Cinq bandits de haut vol, deux femmes d’exception, un avocat mythique et… de la musique avant toute chose.

D’un côté Jean Villemont, avocat pénaliste amoureux des sommets et sa consoeur Leila Naciri. De l’autre, Franck Jammet, braqueur virtuose et sa compagne Julie Narmon, aussi discrète qu’efficace. Entre eux, un homme et une affaire. Où se trouvait Franck Jammet la nuit du 18 au 19 février 2013 ? Pourquoi Jean Villemont ne se contente-t-il pas de la version officielle ? Qui a réalisé le casse du siècle ?

Paul Colize est né en 1953 à Bruxelles. Auteur de romans noirs, il a écrit une douzaine de livres, dont , paru en 2012 à La Manufacture de livres (et en poche chez Folio, Prix Saint Maur en poche 2013) et paru en 2013 à la Manufacture de livres (également repris par Folio), qui a remporté la même année trois récompenses : Prix Landerneau Polar, Prix Boulevard de l'Imaginaire et Prix Polars Pourpres. Il entre avec pour la première fois au catalogue de Fleuve Éditions, tandis que paraît en mai 2015 chez Pocket.

Paul Colize

Concerto pour quatre mains

« Ce qui compte, ce ne sont pas les années qu’il y a eu dans la vie, mais la vie qu’il y a eu dans les années. »

Abraham Lincoln

Prologue

L’homme avança de quelques pas, s’arrêta au bord du trottoir et jeta un coup d’œil vers le bout de la rue.

Il plissa les yeux et tenta de discerner la cime des marronniers qui refleurissaient sur le boulevard Arago. Son acuité visuelle avait baissé et son horizon se brouillait au-delà des cabines téléphoniques adossées au mur d’enceinte, à une trentaine de mètres.

Durant sa première année de détention, en isolement total au sous-sol de la prison, dans le quartier de haute sécurité, les arbres centenaires avaient été son dernier souffle de liberté.

À travers l’étroit soupirail de la cellule, il les avait vus agoniser avant de reprendre vie au printemps.

Il s’était promis d’aller à leur rencontre, un jour, et de poser ses mains sur leur tronc pour éprouver leur force.

Il ferma les yeux et respira à pleins poumons.

La tête lui tourna.

Les appareils photo le mirent en joue.

Il se redressa et fit face aux journalistes venus guetter sa sortie. Fidèle à sa réputation, il ferma le bouton de son veston, ajusta son nœud de cravate et plongea une main dans sa poche.

Une femme se détacha du groupe, traversa la rue et vint à sa rencontre.

— Bonjour. Vous avez l’air en forme.

Il la reconnut.

— Bonjour, Christine. Vous n’avez pas changé.

— Je vous remercie. Que comptez-vous faire maintenant ?

Il marqua un silence, parut réfléchir.

Après quelques instants, il se pencha vers la journaliste, prit le ton de la confidence et lui adressa une réponse que les principaux médias reprendraient un an plus tard.

— Entrer dans la légende.

1

Le casse du siècle

Le lundi 18 février 2013, à 19 h 47, un break Audi A6 de la police suivi d’une camionnette Mercedes Vito pénétra dans l’enceinte de l’aéroport de Zaventem en forçant une clôture située entre deux chantiers.

Les voitures munies de gyrophares traversèrent le tarmac à vive allure et s’immobilisèrent à hauteur d’un fourgon de la société Brink’s alors que les agents de sécurité embarquaient une cargaison à bord d’un Fokker 100 affrété par la compagnie Helvetic Airways.

Huit hommes cagoulés, vêtus d’uniformes de policier et armés de fusils-mitrailleurs équipés de viseurs laser, surgirent des véhicules. Ils menacèrent les gardiens du fourgon ainsi que le pilote et le copilote de l’avion puis contraignirent le personnel à ouvrir l’espace de chargement.

Ils grimpèrent à bord et s’emparèrent d’une importante quantité de colis contenant des diamants. Une fois leur butin chargé, ils remontèrent dans leurs véhicules et ressortirent de l’aéroport par la même voie.

Aucun coup de feu n’avait été tiré et personne n’avait été blessé. L’opération avait duré moins de trois minutes, sans aucun impact sur le trafic aérien. La trentaine de passagers présents dans l’avion ne s’étaient rendu compte de rien.

Le parquet ordonna l’ouverture d’une enquête et le laboratoire de la police judiciaire intervint sur les lieux.

Peu après les faits, l’un des véhicules ayant servi au braquage fut retrouvé carbonisé sur une route de Zellik, au nord-ouest de Bruxelles.

Au total, cent vingt colis avaient été dérobés, pour la plupart des diamants bruts non taillés appartenant à plusieurs diamantaires.

Lors de la conférence de presse organisée le lendemain, le porte-parole de l’AWDC, l’Antwerp World Diamond Center, déclara qu’il s’agissait de diamants bruts en provenance d’Anvers dont la valeur s’élevait à quelque cinquante millions de dollars. En outre, il se montra inquiet pour le préjudice qu’un tel hold-up était susceptible de porter à l’industrie diamantaire anversoise.

Les médias relayèrent aussitôt l’information et de nombreux experts furent appelés à s’exprimer.

Certains ne se privèrent pas de se lancer dans des extrapolations hâtives ou hasardeuses.

L’un d’eux déclara que le créneau durant lequel une cargaison est la plus vulnérable est celui où on la charge dans l’avion, c’est pourquoi les soupçons devaient se porter en priorité sur les transporteurs, même si, dans une expédition de ce type, de nombreuses personnes sont généralement impliquées, comme le propriétaire, l’acheteur ou encore la douane.

Interrogé sur l’endroit où pouvaient se trouver les pierres à l’heure actuelle, un ancien policier déclara qu’il était possible qu’elles soient toujours en Belgique où l’on trouve d’excellents tailleurs, mais qu’il était tout aussi envisageable qu’elles soient reparties vers la Chine, Israël ou la Russie, cette dernière disposant d’ateliers de taille tenus par la mafia.

Un diamantaire estima que ce genre de marchandise était difficile à écouler du fait que les diamants étaient bruts. En conséquence, ils ne pourraient être revendus qu’auprès de personnes exerçant le négoce ou la fabrication de tels minéraux.

Il étaya sa thèse au micro d’une station de radio.

— Chaque pierre a des caractéristiques précises. Elles ont été livrées à Anvers, triées puis revendues. On connaît la date de leur arrivée, les mains par lesquelles elles sont passées et où elles sont reparties. N’importe quel expert pourra détecter leur type à l’œil nu et saura si elles viennent de Namibie, du Congo ou de Russie.

Il conclut son intervention en émettant un pronostic surprenant.

— Pour des questions d’assurance, j’ai la conviction que la somme annoncée a été sous-estimée.

Dans le même temps, un journaliste de la Gazet van Antwerpen cita de source sûre que le montant était vraisemblablement six fois supérieur à celui annoncé.

Quant aux auteurs du braquage, un criminologue déclara que le modus operandi, les armes utilisées et les rares filières susceptibles d’écouler le stock faisaient penser à des truands venus de l’étranger, même si les quelques mots échangés pendant l’attaque l’avaient été en français.

Selon lui, les malfrats venaient de Russie, du Kosovo ou de Serbie.

L’un de ses alter ego estima au contraire qu’il fallait regarder du côté du grand banditisme bruxellois qui restait sur des succès retentissants. L’attaque du Grand Casino de Bruxelles en 2007 ainsi que les trois précédents hold-up réalisés sur le même aéroport en octobre 2000, au début avril 2001 et le 24 novembre 2005 n’avaient jamais été élucidés.

En tout état de cause, le panel d’experts interrogés s’accorda à considérer que ce braquage resterait vraisemblablement dans les annales criminelles comme le casse du siècle.

2

Comptez sur moi

Didier ouvre la porte et écarquille les yeux.

— C’est quoi, ce bitos ?

J’ôte mon chapeau, le lisse de la main.

— Guerra. Fabriqué à la main à Borgosesia. Cachemire et feutre. Je ne te dis pas le prix, ça te ferait mal aux gencives.

Il se tape sur les cuisses.

— Tu es superbe, on dirait Humphrey Bogart.

— Humphrey ne portait que des Borsalino.

L’idée du chapeau m’est venue quand j’avais une vingtaine d’années, pendant mes études de droit. J’avais besoin d’un document administratif pour l’université. Je suis allé au secrétariat où j’ai rempli un long formulaire et répondu à un tas de questions.

Quinze jours plus tard, je suis allé récupérer le papier.

La première page m’a glacé.

Nom : Villemont

Prénom : Jean

Taille : moyenne

Corpulence : moyenne

Cheveux : bruns

Yeux : verts

Signes particuliers : néant

J’ai jeté un coup d’œil autour de moi.

J’étais entouré de géants difformes, de maigrichons édentés, de nains hirsutes, d’obèses souriants. Pour ma part, j’étais de taille moyenne, de corpulence moyenne, sans signe particulier. Même le prénom que m’avaient choisi mes parents était d’une banalité affligeante.

Ce jour-là, j’ai pris conscience qu’aux yeux de tous, j’étais un type moyen. Au mieux, un type aux yeux verts et aux cheveux bruns. Pour un temps seulement. Ma calvitie gagnait chaque jour du terrain.

J’ai pris une grande respiration et je suis parti en guerre contre ma moyenneté.

Il m’embrasse et me laisse passer.

— Donne-moi ton manteau.

Je m’exécute.

Didier mesure deux ou trois centimètres de moins que moi, mais ses cheveux taillés en brosse lui procurent un avantage non négligeable.

J’entre dans le salon et jette un coup d’œil à la table dressée dans la salle à manger. Six couverts. Un chiffre pair. J’en déduis qu’ils ont déniché un mari esseulé ou une candidate à la succession pour me tenir compagnie.

Il suit la direction de mon regard.

— Laure a invité une amie qu’elle avait perdue de vue.

J’acquiesce d’un signe de tête.

— Elle l’a retrouvée sur Facebook ou sur Meetic ?

Pour toute réponse, il m’adresse un sourire malicieux.

Le port du chapeau a été le premier rai de lumière à trouer les ténèbres. J’ai commencé par un Lodenhut tyrolien à cordelette. En quelques jours, je suis devenu la risée de la faculté. Mes condisciples s’esclaffaient sur mon passage, des éclats de rire fusaient dans mon dos.

La tête haute, le regard droit, j’essuyais leurs sarcasmes et leurs ricanements avec stoïcisme.

En mon for intérieur, j’exultais. Ils ne pouvaient imaginer à quel point leurs railleries me remplissaient de joie. Je sortais de l’anonymat.

Les semaines ont passé, ils se sont habitués au chapeau. Sont venus les gants en cuir et les chaussures tape-à-l’œil. Les quolibets ont redoublé. Ma jubilation aussi.

Laure fait son apparition, habillée de rouge, étincelante, les cheveux encore humides. Laure fait partie de ces femmes sur lesquelles tout le monde se retourne quand elle entre dans une pièce.

— Bonsoir, Jean. Champagne ?

— What else ?

Didier fait sauter le bouchon et remplit trois flûtes.

Tout se déroule comme une banale soirée entre amis.

Je dois me rendre à l’évidence, la vie a repris son cours. Il est temps que j’accepte la réalité, que j’arrête de naviguer entre optimisme béat et faux espoirs.

Nous faisons tinter nos verres.

— Santé !

— Santé !

— À nous !

Mon originalité reconnue, je ne voulais pas me contenter d’artifices vestimentaires pour sortir du lot. Il me fallait me démarquer par mes choix stratégiques.

Dès ma première année d’études, le droit pénal me faisait de l’œil. Le pénal a des relents de perversion. Le pénal sent le soufre, l’argent sale, le sexe, le crime, le sang.

J’hésitais encore lorsqu’une phrase imagée, lancée sur le ton du défi par mon professeur de droit, a définitivement balayé mes incertitudes.

« Le pénal est la branche la moins rémunératrice, mais la plus passionnante du droit. L’avocat pénaliste est en constante représentation. Il doit avoir le sens du théâtre, être un orateur habile, tenace et combatif. Il lui faut sans cesse user de sa force de persuasion pour défendre les intérêts de son client. »

Malgré ce profil particulier, les avocats pénalistes ne sont pas des oiseaux rares. Ils sont légion. Il me fallait devenir le meilleur.

Les deux premiers invités arrivent. Maxime et Alice, un couple dans la quarantaine. Nous nous saluons et prenons place dans les fauteuils.

Katja, l’amie d’enfance, suit de près. L’attention avec laquelle elle m’évalue pendant les présentations conforte mes soupçons.

Elle me serre la main en plongeant son regard dans le mien.

— Katja Krzyszycha. Enchantée.

— Jean Villemont. Ravi de faire votre connaissance.

Hormis son patronyme imprononçable, je ne lui vois pas de signe particulier.

J’ignore ce que Laure lui a dit, mais je l’imagine.

« Sa femme l’a quitté au début de l’année. Tu verras, il a l’air un peu bizarre à première vue, mais c’est un homme charmant. »

Vingt-cinq ans plus tard, je ne suis plus un type moyen. Je suis l’avocat pénaliste réputé, celui qui se promène avec un chapeau, des gants beurre frais et des chaussures en daim.

Même la calvitie n’a pas eu raison de moi. Bien qu’épars, mes cheveux ont tenu la distance. Par coquetterie, je dissimule ma tonsure sous mon chapeau et porte les cheveux très courts.

Une deuxième bouteille de champagne fait son apparition.

Didier lance les sujets de conversation habituels : le climat économique, les embouteillages, la météo, l’adolescence difficile de leur progéniture.

Les invités ont été bien briefés, aucun ne me pose de questions sur les enfants que je n’ai pas.

Depuis le départ d’Estelle, j’échappe aux regards entendus, ceux des hommes qui en concluent que je suis impuissant, ceux des femmes qui sont d’avis que mon épouse est stérile.

Pendant l’entrée — saumon fumé norvégien —, nous parlons de nos métiers respectifs. Maxime est consultant, sa femme, assistante de direction. Katja est informatrice médicale dans une entreprise pharmaceutique.

L’annonce de ma spécialité provoque quelques mimiques expressives. Je réponds avec bonhomie aux questions habituelles.

Ai-je des tueurs en série dans ma clientèle ? Les suspects me disent-ils en aparté s’ils sont coupables ? Ai-je des clients en prison ?

Le vin aidant, l’atmosphère se détend peu à peu.

Au dessert, le tutoiement s’est généralisé. Les yeux de Didier pétillent. Je lance quelques plaisanteries, sans réelle conviction. Celle du consultant et du gardien de moutons remporte un vif succès.

Même Maxime se marre, lui qui aurait pu se froisser. Je rebelote. Tout le monde rit de bon cœur.

Estelle me manque.

Nous embrayons sur les vacances. Nouveau tour de table.

— Et toi, Jean, qu’est-ce que tu prévois cet été ?

Je fais mine de ne pas avoir suivi.

— Pardon ?

Je comptais faire l’impasse sur la question, mais Katja ne l’entend pas de cette oreille.

Elle insiste.

— Que vas-tu faire pendant tes congés ?

— Cet été ? L’arête Kuffner.

Elle pense que je plaisante.

— Qu’est-ce que c’est ? Un plat de poisson ?

Maxime m’apostrophe, mi-incrédule mi-admiratif.

— Tu comptes faire l’arête Kuffner ?

Il a la voix rauque. Ses dents d’une blancheur éclatante contrastent avec sa barbe noire.

Je marque ma surprise.

— Tu connais cette course ?

Il se penche en avant.

— Pendant mon enfance, j’allais chaque année à Chamonix avec mes parents. Mon père était fou de montagne. Ceux qui touchent de près ou de loin à l’alpinisme la connaissent, même si peu de gens s’y aventurent.

Les rires s’estompent.

Je prends l’air dégagé.

— C’est une expérience unique. Il y a huit ans que j’ai envie de la faire. Cette fois, je suis prêt.

Katja intervient.

— Qu’est-ce qu’elle a de particulier, cette montagne ?

Maxime prend les devants.

Il connaît le sujet et compte le faire savoir.

— Elle est située dans le massif du Mont-Blanc, c’est l’une des voies d’accès vers le mont Maudit. Parmi les plus difficiles, avec des pentes de neige et de glace à plus de cinquante degrés et des parois verticales qui se grimpent aux piolets, à la force des poignets, suspendu dans le vide.

Je relativise.

— C’est surtout l’une des plus belles balades à faire dans le coin. Elle offre une vue imprenable sur le versant italien du Mont-Blanc.

