'Hubert se cassa. Il cacha son visage entre ses mains et pleura longtemps, en silence. Hubert resta quelques instants sur le canapé. Puis il se leva et s'approcha de la caméra. Avant que l'écran s'éteigne, j'entendis une dernière fois sa voix :
« Thérèse, s'il te plaît, détruis cette cassette. Merci. »
La femme qui me contemplait dans le miroir était une inconnue. Elle avait de vagues ressemblances avec moi, surtout les cheveux. Pour le reste, c'était une étrangère. Son visage était marqué, des lignes profondes allaient de son nez jusqu'à sa bouche ; ses yeux semblaient éteints, opaques ; son teint cireux, presque verdâtre. Je ne la connaissais pas, mais en même temps, elle m'était familière.
Lorsque cette femme tressaillit au cri d'un bébé, je compris qui elle était. La femme baigna le bébé avec douceur, puis lui donna son dîner. Elle était tendre avec l'enfant. Elle le coucha. Puis elle attendit près du téléphone.
À huit heures précises, il sonna. Elle décrocha.
Une voix d'homme dit :
— C'est moi.
Elle répondit :
— Je sais que c'est toi.
Même sa voix ne ressemblait pas à la mienne.
— Thérèse, je…
— Non. Ne parlons pas au téléphone. Je veux que tu viennes. Maintenant. Nous allons parler. Je t'attends.
L'homme dit :
— J'arrive.
L'inconnue se leva, puis me regarda dans le miroir.
Je lui demandai :
— Qu'est-ce que tu vas lui dire ?
Elle mit de l'ordre dans ses cheveux, ajusta son corsage.
— Que je n'accepte pas de divorcer.
— Pas de divorce ! Mais ton mari est homosexuel !
— Peut-être, mais c'est mon mari. C'est le père de mon enfant. Je porte son nom, son fils aussi. Je ne lui accorderai pas le divorce. Je ne le laisserai pas nous quitter, Louis et moi. Être homosexuel ne doit pas l'empêcher d'être un bon père. Je veux un vrai foyer pour mon fils. Hors de ce foyer, il aura sa vie secrète, ses amants, ses films, ses sorties. Ici, il sera un père et un mari. C'est tout ce que je lui demande.
— Et s'il refuse ?
— Il a dit qu'il ferait tout ce que je désire.
Elle me regarda. Jamais je n'avais vu un regard si dur.
Puis elle annonça :
— Il le voudra, sinon il ne verra plus son fils.
On frappa à la porte.
Nous nous regardâmes longtemps. Elle était assez belle, avec ce visage ravagé et digne.
— Va ouvrir, me dit-elle. La tête haute et le menton fier, Thérèse ! Et surtout pas d'humidité dans l'œil.
VIII. L'ODEUR
« Il y a de bons mariages, mais il n'y en a point de délicieux. »
François de La Rochefoucauld
(1613-1680),
Maximes.
ACTE I, scène 1
Une large chambre à coucher, dont les rideaux sont encore tirés. Le lit est défait, des vêtements traînent par terre. Une jeune femme de trente ans (Anne), vêtue d'un T-shirt trop large, fait le lit en chantonnant. Ensuite elle se baisse pour ramasser les vêtements, qu'elle entasse sur une chaise. Puis elle ouvre les rideaux, laissant entrer la lumière du jour. Elle s'étire. Le téléphone sonne. Elle répond.
ANNE. — Allô ? Ah, c'est toi. Tu es parti bien tôt, ce matin. Je t'ai à peine vu. Tu rentres à une heure convenable ce soir ? Essaye ! Gaby aimerait te voir un peu durant les vacances. Ta valise ? (Elle regarde autour d'elle, puis repère un gros sac de voyage au pied du lit.) Tu veux que je la défasse ? Je le ferai. Tu n'as pas eu le temps, je sais. À tout à l'heure, chéri.
Elle raccroche. La porte s'entrouvre et une fillette de dix ans (Gabrielle), en peignoir, pénètre dans la pièce.
GABRIELLE (maussade). — Bonjour, maman.
ANNE (tirant vers elle la valise). — Bonjour, ma chérie.
GABRIELLE. — Papa est déjà parti ?
ANNE (ouvrant la valise). — Oui, mais il m'a promis d'être là tôt ce soir. Pour te voir.
GABRIELLE (s'asseyant sur une chaise). — J'espère bien. J'ai oublié à quoi ressemble mon père.
ANNE (en souriant). — Tu sais bien qu'il travaille beaucoup !
Elle enlève les habits de la valise et les trie.
GABRIELLE. — Ce sont les vêtements de papa ? Ceux qu'il a portés en voyage ?
ANNE. — Oui.
Gabrielle s'approche pour regarder. Elle touche une chemise d'homme froissée.
GABRIELLE. — Ça sent bizarre.
Anne porte une chemise à son nez. Elle renifle, puis hausse les épaules.
ANNE. — C'est vrai, tu as raison, il y a une drôle d'odeur. Mais tu sais, papa est parti une semaine, il a beaucoup voyagé.
Gabrielle prend un pantalon par la ceinture, et le renifle.
GABRIELLE. — Ce pantalon aussi ! Sens ce pantalon, maman.
Anne s'exécute.
ANNE. — Pouah !
Gabrielle. — Où est-ce que papa s'est fourré pour que la valise pue cette odeur ?
Anne remet brutalement les vêtements dans le sac.
GABRIELLE. — Mais que fais-tu ?
ANNE. — Je vais tout laver, ça sent trop fort. Sois gentille, porte le sac dans la salle de bains. Je vais mettre une machine en route.
Gabrielle prend le sac et sort de la pièce. Anne s'assied sur le lit, songeuse. Elle prend le téléphone, pianote un numéro, puis raccroche. Puis elle hausse les épaules et sort de la pièce.
ACTE I, scène 2
La même chambre, à onze heures du soir. Les lampes de chevet sont allumées, les rideaux tirés. La télévision est allumée en sourdine. Un homme d'une trentaine d'années (François) est allongé sur le lit en caleçon. Il lit un magazine de sport. Anne range des vêtements propres dans la commode et dans la penderie. Elle porte un kimono blanc et court. Elle ne regarde pas son mari pendant qu'elle range.
ANNE (sans tourner la tête). — C'était bien, ce voyage ? Tu ne m'as rien dit.
FRANÇOIS (sans lever les yeux de sa lecture). — Mon voyage ? Oui, oui, c'était bien. On a surtout travaillé. Je n'ai pas eu le temps de voir grand-chose.
Anne ferme un dernier tiroir et s'allonge sur le lit. Elle prend un roman sur la table de chevet.
Pendant quelques instants, ils lisent en silence. Puis elle pose son livre, tourne la tête et l'observe. Elle s'approche et lui renifle le cou.
FRANÇOIS (en sursautant). — Que fais-tu ?
ANNE. — Je trouve que tu sens une odeur bizarre.
FRANÇOIS (souriant). — Ah, bon ?
ANNE. — Tout à l'heure, en déballant ta valise, j'ai remarqué avec Gabrielle que tes vêtements sentaient cette odeur.
FRANÇOIS (un peu énervé). — Mais une odeur de quoi, enfin ?
Anne tripote le cordon de son kimono. Elle hésite.
ANNE. — Je n'ai pas osé le dire devant Gaby, mais tu sens… enfin… tu as l'odeur de… d'un sexe de femme.
François se dresse dans le lit d'un bond et la regarde avec stupéfaction.
FRANÇOIS. — D'un sexe de femme ? Tu veux dire que je sens la chatte ? Tu es folle, ou quoi ?
ANNE. — Ne sois pas vulgaire ! Ce n'était pas ton odeur naturelle, et Gaby l'a remarqué, même avant moi. C'était très fort, et tons les vêtements en étaient imprégnés. J'ai trouvé cela bizarre.
FRANÇOIS (se grattant la nuque). — C'est bizarre.
ANNE (faisant des nœuds avec le cordon de son peignoir). — Et là, en reniflant ta nuque, je constate que tu portes toujours cette odeur. Oui, c'est une odeur de chatte. Sur ton cou. Juste là. (Elle touche le cou de son mari.) Comment expliques-tu cela ?
FRANÇOIS (touchant son cou avec un mouvement de défense). — Oui, c'est bizarre…
Anne attrape les doigts de son mari et les porte à son nez.
FRANÇOIS. — Aïe ! Que fais-tu ?
ANNE. — Je renifle tes doigts.
FRANÇOIS. — Mais pourquoi ?
ANNE. — Pour voir s'ils sentent la chatte. (Elle renifle énergiquement.) Ils sentent le savon. (Elle a l'air déçu).
FRANÇOIS (dégageant sa main). — Encore heureux ! Tu dérailles, ma pauvre.
ANNE (à voix basse). — J'ai l'impression, en respirant cette odeur, que tu as passé la semaine entière entre les cuisses d'une femme.
FRANÇOIS (reprenant son magazine). — Arrête, veux-tu, Anne ? Tu vas continuer toute la nuit, ou quoi ?
ANNE. — Je voudrais te poser une question.
FRANÇOIS (soupirant). — Quoi ?
ANNE. — Est-ce que tu m'as déjà trompée ?
FRANÇOIS. — Mais, non, enfin ! C'est inouï ! Je rentre de voyage, fatigué, heureux de retrouver ma famille, et ma femme et ma fille fouillent mes affaires, décrètent que je sens le sexe, du coup, on m'accuse d'être infidèle !
ANNE (très calme, bras croisés sur la poitrine). — Je ne t'accuse pas, je te pose simplement une question. Oui ou non ?
FRANÇOIS (excédé). — Non, Anne ! Je ne t'ai jamais trompée. J'ai failli, mais je ne l'ai pas fait.