J’espérais faire diversion, il surenchérit.

— Une balade ? C’est un euphémisme. Tu penses qu’on se balade sur l’Androsace ? Ce truc défie l’imagination.

Mon apparente décontraction le désarçonne.

Il attrape sa serviette, s’essuie la bouche et s’adresse aux autres convives.

— Imaginez-vous quelques instants en train de marcher sur une passerelle étroite tendue entre deux gratte-ciel avec un précipice de deux mille mètres de chaque côté.

S’il voit ce passage comme une partie de roulette russe, je le perçois comme la promesse d’un moment de plénitude et de pureté rares. Une fraction d’éternité qui restera gravée dans ma mémoire jusqu’à mon dernier souffle. Un laps de temps durant lequel je serai, tel un funambule, en équilibre avec les éléments, à la merci des dieux.

Je balaie l’objection d’une main.

— Cette course est un flirt avec l’absolu. La beauté surpasse la difficulté. D’autres sont bien plus ardues, la pointe Fourastier, par exemple. Et puis, de toute façon, il y a des fins plus nobles que d’autres.

Laure et Didier me dévisagent, l’air grave.

La vibration de mon téléphone arrive à point nommé.

Je me lève.

— Je vous prie de m’excuser.

Je consulte l’écran. La personne ne fait pas partie de mes contacts et le numéro ne me dit rien.

— Jean Villemont.

— Bonsoir, maître Villemont.

L’homme parle d’une voix traînante, avec un accent arabe.

— Je vous écoute.

— Excusez-moi de vous déranger. Vous ne me connaissez pas, je suis Adel Bachir, j’ai eu votre nom par un de mes cousins, Mohamed Meslek. Je vous téléphone pour mon fils.

L’émotion qui l’étreint est palpable.

Je m’éloigne de quelques pas et gagne l’entrée.

— Que se passe-t-il avec votre fils ?

— Mon fils a fait une chose terrible. Je ne sais pas ce qui lui a pris.

— Expliquez-moi.

Il est au bord des larmes.

— Ça s’est passé ce matin. Il a été arrêté par la police. Il n’a pas voulu d’un avocat. Je ne comprends pas. Il est passé devant le juge ce soir puis ils l’ont conduit à la prison de Forest.

Laure passe sa tête par la porte et m’interroge du regard. Je dis non de la tête, ce n’est pas Estelle, et lui fais signe de s’éloigner.

— Que s’est-il passé, monsieur Bachir ?

Il semble hésiter.

— Ils ne m’ont pas donné de détails.

— Je n’en ai pas besoin. Dites-moi en quelques mots ce qui s’est passé.

— Il est entré dans un bureau de poste. Il avait un couteau. Une personne a été blessée.

— Merci. Je ne dois pas en savoir plus pour l’instant. Où se sont produits les faits ?

— À Anderlecht.

— Comment s’appelle votre fils ?

— Akim, Akim Bachir.

— Pourriez-vous passer me voir au cabinet demain, avant 9 heures ?

— Le matin, c’est pas possible, je suis au marché.

— En fin d’après-midi ?

— J’ai un commerce, je ferme à 20 heures. Je sais que ce que je vais vous demander est difficile, mais c’est très important pour moi. Pourriez-vous aller le voir à la prison ?

Je fais défiler mon planning dans ma tête. Les avocats pénalistes sont comme les urgentistes. En cas de besoin, ils ne posent pas de questions, ils ne tergiversent pas, ils n’évoquent pas la distance, leur jour de congé ou leurs états d’âmes. Ils foncent. Ils réfléchiront ensuite.

— D’accord. J’irai voir votre fils demain, à la prison de Forest. Comptez sur moi.

3

Un message peut en cacher un autre

Comme chaque matin, je quitte la maison vers 6 h 30, après avoir pris une douche expéditive, m’être habillé à la hâte et m’être brûlé le palais en avalant un café accompagné de deux toasts au miel, debout dans la cuisine.

Depuis quelques semaines, les phrases entendues cent fois accompagnent mon rituel.

« Le matin, tu pars comme un voleur. Je ne sais jamais à quelle heure tu vas rentrer. »

« Tu es toujours en retard. Tu ne préviens jamais. Tu téléphones toujours à la dernière minute. »

« Tu es toujours pressé. »

« Tu n’es jamais là. »

« Même le dimanche, on ne peut jamais prendre un petit déjeuner à deux, tranquillement. »

Jamais. Toujours. Jamais. Autant de signaux d’alerte que j’ai ignorés. Ils m’apparaissent à présent lumineux.

J’arrive au bureau quelques minutes avant 7 heures. Je traverse le hall. Le gardien de nuit se redresse sur sa chaise et me salue d’un grognement.

Je l’interpelle de loin.

— Bonjour, Roberto. Alors ?

Il s’anime.

— Comme je vous avais dit, monsieur. Milan AC, les doigts dans le nez, avec un joli deux-zéro, c’est dans la poche.

— Ne vendez pas la peau de l’ours. Attendons le match retour.

— Comme vous voulez. Vous verrez, au match retour, on fera deux-un.

Je l’apostrophe quand les portes de l’ascenseur se referment sur moi.

— Pari tenu.

Le cabinet est encore fermé, ce qui n’a rien de surprenant, mes associés sont rarement aussi matinaux que moi. À moins qu’ils ne soient bloqués sur le Ring. Quant aux jeunes avocats, ils arrivent de plus en plus tard et repartent de plus en plus tôt.

J’actionne l’interrupteur, entre dans le secrétariat et allume la machine à café. Je file ensuite dans mon bureau pour préparer les dossiers du jour et répondre aux mails les plus urgents.

Gérard, l’un de mes associés, fait son apparition quelques minutes plus tard.

Comme à l’accoutumée, il s’adosse au chambranle de la porte et se gratte le crâne, l’air embarrassé.

— Salut, on peut se voir tout à l’heure ?

— Pas avant cet après-midi. Je file à Forest dans cinq minutes et je dois être au Palais à dix heures et demie.

— À Forest ? Ce n’est pas dans le planning.

— Un truc qui m’est tombé dessus hier soir.

Je repense à l’échange que j’ai eu avec Adel Bachir.

Selon ses dires, son fils aurait renoncé à se faire assister. De nos jours, c’est plutôt inhabituel. Une loi récente autorise une personne arrêtée à rencontrer un avocat avant même la première audition de police. Les flics sont tenus de communiquer d’entrée de jeu ce droit au quidam, surtout s’il est privé de liberté. La concertation doit avoir lieu dans les deux heures qui suivent l’appel téléphonique, montre en main.

Dans bien des cas, cette condition implique une course contre la montre pour l’avocat qui se trouve de l’autre côté de la ville, coincé dans une réunion ou dans les embouteillages.

J’ai promis à cet homme d’aller voir son fils ce matin et je tiendrai parole, mais ma charge de travail actuelle ne me permettra pas de prendre cette affaire. En fonction de ce que j’apprendrai, je la confierai à l’un de mes associés ou à un jeune avocat du cabinet.

Je quitte le bureau au pas de course, grimpe dans ma voiture et prends la direction du centre.

Je mets près de quarante minutes pour parcourir les six kilomètres qui séparent mon bureau de la prison de Forest. Par miracle, je trouve une place de stationnement dans l’avenue Albert.

Je sors de la voiture et descends l’avenue de la Jonction en longeant le mur d’enceinte de la prison. Arrivé devant la porte, j’enfonce le bouton de la sonnerie en approchant mon visage de la vitre. Un grésillement me signale que le verrou est libéré. Je me bats quelques instants contre la poignée récalcitrante et entre dans le local de garde.

La prison de Forest est l’endroit le plus cauchemardesque que je connaisse. Elle a été construite au début du XX e siècle et rien ne semble avoir changé depuis.

Même si j’y viens souvent, je ne peux m’empêcher d’avoir un pincement au cœur chaque fois. Conçue pour accueillir quatre cents détenus, elle en héberge aujourd’hui près de sept cent cinquante.

Il est 8 heures, c’est l’heure de la première visite. Une vingtaine de personnes — en majorité des femmes voilées — sont assises sur les bancs inconfortables et attendent en silence qu’on appelle le nom du détenu.

Quelques agents s’agitent derrière les vitres teintées de leur aquarium. Il fait sombre, la lumière naturelle semble interdite de séjour. Les haut-parleurs diffusent en sourdine une musique cafardeuse.

La femme en poste au guichet des avocats me reconnaît.

— Bonjour, maître Villemont. Vous venez pour qui ?

Je lui remets ma carte d’identité et ma carte d’avocat.

— Akim Bachir.

Elle consulte son écran.

— D’accord. Je le fais appeler.

Elle conserve mes papiers et me tend une clé numérotée et un laissez-passer. Il m’est arrivé plus d’une fois d’oublier le document dans un parloir, ce qui m’a valu des sueurs froides. En théorie, il est impossible de ressortir de la prison sans ce papier.

La femme actionne le portillon. Je le franchis et m’arrête devant la rangée de casiers. Je glisse la clé dans la case ad hoc et y dépose mon téléphone, mes clés de voiture et mon portefeuille. Je me dirige ensuite vers le portique de sécurité en ôtant ma ceinture.

L’agent de faction m’accueille en pointant un doigt interrogateur vers mes chaussures.

— Les chaussures ?

— Pas la peine.

Elles ne contiennent aucun élément métallique, c’est l’un de mes critères d’achat. En plus de m’éviter de me livrer à des contorsions laborieuses, je gagne quelques précieuses secondes.

Je passe le portique et m’arrête devant la porte suivante.

Lors de ma première visite, je pensais qu’il n’y avait qu’à la pousser. Le gardien m’avait stoppé d’un geste, comme s’il venait de surprendre un gamin en train de faire une bêtise.

— Non, maître, ça ne marche pas comme ça. Ici, vous n’aurez jamais qu’une seule porte ouverte à la fois.

La phrase m’était restée en mémoire.

La privation de liberté se résume à ces quelques mots. En rentrant chez moi, ce soir-là, j’ai calculé le nombre de portes que comptait ma maison. Dix-sept. J’étais cerné de portes, mais à quelques exceptions près, elles étaient ouvertes. En prison, la liberté se mesure à l’intervalle qui sépare deux portes closes.

J’emprunte le couloir extérieur qui mène au bâtiment central. Le passage est protégé par de hauts grillages surmontés de barbelés et de tessons de bouteilles.

La prison est en forme de croix. Dans deux des ailes, les détenus ont des toilettes et bénéficient de l’eau courante. Dans les deux autres, celles des travailleurs, ils séjournent dans des cellules individuelles, sans eau courante. Un seau hygiénique fait office de W-C.

Ils ont accès aux douches deux fois par semaine, pour autant qu’elles fonctionnent. S’ils ont cette chance, ils devront se contenter d’un filet d’eau froide ou brûlante. Aucun savon, shampoing ou dentifrice n’est prévu.

Les détenus sont souvent très jeunes. Ils sont marocains, irakiens ou originaires des pays de l’Est. Ils n’ont pas les moyens de cantiner et crèvent de faim.

Le matin, ils reçoivent quatre tranches de pain industriel. Le midi, quelques morceaux de pommes de terre et des boulettes de viande de volaille. Ni légumes ni fruits frais. Le soir, retour aux quatre tranches du même pain.

Dans les cellules, aucune intimité n’est possible, si ce n’est un maigre paravent. La promiscuité entraîne des tensions, les tensions dégénèrent en bagarre. Les couloirs résonnent de cris, de jour comme de nuit. Certains deviennent fous et demandent qu’on les mette au cachot pour être seuls et pouvoir dormir pendant quelques heures.

Parvenu dans le bâtiment, je monte au premier étage, je me dirige vers les parloirs.

Le carrelage jaunâtre qui couvre les murs semble provenir d’un hôpital psychiatrique laissé à l’abandon. Je retrouve la légère odeur d’urine et de renfermé qui règne dans les corridors.

Je pénètre dans le parloir que l’on m’a affecté. Akim Bachir n’arrivera que dans une dizaine de minutes.

Je consulte ma montre.

8 h 21.

Mon emploi du temps ferait pâlir un ministre.

Je prends mon mal en patience et tourne en rond autour de la table. Les parloirs avocats sont à peine plus grands que ceux prévus pour les visiteurs, à l’étage inférieur. La différence est que l’avocat n’est pas derrière une vitre couverte de griffures et que le détenu ne doit pas communiquer avec lui par le truchement d’un haut-parleur qui crachote et escamote un mot sur deux.

Un quart d’heure s’écoule.

La porte s’ouvre. Un gardien me salue et fait entrer Akim Bachir. L’homme a dans les vingt-cinq ans. Il est plutôt grand, assez maigre. Il flotte dans la blouse blanche qu’il est tenu de porter lors d’une rencontre avec un avocat. Il a les cheveux en bataille et une barbe de quelques jours. Son œil gauche disparaît sous un coquard. Il porte des traces de coups sur le front et le menton.

Je lui tends la main.

— Bonjour, monsieur Bachir, je m’appelle Jean Villemont.

Il ignore ma main et me jette un regard haineux.

— Allez-vous-en, j’ai pas besoin d’avocat. J’ai pas demandé à vous parler. Je peux me débrouiller seul.

Le gardien lui demande de s’asseoir, sort du parloir et referme la porte.

Je m’assieds à mon tour et me penche en avant.

— Votre père m’a demandé de vous rendre visite. Je réponds à sa demande. Vous avez été battu ?

Ses yeux filent de gauche à droite.

— Non, je me suis cogné à la porte.

Il a dû être victime d’une interpellation musclée, mais il ne souhaite pas aggraver son sort.

— Vous avez des droits, monsieur Bachir. Je suis ici pour les faire valoir. Quels éléments ont été retenus contre vous ?

Il recule sur sa chaise, m’adresse une moue dédaigneuse.

— Je connais la musique. Vous allez demander cinq mille euros à ma famille et le jour du procès, vous enverrez un débutant à votre place pendant que vous irez jouer au golf ou au tennis, comme votre collègue la dernière fois. Il n’y a pas à me défendre. J’ai fait le con, ils vont me mettre au trou.

Je laisse s’écouler quelques secondes avant de répondre.

— Mon rôle est de faire en sorte que vous y alliez le moins longtemps possible, ou plutôt, pas du tout.

Il m’interrompt.

— Il y a des choses contre lesquelles même un bel avocat comme vous, avec ses belles paroles, son beau costume et ses belles cravates, ne peut rien faire.

J’ai appris à me blinder contre ce genre d’agressions.

— Je comprends que vous soyez en colère, monsieur Bachir. Pourriez-vous me donner les papiers que vous avez reçus ? La copie du procès-verbal de votre audition à la police, celle de l’interrogatoire chez le juge d’instruction et une copie de votre mandat d’arrêt. Si vous ne voulez pas qu’on vous défende, je les remettrai à votre père. D’après ce que j’ai compris, c’est votre personne de confiance.

Il hausse les épaules.

— Si vous voulez, mais ça changera rien. Ils sont dans ma cellule.

J’appelle un gardien et lui explique ce dont j’ai besoin. Il repart avec Akim Bachir.

Je consulte une nouvelle fois ma montre. Il est près de 9 heures. L’aller-retour à sa cellule va me faire perdre dix à quinze minutes.

Il réapparaît un quart d’heure plus tard et me remet les papiers.

— Voilà.

— Merci. Si vous changez d’avis, demandez à votre père de reprendre contact avec moi.

Pour toute réponse, il regarde fixement le sol.

— Au revoir, monsieur Bachir.

Au moment où je me lève, il m’interpelle à voix basse, la tête toujours baissée.

— Si vous voulez vraiment m’aider, dites à mon père de ne pas dépenser son argent pour moi.

— Je lui dirai.

Il relève la tête.

— Dites aussi à mon frère que je suis vivant.

Je me retiens de lui poser la moindre question.

— Si vous voulez.

En vingt ans de carrière, j’ai appris de nombreuses choses sur la nature humaine, la justice, l’injustice, la vérité, le mensonge, l’hypocrisie, les coups bas, les trahisons et les fausses promesses.

À force de côtoyer toutes sortes de personnages, j’ai également appris qu’un message peut en cacher un autre.

4

Sur les chapeaux de roue

Il est 9 h 21 quand je remonte dans ma voiture.

Le GPS m’informe que je serai au Palais à 9 h 32. Je le trouve optimiste. À cette heure-ci, l’avenue Louise a de fortes chances d’être bloquée.

Je consulte le journal de mon téléphone et compose le numéro d’Adel Bachir.

Il répond dès la première sonnerie.

— Adel Bachir, j’écoute.

— Bonjour, monsieur Bachir, c’est Jean Villemont.

Il hausse la voix.

— Maître Villemont, bonjour, j’attendais votre appel.

Sa phrase se noie dans un brouhaha de conversations, il se trouve sans doute dans un lieu public.

— Je vous entends mal, monsieur Bachir. Voulez-vous que je rappelle plus tard ?

— Non, attendez un instant, s’il vous plaît.

Il lance quelques phrases en arabe d’un ton autoritaire. Le silence se fait.

— Je suis au magasin, maître. Je vous écoute, vous avez vu Akim ?

— Je sors de la prison à l’instant. J’ai vu votre fils, il est en bonne santé.

Il répète en ponctuant chaque mot, dans le but évident de transmettre le message aux personnes qui l’entourent.

— Je lui ai parlé pendant quelques minutes. Il ne souhaite pas se faire assister par un avocat. Il pense que cela ne servira à rien. Je vais vous envoyer les papiers qu’il a reçus. Ils serviront s’il change d’avis.

Il coupe court à mon explication.

— Je ne comprends pas. Il ne veut pas d’avocat ? Ce n’est pas possible. Mon magasin se trouve à deux pas de la prison, avenue Lepoutre, près de la place Brugmann. Vous pourriez venir m’expliquer ce qui s’est passé et me donner ces papiers ?

Je jette un coup d’œil à l’horloge de la voiture.

— Je suis pressé, monsieur Bachir.

L’émotion le prend.

— S’il vous plaît. Je vous en prie. Je vous paierai ce qu’il faut.

Je fais un rapide calcul.

Si j’y vais et que je le quitte à 10 heures au plus tard, il me restera une demi-heure pour arriver au Palais. De la place Brugmann, je pourrai descendre par la chaussée de Waterloo et contourner l’avenue Louise.

— Bien, je fais un saut chez vous. Je ne pourrai pas rester, juste le temps de vous remettre le dossier.

— Je vous remercie mille fois, maître. Vous ne trouverez pas de place dans la rue, je vais demander qu’on sorte la camionnette, mettez-vous dans l’entrée du garage. Chez Bachir, vous verrez, au coin de la rue François-Stroobant.

Je saisis l’adresse dans le navigateur.

Avant de démarrer, je prends les documents que son fils m’a remis et parcours la déclaration en diagonale pour visualiser la scène.

Le mardi 19 février 2013, un peu avant 10 heures, Akim Bachir a fait irruption dans le bureau de poste Saint-Guidon, situé place de la Vaillance, à Anderlecht. Il était armé d’un couteau. Une dizaine de personnes se trouvaient dans la salle.

Il s’est dirigé vers le comptoir, l’a enjambé, a attrapé l’une des employées par le cou et l’a forcée à se coucher à plat ventre sur le sol en la menaçant de son arme.

Ensuite, il a ceinturé la seconde employée, posé le couteau sur sa gorge et lui a ordonné d’ouvrir la porte qui donne vers les bureaux. La femme a eu un malaise et s’est évanouie. La police est arrivée sur les lieux. Il a entendu les sirènes et est sorti de la poste. Il a jeté son arme et s’est rendu sans opposer de résistance.

Si je m’en tiens aux grandes lignes, c’est un braquage qui a mal tourné. J’en ai connu de nombreux dans ma carrière.

Je me mets en route et pile devant le magasin d’Adel Bachir quatre minutes plus tard.

Chez Bachir est une épicerie à l’ancienne, de celles que l’on voit renaître de nos jours dans les quartiers bourgeois. Elle est située au rez-de-chaussée d’un immeuble de style. Malgré la météo hivernale, les légumes, les fruits et les fleurs sont exposés à l’extérieur, protégés de la pluie et du vent par un auvent de toile beige.

Un homme râblé d’une soixantaine d’années sort du magasin et vient à ma rencontre. Il porte un bonnet de laine noir enfoncé sur les oreilles. Ses yeux rougis trahissent le chagrin et les nuits blanches.

Je sors de la voiture.

— Bonjour, monsieur Bachir.

Il me serre la main, la pose ensuite sur son cœur et s’incline légèrement.

— Maître Villemont, c’est un honneur que vous me faites d’accepter de venir me voir. Je vous remercie beaucoup. Entrez.

Je le suis.

Quelques clientes déambulent dans les rayons. Un homme d’une quarantaine d’années et un adolescent se chargent de les servir. Selon toute vraisemblance, ce dernier est le frère d’Akim. Il a la même stature que lui et un indéniable air de famille.

Adel Bachir se dirige vers le fond du magasin.

— Par ici, maître.

Il franchit la porte qui conduit au hall de l’immeuble, passe l’escalier qui mène aux étages et s’enfonce dans le couloir. Au bout, il pousse une porte et s’efface pour me laisser entrer.

Nous pénétrons dans un petit salon encombré de meubles, de caisses et d’un tas d’objets disparates. Une table recouverte d’une nappe en plastique rouge occupe le centre de la pièce. Une théière fumante et deux verres de petite taille nous attendent. En équilibre sur une commode bancale, une télévision muette diffuse les images d’un téléachat.

Il m’indique une chaise et jette un regard circulaire.

— Il y a un peu de désordre, je vous prie de m’excuser. L’appartement était plus grand quand on s’est installés, mais on a fait des transformations dans le magasin et on a dû déménager nos chambres sous le toit.

Entre deux armoires, une ouverture sans porte mène à une pièce obscure. Une odeur lancinante de mets épicés s’en échappe. Les volets sont baissés, la pièce est plongée dans l’obscurité.

Dans la pénombre, je distingue une femme voilée assise sur une chaise.

Adel détourne mon attention.

— Vous prenez un thé ?

Refuser serait lui faire un affront.

— Merci. En vitesse.

Il verse le liquide brûlant dans les verres et s’assied à son tour.

Son visage se ferme aussitôt.

— Comment va Akim ?

— Je ne l’ai vu que pendant quelques minutes. Il a l’air en bonne santé.

Il pose les coudes sur la table et se prend la tête entre les mains.

— Qu’est-ce qui lui a pris ? Je ne comprends pas. Il avait trouvé du travail, il a une femme, un enfant.

Je jette un coup d’œil à ma montre.

— Comme je vous l’ai dit, je ne peux pas rester, j’ai une audience au Palais de Justice.

Il poursuit comme s’il ne m’avait pas entendu.

— Je ne sais pas ce qui lui a pris. Il avait arrêté tout ça.

— Il a déjà eu des problèmes avec la justice, si j’ai bien compris ?

Il relève la tête.

— Oui, mais je pensais que c’était terminé.

— Que s’est-il passé ?

Il avale son thé d’un trait.

— Il faut que je commence par le début. Je suis né à Oran. Mes parents ont quitté l’Algérie à l’indépendance, quand j’avais six ans. On a d’abord vécu en France. Puis on est venus en Belgique. J’avais seize ans. Cela fait plus de quarante ans que je vis ici. J’ai repris ce magasin quand Akim est né. Akim et Youssef sont les enfants de mon premier mariage. Quand j’ai divorcé, ils sont restés avec leur maman. Je me suis remarié. J’ai eu une fille et un garçon de mon deuxième mariage. Ma première femme est morte il y a dix ans. Akim avait quinze ans, Youssef treize. Youssef, c’est le garçon que vous avez vu dans le magasin, il travaille avec moi.

Je l’interromps.

— À la mort de votre première femme, ils sont venus vivre avec vous ?

— Oui, ça n’a vraiment pas été facile. J’ai eu beaucoup de problèmes avec Akim. Pourtant, Adel, ça veut dire équitable et juste. J’ai toujours été équitable avec mes fils, je les ai toujours traités sur un pied d’égalité.

— Je comprends.

— Akim a dû changer plusieurs fois d’école. Les études ne lui convenaient pas. Il a arrêté d’aller à l’école quand sa mère est morte. J’avais le magasin, je ne pouvais pas m’occuper de lui. Il ne faisait rien, il dormait toute la journée. Le soir, il perdait son temps dans la rue. Il a fait des mauvaises rencontres, des voyous. Ils l’ont pris dans leur bande. Ça a commencé par quelques larcins. La police l’a arrêté plusieurs fois.

— Il a déjà fait de la prison ?

— Oui. Un jour, il y a eu un accident. Sa bande a tenté de voler une voiture. La propriétaire était une vieille dame. Elle a été traînée sur le sol. Akim a été le seul à avoir été appréhendé et n’a pas voulu dénoncer ses complices. Il a fait quarante-huit mois de prison. Il n’a pas eu de remise de peine. Il a dû attendre trois ans pour recevoir son premier congé pénitentiaire. En plus, ils l’ont mis à Andenne, c’était difficile pour nous d’aller le voir. Là-bas, il était avec des hommes qui avaient commis des actes beaucoup plus graves et qui sont sortis avant lui. Il est belge, mais il s’appelle Akim Bachir, vous savez ce que ça veut dire ?

Je consulte ma montre sans chercher à dissimuler mon geste.

— Votre fils m’a dit qu’il ne veut pas être défendu. Voici les papiers qu’il a reçus. Ils vous seront nécessaires s’il change d’avis.

Je pose l’enveloppe sur la table.

Il cligne des yeux puis secoue la tête.

— Ce n’est pas possible. Ça va faire deux ans qu’il est sorti de prison. Il n’a plus rien fait de mal. Il s’est marié, il a une famille, son fils va avoir un an. Il avait décidé de changer, d’arrêter. Je ne comprends pas.

L’impatience me gagne.

Je me lève.

— Je dois y aller, monsieur Bachir.

Il ôte son bonnet, passe une main dans ses cheveux.

— Qu’est-ce qu’il va devenir s’il ne veut pas qu’on le défende ?

— On ne peut pas l’obliger, monsieur Bachir, il est majeur. Certaines personnes choisissent de se défendre elles-mêmes. Cette affaire est sérieuse, il avait un couteau, c’est considéré comme un vol à main armée. En plus, une personne a été blessée.

— Vous allez le revoir quand il se sera calmé et vous allez le convaincre, n’est-ce pas ?

— Vous y arriverez mieux que moi. Allez lui rendre visite et parlez-lui. Le cas échéant, je vous donnerai le nom d’un de mes confrères.

Il se lève à son tour.

— Non, maître, c’est vous que je veux. Vous avez défendu le fils de mon cousin et vous avez fait un bon travail. Il m’a dit que vous alliez le faire sortir, que vous arriverez à le défendre.

— Monsieur Bachir, les lois sont les lois, tous les avocats les connaissent.

La télévision indique qu’il est 10 heures.

— Il faut que j’y aille.

Il attrape les papiers et me les rend.

— Je vous en prie.

Je jette un coup d’œil vers la chambre obscure. La femme assiste à la scène, immobile.

Je dois sortir de cette impasse.

Je reprends l’enveloppe.

— Je donnerai ces documents à l’un de mes associés. Il vous rappellera aujourd’hui ou demain.

Je n’attends pas sa réponse et tourne les talons. Je parcours le couloir au pas de charge et ressors du magasin.

La pluie s’est mise à tomber, fine et glaciale. Youssef est sur le trottoir. Il arrange l’étalage en m’observant du coin de l’œil.

La demande d’Akim me revient.

— Vous êtes Youssef ?

Il me lance un regard inquiet.

— Oui, monsieur.

— J’ai vu Akim ce matin.

— Je sais.

— Il m’a chargé d’un message pour vous.

Il me dévisage quelques instants.

— Il m’a demandé de vous dire qu’il était vivant.

Il hoche la tête.

J’insiste.

— Vous savez ce que cela signifie ?

Il hausse les épaules.

— Ça veut dire qu’il n’est pas mort.

Il se détourne et poursuit son travail.

Je l’interpelle.

— Youssef ?

Il se retourne. Des larmes troublent son regard.

— Quoi ?

Cette affaire n’a rien d’excitant et je suis débordé. Je devrais m’en aller et déléguer ce dossier à quelqu’un d’autre. C’est ce que ferait tout confrère sensé.

— Dites à votre père que je m’occuperai d’Akim, s’il arrive à le faire changer d’avis.

Mes élans de compassion ont souvent pesé sur mes décisions.

Je remonte dans ma voiture et démarre sur les chapeaux de roue.

5

Le meilleur gage de succès

Franck Jammet aurait pu suivre la voie tracée par son père et enseigner l’anglais ou les mathématiques. Les professeurs qui l’avaient côtoyé estimaient que c’était un élève brillant. Sa capacité à jongler avec les chiffres et ses résultats scolaires en témoignaient.

Il aurait également pu reprendre le commerce de fleurs que sa mère avait ouvert à Uccle, au sud de Bruxelles. Il aimait la nature et avait la main verte.

Son professeur de piano le voyait embrasser une carrière de pianiste virtuose. Il disait que son jeu était brillant et qu’il était capable d’interpréter des œuvres de Chopin ou de Rachmaninov sans maniérisme ni rubato outrancier.

Son intelligence, son ingéniosité et sa curiosité lui auraient permis d’envisager d’autres métiers encore si la conjonction de certains événements n’en avait décidé autrement.

De manière paradoxale, son attirance pour les braquages spectaculaires et les casses de haut vol lui vint de son éducation religieuse et des bons principes que lui inculquèrent ses parents.

À l’âge de onze ans, il fut contraint de servir la messe à l’église de sa paroisse, tâche dont il s’acquittait en compagnie de son ami Alex et d’autres gamins de l’école. Pas moins de six offices étaient célébrés le dimanche, quatre dans la matinée et deux en début de soirée.

La grand-messe de 11 heures était la plus solennelle et la plus fréquentée. Elle s’étirait sur près de deux heures, jalonnées par les chants liturgiques scandés par l’organiste et le sermon enflammé du prêtre.

Durant l’offertoire, les enfants de chœur se rendaient en file indienne dans la sacristie pour y prendre les sébiles et retourner faire la quête.

Franck aimait ce moment.

Ce rituel lui permettait d’observer les gens, d’étudier leur comportement et leur rapport à l’argent. Les donateurs les plus généreux se plaçaient au premier rang ou près de l’allée centrale. Quand il arrivait à leur niveau, ils exhibaient le billet qu’ils avaient préparé et le lâchaient dans la sébile d’un air détaché.

D’autres, tapis dans les recoins, faisaient mine d’ignorer sa présence, les yeux baissés sur leur missel. Les plus regardants lançaient une pièce en espérant que le tintement masquerait la maigreur de leur don. Il n’était pas rare de trouver de la monnaie étrangère, des rondelles de boulonnerie ou des pièces trouées de vingt-cinq centimes.

L’incident qui allait décider de son avenir se produisit lors de la grand-messe du dimanche de Pâques.

Ce jour-là, l’église était comble. L’encens embaumait l’air, l’organiste était déchaîné et le sermon avait été plus virulent que jamais. Bon nombre de personnes stationnaient dans les allées latérales. Les retardataires s’étaient regroupés à proximité des portes d’entrée et devisaient à mi-voix.

Franck était d’humeur maussade.

L’enfant de chœur en charge de la messe de 13 heures était malade et le curé l’avait désigné pour le remplacer, ce qui l’obligeait à servir deux messes d’affilée.

Lorsque vint la collecte, il retrouva Alex et les autres acolytes dans la sacristie où ils entamèrent une courte négociation pour se répartir les secteurs.

Franck invoqua son recrutement forcé pour l’office suivant et revendiqua la partie antérieure du chœur.

L’un des acolytes objecta.

— Ce matin, je me suis tapé la messe de 8 heures. En plus, je déteste les grands cons qui traînent dans le fond, ils se fichent de moi et me pincent les fesses quand je passe.

Franck connaissait le petit groupe. Il avait déjà eu à subir leurs sarcasmes et leurs gestes déplacés. Ils venaient dans le seul but de s’amuser et faire du charme aux filles.

Alex, l’ami de Franck, l’aîné de la bande, intervint.

— Dans ce cas, tu feras l’allée centrale, Philippe et Franck prendront le chœur et je m’occuperai du fond, on verra s’ils oseront me pincer les fesses.

Personne ne trouva à redire et les quatre gamins reprirent la direction de l’église, équipés de leur sébile.

L’objet était en bois, pourvu d’une poignée et muni d’un couvercle que l’on refermait à la fin de la tournée. De loin, il faisait vaguement penser à un gaufrier.

Franck se dirigea vers la première rangée, occupée par les notables, les familles aisées et les veuves fortunées.

À Pâques, la collecte se révélait fructueuse, comme si le principal intéressé, fraîchement ressuscité, veillait à la bonne marche de l’opération.