ANNE. — En dix ans de mariage, tu ne m'as jamais trompée ?
FRANÇOIS. — Eh bien, non.
ANNE. — Eh bien, je ne te crois pas.
FRANÇOIS. — Pendant dix ans, tu m'as cru !
ANNE. — J'avais des doutes. Je fermais un peu les yeux. Mais là…
FRANÇOIS (furieux). — Mais là, quoi ?
ANNE. — Cette odeur de sexe…
FRANÇOIS. — Tu es folle. Complètement folle.
ANNE (se tournant vers lui). — Écoute, François. On ne va pas se taper dessus. On ne va pas se mentir, comme la plupart des couples. Je ne supporte pas l'idée que tu me mentes. Alors dis-moi la vérité. J'essayerai de comprendre. Si tu persistes à me le cacher, cela sera encore pire. Je finirai par l'apprendre de toute façon. Dis-moi la vérité. Maintenant, s'il te plaît.
FRANÇOIS (se renfrognant). — Je n'ai rien à ajouter.
Anne le fixe encore quelques instants. Puis elle se tourne, enlève son peignoir, se met dans le lit et éteint sa lumière, sans un mot. François s'efforce de lire pendant quelques instants, puis se met dans le lit, éteint sa lumière, ainsi que la télévision. Le silence et le noir sont complets.
ACTE I, scène 3
La même chambre, quelques instants plus tard François, allongé sur le dos, ronfle. Anne s'assied et rallume la lumière. Elle reste assise en tailleur, observant son mari. Finalement, elle le secoue.
FRANÇOIS (ahuri). — Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
ANNE (d'une voix morne). — Je veux que tu me dises la vérité.
FRANÇOIS (fermant les yeux). — Tu ne vas pas recommencer ! C'est pas vrai !
ANNE (avec la même voix). — Je ne te lâcherai pas de la nuit. Dis-moi la vérité.
FRANÇOIS (agacé). — Écoute, Anne, je dois me lever tôt demain matin. Arrête tes âneries et laisse-moi dormir.
ANNE. — La vérité.
FRANÇOIS (furieux). — Mais tu la connais, la vérité ! (En détachant chaque syllabe.) Je-ne-t'ai-ja-mais-trom-pée ! Je ne vais quand même pas te dire le contraire, non ?
ANNE. — Tu mens.
FRANÇOIS (hilare). — Je mens ! Je mens ? Ah oui ! C'est ça. Madame sait tout ! Madame croit tout savoir.
ANNE. — Quand tu mens, tu ne me regardes plus dans les yeux.
FRANÇOIS. — Dis tout de suite que j'ai le nez qui pousse, comme Pinocchio !
ANNE (d'une voix douce). — Écoute, François, je te supplie de me dire la vérité. Je te promets que j'essayerai de comprendre. Ce que je ne supporte pas, ce sont tes mensonges. Ce n'est pas bien grave, que tu m'aies trompée. Toutes les femmes savent que leur mari peut avoir un jour une envie. Je sais tout cela. (François se lève et fait les cent pas, bras croisés sur sa poitrine.) Cela doit être difficile pour toi de me dire la vérité. Si tu as peur de me faire souffrir, c'est parce que tu m'aimes. Je suis là pour te comprendre, je suis ta femme. Tu dois te confier à moi. Pense à ta fille que tu aimes tant, et qui t'aime tant. Nous sommes une famille unie. Nous devons le rester. Sans mensonges. En toute vérité. (Un silence s'installe. François s'est assis dans le fauteuil. Il regarde ses orteils. Anne sort du lit et vient se mettre à ses pieds.) N'aie pas peur de parler, François. Ensemble, nous essayerons de repartir sur de nouvelles bases. Nous reconstruirons notre mariage. J'essayerai d'être plus tolérante, plus compréhensive. Nous sommes jeunes. Nous avons du temps devant nous. On s'est mariés à vingt ans. On était des gamins. J'étais enceinte de Gabrielle. Tu ne regrettes pas de m'avoir épousée ?
FRANÇOIS (secouant la tête). — Mais non, mais non.
ANNE (lui prenant la main). — Alors parle-moi. N'aie pas peur.
FRANÇOIS (regardant toujours ses pieds et parlant très rapidement). — C'est une secrétaire de mon bureau. (Anne se fige).
ANNE (figée). — Quoi ?
FRANÇOIS. — Elle était de ce voyage. (Anne ne dit plus rien.) Elle m'a fait des avances. Je n'ai pas pu lui résister.
ANNE (se levant et marchant dans la pièce). — Je la connais ?
FRANÇOIS. — Non.
ANNE. — C'est quoi, son nom ?
FRANÇOIS. — Madeleine Sablé.
ANNE. — Quel âge a-t-elle ?
FRANÇOIS. — Notre âge.
ANNE (ne le regardant toujours pas). — Comment est-elle physiquement ?
FRANÇOIS (se grattant la tête, d'une voix hésitante). — Elle est plutôt mignonne.
ANNE (se tournant vers lui en hurlant). — Salaud ! (Elle lui assène une gifle violente.) Espèce de porc ! Je te hais ! Je te déteste…
FRANÇOIS (lui attrapant les mains). — Anne, calme-toi ! Je t'en supplie, calme-toi.
ANNE (le regardant avec haine). — Ah, tu croyais que j'allais te pardonner, hein ? Tu pensais que j'allais te dire : mais mon chéri, ce n'est pas grave, je te pardonne, ne t'en fais pas, viens, mon chéri, viens te coucher. (Haussant le ton) C'est bien fait pour toi ! Tiens ! (Elle lui donne un coup de pied) Tiens ! (Un autre.) Je vais te tuer ! Salaud !
FRANÇOIS (l'immobilisant avec peine). — Arrête, Anne ! Arrête ! Tu vas réveiller ta fille !
ANNE (tentant de se dégager). — Je m'en fiche ! Je lui dirai que son père est une ordure ! Un salaud, un monstre, une crapule ! Je te hais ! Je voudrais te tuer !
François la gifle. Elle s'effondre sur le lit en pleurant. François la regarde quelques instants, puis s'assied à côté d'elle. Il lui caresse les cheveux. Elle sanglote, puis se relève.
ANNE. — Ne me touche pas ! Va-t'en ! Sors d'ici ! Va retrouver ta pouffiasse ! Fous le camp !
FRANÇOIS. — Anne, calme-toi. Pardonne-moi, je t'en supplie, pardonne-moi.
ANNE (sanglotant). — C'est trop tard ! Tu as détruit notre mariage !
FRANÇOIS. — Ne dis pas cela. Je t'ai fait du mal, c'est vrai, mais je te promets que je ne recommencerai plus.
ANNE. — Je ne te crois plus, François. C'est fini, tu entends ? Fini ! Boucle tes valises et pars ! Je ne veux plus te voir !
FRANÇOIS. — Tout à l'heure tu as parlé de compréhension, et de vérité. Tu voulais que je te dise tout, et je l'ai fait. Tu voulais même qu'on reparte à zéro. Et maintenant tu me mets à la porte !
ANNE (trépignant de rage). — Ce que j'ai dit tout à l'heure n'a aucune importance. L'important, c'est que tu es un traître, et un lâche. Dehors !
FRANÇOIS (soupirant). — Anne, s'il te plaît… Parlons, discutons. Je sais que j'ai eu tort, mais…
ANNE (hurlant). — Dehors !
FRANÇOIS (résigné). — Je vais dormir dans le salon.
ANNE (hurlant). — Je m'en fiche où tu dors ! Disparais ! Tu prendras tes cliques et tes claques, et tu iras où tu voudras, chez ta mère, ou chez ta bonne femme, mais pas ici, tu entends ? Pas ici !
FRANÇOIS (prenant un oreiller). — Ça va, j'ai compris. Je m'en vais. Tu vas réveiller l'immeuble entier.
ANNE (lui jetant l'autre oreiller). — Je m'en fiche !
François ferme la porte derrière lui Anne se jette sur le lit en pleurant. Au bout de quelques instants, elle se calme. Elle reste sur le lit à hoqueter, abattue. La porte s'entrouvre. C'est François.
FRANÇOIS (doucement). — Ça va mieux ? (Elle ne dit rien. Il s'approche et la prend dans ses bras. Elle ne se débat pas. Il l'embrasse.) Je t'aime, tu sais. (Elle le serre dans ses bras et pleure à nouveau. Puis ils s'embrassent passionnément et basculent sur le lit).
ACTE I, scène 4
La même chambre, après l'amour. Anne et François sont au lit, dans les bras l'un de l'autre.
ANNE. — C'était comment avec elle ?
FRANÇOIS. — Quoi ?
ANNE. — L'amour.
FRANÇOIS. — Pourquoi veux-tu savoir ?
ANNE. — Parce que.
FRANÇOIS (mal à l'aise). — C'était pas mal.
ANNE. — Mieux qu'avec moi ?
FRANÇOIS. — Non. Toi, je t'aime.
ANNE. — Comment cela a commencé ?
FRANÇOIS. — Elle m'a allumé.
ANNE. — C'est-à-dire ?
FRANÇOIS (embarrassé). — Eh bien, elle m'a fait comprendre qu'elle voulait…
ANNE. — Qu'elle voulait bien.
FRANÇOIS. — Oui, c'est ça.
ANNE. — Et puis après ?
FRANÇOIS. — Tu veux tout savoir ?
ANNE. — Tout.
FRANÇOIS. — Cela va te faire du mal.
ANNE. — J'ai déjà mal. Je ne peux pas avoir plus mal.
FRANÇOIS. — Elle est venue dans ma chambre d'hôtel, un soir.