Après quelques billets de vingt et de cinquante francs, un homme chauve de haute stature sortit un billet de cinq mille francs, ce qui ne manqua pas de générer quelques chuchotements feutrés.

Les yeux de Franck s’agrandirent.

Il savait qu’un tel billet existait, mais il n’en avait jamais vu ailleurs que dans les brochures publicitaires ou à la télévision. Autour du buste d’André Vésale, le chiffre cinq et sa suite de zéros étaient imprimés à trois endroits sur la coupure.

Franck fixa le billet, hypnotisé par la somme d’argent qu’il représentait.

5 000

5 000

5 000

Les zéros se mirent à danser au fond du gaufrier tandis que Vésale le défiait de ses yeux globuleux. Les lettres qui figuraient au bas du billet lui apportèrent la certitude qu’il ne rêvait pas.

CINQ MILLE FRANCS

PAYABLES À VUE

Il poursuivit tant bien que mal la quête, les mains tremblantes, les yeux rivés sur le billet qui disparaissait peu à peu sous les petites coupures et les pièces de monnaie.

Entre deux rangées, il secouait le gaufrier pour dégager le billet. Les zéros se remettaient aussitôt à tourbillonner.

Sa mission terminée, il rabattit le couvercle, le cerveau en ébullition. Un tel montant lui permettrait de s’offrir les extravagances dont les enfants de riches parlaient en se moquant de lui. Le ski en hiver, la plage en été.

Lorsqu’ils eurent bouclé leur circuit, les acolytes pénétrèrent de concert dans le local et posèrent les gaufriers sur la table.

De retour dans le chœur, Franck était dans un état second, en proie à une tentation grandissante.

L’Ite, missa est à peine prononcé, il se rua dans la sacristie, le cœur battant. Franck savait que le curé vidait le contenu des sébiles dès son retour dans la sacristie. Il plaçait l’argent dans une caissette métallique qu’il rangeait ensuite dans un coffre-fort mural.

Il réfléchit à toute vitesse.

Il fallait trouver un moyen d’éloigner l’ecclésiastique le temps de s’emparer du précieux billet sans attirer l’attention des autres enfants de chœur.

Il prit Alex à part et lui demanda de faire diversion.

Son ami marqua son accord, mais voulut en savoir plus.

— Qu’est-ce que tu mijotes ?

— Tu me fais confiance ?

— Bien sûr.

— Alors, fais ce que je te dis, je t’expliquerai après.

— D’accord.

Alex reprit la direction des vestiaires.

De son côté, Franck prétexta un besoin pressant. Il prit la direction des toilettes, revint sur ses pas et se dissimula derrière la porte.

Déchiré entre le bien et le mal, il ferma les yeux et formula une brève prière, mais le Ciel ne vint pas à son secours.

Par l’interstice, il guetta le curé, conscient qu’il ne lui restait que quelques secondes avant que le billet ne disparaisse à jamais dans le coffre-fort.

Impuissant, l’œil collé à l’ouverture, il continua à observer l’homme. Ce dernier souleva le couvercle des gaufriers, étala l’argent sur la table et sépara les pièces des billets.

Les yeux exorbités, Franck le vit prélever les cinq mille francs dans le tas de billets, soulever un pan de sa soutane et les glisser dans sa poche.

Franck retint de cet événement que les plus fervents défenseurs de certaines valeurs étaient souvent les premiers à les bafouer. Il garda également en mémoire que la rapidité était un facteur déterminant.

Enfin, qu’une préparation minutieuse offrait le meilleur gage de succès.

6

Attirer mon attention

Une affaire n’est pas l’autre.

Je ne cesse de le dire aux jeunes avocats qui nous rejoignent. Certaines se ressemblent a priori, mais aucune n’est identique. Chacune a ses particularités, son lot de bizarreries, sa part d’imprévu.

Une erreur trop souvent commise est de vouloir reproduire un système de défense issu d’une affaire précédente. Ce qui a réussi une fois ne réussit pas une deuxième.

Chaque dossier doit être appréhendé sous un angle nouveau et exige une stratégie adaptée. Un cas simple en apparence peut se révéler d’une rare complexité. Le contraire est aussi vrai.

Je sors du Palais à 12 h 35.

Dès que je suis dans la voiture, j’appelle ma secrétaire.

— Salut, Anne-Marie.

— Salut, Jean. Je ne t’ai pas vu, ce matin. Tu es parti tôt.

— Je suis passé à Forest. Un dossier m’est tombé dessus hier soir. On se voit en début d’après-midi ? Tu veux bien annuler mon lunch avec Patrick, m’excuser auprès de lui et me commander un sandwich ?

— Club, jambon fromage ?

— Sans mayonnaise.

Je consulte ensuite la quarantaine de mails qui ont déboulé dans mon Smartphone durant la matinée.

Comme la plupart des avocats, je suis surchargé.

Je travaille douze à quatorze heures par jour, six à sept jours par semaine. Il m’arrive de recevoir deux cents mails en une journée. Je suis capable de répondre au téléphone tout en continuant à travailler sur un dossier. En plus de cela, je dois courir derrière les clients pour recevoir mes honoraires, former les jeunes avocats, motiver mes collaborateurs et rester calme dans les embouteillages.

Après avoir répondu aux mails les plus urgents, je prends la direction du cabinet.

Dans la foulée, je téléphone au greffe de la Chambre du conseil pour savoir quand aura lieu l’audience d’Akim Bachir.

Le préposé me fait poireauter quelques minutes avant de répondre.

— Elle est prévue vendredi matin, à 9 h 32, salle C.

— Merci.

Un suspect placé sous mandat d’arrêt doit comparaître devant la Chambre du conseil dans les cinq jours. Celle-ci décide du maintien ou non de la détention préventive.

L’avocat de l’inculpé n’a accès au dossier d’instruction que vingt-quatre heures avant la date fixée pour l’audience. Dans le cas qui m’occupe, ce sera demain, à partir de 10 heures.

Avec les pièces qui s’ajoutent sans cesse, certains dossiers peuvent atteindre plusieurs milliers de pages. Analyser un tel monceau de paperasses relève de l’exploit. La difficulté est d’aller à l’essentiel en restant attentif aux détails. L’habileté consiste à détecter la bonne page, le bon paragraphe, la bonne phrase, le bon mot. En certaines occasions, la démarche va au-delà du bon mot et se joue sur quelques lettres.

Dans une affaire de vol dans un dépôt d’armes, l’une des pièces à conviction était une pince coupante que la police avait saisie au cours d’une perquisition au domicile de mon client.

Lors du procès, un spécialiste du FBI était venu des États-Unis à grands frais pour démontrer, photos sophistiquées à l’appui, qu’il s’agissait sans l’ombre d’un doute de l’outil qui avait servi pour sectionner la clôture qui ceinturait l’entrepôt en question.

La pince que brandissait le virtuose américain était de la marque Bahco, mais le procès-verbal de perquisition mentionnait qu’il s’agissait d’une pince coupante de la marque Facom.

J’avais relevé cette faille dans le dossier d’instruction. La pièce à conviction a été rejetée, l’homme a remballé ses ordinateurs et repris l’avion.

L’analyse minutieuse du dossier n’est pas la seule composante sur laquelle il faut se baser pour élaborer une stratégie. L’imagination et la créativité sont des qualités tout aussi importantes.

Je plonge dans le tunnel de l’avenue Louise et profite de la ligne droite pour consulter mon agenda.

En réaménageant mon programme de la semaine, je pourrais passer au greffe de la Chambre du conseil demain matin. De là, aller à la prison de Forest, parler à Akim Bachir, lui donner les premiers éléments et lui demander de confirmer mon mandat, en espérant que son père lui aura rendu visite et sera parvenu à le convaincre.

Je freine.

Une voiture est à l’arrêt dans le rond-point, à l’entrée du bois de la Cambre. Je me retiens de klaxonner. La précipitation est le pire ennemi de l’avocat. Chaque client attend de lui des miracles. Il doit se plier en quatre, rester courtois, disponible et à l’écoute.

Cette course incessante est sans doute à l’origine de mon attirance pour l’alpinisme. Pour conquérir un sommet, il faut être maître de soi, garder son calme et éviter toute précipitation.

Luigi, mon guide, me le répète sans cesse.

« Ne t’occupe pas du sommet, il ne s’en ira pas. Concentre-toi sur le prochain pas que tu vas faire. »

J’arrive au cabinet à 13 h 15.

Mon sandwich patiente sur un coin du bureau. Comme elle le fait habituellement, Anne-Marie a dessiné un smiley sur le papier d’emballage.

J’enfourne une bouchée en attrapant une chemise en carton neuve dans le tiroir. De ma main libre, j’y glisse les documents d’Akim Bachir.

J’extrais l’étiquette, y note le nom du prévenu, ainsi que la date.

Akim Bachir

Mercredi 20 février 2013

Ce que je m’abstiens de dire à nos futures divas du barreau, c’est qu’en plus du travail, la différence entre un avocat qui réussit et celui qui végète est en bonne partie due à la maîtrise d’une science inexacte qui n’est pas enseignée à l’université.

Elle s’appelle le feeling, le flair ou l’intuition.

Sans que nous nous en rendions compte, notre subconscient travaille dans l’ombre, tisse des liens entre les faits, identifie les éléments clés, relève les incohérences.

Si tout se passe bien, notre instinct prend le relais et nous envoie un signal.

Je relis les quelques mots que je viens d’écrire.

Je ne peux en déterminer l’origine, mais mon intuition me murmure que je suis passé à côté d’un élément qui aurait dû attirer mon attention.

7

Son innocence

Le jeudi 21 février, trois jours après les faits, les enquêteurs de la police judiciaire rassemblèrent quelques éléments susceptibles de cerner le profil des braqueurs du vol LX789 à l’aéroport de Zaventem.

L’attaque avait été entièrement filmée par les caméras de surveillance et l’analyse minutieuse des images par des spécialistes permit d’ouvrir plusieurs pistes.

La présence des auteurs dans l’enceinte de l’aéroport avait duré moins de onze minutes et l’intervention proprement dite s’était déroulée en deux minutes et cinquante secondes, ce qui témoignait d’un minutage précis et d’une remarquable rapidité d’action.

Le type de véhicule utilisé n’était pas un break Audi A6, comme on l’avait cru tout d’abord, mais une berline Audi S8, un bolide développant plus de 400 chevaux, produit en série limitée et, de ce fait, plus facilement traçable. La voiture était équipée de fausses plaques d’immatriculation françaises, ce qui laissait supposer que les braqueurs avaient passé la frontière de l’Hexagone après leur forfait.

Les hommes, équipés de gilets pare-balles, étaient armés de pistolets-mitrailleurs P90 dotés de pointeurs laser, une arme destinée au combat rapproché fabriquée par la FN, la Fabrique Nationale, à Herstal. Le fait qu’ils soient en possession d’un tel matériel orientait ce volet de l’enquête vers les trafiquants d’armes de guerre et plus particulièrement vers les fournisseurs des narcotrafiquants mexicains, grands amateurs de P90 pour leur capacité à transpercer les gilets pare-balles.

La manière dont les braqueurs s’étaient déployés sur le tarmac, la précision de leurs gestes et le savoir-faire avec lequel le chef du groupe avait immobilisé l’un des convoyeurs de fonds laissait supposer qu’ils avaient suivi une formation militaire.

L’audition des trente-huit personnes présentes sur les lieux lors de l’attaque — les trois employés du transporteur de fonds, deux bagagistes, le pilote, le copilote, les deux membres d’équipage de l’avion ainsi que les vingt-neuf passagers — n’apporta que peu d’informations complémentaires.

L’un des convoyeurs divulgua néanmoins quelques renseignements dignes d’intérêt.

Le leader du groupe mesurait entre un mètre quatre-vingt-cinq et un mètre quatre-vingt-dix, il était mince et parlait français sans accent. D’un mouvement précis, l’homme lui avait assené un coup de pied dans le pli du genou pour le mettre à terre et l’avait dépouillé de son arme de service, un FN Barracuda.38 spécial. Selon lui, les hommes présents étaient bien entraînés et ne paniquaient pas.

Une inspection de la clôture située à hauteur du bâtiment 65 par laquelle les véhicules étaient entrés avait révélé que celle-ci avait été préalablement découpée sur les côtés pour faciliter l’accès.

Lors des discussions qui eurent lieu dans le but de recenser les auteurs capables de réaliser un casse de cette ampleur, le nom de Franck Jammet fut avancé à plusieurs reprises.

En plus de la description du chef de groupe, qui lui correspondait, le modus operandi et la minutie propres aux réalisations du personnage firent qu’il aboutit en tête de liste des suspects.

L’homme avait été arrêté à Paris en 2008 et condamné à cinq ans de prison. Inscrit au répertoire DPS, détenu particulièrement signalé, il avait purgé une peine de quatre ans à la prison de la Santé et avait été libéré en février 2012.

Depuis, il n’avait plus fait parler de lui, ce qui, aux yeux des enquêteurs, n’établissait en aucune manière son innocence.

8

Ce petit dîner sans chichis

Je traverse la place Poelaert sous une pluie battante.

Déjà moche en temps normal, le Palais de Justice est bardé d’échafaudages qui l’enlaidissent davantage. Montés sans permis d’environnement, ils sont au cœur d’une bataille juridique qui oppose depuis plusieurs années la Région bruxelloise à la Régie des Bâtiments. La situation est d’autant plus vaudevillesque que le bâtiment est censé porter l’emblème de la Justice belge.

Le greffe de la Chambre du conseil est situé en face du mastodonte, rue des Quatre Bras, dans un immeuble moderne de verre et de béton.

Je pénètre dans le bâtiment, passe le portail de sécurité et secoue mon chapeau dans le hall.

Ce matin, j’ai reçu un mail de Katja.

Elle organise un petit dîner sans chichis avec quelques amis, mercredi prochain. Elle a apprécié ma présence et mon sens de l’humour chez Laure et Didier et serait très heureuse que j’y participe.

Je n’ai d’elle qu’un souvenir confus. Je cherche la meilleure façon de décliner l’invitation.

Je prends l’ascenseur et monte au quatrième étage.

Je pourrais lui dire que c’est trop tôt, que je souffre de ma récente rupture, mais cela signifierait que j’ai interprété son invitation comme un appel à faire un tour dans son lit.

Par chance, peu d’avocats sont présents dans le local.

Je me dirige vers le guichet, introduis ma demande au préposé et attends qu’il aille chercher le dossier.

Je pourrais lui avouer que je n’ai connu qu’une femme dans ma vie et que je suis terrorisé à la seule idée d’en approcher une autre.

L’excuse serait honnête, mais puérile.

J’ai rencontré Estelle pendant l’été qui a suivi ma dernière année d’études secondaires.

C’était le 21 juillet, jour de fête nationale. J’avais alors dix-huit ans. J’avais un peu trop bu. Elle m’a aidé à rentrer chez moi. Mes parents étaient en vacances en France. Au contraire d’elle, je n’avais aucune expérience sexuelle. Elle a été la première et l’unique femme de ma vie.

Elle se disait satisfaite de notre relation, mais je n’ai pas d’élément de comparaison ni d’évaluation émanant d’une autre conquête. La seule maîtresse que j’ai connue est mon travail. Je ne sais pas si je suis un amant passionné ou une catastrophe horizontale.

J’ignore tout autant si Estelle est une bombe. Je me suis toujours désintéressé de l’inventaire des exploits sexuels que certains de mes confrères se plaisent à détailler.

Je reçois le dossier répressif d’Akim Bachir et prends place à l’une des tables.

Je commence par étudier l’extrait de son casier judiciaire.

Il confirme les dires de son père.

À partir de 2004, Akim multiplie les arrestations pour vols et autres larcins jusqu’au vol avec violence de février 2007.

Je prends mon iPad et me connecte à Internet pour en apprendre davantage sur cette affaire.

Les archives du Soir me renseignent sur la question.

Alors qu’elle quittait une grande surface à Anderlecht, une femme de soixante-huit ans s’est fait agresser par trois individus qui lui ont arraché son sac à main et les clés de sa voiture. La femme s’est cramponnée à la poignée de sa voiture et a été projetée au sol.

Bachir a été le seul à comparaître pour cette agression et a choisi de nier ce qui était une évidence. Le téléphone de la victime a été retrouvé chez lui. Ignorant qu’il était sur écoute, il a eu une conversation avec son frère au cours de laquelle il a reconnu sa participation au car-jacking en regrettant de s’être fait prendre.

En conclusion d’un réquisitoire musclé, le substitut du procureur du Roi a requis une peine de quatre ans de prison.