ANNE. — Pour quoi faire ?
FRANÇOIS. — Pour me rendre un dossier.
ANNE. — Elle aurait pu attendre le lendemain matin.
FRANÇOIS. — Oui, elle aurait pu.
ANNE. — Mais elle ne l'a pas fait.
FRANÇOIS. — Non, elle est venue me le rendre ce soir-là. Et puis voilà.
ANNE. — Et puis voilà quoi ?
FRANÇOIS. — Elle s'est assise de façon suggestive sur le lit.
ANNE. — Suggestive ?
FRANÇOIS. — Elle me montrait ses jambes. Et ses cuisses.
ANNE. — Qui sont comment ?
FRANÇOIS. — Pas mal.
ANNE. — Et puis alors ?
FRANÇOIS. — Nous avons commandé quelque chose à boire.
ANNE. — Continue.
FRANÇOIS. — Tu le souhaites vraiment ? Anne. — Oui.
FRANÇOIS. — Puis elle m'a dit qu'elle était attirée par moi, et qu'elle m'aimait.
ANNE. — Et tu l'as crue ?
Une pause.
FRANÇOIS. — Il était trop tard.
ANNE. — Que veux-tu dire ?
FRANÇOIS. — Elle ne m'a pas donné le temps de réfléchir. Elle s'est ruée sur moi.
ANNE. — Et puis ?
FRANÇOIS. — Elle a ouvert ma braguette. Anne. — Ne le dis pas !
Un bref silence.
ANNE. — Si, dis-le.
FRANÇOIS. — Elle m'a… (Il hésite).
ANNE (horrifiée). — Elle t'a quoi ?
FRANÇOIS (à voix très basse). — Elle m'a fait ce que tu penses.
Silence.
ANNE (incrédule). — Tu t'es laissé faire ?
FRANÇOIS (penaud). — Oui.
ANNE. — Tu n'as pas essayé de résister ?
FRANÇOIS. — C'était au-delà de toute résistance possible et imaginable.
Un silence plus long.
ANNE (d'une voix étranglée). — Et après ?
FRANÇOIS. — Elle m'a demandé de lui faire l'amour.
ANNE (ironiquement). — Et toi, comme un gentil garçon, tu t'es appliqué à obéir.
FRANÇOIS (gêné). — On ne devrait pas parler de tout cela, cela te fait du mal, et à moi aussi.
ANNE. — Une dernière question…
FRANÇOIS. — Quoi ?
ANNE. — C'était donc bien son odeur que j'ai sentie, et que ta fille a sentie ?
FRANÇOIS (honteux). — Oui.
ANNE. — Donc j'ai eu raison. Tu as passé une semaine à baiser cette femme.
FRANÇOIS (à voix basse). — Oui. Mais c'est fini.
ANNE. — Qu'est-ce que j'en sais, moi, si c'est fini ? C'était chouette, cette partie de jambes en l'air ! Vous avez peut-être envie de recommencer ?
FRANÇOIS. — Non. Elle est mariée.
ANNE. — C'est du propre !
FRANÇOIS (un peu pompeux). — Nous savions bien que c'était purement sexuel. Elle m'a expliqué qu'elle ne voulait pas que cela aille trop loin. Nous en étions conscients. C'était simplement une histoire de rut.
ANNE (cinglante). — Tu peux dire « de cul ».
Elle se lève, se rhabille et prend son sac.
FRANÇOIS. — Où vas-tu ?
ANNE. — Dormir à l'hôtel. (Arrivée à la porte, elle se retourne.) Petit conseil pour la prochaine fois. Pense à bien laver tes vêtements avant de rentrer, ou alors choisis une fille aux odeurs plus modérées. Ça doit exister. (Elle sort et referme la porte derrière elle).
François tend l'oreille. La porte d'entrée claque. Il lit son magazine pendant quelques instants, en sifflotant. Puis il décroche le combiné du téléphone et fait un numéro.
FRANÇOIS. — Allô ? C'est moi. Elle sait tout. (Silence.) Elle est partie dormir à l'hôtel. Non, elle n'est pas contente. C'est normal. Cela lui passera. Je ne suis pas inquiet. (Pendant qu'il parle, la porte s'ouvre doucement, et Anne entre sur la pointe des pieds. Il ne la voit pas. Elle reste debout, près du lit.) Ce n'est pas le genre à trop s'énerver. Elle est plutôt calme, en général. Mais elle m'aime, qu'est-ce que tu veux. Il faut que je lui fasse un grand numéro de charme. Et ton mari ? Il ne se doute de rien ? Il doit être bien plus idiot que ma femme ! On se voit demain ? Même endroit, même heure ? Je serai là. Comme d'habitude. Au revoir, ma douce.
François raccroche. Avec un soupir de satisfaction, il se retourne. Puis il aperçoit sa femme, bras croisés devant le lit. Alors qu'il pousse un cri de surprise et de terreur, le rideau tombe.
Fin.
IX. LA JALOUSE
« Les gens qui aiment ne doutent de rien,
ou doutent de tout. »
Honoré de Balzac (1799-1850),
Une ténébreuse affaire.
Rue Raynouard, mardi.
Eugénie,
C'est fini.
Ce n'est plus un mariage.
C'est un enfer.
Notre amour est réduit à une misérable peau de chagrin.
Ta façon de m'aimer, si particulière, si démesurée, nous a achevés.
Je n'ai jamais douté de ton amour, crois-moi. Mais ce genre d'amour-là, je n'en veux plus.
Eugénie, je te l'ai toujours dit, et je te le redis ici, tu es pathologiquement jalouse.
Pendant six ans j'ai supporté cette jalousie dévorante, tes soupçons, tes accusations, tes scènes, tes sanglots, tes rages, sans parler de toutes ces fois où tu m'as suivi, à pied, en voiture, où tu as fait mes poches, fouillé dans mes affaires, regardé mon agenda, étudié mes relevés bancaires, débarqué à mon bureau à l'improviste, humé mes cols, frémi à la vue d'un cheveu suspect.
Chaque détail infime de notre vie quotidienne devient une pièce à conviction et fait naître en toi, encore et encore, cette sourde rumeur : « Il me trompe ! il me trompe ! il me trompe ! »
Un banal numéro de téléphone, griffonné sur un chéquier, sur un ticket de métro, ou sur un bout de papier égaré, ne manque pas de te mettre dans des états seconds.
Dans ces moments-là, tu es capable du pire.
Capable de composer ce numéro pour insulter la personne qui répond.
Si c'est un homme, tu lui apprends que sa femme le trompe avec moi.
Si c'est une femme, tu la traites de tous les noms.
La dernière fois, c'était un garagiste, la fois d'avant, ma conseillère fiscale.
Les fois précédentes, je m'efforce de les oublier.
Eugénie, c'est bien fini.
Tu m'empoisonnes l'existence.
Comment vivre avec quelqu'un qui appuie sur la touche « bis » du téléphone dès que je raccroche, qui écoute chaque jour le répondeur à la recherche d'un message mal effacé, et qui ouvre mon courrier ?
Penses-tu que nos filles auront plus tard une conception saine du mariage et de l'amour ?
Que fais-tu de la confiance ?
Connais-tu seulement ce mot ?
J'aurais dû te quitter quand Ève m'a appelé au bureau, peu de temps après notre mariage.
Elle était gênée et ne voulait rien me dévoiler par téléphone.
Nous avions pris rendez-vous dans un café.
— Je crois que ta femme m'en veut.
— De quoi ? Vous ne vous connaissez pas !
— D'avoir été ta petite amie.
— Mais c'était avant notre mariage !
— Elle m'en veut quand même.
Elle me raconta alors cette histoire invraisemblable.
Sa voiture, qu'elle garait dans le parking de son domicile, eut pendant deux semaines les quatre roues régulièrement crevées.
Puis elle trouva des mots orduriers sous les essuie-glaces.
Ensuite, elle reçut des lettres anonymes, dans le même style, chez elle et à son bureau.
Ève ne comprenait pas qui lui en voulait à ce point.
Un jour, grippée, elle ne se rendit pas à son travail.
De son lit, elle entendit des bruits étranges sur le palier.
À pas de loup, elle s'approcha de la porte d'entrée et, à travers le judas, elle vit une jolie jeune femme, portant des lunettes noires, qui rôdait à l'étage.
La jeune femme sonna.
Ève retint son souffle.
La jeune femme sonna une dernière fois, puis s'en alla.
Devant la porte, incrustée dans le paillasson, il y avait une énorme et odorante crotte de chien.
Ève, de sa fenêtre, regarda s'éloigner la jeune femme, puis la vit s'engouffrer dans une voiture.
Elle releva le numéro d'immatriculation.
Je te fais grâce de la fin de l'histoire, que tu connais aussi bien que moi.
Tu t'es confondue en excuses.
Tu m'as dit être si amoureuse de moi, si folle d'amour, que tu étais devenue jalouse de mon passé et des femmes que j'ai pu aimer avant toi.
J'aurais dû m'inquiéter à ce moment précis.
Mais notre mariage était jeune, toi si belle, et moi plutôt flatté.
Aucune femme ne m'avait fait une chose pareille !
J'étais subjugué par toi, Eugénie, par ce tempérament de feu et de flamme, par ta passion, ta fougue.
Ta beauté m'aveuglait, cachait les failles de ton esprit torturé.
Oui, tu es toujours belle, Eugénie.
Il me semble qu'aujourd'hui, à trente ans, tu n'as jamais été aussi belle.
Tes yeux sont toujours aussi dorés, ta silhouette superbe, ta bouche insolente.
Je mentirais si j'affirmais le contraire.
Mais à présent je sais ce qui se trame et se noue derrière ce front pur, ces prunelles d'or.
Et cet enchevêtrement machiavélique, cette jalousie démoniaque, me répugne, me navre, me glace.
Eugénie, ce mariage est mort.
Ne tente pas de me séduire une dernière fois. Ne joue pas ta Salomé.
Tu n'as pas de huitième voile à ôter.
Ton corps est nu.
Il est beau, mais je ne le désire plus, car c'est un corps guidé par une tête malade.
Et l'affaire Fanny Guidoboni ?
Elle avait emménagé avec ses deux enfants au troisième étage.
C'était une femme blonde de trente-cinq ans, divorcée depuis peu.
Tu trouvais qu'elle sonnait trop souvent chez nous, sous des prétextes idiots.
« Elle est en manque d'homme, celle-là, tu marmonnais. Elle te dévore des yeux ! Ce n'est pas du sucre, ou du sel, ou des allumettes qu'elle vient chercher, mais mon mari ! »
Une fois de plus, tu te rendais ridicule.
Ridicule, comme à ces dîners où tu pars en claquant la porte parce que mon œil s'est trop longtemps attardé sur un décolleté, une cambrure, que sais-je, une chute de reins.
Cela fait glousser notre entourage.
« Ah, il faut inviter les B. à dîner, elle lui fait des scènes inouïes ! Il faut le voir pour le croire. »
Tout le monde trouve cela drôle.
Sauf moi.
Moi je pars toujours à ta rescousse, et j'ai droit, comme d'habitude, à une scène violente dans la voiture, à une gifle, peut-être, si tu es remontée ; puis après, une fois à la maison, tu me fais l'amour, comme pour me demander pardon.
C'est fatigant. C'est lassant. C'est lamentable.
Dans la rue, tu m'épies sans cesse pour voir si je regarde des femmes.
Si j'ose observer même une sexagénaire pimpante, ma journée est gâchée.
Beaucoup d'hommes doivent me croire homosexuel, tant j'évite de contempler le sexe opposé.
Mais vois-tu, Eugénie, tout cela est terminé.
Je m'en vais. Je te quitte. Je respire. Je revis !
Nous nous organiserons pour les jumelles. Elles sont intelligentes ; à cinq ans, elles comprennent déjà bien des choses. Nous leur expliquerons.
Revenons, si tu le permets, à Mme Guidoboni, alias la jolie Fanny du troisième, qui m'apitoyait parce qu'elle se remettait mal de son divorce et qu'elle ne se plaignait guère.
Je devinais la tristesse dans son regard noisette. C'était une femme gentille et fine.
Tu étais persuadée que c'était ma maîtresse. Nuit et jour, tu parlais d'elle.
J'ai cru devenir fou.
Tu te comportais avec elle d'une façon effroyable.
Même les filles ne savaient pas pourquoi elles n'avaient pas le droit d'aller jouer avec les enfants du troisième.
Souviens-toi, Eugénie, de cette nuit mémorable.
À trois heures du matin, on frappe à notre porte. J'ouvre.
C'est Mme Guidoboni, ébouriffée, le visage blafard.
Dans ses bras, elle tient Lionel, son fils aîné, quatre ans. Il dort.
« Est-ce que je peux vous le laisser ? Je dois emmener Richard à l'hôpital. Il a quarante de fièvre. Je crois qu'il a perdu connaissance. »
Nous déposons Lionel sur le canapé du salon et je monte avec elle au troisième, vêtu de mon simple caleçon, car il fait très chaud.
Richard, trois ans, est au plus mal.
Il respire difficilement et son front me paraît brûlant. Il ne réagit pas quand je tapote ses joues.
« Il faut appeler le Samu, vite ! »
Dans l'affolement, je remarque à peine que Mme Guidoboni porte une chemise de nuit transparente.
Je suis bouleversé par l'apparence de Richard.
Très calme, elle appelle le Samu. Elle raccroche.
« Ils arrivent dans cinq minutes. Merci, merci pour tout. Je me sens si seule. J'ai si peur. »
Brusquement, elle éclate en sanglots.
Le spectacle de cette jeune femme désespérée m'est insupportable ; je prends sa main, je tente de la réconforter.
À ce moment précis, tu entres dans la chambre.
Tu nous vois en petite tenue, assis sur un lit, se tenant la main. Tu ne remarques pas le garçonnet allongé à côté de nous.
Je perçois à ton insoutenable regard jaune que tu es prête à nous tuer.
Avec un hurlement rauque, tu te précipites sur nous, tu arraches une poignée entière de ses cheveux blonds à la jeune femme.
Criant de douleur, celle-ci tombe par terre. Pour parvenir à te calmer, je dois te frapper. Ton nez saigne et coule à flots.
L'équipe du Samu fait irruption dans la pièce. Je montre l'enfant, aide sa mère à se relever ; nous ne te regardons pas, tu es tapie dans un coin de la pièce comme un animal blessé, enfin maîtrisé.
Tu comprends petit à petit.
L'enfant est réanimé. Il est hors de danger. Le Samu l'emmène à l'hôpital où on le gardera en observation.
Je vois la honte décomposer tes traits.
Tu t'enfuis, le visage sanguinolent.
Je ne sais pas quoi dire à Mme Guidoboni.
Elle ne prononce pas ton nom.
Elle me demande de garder Lionel jusqu'à ce qu'elle revienne de l'hôpital.
J'accepte. Toute la nuit, je veillerai sur l'enfant.
Je ne sais pas où tu es allée.
Je m'en fiche. Je sais que je dois te quitter. Je sais que la vie avec toi est un enfer.
Pourtant, je t'ai aimée, Eugénie, et pas seulement pour ta beauté.
J'aime les deux filles que tu m'as données ;
Laure et son regard calme, ses cheveux miel, Laurence et ses espiègleries.
J'étais fier de toi, de ton intelligence, tes reparties, ta grâce. J'étais fier d'être ton mari.
À présent, j'en ai honte.
Je voudrais te faire, avant de te quitter, une dernière confidence. Je t'ai toujours été fidèle. C'est toi qui t'es inventé toutes les infidélités dont tu m'accuses.
Ma vie entière, une question me hantera.
Pourquoi ?
Pourquoi une femme aussi exceptionnelle que toi a-t-elle voulu gâcher ainsi son existence ?
Tu avais tout.
Tu as été la victime de tes obsessions.
Soigne-toi, Eugénie.
Prends ton courage à deux mains, et fais-le.
Fais-le avant qu'il ne soit trop tard (pas pour moi, je m'en vais), mais pour toi, et – surtout ! – pour nos filles.
Adieu,
H.
X. LE MOT DE PASSE
« Nous sommes tous obligés, pour rendre
la réalité supportable, d'entretenir en
nous quelques petites folies. »
Marcel Proust (1871-1922),
À l'ombre des jeunes filles en fleurs.
Hunter Logan est assez belle. Elle a les yeux turquoise, d'une couleur particulière, qu'on ne trouve qu'outre-Atlantique, dans certains faubourgs du Massachusetts ; un bleu soutenu, tirant sur le vert, émaillé d'or. Elle a aussi des cheveux longs et clairs, qui l'été deviennent platine. C'est une Américaine élancée, à la mâchoire carrée, au sourire carnassier, aux jambes sportives. On lui dit parfois qu'elle ressemble à la patineuse Nancy Kerrigan, en blonde.
Hunter est venue vivre à Paris pour un an, afin de parfaire son français. Elle suit des cours à la faculté et loge chez une aristocrate acariâtre, avenue Marceau, à l'angle de la rue de Bassano, dans un grand appartement délabré, aux salles de bains humides, aux chambres défraîchies, mais dont les moulures, si parisiennes, et les cheminées de marbre, si décoratives, l'ont séduite d'emblée.
Mme de M. est obligée de loger des étudiantes pour arrondir ses fins de mois. Depuis la mort de son mari et le départ de ses six enfants, elle ne peut se résoudre à vendre son deux cent cinquante mètres carrés et quitter l'avenue Marceau, où elle a vécu cinquante ans. Afin d'obtenir le maximum d'argent pour un minimum de confort, elle loue des chambres à des étudiantes américaines de préférence aisées, qui calculent mieux en dollars qu'en francs, et qui sont charmées, comme Hunter, par la vue sur l'Arc de triomphe, la proximité des Champs-Élysées et de la tour Eiffel. Hunter, avec l'enthousiasme de ses dix-huit ans, ferme les yeux sur l'eau tiède, les cafards, l'humeur de Madame, et l'interdiction d'utiliser le téléphone, sauf pour les appels à Paris.
Quand Mme de M. s'absente, elle ôte le cadran de l'appareil, afin qu'on puisse répondre sans pouvoir appeler. Cela n'émeut nullement ses locataires. L'astucieuse Savannah, de Géorgie, étudiante en informatique passant plus de temps en boîtes de nuit que devant son ordinateur, rebranche un poste soudoyé à la concierge dès que la vicomtesse part en courses.
Hunter est une jeune fille sage. Contrairement à Savannah, elle sort peu. Elle a un petit ami, Evan, resté à Boston pour suivre des études de médecine, à qui elle écrit une lettre par semaine. La photo d'Evan est sur sa table de nuit. C'est un garçon blond, à la dentition parfaite, au regard sérieux. Hunter pense qu'elle l'épousera. Sur la cheminée, se déploie la famille des Hunter : ses parents, Jeff et Brooke, sa sœur cadette, Holly, son frère, Thorn, et Inky, le labrador.