Bachir en était à son neuvième mois de préventive. Malgré les conseils de son avocat, il a refusé de reconnaître les faits par peur de représailles, avançant que les aveux passent par des dénonciations et qu’il savait quel sort on réserve aux balances.

Son avocat a suggéré au tribunal d’assortir la condamnation du sursis correspondant à la durée de la peine restante, mais le tribunal a fait la sourde oreille et Bachir a écopé des quatre ans réclamés.

Je fais une photo de l’extrait du casier judiciaire à l’aide de mon iPad.

En principe, il nous est interdit de faire des copies des documents ou de les scanner. Jusqu’à récemment, les avocats utilisaient un dictaphone. Ils lisaient à voix basse les passages du dossier qui pouvaient leur être utiles. La démarche était longue et fastidieuse. Quand ils rentraient au bureau, les secrétaires passaient leur temps à transcrire les bandes sur papier.

Aujourd’hui, la tablette est devenue l’outil incontournable de l’avocat, même si son utilisation est in abstracto proscrite.

La chemise suivante contient le procès-verbal initial du braquage de la poste, les premières constatations des policiers, la description des faits, le mode d’interception et les prises de contacts qui ont été établies.

Je parcours les procès-verbaux résultant de l’audition des témoins, une dizaine. Nombre d’entre eux se sont exprimés en néerlandais.

Plusieurs éléments attirent mon attention.

Un témoin affirme avoir vu Akim Bachir descendre d’une voiture de couleur grise, vraisemblablement une BMW, dans laquelle se trouvaient deux hommes.

D’autres prétendent qu’il est arrivé à pied, mais que la voiture en question l’attendait devant le bureau de poste pendant le braquage. Ce qui est certain, c’est que la voiture en question a démarré à l’arrivée de la police. Personne n’a eu la présence d’esprit de relever le numéro de la plaque.

J’en apprends également plus sur la femme qui a été blessée. Un témoin affirme que Bachir lui a donné plusieurs coups et l’a insultée. La principale intéressée, entendue le lendemain à la clinique, confirme les insultes et le fait que Bachir a posé la lame du couteau sur sa gorge. En revanche, elle ne parle pas de coups et déclare que Bachir lui a dit à l’oreille qu’il ne voulait pas lui faire de mal.

Lorsqu’elle s’est évanouie, la lame a entaillé sa peau. La blessure est mineure et sans complications, mais le mot « blessée » est noté dans le procès-verbal.

Au regard de sa précédente condamnation, cet élément constitue des circonstances aggravantes.

L’autre employée parle d’insultes proférées en arabe. Bachir l’aurait prise par la nuque et forcée à s’allonger par terre. Il aurait planté son genou dans son dos avant de se relever pour prendre sa collègue en otage.

Le PV stipule aussi que le braquage a été enregistré par les caméras de surveillance. La police a saisi les bandes auprès de la société de sécurité et a fait graver un CD. Le disque se trouve au commissariat central d’Anderlecht, où Bachir a été emmené après son interpellation.

Pour terminer, je consulte le dossier d’instruction générale dans lequel sont consignées les pièces ordonnées par le juge. Le juge est une juge, Olga Simon, une vieille connaissance.

Comme je m’y attendais, il n’y a pas grand-chose dans le dossier. Le rapport de téléphonie n’est pas encore arrivé. En revanche, les premières constatations de la police mentionnent qu’ils ont saisi son portable et consulté la liste des appels entrants et sortants.

Le dernier appel sortant d’Akim Bachir a eu lieu le 19 février, à 9 h 55. La communication a duré six secondes.

Je retourne au procès-verbal.

Il a pénétré dans le bureau de poste le 19 février, à 9 h 53.

Le nom du contact enregistré dans le répertoire du téléphone est Bébé. Le numéro a été testé. Il aboutit à la messagerie vocale de Rachida Bachir, son épouse. Ce qui veut dire qu’Akim Bachir a téléphoné à sa femme deux minutes après être entré dans le bureau de poste, pendant qu’il commettait son acte.

Pourquoi personne n’a mentionné ce fait ?

Quel est le contenu de ce message de six secondes ?

Je n’ai pas vu de déclaration émanant de sa femme dans le dossier. Par acquit de conscience, je reprends les documents et parcours chaque feuillet. Il est consigné qu’elle a été convoquée, mais elle ne s’est pas présentée.

À la demande de la juge d’instruction, une équipe de la police judiciaire s’est rendue au domicile d’Akim Bachir pour mener une perquisition. Le ratissage de l’appartement n’a rien donné. Ils n’ont trouvé ni armes ni drogue. La femme de Bachir était absente et les voisins n’étaient pas en mesure de donner plus d’informations.

Je photographie les différents documents avant de rendre le dossier au préposé. Je ressors du bâtiment à 10 h 45 et compose le numéro d’Adel Bachir.

Il me répond avant la fin de la première sonnerie, comme s’il vivait avec son téléphone en main.

— Bonjour, monsieur Bachir.

— Bonjour, maître, j’allais vous appeler. J’ai vu mon fils ce matin à la prison. Je suis parvenu à lui faire entendre raison. Il veut bien vous reparler.

— Dans ce cas, je vais lui rendre visite avant midi.

— Je vous remercie.

— J’ai consulté le dossier de l’instruction. Vous m’avez dit que votre fils était marié. Je n’ai pas vu de témoignage de sa femme. La police l’a convoquée, mais elle ne s’est pas présentée. Vous savez pourquoi ?

Ma question suscite un long silence.

Il reprend, embarrassé.

— Non, je ne sais pas.

— Étaient-ils séparés ? Ou en crise ?

— Je ne sais pas. Demandez-lui.

— Très bien, je lui demanderai.

Mon intuition ne m’a pas trompé.

Lors de notre rencontre à la prison, Akim m’a transmis un message pour son père, un autre pour son frère. Rien pour sa femme ou son fils. Après son arrestation, il a choisi d’appeler son père.

Je n’avais pas d’emblée relevé le fait, mais la question est pertinente. Pourquoi n’a-t-il pas pris contact avec sa femme ou laissé un message pour elle ?

Avait-il des problèmes de couple ?

Auquel cas, est-il envisageable que ses déboires conjugaux l’aient déstabilisé au point de l’amener à commettre un acte désespéré ?

Le fait qu’il ait appelé sa femme pendant le braquage et qu’elle n’ait pas répondu à la convocation de la police signifie qu’il a peut-être agi sous le coup de l’émotion.

Je remonte en voiture et prends la direction de la prison de Forest en laissant partir mon esprit en roue libre.

Je pourrais ne pas répondre à l’invitation de Katja, mais ce serait indigne de moi. Une solution expéditive serait de lui écrire qu’elle ne me plaît pas, mais elle risquerait de mal le prendre et de se plaindre à Laure.

Au final, le plus simple serait d’aller à ce petit dîner sans chichis.

9

Une idée me traverse l’esprit

Akim Bachir ne semble pas de meilleure composition que lors de notre première entrevue.

Il entre dans le parloir en traînant les pieds, le visage fermé, la barbe négligée. Son ecchymose a quelque peu dégonflé et viré au jaune.

Je lui tends la main.

— Bonjour, monsieur Bachir.

Comme la première fois, il se dérobe et émet un grognement en guise de bonjour.

Je m’assieds et l’invite à en faire autant.

— Comment allez-vous ?

Il hausse les épaules.

— Comment voulez-vous que ça aille ? On est à trois dans la piaule, serrés comme des harengs.

Il ne m’apprend rien.

— Vous avez des problèmes avec vos codétenus ?

Il secoue la tête.

— On se parle quasi pas. Ils dorment la journée et fument du shit. Ça gueule jusqu’au matin. J’arrive pas à fermer l’œil.

Les détenus ont une autre relation au temps. Ils passent vingt-trois heures en cellule et une dans le préau, pour la promenade.

— Je sais, la situation est dramatique.

— En plus, on a rien à bouffer.

— Avez-vous besoin de quelque chose ?

Nouveau haussement d’épaules.

— J’ai mal aux dents. J’ai demandé des aspirines avant-hier. J’attends toujours. Je dors pas et je mange pas. C’est pas votre problème, tant que mon père vous paie.

Je m’abstiens de répondre.

Je poursuis.

— Votre père est venu vous rendre visite. Il m’a affirmé que vous acceptiez que je sois votre conseil.

— S’il vous l’a dit.

— En effet, mais c’est vous qui êtes concerné. J’ai besoin que vous confirmiez mon mandat.

— On dirait que mon père a trop d’argent. S’il veut absolument le dépenser en vous payant, c’est son problème.

Je le regarde dans les yeux.

— Dois-je considérer cette réponse comme un accord de votre part ?

— Si vous voulez.

— Dans ce cas, j’assurerai votre défense.

Il ricane.

— N’oubliez pas de demander un acompte à mon père.

Je ne relève pas.

— J’ai anticipé notre rencontre. Je suis allé consulter votre dossier. Comme vous le savez, vous comparaîtrez demain matin. Avant ça, je dois vous poser certaines questions.

Il s’allonge sur sa chaise et croise les bras comme un étudiant rebelle à qui l’on fait un laïus barbant.

— Je réponds si je veux.

Il me paraît opportun de changer de mode opératoire.

Je me lève d’un bond, pointe un index dans sa direction et hausse le ton.

— Maintenant, ça suffit, monsieur Bachir ! Je suis ici pour vous aider. Si vous avez l’intention de saboter mon travail, dites-le-moi tout de suite. J’ai des choses plus intéressantes à faire que de perdre mon temps. Décidez-vous : vous collaborez, ou je sors d’ici et vous demandez à votre père de trouver quelqu’un d’autre.

Il accuse le coup.

Ce n’est pas la première fois que je me livre à ce genre de coups de gueule. Ils ont le mérite de remettre les pendules à l’heure.

Il rectifie sa position sur la chaise.

— Ça va, faut pas vous énerver, je suis pas un enfant. Allez-y, posez-moi vos questions.

Je me rassieds, ouvre ma serviette et sors un bloc de papier.

— Demain, il est fort possible que le président ou la juge d’instruction commence par vous faire une leçon de morale. Si vous voulez un bon conseil, ne réagissez pas de la même manière.

— Je ferai ce que vous me direz, chef.

Le ton est ironique, mais j’ai marqué des points.

— Venons-en au dossier. Un témoin déclare vous avoir vu sortir d’une voiture avant d’entrer dans la poste.

Il se redresse d’un coup.

— Pas du tout, j’étais à pied.

Je poursuis sans ciller.

— D’autres personnes affirment que vous êtes arrivé seul, mais qu’une voiture dans laquelle se trouvaient deux hommes vous attendait devant le bureau de poste.

Il s’emporte.

— C’est faux ! D’ailleurs, ils disent des choses différentes. Je ne sais pas s’il y avait une voiture devant la poste. En tout cas, c’est pas moi qu’elle attendait.

— Vous maintenez que vous avez agi seul ?

— Bien sûr.

Je prends note.

En général, ce genre de braquage se pratique à deux ou à trois et se commet pendant les heures de faible affluence.

Le « cri sec » — entrer seul dans une banque ou une poste, la braquer et ressortir sans faire appel à un complice — est une entreprise périlleuse qui, de nos jours, a toutes les chances d’échouer.

Bachir devrait le savoir. Il a des antécédents judiciaires. Il a fait quatre ans de prison. De plus, ses coups précédents ont été commis en bande.

— Soit. Point suivant. Un témoin présent dans le bureau de poste a déclaré que vous avez insulté les employées et que vous leur avez donné des coups.

Il ne me laisse pas le temps de terminer ma phrase.

— C’est pas vrai, je ne les ai pas frappées ! J’ai demandé à la première de se coucher par terre, je l’ai poussée dans le dos, même pas fort. Après, j’ai passé mon bras autour de la taille de l’autre meuf, mais je ne lui ai pas donné de coups. Demandez-lui.

— La police s’en est chargée. Elle a démenti avoir reçu des coups, mais elle a confirmé que vous les avez toutes deux insultées et menacées avec un couteau.

— Je ne voulais pas lui faire de mal.

— Elle a été blessée. Elle a dû être hospitalisée.

— C’est pas moi qui l’ai blessée. Elle s’est évanouie et s’est coupée en tombant.

— C’est ce qui se trouve dans sa déclaration. Elle a stipulé que vous lui avez dit ne pas vouloir lui faire de mal.

Cette information semble le calmer quelque peu.

— Oui, c’est exact. Il ne faut pas qu’on m’accuse de coups et blessures.

Je note, sans commenter.

— J’aimerais revenir sur votre précédente condamnation. Que s’est-il passé avec votre avocat ?

— Il m’a pas défendu. À la dernière minute, il s’est fait remplacer par une gamine, mais il a pas oublié sa facture. J’ai écopé de quatre ans et j’ai fait quatre ans. Je n’ai pas eu de remise de peine, rien !

— C’est pour ça que vous avez refusé qu’on vous aide ?

— Si c’est pour refaire la même chose, je préfère me défendre moi-même.

Je passe du coq à l’âne.

— Votre intervention a été enregistrée par les caméras de surveillance. Ne changez pas votre version des faits, ça pourrait se retourner contre vous.

— Je dirai ce qui s’est passé, sans changer un mot. C’est tout ? Vous avez d’autres questions ?

— Youssef est venu vous voir ?

— Pas encore. Il a trop de travail au magasin. C’est lui qui fait tout. Mon père se contente de compter l’argent. Vous lui avez transmis mon message ?

— Oui, j’ai fait ce que vous m’avez demandé.

Ce message avait attiré mon attention.

Dites à mon frère que je suis vivant.

Contenait-il un double sens ? Akim souhaitait-il faire comprendre à Youssef qu’il en avait réchappé ?

La réponse de Youssef pourrait le laisser penser.

Ça veut dire qu’il n’est pas mort.

Pourquoi cherche-t-il à s’assurer que je l’ai bien transmis ? J’enregistre cette donnée dans un coin de ma mémoire.

— Autre question. Étiez-vous sous l’emprise de l’alcool ou de drogues au moment des faits ?

— Je ne bois pas et je ne me drogue pas. D’ailleurs, je n’ai jamais bu et je ne me suis jamais drogué. Vous avez fini ?

— Presque.

Je ne lui poserai aucune question sur les motivations de son acte. Si la récidive semble être une surprise pour son père, je la considère comme accessoire. Je ne compte plus les criminels repentis qui retombent dans le piège. Un besoin pressant d’argent ou la perspective d’un coup juteux suffit bien souvent à les faire revenir sur leurs bonnes résolutions.

Je décide d’aborder le sujet sensible.

— Selon le dossier de police, il semble que vous ayez téléphoné à votre femme alors que vous étiez dans le bureau de poste.

Il se referme aussitôt.

— Je ne sais pas, c’est possible.

Je pose mon stylo d’un geste las.

— Monsieur Bachir, soyons sérieux. Ils ont saisi votre téléphone. Ils savent quels numéros vous avez composés et ceux qui vous ont appelé. Ils savent à quelle heure ont eu lieu les appels et combien de temps ils ont duré.

— Et alors ?

— Il est logique que la question vous soit posée. De plus, il semble que la police n’ait pas réussi à joindre votre épouse. Elle n’a pas encore été entendue. Où est-elle ?

Il frappe du plat de la main sur la table.

— Ne vous occupez pas de ça ! Ne mêlez pas ma femme à cette affaire, ça me regarde.

Je n’ai pas pour habitude d’abandonner la partie.

À mon tour, je tape sur la table.

— Arrêtez ce jeu, monsieur Bachir ! Vous ne pouvez pas vous en sortir avec cette réponse. L’appel a duré six secondes. Si on vous demande ce que vous lui avez dit, qu’allez-vous répondre ?

— C’est à vous de trouver. Vous êtes mon avocat, je suis votre client.

— Non, ce n’est pas à moi d’inventer une réponse. Vous êtes marié, vous avez un enfant. Si vous avez agi sous le coup de la colère, autant le dire, ça pourrait constituer des circonstances atténuantes.

Il se lève, le regard fuyant, les mâchoires crispées.

— J’ai plus rien à dire.

— Comme vous voulez. Nous nous verrons demain, au Palais de Justice.

Je quitte la prison, perplexe.

En quoi sa situation familiale a-t-elle joué un rôle dans cette affaire ? Une chose est sûre, une zone d’ombre entoure l’absence de Rachida Bachir.

Je traverse l’avenue de la Jonction lorsqu’une idée me vient à l’esprit.

10

Que vais-je faire ?