Parfois, le soir, avant de s'endormir, yeux au plafond, elle écoute le grondement incessant du trafic de l'avenue Marceau, et la grande maison familiale de Carlton Street qu'elle n'avait jamais quittée, lui paraît si loin qu'elle en a le cœur serré. Dans ces moments d'angoisse, il lui arrive de remonter l'interminable couloir, dont le parquet grince, jusqu'au grand salon poussiéreux où les meubles sont couverts de draps blancs. Hunter ouvre les persiennes rouillées d'une des cinq fenêtres et sort sur le balcon qui fait le tour de l'immeuble. Là, en contemplant la ville, la place de l'Étoile, le flux et le reflux des voitures, elle se sent mieux.
Une nuit, alors qu'elle s'enivrait de cette indéfinissable odeur de Paris, elle sursauta lorsqu'une main osseuse se posa sur son épaule.
— Que faites-vous ici ? siffla Mme de M., vêtue d'un peignoir usé.
Hunter sourit.
— J'admire votre ville, dit-elle dans son français teinté d'accent américain.
La vieille dame l'observa quelques instants. Puis un sourire vint adoucir son regard.
— Tu as raison, murmura-t-elle, et Hunter s'étonna de ce tutoiement subit. Profites-en.
Elle s'en alla, laissant la jeune fille seule avec ses pensées.
Hunter ne parvenait pas à s'habituer, depuis qu'elle vivait à Paris, à l'intérêt qu'elle semblait inspirer aux Parisiens. Savannah eut beau lui expliquer que tous les Français étaient obsédés par les femmes, que c'était là une réalité mondialement connue qu'il fallait accepter, elle était mal à l'aise face à ces regards insistants, ces paroles murmurées sans équivoque, et il lui était déjà arrivé de piquer un sprint pour fuir les avances d'un promeneur solitaire, en plein jardin du Luxembourg. Même l'hiver, emmitouflée dans une doudoune, on trouvait encore le moyen de l'aborder. Au début, c'était flatteur. À la fin, cela devenait inquiétant.
Dès que le soleil eut pointé le bout de son nez, les mâles de Paris semblèrent perdre la raison. Assis à la terrasse des cafés, ils passaient la journée à regarder les femmes. Surtout sur la rive gauche, nota Hunter. Il suffisait d'un genou dénudé boulevard Saint-Germain pour les affoler. Aux beaux jours, Savannah et une bande d'Américaines plus délurées que Hunter régnaient devant Les Deux Magots. Des hommes plus très jeunes, bronzés, aux tempes grisonnantes, qui roulaient en décapotable, leur proposaient des week-ends à Deauville, à Saint-Tropez, des bouts d'essai pour un film, la couverture d'un magazine.
Hunter, elle, rentrait avenue Marceau lire Un amour de Swann pour les cours de littérature française, donnés par le jeune professeur Jérôme D. à la faculté.
Hunter elle-même n'aurait pu nier le charme du professeur Jérôme D. Il devait avoir une petite trentaine, ses yeux étaient noisette, ses cheveux bruns. Très grand, il se tenait un peu voûté. Il portait des chemises blanches au col déboutonné et des lunettes rondes qu'il enlevait de temps en temps pour se frotter l'arête du nez. Il portait aussi une alliance.
Hunter avait remarqué qu'une jeune femme brune l'attendait souvent en voiture à la fin des cours. Parfois, on voyait à l'arrière deux fillettes. Le professeur pliait son mètre quatre-vingt-douze, s'asseyait au côté de son épouse et l'embrassait, ainsi que les enfants. Ce spectacle ne manquait pas de toucher Hunter, lui rappelant son propre père et les baisers affectueux qu'il distribuait à la famille, en rentrant le soir à Carlton Street.
— Il est beau, ce type, avait murmuré une étudiante, qui, comme Hunter, regardait la voiture s'éloigner.
La meilleure amie de Hunter à Paris suivait les mêmes cours qu'elle. Elle venait du Connecticut, s'appelait Taylor. C'était une grande brune un peu massive. Son visage était beau, aux pommettes hautes, à la bouche charnue. Elle avait d'étonnants yeux verts.
Taylor se disait amoureuse du professeur. Dans la chambre de bonne qu'elle louait rue de l'Université, elle était capable de parler la nuit entière des mains de Jérôme D., de ses cils, de ses yeux.
— Il est marié, répétait Hunter.
— Je sais, répondait Taylor. Et sa femme est belle.
— La brune dans la voiture.
— Oui, la brune dans la voiture avec les deux fillettes. Une famille parfaite.
— Il faut laisser les familles tranquilles.
— Tu es si américaine, Hunter, que parfois tu me désoles. Nous sommes à Paris. Ici, les maris font des bêtises. Chez nous, ils ont trop peur. Moi, je veux bien être une bêtise du professeur.
— Et sa femme ? Et ses filles ?
— Je m'en tape, de sa femme et de ses filles.
— Et après ?
— Et après, rien. Je rentre chez moi et j'épouse un bon gros Ricain qui me fera quatre gosses. Et j'aurai connu mon french lover.
— C'est horrible ce que tu racontes.
— Quand on est beau comme il l'est, on ne peut pas être réservé à sa seule femme. Elle n'avait qu'à y penser, Mme D., quand elle l'a épousé.
Hunter, de sa cachette, détaille le visage de Mme D. Un catogan brun, un front haut, un visage harmonieux. Taylor avait raison, Mme D. est belle. Belle comme on peut l'être à trente ans, belle de ce mélange d'une nouvelle maturité avec une jeunesse encore tangible. Elle est élégante, vêtue d'un tailleur beige et d'escarpins à talons bobine. Une vraie Parisienne.
Dissimulée derrière un arbre, Hunter est assez près de la femme du professeur pour voir qu'elle semble soucieuse. De légères rides barrent son front. Elle soupire. Adossée à sa voiture, elle mordille son porte-clefs. Aujourd'hui, les petites filles sont absentes.
Des étudiants sortent du bâtiment et se regroupent sur le trottoir. Au loin, le professeur dépasse la cohue d'une tête. Sa femme l'aperçoit, ouvre la portière et s'installe au volant. Il la rejoint. Elle ne le regarde pas. Hunter note qu'ils ne s'embrassent pas. La voiture démarre en trombe.
Hunter attend Taylor.
— Tu as séché ? demande celle-ci en arrivant.
— Non, je suis arrivée trop en retard. Je t'attendais.
Taylor jubilait.
— Tu sais quoi ? Le professeur est un cavaleur.
— Comment le sais-tu ?
— J'ai rencontré une fille qui a couché avec lui. Figure-toi qu'il est célèbre pour ça… Il suffit d'aller dans son bureau, le chauffer un peu, et hop !
Hunter reste silencieuse. Elle pense aux fillettes à l'arrière de la voiture, puis au visage sombre de Mme D. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle a envie de pleurer.
— Mademoiselle Logan ?
Elle se retourne, reçoit en plein visage le sourire charmeur du professeur.
— Vous habitez par ici ? demande-t-il en montrant la place Saint-Sulpice d'un geste de la main.
Elle se lève.
— Non, j'habite avenue Marceau.
Il s'assied, elle fait de même.
— Alors vous devez loger chez la vicomtesse de M.
— Oui, répond Hunter, un peu intimidée.
La fontaine devant eux fait un joli bruit musical.
— Je viens souvent me promener au Luxembourg, dit-elle. Avec Proust.
— C'est une bonne idée.
Elle sent son regard mordoré sur ses joues, son front, ses lèvres.
— D'ailleurs, votre dernière dissertation était excellente, si mes souvenirs sont exacts.
— Merci.
— Vous n'avez pas à me remercier. C'était un bon devoir.
Elle lève les yeux, rougissant un peu. Il dit :
— Si vous voulez, nous pouvons aller prendre un verre.
Elle n'entend plus la fontaine, juste le son de sa voix.
— Il y a un café, là derrière, qui est agréable. Qu'en dites-vous ?
Elle remarque qu'il porte un gros classeur.
— Vous savez ce que c'est ? dit-il.
— Non.
— Devinez.
— Le prochain cours.
— Perdu ! C'est un livre.
— Sur Proust ?
Il éclate de rire.
— Ah non, Proust, j'ai déjà donné ! C'est un roman. Mon premier roman.
— Vous avez trouvé un éditeur ?
— Oui. Ce gros classeur, ce sont les épreuves. Je les corrige en ce moment. J'allais chez mon éditeur lorsque je vous ai rencontrée.
— Il sera publié bientôt ?
— Après l'été.
— Et il parle de quoi ?
— Il parle d'amour.
Hunter se sent rougir de nouveau.
Le professeur la regarde en souriant. Puis il lui caresse la joue.
— Comme vous êtes jolie, mademoiselle Hunter Logan. Et comme je vous fais peur.
— Non, dit-elle, en se redressant. Je n'ai pas peur de vous.
— Pourtant, vous tremblez…
Il prend sa main dans la sienne. Il a raison. Elle tremble.
— Je ne vais pas vous manger.
— S'il vous plaît…
Le professeur lâche sa main.
— Détendez-vous.
Elle ne dit rien.
— Allons marcher au Luxembourg. Juste nous trois, vous, moi et Marcel.
Hunter aurait voulu que l'immense baignoire jaunâtre aux griffes d'animal, dans laquelle elle s'était échouée, l'avalât d'une gorgée. L'eau n'était plus tiède, mais froide.
Savannah vint marteler la porte.
— Hé, Boston Mass., tu t'es noyée, ou quoi ? Ta copine Taylor a déjà appelé trois fois.
— J'arrive ! marmonna Hunter.
Elle sortit du bain et s'enveloppa d'une serviette. Puis elle s'allongea sur le sol, les pieds surélevés sur le bidet. Elle redoutait d'appeler Taylor. Celle-ci devinerait qu'elle lui cachait quelque chose.