À la fin de l’été 1987, Franck Jammet avait dix-huit ans. Il mesurait un mètre quatre-vingt-huit et promenait une carrure imposante. La gymnastique et la pratique quotidienne du vélo lui avaient façonné un corps d’athlète.

Comme son ami Alex, il était entré chez les scouts où on lui avait attribué le totem de Renard Intrépide. L’uniforme impeccable, le regard conquérant, il possédait les qualités requises pour mener une troupe et transmettre les valeurs chères à Baden Powell. Remarqué par les chefs d’unité, il devint rapidement second puis chef de patrouille.

Il avait terminé ses études au collège Saint-Pierre et continuait à suivre des cours de piano. Au désespoir de son professeur, il avait renoncé à entrer au Conservatoire de Bruxelles et abandonné l’idée de se lancer dans une carrière professionnelle.

Il avait évoqué le manque de temps, mais la vérité était tout autre. Il venait de découvrir les plaisirs de la chair et focalisait davantage son attention sur les jolies filles que sur les sonates de Beethoven.

Avec ses yeux bleu azur et son sourire enjôleur, plus d’une lui reconnaissait un air de ressemblance avec Paul Newman. C’est également à cette période que lui vint son attrait pour les vêtements de marque et les chaussures anglaises. Chaque matin, il mettait un grand soin à arranger sa coiffure, à choisir sa tenue et à tester différents sourires devant le miroir.

Pour subvenir à ses dépenses, il distribuait les journaux, lavait les voitures ou tondait les pelouses. Le mercredi après-midi, il enseignait les bases du piano à de jeunes enfants issus de familles aisées et aidait Louise, sa sœur cadette, à résoudre des équations différentielles.

Les vacances se limitaient à une quinzaine de jours en juillet, dans la station familiale du Coq-sur-Mer où ses parents louaient une modeste maison.

À son retour, il répondit à une petite annonce et se présenta dans une station-service qui recrutait un pompiste pour remplacer le titulaire durant le mois d’août.

Le patron l’informa que le job était exigeant et la rémunération à la hauteur des efforts attendus. Pour un mois de travail, à raison de six jours par semaine et de dix heures par jour, il lui proposa la somme de cinquante mille francs, payée en espèces, de la main à la main.

Il accepta la proposition et commença à travailler le samedi 1er août.

La station-service se trouvait sur la chaussée d’Alsemberg, à l’entrée de Braine-l’Alleud. En plus de débiter du carburant, le commerce vendait des palettes de boissons et une station de lavage située à l’arrière permettait aux clients de nettoyer leur voiture en libre-service.

Leurs achats terminés, ils se rendaient dans le bureau pour régler le montant de leur facture à la caissière, une femme d’une quarantaine d’années, laquée et parfumée à outrance.

Durant la journée, le patron courait en tous sens, saluait les clients, aboyait des ordres, faisait irruption dans le bureau, jetait un coup d’œil sur les comptes, ressortait, remerciait les acheteurs et aboyait de nouveaux ordres.

Paniqué à l’idée de se faire braquer, il prélevait régulièrement l’argent liquide et les chèques, prenait la clé accrochée à une cloison du bureau et allait dissimuler les valeurs dans le coffre de sa voiture garée au fond de la cour.

Quand vint la dernière semaine du mois, Franck profita d’une accalmie pour lui parler.

— J’aimerais savoir quand vous comptez me payer.

L’homme le toisa des pieds à la tête comme si la question était déplacée.

— Je te donnerai la moitié jeudi soir, le reste lundi.

Franck n’insista pas.

Quand vint le jeudi soir, le patron lui remit une enveloppe d’un geste hautain. Franck sortit du bureau et compta l’argent. L’enveloppe contenait quinze mille francs.

Il fit aussitôt demi-tour.

— Vous m’aviez dit que vous me paieriez la moitié. Il n’y a que quinze mille francs.

L’homme haussa le ton.

— Trente mille divisés par deux, ça fait quinze mille.

Franck secoua la tête, incrédule.

— Trente mille francs ? Vous m’aviez dit cinquante mille.

Le patron crispa les mâchoires.

— Je t’ai dit que tu aurais cinquante mille francs si tu bossais bien. Tu es arrivé plusieurs fois en retard et tu as fait des erreurs qui m’ont coûté une fortune.

Franck sortit du bureau, la rage au cœur.

Le lendemain, il revint travailler en faisant mine d’avoir digéré l’affront.

À plusieurs reprises, il chronométra le temps que mettait le patron pour déposer l’argent dans sa voiture et la caissière pour satisfaire un besoin naturel.

Vers 17 heures, la femme quitta le bureau et prit la direction des toilettes.

Franck se précipita et prit la clé. Il ressortit, pressa le pas et ouvrit le coffre de la voiture du patron. Une pochette en plastique était dissimulée sous la roue de secours.

Il la glissa sous sa chemise, referma le coffre et laissa la clé sur la serrure.

Son cœur battait à tout rompre.

La caissière était de retour et le patron discutait avec un client. Il s’éloigna de quelques pas, jeta un coup d’œil autour de lui et plongea son butin dans un sac en toile. Le dos trempé de sueur, il agrippa le sac par la bandoulière, fit de grands moulinets de bras et le catapulta par-dessus le mur d’enceinte.

Le sac s’envola dans les airs et retomba dans un champ de maïs situé à l’arrière de la station-service.

Une demi-heure plus tard, le patron cria après lui.

— Franck, tu n’as pas vu mes clés ?

Franck s’approcha.

— Quelles clés ?

Le patron et la caissière semblaient catastrophés.

— Mes clés. D’habitude, elles sont accrochées à la cloison.

Franck prit l’air innocent.

— Non, je ne les ai pas vues.

L’homme bondit.

— Nom de Dieu !

Il se précipita dans la cour et revint quelques instants plus tard, le visage blême.

— On a volé l’argent.

Franck sentit des fourmillements dans ses mains. Les dés étaient jetés, il ne pouvait plus faire marche arrière.

— Quel argent ?

Le patron ne l’écoutait plus et partit téléphoner.

La police débarqua sur les lieux. La caissière était au bord des larmes et le patron effondré.

Les policiers prirent Franck à part et lui posèrent quelques questions. Il se contenta de répondre qu’il ne savait pas qu’il y avait de l’argent dans la voiture et qu’il n’avait rien vu.

Le soir, alors que tout le monde dormait chez lui, il s’équipa d’une lampe de poche, d’une pelle pliable et d’un Tupperware, puis il sortit en silence. Il grimpa sur son vélo et prit la direction d’Alsemberg.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour localiser le sac dans le champ. Il mit l’argent dans le Tupperware et reprit la route. Sur le chemin, il enterra le récipient au pied d’un arbre, dans un sous-bois qui jouxtait les installations du golf de Sept Fontaines.

Lorsqu’il arriva à la station-service le lendemain, deux policiers en civil l’attendaient.

L’un d’eux l’interpella d’un ton rude.

— Toi, tu nous suis.

Franck feignit la surprise.

— Et mon travail ?

— Ne t’occupe pas de ton travail, on sait que c’est toi le voleur. Tu nous suis.

Ils l’emmenèrent au commissariat. Il subit un long interrogatoire, mais tint bon, répétant sans cesse qu’il n’avait rien vu et qu’il n’avait rien à se reprocher.

À la mi-septembre, Franck entra à l’ICHEC, l’Institut catholique des hautes études commerciales. Il attendit la fin du mois pour récupérer le Tupperware. Celui-ci contenait près de trois cent mille francs en espèces et une vingtaine de chèques inutilisables.

Durant les semaines qui suivirent, il ne fit aucune dépense voyante ou excessive. En décembre, il s’offrit son premier costume sur-mesure, un Smalto noir cintré à deux boutons. Le reste de l’argent lui permit de jouer au séducteur et d’inviter les plus belles filles de l’université dans les restaurants huppés de la capitale.

Quand le dernier centime du dernier franc eut terminé sa course dans une boutique de mode de l’avenue Louise, il rentra chez lui, sortit son Smalto, sa plus belle chemise et sa cravate la mieux assortie.

Il se coiffa, se rasa et s’habilla avec minutie. Il se plaça ensuite devant le miroir et tourna plusieurs fois sur lui-même en admirant sa silhouette.

L’examen terminé, il se mit à chantonner.

— Et maintenant, que vais-je faire ?

11

Elle n’est pas revenue depuis

J’entre l’adresse du domicile des Bachir dans le système de navigation et prends la direction de la gare du Midi.

Sept minutes plus tard, je descends la rue Gustave-Defnet au ralenti, à la recherche d’une hypothétique place de parking. Comme la plupart des rues de Saint-Gilles, elle est bordée de modestes maisons de trois ou quatre étages aux façades de briques ornées de balconnets en fer forgé.

À première vue, elles ont l’air d’avoir été construites par le même architecte dans les années 1920, mais chacune d’elles possède ses particularités : la tonalité des pierres de parement, la couleur des volets, celle des châssis, la largeur de la porte d’entrée ou, de manière plus prosaïque, son bon état ou son degré de délabrement.

Je fais deux fois le tour du pâté de maisons avant de me garer sur un emplacement interdit.

Une grande partie de la population saint-gilloise est issue de l’immigration de travail qui a eu lieu dans les années cinquante. Les Italiens, les Espagnols et les Portugais ont été les premiers à s’installer dans le quartier. Plus tard, les Marocains et les Algériens les ont rejoints.

Je traverse le carrefour, longe une brasserie et remonte la rue d’un bon pas.

À quelques centaines de mètres, en direction de la gare du Midi, se trouve le Tizi Ouzou, un restaurant où j’allais avec Estelle. Ma première invitation, notre premier dîner en tête-à-tête. Depuis, nous y allions régulièrement. Yaya, le patron, nous accueillait en nous serrant la main, tout sourire.

Bonsoir les amoureux.

Estelle plongeait les doigts dans son couscous pour en extraire les pois chiches et les fourrer dans ma bouche. Je faisais des grimaces en les avalant. Elle riait aux éclats. Le lien qui nous unissait semblait indestructible.

Je chasse cette pensée.

J’arrive à hauteur du domicile d’Akim Bachir, une maison de pierres grises sans caractère.

En principe, je ne devrais pas prendre ce genre d’initiative, mon rôle n’est pas de jouer au détective. Contrairement à ce que l’on voit dans les séries américaines ou les thrillers de John Grisham, les avocats n’ont pas d’enquêteurs qui travaillent pour eux.

J’aurais dû me contenter de déposer un devoir d’enquête. Les avocats sont censés faire confiance au juge d’instruction. Ce dernier est tenu d’examiner les éléments tant à charge qu’à décharge. Sa responsabilité est de rechercher la vérité. À cette fin, il fait appel à la police ou à certains experts.

Je recule et examine la façade. Les volets des fenêtres du rez-de-chaussée sont baissés, la peinture brunâtre de la porte est écaillée, des prospectus sortent des boîtes aux lettres.

La démarche d’enquête n’est pas interdite, mais la multitude de dossiers en attente sur mon bureau devrait m’ôter l’envie de me livrer à ce genre de fantaisies.

Une rangée de sonnettes disparates est fixée de guingois sur le montant de la porte. Je cherche en vain celle de Bachir. Les noms sont absents ou ont été effacés par le temps.

À tout hasard, j’actionne celle du bas.

Un grésillement lointain se fait entendre et un chien se met à aboyer dans les coulisses. Je patiente une minute avant de passer à la suivante. Le chien aboie derechef et une fenêtre s’ouvre à la volée.

Je lève la tête.

Un homme en débardeur, les cheveux en broussaille, se penche en avant et m’apostrophe d’un ton agressif.

— C’est pour quoi ?

— Bonjour, monsieur. Je cherche Mme Rachida Bachir. Je n’ai pas vu son nom sur la sonnette.

Il jette un coup d’œil dans la rue. Sa mission de reconnaissance terminée, il me questionne avec brutalité.

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

Je place mes mains en porte-voix et baisse le ton pour marquer la confidentialité.

— Je suis l’avocat de son mari.

Il me dévisage comme si je venais de lui demander de m’épouser.

— Je descends.

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvre et l’homme apparaît dans le chambranle. Il est corpulent, les traits empâtés, les yeux gonflés. Un tatouage orne son cou. Il a passé un long peignoir de laine brune à motifs écossais.

Le chien continue à aboyer dans son dos tout en s’acharnant contre une porte du rez-de-chaussée.

— Je suis désolé de vous déranger. Je cherche à parler à Mme Bachir, à quel étage habite-t-elle ?

Il jette un nouveau coup d’œil dans la rue.

— Vous êtes de la police ?

— Non, je ne suis pas de la police. Je suis l’avocat de son mari.

Il se retourne et hurle dans le couloir.

— Ferme ta gueule, toi !

Le chien s’arrête aussitôt de japper.

J’esquisse un sourire.

— Merci.

— Sale bête. C’est le chien du proprio. Il aboie comme ça toute la journée. C’est à devenir dingue. Un jour, je vais le tuer, ce clebs.

— Je veux bien assurer votre défense.

Mon mot d’esprit ne le déride pas.

— Rachida n’est pas là. La police est déjà venue demander après elle.

— Je sais.

— Ah ? Vous savez ? Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?

— Ils ne m’ont rien dit. J’ai lu dans leur rapport qu’ils l’ont convoquée, mais qu’ils ne sont pas parvenus à lui parler.

Il cligne des yeux.

— Je sais pas où elle est.

Je fais une moue de dépit, recule d’un pas et le salue en soulevant mon chapeau.

— Dans ce cas, je vous prie de m’excuser.

Il m’interpelle du menton.

— Vous avez vu son mari ?

— Bien sûr, je suis son avocat.

Il hoche la tête.

— Quelle histoire ! Comment il va ?

— Comme vous vous en doutez, pas trop bien. Je suis passé le voir ce matin. Il aimerait avoir des nouvelles de son fils et de sa femme.

L’homme glisse une main dans l’échancrure de son peignoir et se gratte la poitrine.

— Je comprends pas ce qui lui a pris. C’était un brave garçon, gentil, travailleur.

— Vous le connaissez bien ?

— Pas vraiment. Comme ça, bonjour, bonsoir. On discutait de temps en temps. Il partait en fin de matinée et rentrait très tard. J’aidais sa femme à descendre la poussette.

Je saisis la balle au bond.

— La poussette est partie ?

Il hésite.

— Oui.

Je prends la tangente pour éviter qu’il se referme comme une huître.

— Comment s’appelle le garçon ?

— Badri.

— Merci. Je demanderai au père d’Akim s’il sait où je peux trouver sa belle-fille.

Sa main remonte sous le tissu et plonge sous son aisselle.

— Peut-être qu’il vous le dira. À moi, elle n’a pas voulu me dire où elle allait.

Je tente un ballon d’essai.

— Elle est partie mardi matin, vers 10 heures ?

Il lève les sourcils.

— Oui. Comment vous le savez ?

— Vous l’avez dit à la police ?

— Les flics ? Qu’ils crèvent !

Je fais mine de compatir.

— Ils ne sont pas toujours très aimables, j’en conviens.

Il retire la main de son peignoir.

Son front s’empourpre.

— Avant, les flics, ils te respectaient. Ils te disaient vous. Les nouveaux, maintenant, ils te parlent comme si tu étais un chien. Ils savent à peine écrire, mais ils se prennent pour des ministres parce qu’ils ont un uniforme et un flingue.

J’acquiesce.

— Vous n’avez pas tort. Ils sont venus poser des questions et vous ne leur avez rien dit ?

— Non, et les autres locataires non plus. Ils se sont pointés avec une armée pour fouiller l’appartement. Ils n’ont rien trouvé. D’ailleurs, ils ne savent pas ce qui s’est passé.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Akim et Rachida se sont disputés ?

— Pas du tout.

— Ils s’entendaient bien ?

— Je vivais pas avec eux, mais ils avaient l’air très amoureux et ils adoraient leur fils. Akim en était très fier.

— Qu’est-ce qui a pu se passer ?

Il referme les pans de son peignoir et croise les bras.

— Rachida est partie. Mardi matin, elle a reçu un appel d’Akim. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit. Elle m’a dit qu’elle devait partir tout de suite.

— Et elle l’a fait ?

— Oui. Elle m’a demandé de descendre la poussette. Elle a mis quelques affaires dans un sac et elle a pris Badri dans ses bras. Elle était affolée, comme si son appartement était en feu. Elle pleurait à moitié. Elle courait presque dans la rue. Je sais pas où elle est allée. En tout cas, elle n’est pas revenue depuis.