Tout avait commencé hier, au Luxembourg. Ils marchaient tous les deux sous les marronniers. Le temps était magnifique. Autour d'eux, on jouait au tennis, on courait, on prenait le soleil. Jérôme D. parlait de son livre. Elle l'écoutait comme dans un rêve. Il lui avait pris la main. Elle ne s'y était pas opposée. Elle trouvait qu'on les regardait avec gentillesse, comme s'ils étaient deux amoureux, et cela la grisait.
Puis il l'avait embrassée. Elle accepta son baiser, enivrée. Pendant un court instant, le visage triste de Mme D. et ses petites filles traversèrent son esprit. Puis celui d'Evan. Elle les chassa. Un baiser, ce n'était rien de mal…
Mais le baiser se prolongeait, devenait moins innocent. À l'ombre d'un marronnier, Jérôme D. s'encanaillait. Ses mains frôlaient la poitrine, les hanches de la jeune fille. Il se frottait contre elle, buvait sa bouche.
— J'ai un pied-à-terre, rue de Vaugirard, murmura-t-il contre ses cheveux. Tu viens ? On y sera bien.
Hunter, alors, se raidit.
— Qu'est-ce qu'il y a ? chuchota Jérôme D.
Hunter se dégagea.
— Vous êtes marié.
Il rit aux éclats.
— Et alors ?
Elle le regarda, ahurie.
— Mais… balbutia-t-elle.
Il l'attira de nouveau vers lui.
— Ma femme ignore tout.
Hunter le repoussa.
— Qu'en savez-vous ?
Surpris, il la scruta.
— J'en suis sûr.
Hunter recula de quelques pas.
— Moi, je trouve que votre femme a l'air triste. Elle sait que vous la trompez.
Il rit encore.
— Un baiser, comme ça, par un bel après-midi, c'est tromper, d'après toi ? Tu avais l'air d'aimer ça…
— On raconte, à la faculté, que vous avez des aventures avec vos élèves.
Il sourit, moqueur.
— C'est donc ma terrible réputation qui t'angoisse ?
— Je n'ai pas peur, ni de vous, ni de votre réputation. Je vous méprise. J'aurais honte, si vous étiez mon mari, honte si vous étiez mon père.
Jérôme D. la regarda avec ironie.
— Pauvre Américaine mal baisée, siffla-t-il. Il haussa les épaules, rajusta le col de sa chemise, et s'en alla.
Le livre de Jérôme D. était sorti. On le voyait dans les librairies et la photo de l'auteur s'étalait dans les journaux. La faculté avait organisé une signature qui eut un grand succès. Hunter était bien la seule élève de la classe qui ne désirait pas acheter le roman du professeur.
Jérôme D. la dégoûtait depuis l'épisode du Luxembourg, et le fait qu'il coucha peu de temps après avec Taylor accentua son aversion. Taylor devina vite l'existence d'un incident entre Hunter et le professeur. Lorsque celui-ci attribua une note plus que médiocre à Hunter, elle comprit ce qui s'était passé.
— Tu n'aurais pas dû refuser.
— Il fallait dire oui, et se faire sauter dans son lupanar rue de Vaugirard pour obtenir de bonnes notes ?
Étonnée par un vocabulaire aussi cru dans la bouche de Hunter, d'habitude plus modérée, Taylor se tut, gênée.
Hunter guettait le professeur D. dans un couloir. Lorsqu'il sortit d'une salle de cours, elle le harponna.
— Cela veut dire quoi, cette note ? demanda-t-elle en brandissant sa dissertation.
Jérôme D., agacé, pressé, aboya presque :
— Cela signifie, mademoiselle Logan, que votre devoir n'est pas bon.
Sans se démonter, Hunter se planta devant lui.
— Puis-je le montrer à d'autres professeurs de la faculté ? Je voudrais savoir s'ils le trouvent aussi mauvais que vous.
Jérôme D. hésita.
Hunter embraya.
— Je ne peux pas rentrer aux États-Unis avec une telle note sur mon dossier, qui met ma mention en péril. C'est inacceptable. Vous savez bien que j'ai travaillé. Vous savez aussi pourquoi vous m'avez attribué cette note. Je veux que vous recorrigiez mon devoir. Sinon, je porterai plainte contre vous.
Jérôme D. montra ses dents blanches.
— M'accuseriez-vous de ce terme qui fait fureur chez vous, le sexual harassment ? Vous allez raconter ce bobard à mes collègues ?
— Certainement.
— Croyez-moi, en France, ce genre de discours puritain fait plutôt rire. Ici, on ne prend pas les féministes au sérieux. Vous l'apprendrez à vos dépens.
Hunter sortait de sa réserve. Son français s'évanouissait, cédant devant sa langue maternelle, plus fiable, plus fluide.
— Je pense… vous allez… You're going to regret this for the rest of your life.
— J'en tremble d'avance, ricana Jérôme D.
Elle tourna les talons, cramoisie, le rire léger du professeur résonnant dans ses oreilles. Dehors, Mme D. attendait dans sa voiture. Hunter passa devant elle sans la regarder, les poings serrés.
Un article dans un magazine féminin à grand tirage acheva de la mettre hors d'elle.
« Scènes d'amour est le premier roman d'un jeune agrégé de lettres qui fait une entrée remarquée dans le monde littéraire. Jérôme D., professeur dans une grande faculté parisienne, nous livre ici avec talent, l'apologie du mariage et de la fidélité. Avec humour et émotion, son livre décrit le parcours d'un mariage, ses débuts, ses pièges, ses joies, sa déroute et sa renaissance. Marié, père d'Albertine (quatre ans) et d'Odette (deux ans), ce jeune homme brun de trente-quatre ans, au physique charmeur, assure avoir écrit ce livre pour sa femme et ses filles. “ À notre époque, on ne croit plus au mariage. Les divorces se multiplient, les couples se déchirent, et ce sont les enfants qui trinquent. J'ai voulu faire quelque chose de romantique, même si cela peut paraître démodé. J'ai imaginé une histoire qui se termine bien, et qui redonne de l'espoir, qui parle de bonheur par ces temps de crise, de sida, de morosité.” Tel est le roman de Jérôme D., écrit avec une subtilité nostalgique inspirée par son maître Marcel Proust, mâtinée d'une verve qui lui est propre. »
Sous une large photographie de Jérôme D. à sa table de travail, une de ses filles sur ses genoux, on lisait la légende suivante : « Jérôme D., sage et beau professeur, photographié avec sa fille aînée, Albertine. »
Hunter faillit s'étouffer. C'en était trop ! En faisant les cent pas dans sa chambre, elle posait son regard sur le portrait d'Evan. Elle observa pendant quelques instants le visage du jeune homme. Si d'aventure, après leur mariage, Evan la trompait, comment réagirait-elle ? Puis elle contempla la photo de son père, étudia son visage buriné, son regard bienveillant, son sourire rassurant. Jamais il n'aurait fait une chose pareille à son épouse, Hunter en était persuadée.
Elle examinait à présent la photo de Jérôme D. dans le journal. Elle méprisait ce visage, ce regard, ce sourire. Elle eut de la peine pour la fillette. Le professeur méritait une bonne leçon.
Derrière l'épaule droite de Jérôme D., on voyait l'écran allumé de son ordinateur. Hunter s'empara d'une loupe dont elle se servait pour sa collection de timbres. Elle put alors lire quelques lettres sur l'écran. Alors elle eut une idée.
Elle réfléchit quelques instants. Puis elle se précipita dans le couloir pour tambouriner à la porte de Savannah.
Une voix d'outre-tombe se fit entendre.
— Qui ose me déranger avant dix heures du matin ?
— Ouvre, c'est Hunter.
— Il n'est pas question que j'ouvre, je me suis couchée il y a trois heures.
— Ouvre, je t'en prie, j'ai besoin de tes lumières.
— À cette heure-ci, mes lumières sont éteintes. Fiche le camp !
— Si tu m'ouvres, je te prête mon ensemble Ralph Lauren.
Silence. Hunter tendit l'oreille.
Le visage fripé de Savannah, le cheveu en bataille, apparut.
— Sans blague ? Tu ne voulais pas me le prêter.
— Maintenant je veux bien, mais à condition que tu m'aides. Cela a un rapport avec ton ordinateur.
— Entre, fît Savannah.
— Il nous faut son mot de passe, c'est tout.
— C'est tout ?
— Oui. Ton prof est branché sur Transnet. C'est une partie de ce mot que tu as aperçue sur l'écran.
— Si la photo était plus grande, on le lirait ?
— Non, un mot de passe ne s'affiche jamais.
— Et c'est quoi, Transnet ?
— Un réseau informatique. Il y en a beaucoup, mais Transnet est connu pour ses messageries coquines.
— Tu as déjà essayé ?
Savannah sourit.
— Bien sûr ! D'où crois-tu que je sors mes rendez-vous galants ?
— Et comment ça marche ?
— Très simple. Il suffit d'avoir un ordinateur relié au téléphone par un Modem, ou un Minitel. Regarde.
Savannah tapa sur le clavier de son ordinateur.
— Voilà, nous sommes sur le réseau Transnet.
— Mme de M. se doute-t-elle que son téléphone est piraté par ton ordinateur ?
— Non. Mais elle comprendra quand elle recevra sa facture… Bon, alors, ce mot de passe ?
— On peut faire plusieurs tentatives ?
— Autant que tu voudras. Ce n'est pas comme une machine qui avale ta carte de crédit au bout de trois essais.
— J'ai quelques idées. Je vais les noter.
— On a toute la journée, ma chérie. Mais trouver un mot de passe, ce n'est pas évident. Ce n'est pas comme un code, qu'on peut élucider par la logique pure. Un mot de passe, c'est une histoire de cœur, et pas de tête. C'est une autre paire de manches. Moi, je ne suis pas douée pour les mots de passe. Je suis trop cérébrale. C'est pour cela que je ne veux pas te décevoir si on n'y arrive pas. Tu me prêtes quand même le Ralph Lauren, dis ?
— Essaye ces mots.
Elle tendit une feuille à Savannah.
Celle-ci déchiffra à voix haute :
— Swann, Guermantes, Sodome, Gomorrhe, Combray, madeleine…
Elle s'interrompit.
— On n'y arrivera pas ! Trop intello. Ce n'est pas le style Transnet.
— C'est-à-dire ? Je ne comprends pas.
— Mon mot de passe, par exemple, c'est « Scarlett cherche Rhett ». Les hommes, en général, choisissent des noms comme « Surf-Master », « Boy-Toy », ou « Gigolo du XVIe ».
— Essaye quand même.
— Si tu veux, mais on perd notre temps.
À tour de rôle, elle tenta chaque mot.
— Ce n'est pas ça non plus.
— Essaye « catleya ».
— Cat le…quoi ?
— C-A-T-L-E-Y-A.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une fleur.
— Une fleur ?
— Lis Un amour de Swann, et tu sauras.
— Un amour de qui ?
— C'est du Proust. Mon prof est un proustien. Faire catleya, c'est faire l'amour. Vas-y, tape. Si ce n'est pas cela, j'ai encore d'autres idées.
Savannah s'exécuta. Au bout de quelques minutes, une lueur incrédule illumina son visage.
— Ça alors !
— Alors quoi ?
— Ça y est ! Tu l'as eu, c'est ça…
— J'en étais sûre.
— Tu m'impressionnes, Hunter Logan. Je ne t'en croyais pas capable… Voyons ce qu'il a dans le chrono de sa messagerie, ce monsieur.
Elle tapa sur les touches du clavier.
— Quelle cloche, il n'a rien effacé ! Oh, regarde-moi ça… Le coquin !
Hunter se pencha sur l'écran, médusée.
— Il a un cinq à sept ce soir à l'hôtel Nikko avec une dénommée Emmanuelle. Quinzième étage, chambre 208. Elle doit l'attendre en porte-jarretelles… Mais c'est diablement chaud, dis-moi… Et cette Gwendoline qu'il a reçue hier, rue de Vaugirard… Tu as vu le nombre de rendez-vous dans sa garçonnière ? Il est libertin, ton prof. Marié, tu dis ? Cela ne m'étonne pas. Les pires, dans cette ville, ce sont ceux qui sont mariés. Tu peux me croire, je sais de quoi je parle.
Hunter lisait, impressionnée par ces mots crus, ces adresses, ces noms, cette liste qui n'en finissait plus.
Savannah gloussait.
— Tu peux m'imprimer tout ça ? lui demanda Hunter.
— Un jeu d'enfant.
Tandis que l'imprimante ronronnait, Hunter cherchait une adresse dans l'annuaire. Elle la trouva et la nota. Savannah lui tendit une dizaine de feuilles.
— Qu'est-ce que tu vas fabriquer avec ça ? C'est de la dynamite.
— Si je te prête aussi ma jupe Donna Karan, est-ce que tu me promets de te taire, et d'oublier cette matinée ?
Savannah la regarda.
— Pas de bêtises, Hunter, hein ?
— Ne t'inquiète pas. Je sais ce que je fais. C'est pour la bonne cause.
— Va pour la jupe.
— Une dernière question. Est-ce qu'il découvrira que quelqu'un a eu accès à sa messagerie ?
— Oui, il le saura.
— Comment ?
— En se connectant au réseau, l'heure exacte de sa dernière communication s'affichera. S'il y prête attention, il comprendra immédiatement.
— Mais sans savoir que c'est nous ?
— Bien sûr que non !
Hunter sourit. Elle glissa les feuilles dans une enveloppe.
— Tant mieux.
Devant une boîte aux lettres de l'avenue Denfert-Rochereau, elle n'hésita pas une seconde avant de mettre l'épaisse lettre dans la fente.
Sur l'enveloppe, elle avait écrit :
Mme Jérôme D.
3, rue Cassini
Paris XIVe
XI. Le « TOKI-BABY »
« Je ne veux aimer personne,
car je n'ai en ma fidélité aucune confiance. »
Louise de Vilmorin (1902-1969),
Carnets.
Debout devant les étalages du rayon puériculture, Louise transpirait. Son ventre distendu se faisait lourd ; à l'intérieur, des petits poings vigoureux valsaient. Elle tentait de déchiffrer le mode d'emploi d'un appareil révolutionnaire dont on lui avait vanté les mérites. D'une main tendre, elle tapota son utérus rebondi ; de l'autre, elle tenait cette merveille du progrès technique, un « Toki-Baby », « homologué par le ministère des Postes et Télécommunications, utilisation France sous licence France Télécom ».
Une vendeuse, ayant pitié des chevilles enflées de Louise, s'approcha d'elle.
— Puis-je vous aider, madame ?
Louise lui adressa un regard de primipare reconnaissante.
— Oui, merci. On m'a beaucoup parlé de cet appareil, et j'aimerais comprendre son fonctionnement.
La vendeuse se lança dans une tirade qui aurait plu à son chef de service.
— Avec le « Toki-Baby », plus de soucis ! Votre bébé – et je vois que c'est pour bientôt, ajouta-t-elle en minaudant – ne sera plus sans surveillance. Sa moindre respiration, son plus petit soupir vous seront retransmis en toute fidélité.
— Comment ça marche ?
— Le « Toki-Baby » se compose de deux éléments ; un émetteur que vous placez près du berceau de votre enfant, et un récepteur.
— C'est un peu comme un talkie-walkie ?
— Un peu, à la différence que le récepteur ne fonctionne que dans un sens, pour éviter de transmettre en retour vers l'enfant l'environnement sonore qui entoure le récepteur.
— Cela signifie que si je capte mon bébé, lui ne m'entend pas ?
— Oui. Ainsi vous pouvez parler fort sans réveiller votre bébé, et vous surveillez en toute tranquillité son sommeil. Ce dispositif sophistiqué se déclenche dès qu'il capte un bruit, sinon, il reste en état de veille. Vous pouvez donc laisser l'émetteur branché en permanence et allumer le récepteur à votre guise.
— Effectivement, c'est pratique. Il marche avec des piles ?
— Des piles de neuf volts. Mais il est aussi possible de brancher chacun des éléments sur le secteur avec un adaptateur.
— Quelle est la distance de transmission ?
— Cinquante mètres.
— Je vais en acheter un.
— Vous avez raison, madame. C'est un bon choix. Vous verrez comme ce sera pratique quand votre bébé sera là. Vous savez ce que vous attendez ?
Louise sourit.
— Oui, c'est une fille. Elle va s'appeler Rosie.
Rosie naquit quelques jours plus tard. De retour à la maison, elle fut installée dans une ravissante chambre lilas à froufrous. Louise capta fièrement ses premiers pleurs avec le « Toki-Baby ».
— Qu'est-ce que c'est que ça ? lui demanda son mari, André, de mauvaise humeur à cause des biberons de nuit et du bouleversement occasionné dans sa vie depuis l'arrivée de ce nourrisson glouton et braillard.
— C'est pour écouter Rosie partout où je me trouve. C'est bien pratique. Je peux descendre voir ta mère au premier. Je peux même aller en face acheter du pain.
On entendit un grésillement, puis un chevrotement affamé.
— Oh, mademoiselle a encore faim ! chantonna Louise.
— Dis, comment on débranche ? soupira André.
Le récepteur pouvait s'accrocher à la ceinture. Louise l'arborait ainsi, comme un téléphone portable. Elle ne se lassait pas d'entendre cette respiration légère et fragile, ces bruits de bébé qui l'attendrissaient.
À l'autre bout de l'appartement, loin de la chambre rose, elle portait le récepteur à son oreille et écoutait le souffle de sa fille. Terrorisée, comme toute mère, par la mort subite du nourrisson, elle gardait la nuit, à l'insu de son mari, l'appareil branché sous son oreiller, volume réglé au minimum. Parfois, si un silence trop lourd s'installait, elle allait voir, affolée, sur la pointe des pieds si le bébé vivait encore. Puis elle se remettait au lit, réconfortée par le sursaut qu'avait fait Rosie lorsqu'elle lui avait effleuré la joue.
— Tu devrais quand même maigrir un peu, lui dit Julietta, sa meilleure amie.
Julietta était grande et mince. Elle avait eu deux enfants, et cela ne se voyait pas.
Les chevilles de Louise, trois mois après Rosie, n'avaient toujours pas dégonflé.
Louise haussa les épaules.
— Oui, je sais. André me le dit chaque jour. Je n'ai pas le courage de commencer un régime.
— Fais-le avant qu'il ne soit trop tard.
— Trop tard ?
— Avant que tu ne puisses plus perdre tes kilos. Ils risquent de s'installer définitivement. Tu as bientôt trente ans. Fais attention.
— Oh, tu m'ennuies.
— Je te parle pour ton bien. Et puis pense à André.
— Quoi, André ?
— Il doit avoir envie de récupérer sa femme d'avant. Tu étais mince, avant Rosie.
— Je sais.
— Les hommes sont fragiles, après un accouchement. Le mien, après le second, a fait une déprime. C'est lui qui a eu le fameux baby blues ! Et le mari de ma cousine, il n'a pas arrêté de la tromper, juste après la naissance de leur fils.
— André ne me trompera jamais.
— Comment le sais-tu ?
— Il me respecte trop. Il me met sur un piédestal. Il ne me ferait jamais cela.