12

Dans la voiture

Par chance, l’après-midi a été calme. Je n’avais ni rendez-vous ni réunion, mes associés m’ont fichu la paix, les stagiaires ne sont pas venus me poser mille questions et j’ai pu avancer sur mes dossiers.

Seuls quelques mails sans importance ont troublé ma concentration.

Vers 17 heures, Estelle m’a joint sur mon portable. C’était la première fois qu’elle m’appelait depuis son départ. La seule vue de son nom sur l’écran a eu l’effet d’une secousse tellurique. Mon cœur s’est emballé et une sensation de fourmillement a parcouru mon estomac.

Le ton détaché qu’elle affectait sonnait faux.

— C’est moi. Je passerai prendre les quelques affaires qui restent en début de soirée. Je ne te dérangerai pas, j’ai encore une clé. Je la laisserai dans la boîte aux lettres en partant. Je suppose que tu ne seras pas là ?

J’ai pris une grande inspiration avant de répondre.

— Non, je ne serai pas là. Sauf si tu veux me parler.

Les secondes qui ont suivi m’ont semblé interminables.

— Si j’avais voulu te parler, je te l’aurais dit. Au revoir.

Je pensais avec naïveté que les quelques vêtements qu’elle avait laissés à l’appartement étaient un gage de retour.

Il m’arrivait de les toucher, de les sentir. Ils représentaient un lien chargé d’espoir, le dernier qui m’unissait encore à elle.

Le premier jour de l’année, elle m’a annoncé qu’elle me quittait.

Nous avions passé le réveillon chez des amis. La soirée avait été bien arrosée et s’était conclue par des danses tribales, des chants estudiantins et un feu d’artifice dans le jardin. J’avais bu plus que de raison. Estelle avait conduit pour le retour et m’avait aidé à me mettre au lit.

Le lendemain matin, après avoir avalé deux ou trois aspirines, je lui avais dit sur le ton de la plaisanterie que j’arrêtais de boire. Je lui avais ensuite demandé quelles étaient ses résolutions pour l’année nouvelle.

Elle avait lâché la bombe.

— Changer ma vie.

Malgré le mal de tête qui me rongeait, j’ai compris qu’elle était sérieuse, que ce n’était pas une déclaration en l’air. Je lui avais tendu la perche qui lui permettait de m’annoncer la décision qu’elle avait longuement mûrie.

Pour toute explication, elle m’a resservi les phrases entendues cent fois.

« Je ne sais jamais à quelle heure tu vas rentrer. Tu es toujours en retard. Tu ne préviens jamais. Tu n’es jamais là.

J’en ai marre. »

Le soir, elle quittait l’appartement.

J’ai cru à une crise passagère.

Les jours suivants, elle a fait quelques allers-retours pour emporter ses affaires. J’ai appris plus tard qu’elle n’était pas allée chez une copine qui voulait bien l’héberger le temps qu’elle trouve un studio. Je ne le connaissais pas. On me l’a décrit comme mon contraire absolu.

J’ai été harcelé par des images fugitives de corps emmêlés, d’étreintes fiévreuses, de caresses intimes, de sexe oral.

Vers 20 heures, je quitte le bureau après avoir envoyé un message à Katja pour lui dire que j’acceptais son invitation.

Je sors du parking souterrain.

Ma soirée s’annonce morne, je n’ai ni invitation ni proche pour me tenir compagnie.

Nous dînions souvent au restaurant. Estelle n’aimait pas cuisiner. Lors du grand déballage du jour de l’An, elle m’a dit que je ne lui en laissais pas l’occasion.

En semaine, quand je rentrais tard, je lui téléphonais en chemin et l’invitais au restaurant de son choix. Je l’attendais au bas de l’immeuble. Elle descendait en toute hâte. Nous nous racontions nos journées dans la voiture. Les rires faisaient partie du rituel.

Les derniers temps, un plat à réchauffer m’attendait. Un indice de plus dont je n’ai pas tenu compte.

Je ne sais quelle direction prendre.

Au contraire de bon nombre de mes confrères, je ne suis pas adepte du dîner en solitaire devant l’ordinateur. J’ai besoin de monde autour de moi, d’animation, de bruit et de musique pour recharger mes batteries.

Da Toni fera l’affaire.

J’ai de bonnes chances d’y croiser des connaissances. En plus, le patron prend le temps de venir s’asseoir à ma table et de boire un verre de vin en ma compagnie. J’aime son humour teinté de bon sens et de fatalisme.

Avant de retourner aux fourneaux, il conclut nos échanges par sa sentence favorite.

Così è la vita.

Je descends la chaussée de la Hulpe en direction du Ring. Je passe ma journée en revue en chantonnant Driving Towards the Daylight avec Joe Bonamassa.

Les femmes sont étranges. Estelle et Rachida sont mes énigmes de la journée. Comment reconquérir la première ? Où trouver la seconde ?

La réaction qu’a eue Akim lorsque je lui ai posé la question est ambiguë. Pourquoi ne veut-il pas me parler de sa femme ? Selon son voisin, le couple était en harmonie. Le scénario de la scène de ménage qui tourne au psychodrame s’éloigne.

Que s’est-il passé entre eux ? Que lui a-t-il dit durant ces six secondes pour provoquer ce départ précipité ?

Un élément de l’affaire me revient.

Le braquage a été enregistré par les caméras de surveillance. Le dossier précisait que le CD se trouvait à l’unité de police. Je ne comptais pas visionner cette vidéo dans l’immédiat, mais cet examen pourrait apporter un éclairage nouveau.

Le bon usage préconise que je demande à la juge d’instruction l’autorisation de visionner la séquence. La connaissant, il est possible qu’elle refuse ou qu’elle tergiverse.

L’autre option consiste à me rendre directement au poste de police. En règle générale, j’ai de bons contacts avec les représentants de l’ordre.

Je compose le numéro de Serge Depaepe.

Lors d’une patrouille de routine, en 2008, il est arrivé par hasard sur les lieux d’un car-jacking. Les voleurs ont ouvert le feu à la Kalachnikov. Il a été légèrement blessé, mais sa coéquipière a été tuée d’une balle dans la tête. Elle avait vingt-cinq ans.

Serge est un flic de la vieille école. Il ne m’en a pas voulu d’avoir assuré la défense de ses agresseurs. Certaines personnes persistent à croire que les avocats pénalistes cautionnent les actes de leurs clients.

Plus d’une fois, j’ai eu droit à la question : « Comment pouvez-vous défendre une crapule pareille ? »

Serge et moi sommes restés en contact. Nous nous voyons de temps à autre. À l’occasion, nous nous rendons service. Je l’ai aidé lorsque son propriétaire ne voulait pas lui rendre sa caution.

Sa voix grave retentit.

— Maître Villemont, comment ça va ?

— Comme disent les Italiens, così è la vita. Et vous, comment allez-vous ?

— Je fais aller. Toujours l’alpinisme ?

— Plus que jamais, j’ai des projets au sommet pour les vacances. Et vous, le tennis ?

— Je décline. Je passe de plus en plus de temps à ramasser les balles. Que puis-je faire pour vous ?

— Je m’occupe d’Akim Bachir.

— Qui ça ?

— Akim Bachir, il a été arrêté mardi matin au bureau de poste de la place de la Vaillance.

— Ah, celui-là.

— Vous étiez présent ?

— Non, c’est une équipe du commissariat de la rue Victor-Reuter qui l’a chopé. Ils sont à moins d’une minute de là. Il n’a pas été très futé, le gaillard. Vous voulez parler à quelqu’un de l’équipe qui est intervenue ?

— Ce n’est pas la peine. Le PV signale que la vidéo du braquage se trouve au commissariat central. Bachir passe demain en chambre du conseil. J’aimerais visionner le CD.

Il répète, sur le ton de la surprise.

— Vous aimeriez visionner le CD ?

J’anticipe l’objection.

— Si vous voulez, je téléphone à la juge d’instruction pour qu’elle vous donne son accord, mais à cette heure-ci, j’ai peu de chance de la joindre et la comparution a lieu demain matin. Ça ne me prendra qu’un instant.

Il marque son embarras.

— Ce n’est pas très réglementaire.

— Je sais. À charge de revanche.

Je le laisse mijoter.

Il reprend après quelques secondes.

— Vous passeriez quand ?

— Dans vingt minutes.

Il soupire.

— C’est bien parce que c’est vous. Je suis chez moi, mais je vous retrouve là-bas. Vous n’en parlez à personne.

— Bien entendu.

J’emprunte le Ring et prends la direction d’Anderlecht.

J’arrive rue Démosthène à 20 h 30.

Le commissariat central est un bâtiment de quatre étages. La salle d’attente est déserte, hormis un vieil homme assis sur une chaise qui compulse une liasse de documents, les mains tremblantes.

Je monte les quelques marches qui mènent aux guichets. Une femme en uniforme surveille mon arrivée derrière la vitre.

Elle se penche vers l’ouverture.

— Oui ?

Je la sens crispée. Je suppute que la présence de l’homme aux papiers n’est pas étrangère à son énervement.

— Bonsoir. J’ai rendez-vous avec M. Depaepe.

Sans rien dire, elle décroche le téléphone, compose un numéro et lance deux ou trois mots que je ne capte pas.

Quelques instants plus tard, Serge déverrouille la porte qui donne accès au saint des saints.

— Suivez-moi.

Il me hèle alors que je le suis dans le couloir.

— Ils sont de plus en plus jeunes. Quand serons-nous débarrassés de cette racaille ?

Il ne m’en veut pas d’avoir défendu ses agresseurs, mais il voue une haine féroce aux braqueurs, surtout s’ils font usage de leur arme.

— Quand nous mettrons en place des structures qui leur permettront de s’épanouir, de donner un sens à leur vie et d’être fiers d’eux.

Il se retourne, incrédule.

— Vous y croyez ?

— J’en suis convaincu. Quand ils sont devant le pompiste avec un flingue, il est trop tard. Si on ne les aime pas, ils ne nous aimeront pas, il n’y a pas de miracle.

Les parcours de ces délinquants sont souvent identiques. La plupart rencontrent les mêmes embûches.

Ils connaissent une situation familiale précaire. Leurs loisirs se limitent à s’occuper de leurs petits frères ou de leurs petites sœurs, à aider leurs parents et à effectuer des tâches ménagères.

À l’école, ils éprouvent des difficultés et ne trouvent personne pour les aider à les surmonter. Ni les profs ni leurs camarades ne se sentent une âme de bon samaritain. Le décrochage scolaire est au bout de la ligne droite. Ils basculent dans l’enseignement professionnel où ils rencontrent des difficultés semblables.

Ils se retrouvent à la rue, livrés à eux-mêmes, laissés-pour-compte. Autour d’eux papillonnent des jeunes de leur âge qui portent le blouson ou les chaussures dont ils rêvent, qui utilisent le Smartphone dernier cri dont ils rêvent, qui exhibent leur richesse comme ils cachent leur misère. Ils se regroupent, envisagent un petit coup, puis un autre. C’est l’escalade.

Je salue ceux qui parviennent à sortir de ce cercle infernal, ou à ne pas y entrer. En règle générale, ils ont un projet, des objectifs. Ils ont trouvé un sens à leur vie.

Serge me fait entrer et m’installe dans un des bureaux. Il sort, revient quelques instants plus tard avec le CD et le glisse dans l’ordinateur.

— Je vous laisse. Soyez discret. Appelez-moi quand vous aurez fini.

Je lance la lecture. La séquence commence à 9 h 50. Le champ de la caméra couvre la porte d’entrée et les deux distributeurs de billets installés dans le hall.

Comme souvent, les images sont saccadées. J’accélère le défilement pour arriver à l’entrée d’Akim Bachir.

À 9 h 53, il passe la porte. Il n’est qu’une ombre qui traverse le hall.

La séquence suivante est prise d’un autre angle, par une caméra située à l’arrière des guichets qui longent le mur latéral. D’un bond, Bachir franchit le premier comptoir, brandit son couteau et s’adresse aux deux employées. En arrière-plan, on devine le sauve-qui-peut dans la salle.

Il agrippe la première femme par la nuque et la force à se coucher par terre. Il pose un genou dans son dos, sort son téléphone et appuie sur une touche. Il est accroupi derrière le comptoir, caché à la vue des gens présents dans la salle, raison pour laquelle personne n’a mentionné le fait. Il articule quelque chose et raccroche.

Je repense à la déclaration de la femme à terre.

Il ne l’insulte pas en arabe, comme elle l’a déclaré. Il tient de brefs propos à sa femme.

Lorsqu’il a raccroché, il relève la tête et jette un coup d’œil dans la salle. Il se redresse, s’approche de la seconde otage et la ceinture. Il pose son couteau sur sa gorge et lui glisse deux, trois mots à l’oreille. Il se dirige avec elle à reculons en direction de la porte qui mène aux bureaux et à la chambre forte. Il ne semble pas se préoccuper de ce que font les autres employés.

En plus des deux femmes, j’en dénombre trois, accroupis.

Lorsqu’il arrive à hauteur de la porte avec son otage, elle s’écroule. Il accompagne son mouvement et la pose à terre. La poste paraît s’être vidée, mais il continue à observer ce qui s’y passe. De longues secondes s’écoulent. Il est en partie dissimulé derrière la cloison et guette la salle.

Enfin, il lâche son couteau, repasse le comptoir et se dirige à pas lents vers la sortie.

La séquence s’arrête là.

Je suis perplexe.

J’ai maintes fois eu l’occasion de visionner des séquences du même genre.

Plusieurs choses ne collent pas.

Je relance la vidéo depuis le début.

La première incohérence semble anodine. Akim Bachir ne porte ni cagoule ni casquette. De nos jours, tout le monde sait que des caméras de vidéosurveillance sont installées dans ce type d’endroits. Commettre un braquage à visage découvert est un non-sens. Je remarque par ailleurs qu’il est déjà marqué par les coups, ce que j’avais a priori mis sur le compte d’une interpellation musclée.

Ensuite, il y a cet appel téléphonique surprenant en de pareilles circonstances. De plus, lorsqu’il se trouve derrière le comptoir, il semble plus soucieux d’observer les mouvements dans la salle que les réactions du personnel qui se trouve derrière lui.

Lorsqu’il a terminé son appel, il se dirige vers la deuxième femme en continuant de jeter de fréquents coups d’œil vers la salle, comme s’il craignait de voir surgir quelqu’un.

Enfin, lorsque celle-ci est à terre et que tous les clients se sont enfuis, il reste immobile. Il ne cherche pas à s’échapper ou à s’emparer de l’argent.

Il semble attendre.

Je repasse la scène une troisième fois.

Cette fois, je constate qu’il ne surveille pas seulement la salle, mais qu’il cherche à discerner ce qui se passe derrière la vitre qui donne sur la place de la Vaillance.

Je retourne en arrière et fais un arrêt sur image.

Je perçois la silhouette d’une voiture derrière la vitre. Elle semble stationnée devant la poste.

Je relance le défilement.

Tout à coup, elle démarre.

Quand elle a disparu, Bachir se détend. Il lâche son couteau et se dirige vers la sortie.

À la vue de ces images, les faits prennent une tout autre tournure.

Bachir n’est pas entré dans cette poste pour commettre un braquage. Il y est entré pour échapper aux hommes qui se trouvaient dans la voiture.

13

Le percnoptère d’Égypte

Au printemps de l’année 1988, Franck se rendit compte que son charme naturel, son sens de l’humour et ses beaux costumes ne suffisaient pas pour étendre son emprise sur le gotha féminin de l’ICHEC.

Malgré une stratégie rodée, les filles bien nées restaient insensibles à ses manœuvres de séduction. Belles, élégantes, cultivées, gratifiées pour la plupart d’un nom de famille précédé d’une particule nobiliaire, elles ne se laissaient pas impressionner par son allure avantageuse et ses beaux discours. La démonstration de virtuosité pianistique à laquelle il eut l’occasion de se livrer lors d’une soirée caritative ne les émoustilla pas davantage.

Plus d’une fois, il s’était vu distancer par des gamins prétentieux qui, outre leurs belles manières et leur langage ampoulé, possédaient un portefeuille bien garni et une voiture de sport allemande ou un cabriolet italien.

Son pactole dilapidé, il ne lui était plus possible de jouer au grand seigneur et de rivaliser avec ces fils à papa. Même ses conquêtes roturières manifestaient leur désapprobation à devoir se déplacer en bus ou en tram.

Son aura pâlissait. Il devait chercher le moyen de se renflouer.

La première idée qui lui vint fut de dénicher un travail le week-end, mais il abandonna cette option. Ce n’est pas en servant de l’essence, en tondant des pelouses ou en réassortissant les rayons d’une grande surface qu’il pourrait s’offrir une voiture avant l’été.