— J'admire ton assurance. Je pense qu'aucune femme ne peut avoir cette certitude-là.
— Il t'a trompée, le tien ?
— J'espère que non. Mais, à vrai dire, je n'en sais rien.
— Comment réagirais-tu, si oui ?
— Je serais écrasée. Vidée.
Rosie hurla dans le récepteur.
— Elle a toujours faim, ta fille, remarqua Julietta.
Louise se leva péniblement pour aller chercher le bébé.
— Tu as raison, Julietta. Il faut que je perde cinq kilos.
— Huit, ajouta Julietta.
— Je te déteste.
— Il n'y a que moi pour te dire la vérité.
Louise descendait souvent du quatrième étage voir sa belle-mère, Mme Verrières, qui habitait au premier. C'était une femme d'une soixantaine d'années. Elle aimait beaucoup sa bru.
— Je vais faire un régime, lui annonça Louise.
— C'est bien, vous avez raison.
— Ah, je suis donc si grosse ?
— Non, ma fille. Un peu enrobée, dirons-nous. C'est normal, après un bébé.
— J'ai tout de même pris vingt-cinq kilos.
— Cela arrive. Moi, j'en ai pris trente pour André. Je les ai tous perdus.
— Je peux vous laisser le « Toki-Baby » ? Je dois aller chez le boucher, et il ne porte pas si loin.
— Allez-y, Louise. Je veille sur Rosie, par machine interposée.
Un mois après, Louise avait perdu cinq kilos.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle à André.
Il la scruta.
— Très bien.
— Tu n'as rien remarqué ?
— Non.
Son visage s'affaissa.
— J'ai perdu cinq kilos, et tu n'as rien remarqué ?
— Essaie d'en perdre encore un peu.
Louise se figea.
— Tu me trouves grosse ?
— Mais non, je n'ai pas dit cela…
— Tu viens de dire que je devrais encore maigrir.
— C'est vrai, tu avais grossi depuis le bébé. Perds encore quelques kilos, et tu seras superbe ; tu auras retrouvé ta ligne de jeune fille.
— Vous vous êtes concertés, on dirait, Julietta et toi ?
— Nous avons envie de te revoir mince.
Louise se sentit envahie par une colère sanguinaire.
— Je vous hais, tous les deux. De quel droit Julietta se permet-elle de te parler de mes problèmes de poids ? C'est insensé.
Elle éclata en sanglots.
— Louise, tu es trop nerveuse en ce moment. Il faut que tu te calmes. Ce n'est pas bon pour toi.
— Je suis nerveuse parce que je ne mange rien de la journée, pleura Louise.
André la prit dans ses bras, lui caressa les cheveux.
— Allez, Loulou, un peu de courage. Pense à notre bébé. Et essaie de te nourrir convenablement.
Louise renifla, puis se calma.
— André, est-ce que tu m'as déjà trompée ?
André se redressa.
— Mais non, voyons. Quelle idée ! Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Comme ça.
Louise monta sur la balance. Cinquante-deux kilos. Elle poussa un soupir de soulagement. Encore deux kilos à perdre. Cinquante kilos, et elle aurait récupéré sa ligne de jeune fille. Elle n'en pouvait plus de ce régime. Elle avait retrouvé sa silhouette, mais se sentait bizarre, coléreuse, léthargique. Le jour, elle ruminait des idées noires ; la nuit, elle avait des rêves violents, souvent sanglants.
Le téléphone sonna. C'était Julietta.
— Je suis mince. Presque mince.
— Bravo. Je vais venir voir. Es-tu là vers une heure ?
— Allons déjeuner ! Rosie est à la garderie pour la journée. Nous pourrions aller au chinois. Cela ne me fera pas grossir. Qu'en dis-tu ?
— Volontiers. Tu réserves pour une heure ?
— D'accord. J'irai faire des courses avant. On se retrouve sur place.
Elle raccrocha. Le téléphone sonna de nouveau. Cette fois, c'était André.
— J'ai perdu mon agenda ! J'ai cherché partout, il n'est pas au bureau.
— Il doit être là, je vais vérifier.
Elle regarda dans la chambre.
— Il est sur la table de nuit.
— Je vais venir le prendre vers midi. Tu seras là ?
— Non, j'ai rendez-vous avec Julietta à une heure. Avant, je vais faire des courses. Rosie est à la garderie jusqu'à cinq heures.
— Alors, à ce soir.
Louise raccrocha. Elle s'apprêtait à sortir lorsque l'appareil retentit encore. C'était la garderie ; Rosie avait de la fièvre et pleurait considérablement. Louise devait venir la chercher.
Après avoir fait déjeuner sa fille, Louise passa chez Mme Verrières avec le bébé.
— Belle-maman, pouvez-vous surveiller Rosie pendant l'heure du déjeuner ? Elle n'a pas pu rester à la garderie parce qu'elle a un peu de fièvre. Je vais au chinois avec Julietta. Après j'emmènerai le bébé chez son pédiatre.
— Ne vous inquiétez pas, ma fille, je m'occuperai de notre bout de chou. J'irai la coucher dans dix minutes. Allez donc déjeuner avec Julietta. Et surtout mangez quelque chose, je vous trouve trop mince ! Donnez-moi le « Toki-Baby » et votre clef.
— Flûte, le voyant ne s'allume plus. Les piles sont fichues ! Quelle heure est-il ?
— Midi trente.
— Je file en face chercher des piles chez l'électricien. J'en ai pour trois minutes. Tenez, prenez Rosie.
Quelques instants plus tard, piles neuves installées, le voyant rouge s'alluma. Louise régla le volume à la puissance maximale.
— Je mets fort, car j'ai dû placer l'émetteur assez loin de son lit, vers le couloir. Elle l'attrapait, la coquine ! Je l'ai caché derrière une chaise. On ne le voit plus.
— Allez-y, Louise, vous allez être en retard.
Mme Verrières tenait le récepteur à la main.
— Au revoir, ma Rosinette, à tout à l'heure ! gazouilla Louise à sa fille.
Tout à coup, un grognement bestial s'échappa de l'appareil.
— Vous avez entendu ? demanda Louise.
— Oui, c'est étrange.
Louise prit le récepteur, le regarda.
Le grognement se produisit de nouveau, suivi d'un soupir lascif.
Puis une voix féminine s'éleva.
« Ah, c'est bon ! Ce que c'est bon ! Oui ! Oui ! Oui ! »
Louise et sa belle-mère n'osèrent bouger.
— Qu'est-ce que c'est ? marmonna Louise.
« Oui, encore, vas-y, oui, encore, ah, c'est bon, oui ! »
— Il me semble que nous captons des gens qui font l'amour, chuchota Mme Verrières, gênée.
Louise écoutait, transie.
Une voix d'homme les fit sursauter.
« C'est comme ça que tu la veux… hein, tu la sens bien, dis-moi ! »
« Oui, bêlait la femme. Oui, défonce-moi ! »
— Louise, je ne puis continuer à écouter ces gens, murmura Mme Verrières, qui avait rougi. Je vous en prie, éteignez.
« Te défoncer ? Oui, je vais te défoncer, et tu aimes ça, hein ?
— Oh oui, oui, oui ! »
— Louise, éteignez, c'est insupportable. Je vous en supplie.
Mais Louise ne parlait plus. Ses joues amaigries étaient d'une pâleur mortelle.
« On dirait que ça t'excite de faire ça debout dans le couloir pendant que Louise n'est pas là, hein ? Cochonne, va ! »
— Mon Dieu ! souffla Mme Verrières.
Louise la regarda sans la voir.
— C'est Julietta et André, dit-elle d'une voix plate, tandis que le couple râlait de plaisir.
Elle coupa le son.
Un silence se fit.
— Ma chérie… balbutia sa belle-mère, défaite.
— Attendez-moi là, annonça Louise. Je reviens dans cinq minutes chercher la petite.
— Louise, où allez-vous ?
Louise ouvrit la porte d'un geste mécanique. Elle se mit à monter l'escalier d'un pas saccadé et rapide, comme un automate. Ses yeux brillaient.
— Louise, que faites-vous ?
Rosie, impressionnée par le ton angoissé de sa grand-mère et par le masque livide de sa mère, se mit à gémir.
Mme Verrières ne voyait plus que la main de sa belle-fille sur la rampe.
— Louise ! Répondez-moi ! Vous me faites peur. Vous n'avez pas l'air d'aller bien…
La main ne s'arrêta pas, continuant son ascension, imperturbable.
— Ne vous inquiétez pas, lança Louise par-dessus la balustrade d'une voix presque normale. Je me sens parfaitement bien. À vrai dire, je meurs de faim. Je me faisais une joie de ce repas chinois. Quel dommage ! Je ne pourrai pas déjeuner avec Julietta parce que je vais la tuer.
— Louise, ma fille ! Qu'est-ce que vous dites ? Vous êtes devenue folle ?
Louise était arrivée au quatrième étage. Elle se pencha et aperçut sa belle-mère pétrifiée trois étages plus bas, le bébé pleurant dans ses bras.
Elle leur envoya un pâle sourire qui ressemblait davantage à une grimace de douleur.
— Ce sera vite fait avec mon hachoir à viande. Ne vous faites pas de souci, j'épargnerai André. À tout de suite !
Puis elle ouvrit la porte d'entrée, pénétra dans l'appartement et la referma sans bruit.
FIN
REMERCIEMENTS
Je remercie ma famille, et plus particulièrement mon mari, Nicolas, pour sa patience et son écoute. Je remercie Pascale Zuliani pour sa complicité, Hugues Bizot pour sa collaboration ; merci également à Laure Rey du Pavillon, Sophie Meaudre et Véronique François-Poncet pour leur première lecture.