Une autre piste avait été ouverte par Alex Grozdanovic, son inséparable ami d’enfance. Ce dernier avait arrêté ses études et traînait avec une bande de petits voyous dans le quartier de la Bascule. Au vu de la situation financière de Franck, il lui avait proposé de se joindre à eux.

Franck lui avait fait part de ses réticences.

— Que veux-tu que je fasse avec ta bande de Yougos ?

— Ce sont mes compatriotes, ils sont malins.

— Qu’est-ce que vous mijotez ?

— On a quelques petits coups en vue.

Franck avait éclaté de rire.

Outre le fait qu’il n’était pas des leurs et que ces vauriens ne lui inspiraient pas confiance, il ne voulait en aucun cas être sous la coupe de qui que ce soit. Si coup à faire il y avait, il souhaitait en être le concepteur, l’organisateur et le coordinateur.

De plus, ces gamins étaient violents et il répugnait à l’idée d’avoir du sang sur les mains.

— Tu me vois braquer une épicerie ? Cambrioler un dépôt de meubles pour les refourguer dans les brocantes ? Casser des bagnoles pour revendre l’autoradio et les tapis de sol ? C’est ce genre-là, vos petits coups ? Si tu veux un conseil, laisse tomber ces petites frappes.

Alex avait haussé les épaules.

— Tu as une meilleure idée ? Je suis preneur.

Durant plusieurs jours, Franck se creusa les méninges à la recherche d’une solution.

L’idée lui vint alors qu’il regardait un documentaire en compagnie de sa sœur Louise. Il passa le reste de la nuit à analyser la faisabilité du projet et la manière de le réaliser. Au petit matin, il était convaincu que le concept était solide et facile à mettre en place.

Le soir, il convoqua Alex dans sa chambre.

Il prit un ton solennel, lui demanda de fermer la porte et de s’asseoir.

— Tu m’as dit que si j’avais une bonne idée, tu étais partant ?

— Bien sûr. Je te suivrais en enfer s’il le fallait.

Franck laissa un silence avant de poursuivre.

— Tu connais le tamarin pinché ?

Alex tiqua.

— Le tamarin pinché ? C’est une danse folklorique ?

— Je suis sérieux.

Son ami se redressa sur sa chaise.

— Je t’écoute.

— Le tamarin pinché est un singe qui vit en Colombie. Il a la taille d’un écureuil. On le reconnaît à sa crête de longs poils blanchâtres qui va de son front à sa nuque. Son dos est noir ou brun. Son ventre, ses bras et ses jambes sont blancs. Sa queue est de couleur rouge orangé avec un bout noirâtre. Il vit à l’état naturel en groupes de deux à douze individus.

Alex croisa les jambes.

— C’est passionnant. Et après ?

— Il compte parmi les primates les plus en danger. Il est menacé par le trafic d’animaux de compagnie et la déforestation.

Alex commença à comprendre où son ami voulait en venir.

Il frappa du poing dans la paume de sa main.

— Il faut faire quelque chose pour ces pauvres bêtes.

Franck acquiesça.

— Tu as raison, il faut faire quelque chose, sinon, ils vont disparaître à jamais.

— Qu’est-ce que tu proposes ?

— On va demander aux gens d’adopter symboliquement un tamarin pinché. L’adoption simple vaut cent francs. Une famille complète, mille balles.

Alex émit un sifflement admiratif.

— Rien que ça ? Qui va marcher dans cette combine ?

— Tout le monde. Quand tu auras vu la photo de ce joli petit animal, tu seras prêt à me donner ta chemise.

— Quel est ton plan ?

— Nous sommes encore scouts pour quelques mois. On va faire passer ça comme job de patrouille.

— Les chefs d’unité vont te poser des questions.

— Je répondrai que j’ai été contacté à l’ICHEC par une association de défense du tamarin pinché. Quand je leur dirai que cette association reversera trois pour cent des ventes à la caisse de la patrouille, ils ne poseront plus de questions.

— Astucieux.

L’argent recueilli dans les jobs de patrouille permettait de financer le camp d’été. Chaque scout était tenu d’en mettre sur pied. La vente de bonbons, de massepain ou l’exécution de travaux domestiques faisaient partie des plus courants. À de nombreuses reprises, Franck avait été le pourvoyeur de ce type de travaux.

— Nous deux, on s’occupera des commerces et des petites entreprises. On mettra les autres gars à la sortie des églises, sur les parkings des supermarchés et aux carrefours très fréquentés. Les plus courageux iront faire du porte-à-porte.

Alex se frotta les mains.

— Génial ! Qu’est-ce qu’on refile aux donateurs ?

Franck sortit une feuille cartonnée de l’un de ses tiroirs.

— Voilà la maquette. Ce sera une photo du singe, numérotée. Je m’occupe de les faire imprimer. Ça ressemblera à une carte de membre. Il y aura la somme donnée au verso, histoire de valider le montant.

Alex se leva d’un bond.

— On commence quand ?

— Samedi. On partage le fric en deux.

— Tope-là.

Ils se serrèrent la main pour sceller le pacte.

Dès le lendemain, Franck visita les principales bibliothèques de la capitale en vue de trouver une photo de tamarin pinché susceptible de fendre l’âme du public cible.

Selon lui, le succès de l’opération tenait en grande partie à la sensiblerie dont les gens faisaient preuve lorsqu’il s’agissait d’animaux en péril. La campagne menée quelques années plus tôt par Brigitte Bardot contre la chasse aux bébés phoques en était la preuve. Personne ne s’était soucié du fait que ce combat contribuait à détruire une partie importante du mode de vie des Esquimaux.

Les cartes d’adoption imprimées, Franck et Alex rassemblèrent leurs équipes. Après leur avoir expliqué les enjeux de l’opération, ils se penchèrent sur la stratégie commerciale.

Cette fois, ce fut Alex qui fit preuve d’opportunisme et de bon sens.

— Commencez par leur demander s’ils aiment les animaux. Ensuite, montrez-leur la photo et demandez-leur s’ils accepteraient de laisser mourir ces petites bêtes sans rien faire.

Les gamins embrayèrent.

L’opération fut un grand succès. Entre le samedi 19 mars et le dimanche 17 avril, à raison de trois après-midi par semaine, vingt-huit scouts écumèrent les rues de Bruxelles, ralliant plusieurs centaines de personnes à la cause.

De leur côté, Franck et Alex faisaient feu de tout bois, visitant sans relâche les commerçants et les petites entreprises. Chaque soir, l’argent récolté était remis aux deux compères qui déclaraient le verser sur le compte en banque de l’association.

Au début du mois de mai, Franck s’acheta un cabriolet Alfa Romeo de 1984, de couleur ivoire, qu’il acquit après une longue négociation avec un marchand de voitures de seconde main.

Plus tape-à-l’œil de nature, Alex jeta son dévolu sur une Ford Mustang rouge sang de 1977.

Galvanisés par leur exploit, ils lancèrent en juin une opération destinée à sauver le percnoptère d’Égypte.

14

Prononcer un mot

Il est 8 h 55 lorsque j’arrive au Palais de Justice.

Comme chaque matin, des hordes d’avocats parcourent les couloirs, leur longue robe noire flottant dans leur sillage.

Je traverse le hall monumental et prends la direction de la Chambre du conseil. Les quatre salles se situent à l’étage inférieur. À partir de 9 heures, les affaires passent les unes après les autres, en fonction du juge qui instruit le cas. L’ordre de traitement est planifié de huit minutes en huit minutes, mais l’horaire n’est jamais respecté.

Pour les habitués, c’est l’occasion de croiser les confrères, de prendre des informations, d’échanger quelques potins, de recevoir ou de lancer une invitation.

Si certains avocats se réjouissent de cette opportunité, il n’en va pas de même pour les détenus. Une comparution est une épreuve douloureuse.

Réveillés à 6 h 30, ils se rasent et se coiffent pour se donner une apparence respectable. S’ils n’ont pas reçu de vêtements de leur famille, ils sont contraints de remettre ceux qu’ils portaient quand ils ont été arrêtés. Il n’est pas rare qu’ils soient déchirés ou maculés de sang.

Auparavant, ils devaient se mettre à poil et faire quelques flexions pour montrer qu’ils n’avaient rien caché dans leur anus. À présent, ils sont autorisés à garder leur slip. Certains profitent de la situation pour dissimuler du tabac, des allumettes ou des barres de shit.

Je suis au bas de l’imposant escalier lorsque Patrick, un de mes compagnons d’infortune, fonce droit sur moi. Il est accompagné d’une jeune avocate dont le visage ne m’est pas inconnu.

— Salut Jean. Tu m’as fait faux bond l’autre midi. J’allais t’appeler, tu es libre demain soir ?

Il connaît ma situation et m’invite régulièrement chez lui. Divorcé depuis peu, il collectionne les conquêtes et se fait une joie de les exhiber comme autant de trophées.

— J’ai un tas d’invitations, mais je vais tout annuler.

— Je n’en attends pas moins de toi. 20 heures chez moi, ça te va ?

— J’y serai.

Il me désigne la jeune femme.

— Je te présente Leila. Elle vient de rejoindre le cabinet.

Elle me tend la main.

— Très heureuse de vous revoir.

Je m’incline.

— Le plaisir est pour moi. De me revoir ? Nous nous connaissons ?

— Leila Naciri, j’ai suivi un de vos cours, quand j’étais jeune.

— Quand vous étiez jeune ?

Elle n’a pas plus d’une trentaine d’années.

La silhouette élancée, de longs cheveux auburn, des yeux noirs scrutateurs, elle dégage un indéniable charme auquel Patrick ne doit pas être insensible.

Elle sourit.

— Vous m’avez transmis votre passion. En plus, j’ai apprécié votre sens de l’humour.

Patrick mime la grimace de la fan en extase et s’adresse à elle.

— Dans ce cas, viens te joindre à nous demain soir. Jean te donnera une mèche de cheveux, tant qu’il lui en reste.

Elle fronce les sourcils.

— Demain soir ? J’ai un truc, mais je peux m’arranger.

Je jette un coup d’œil à ma montre.

— Je dois y aller. À demain ?

— À demain.

Je poursuis mon chemin en pensant à Akim Bachir. Il est arrivé au Palais bien avant moi. À l’heure qu’il est, il ne doit pas être au mieux de sa forme, encagé dans un espace minuscule, au sous-sol.

Les quatre-vingts cellules installées sur quatre étages sont souvent toutes occupées. Il arrive que deux ou trois détenus doivent cohabiter pendant plusieurs heures dans un cachot à peine plus grand qu’une cabine téléphonique.

Ils sont survoltés, surtout s’il y a des femmes dans les cellules contiguës. Ils s’apostrophent, échangent des messages, se provoquent, s’insultent. La situation tourne à la cacophonie généralisée.

9 h 19.

Je prends mon mal en patience et fais les cent pas dans le couloir. Les comparutions se tiennent à huis clos et ne durent que quelques minutes, mais, pour une raison ou une autre, il se peut qu’une affaire prenne deux heures au lieu des huit minutes prévues.

La plupart du temps, l’avocat de la défense se contente de déclarer que manifestement, eu égard aux faits, il s’en remet à la sagesse de la cour. Le détenu retourne en prison pour un mois. À la fin de cette période, une nouvelle comparution est prévue, et ainsi de suite, de mois en mois.

À 9 h 45, l’huissier fait son apparition dans le couloir.

Il m’appelle et m’informe que je suis le prochain sur la liste.

À 10 h 15, j’entre dans la salle.

Akim Bachir se présente quelques instants plus tard, menotté et encadré par deux agents.

Il ne fait pas bonne figure avec son ecchymose et ses baskets crasseuses. Son père lui a apporté une chemise blanche et un costume trop grand pour lui. Attifé de la sorte, il a peu de chances d’impressionner l’assemblée.

Je jette un regard à Olga Simon, la juge d’instruction, connue pour son franc-parler et son accent bruxellois prononcé. J’ai eu affaire à elle à plusieurs reprises. Le courant ne passe pas entre nous.

Lorsque le président a procédé à la vérification d’identité, Olga Simon fait son rapport en dévisageant Akim Bachir avec dédain.

Elle met l’accent sur le couteau, les insultes, l’agression avec violence et la prise d’otages. À décharge, elle cite le témoignage de l’employée blessée et la phrase non menaçante que Bachir lui a murmurée à l’oreille.

Le substitut du procureur lui embraie le pas et entame son réquisitoire.

D’un ton ironique, il rappelle qu’Akim Bachir est un personnage connu en ces lieux, affirme selon la formule consacrée qu’il « présente un danger pour le maintien de la sécurité publique » et demande que le mandat d’arrêt soit confirmé.

Le président m’interpelle.

— Maître Villemont ?

J’attends d’avoir l’attention de tous pour engager les hostilités.

— Monsieur le président, l’analyse qui a été faite n’est pas la bonne. Il reste plusieurs zones d’ombre.

Je me suis volontairement abstenu des « selon moi », « d’après moi », « j’estime » ou autres précautions oratoires consacrées.

Mon aplomb le surprend.

— Sur quels éléments vous basez-vous ?

En règle générale, le président de la Chambre ne connaît pas les dossiers. Il serait bien en peine de le faire, au vu du nombre d’affaires qu’il traite quotidiennement. Au mieux, il parcourt les documents en diagonale avant l’entrée de l’inculpé.

Olga Simon se dresse sur sa chaise, les lèvres pincées. Je la regarde pendant quelques secondes avant de poursuivre.

— Je me base sur le fait que le dossier n’est pas complet.

Le président m’invite d’un geste.

— Poursuivez.

— J’estime que madame la juge d’instruction aurait dû ordonner certains devoirs qui sont utiles à la manifestation de la vérité. Une vidéo a été prise lors des faits. Elle n’a pas été visionnée. De plus, l’épouse de M. Bachir n’a pas été entendue. Monsieur Bachir lui a téléphoné alors qu’il était dans le bureau de poste, ce qui n’est pas un comportement que l’on constate habituellement. Il faudrait entendre la version des faits de Mme Bachir.

Il se frotte le menton.

— Autre chose ?

— Certains témoins ont parlé d’une voiture qui stationnait devant le bureau de poste pendant que M. Bachir y était. Cette voiture a démarré à l’arrivée de la police. Il faudrait creuser cette piste.

Il dodeline de la tête.

— Je vois. Que concluez-vous ?

— Attendu que mon client souhaite garder le silence, j’en conclus qu’il n’avait pas l’intention de commettre un braquage. J’en conclus également qu’il est soit psychologiquement déséquilibré, soit qu’il tentait de se soustraire à une menace.

Akim Bachir me fixe avec intensité.

Je soutiens son regard. Je craignais qu’il rompe le silence et explose de colère.

À mon propre étonnement, je ne lis ni stupeur ni fureur dans ses yeux, mais une peur panique qui l’empêche de prononcer un mot.

15

Entrer dans la légende

Le vendredi 22 février 2013, aux environs de 11 heures, Franck Jammet fut interpellé dans sa propriété d’Oppède-le-Vieux, à une dizaine de kilomètres de Cavaillon.

Conduit dans les locaux du commissariat central de police d’Avignon, il fut longuement interrogé par les enquêteurs de l’OCLCCO, l’Office central de lutte contre le crime organisé.

Il nia toute participation dans le braquage de Zaventem et déclara aux policiers qu’il avait pris la décision de tourner la page de son ancienne vie et n’avait plus fait parler de lui depuis trois ans.

Par ailleurs, il fournit aux policiers un alibi pour la journée du lundi 18 février. Il affirma avoir passé la majeure partie de la journée à la Philharmonie de Luxembourg et attesta qu’une vingtaine de personnes pourraient le confirmer.

En fin d’après-midi, vers 18 heures, il avait quitté le Grand-Duché et fait le plein de carburant à la station Aral de Berchem avant de poursuivre sa route vers la France pour rejoindre sa compagne dans le Lubéron.

La police s’était empressée de vérifier ses déclarations.

Plusieurs personnes qui travaillaient à la salle de concert, dont le directeur, confirmèrent avoir vu Franck Jammet et déclarèrent qu’il avait quitté les lieux vers 18 heures.

Les caméras de surveillance de la station-service luxembourgeoise avaient enregistré son passage à 18 h 17. Il apparaissait clairement sur les images.

Le tout-terrain Mercedes avait ensuite été repéré à la station d’entrée du péage de Gye à 20 h 08 et à la sortie de Villefranche-Limas à 23 h 15. Néanmoins, les photos ne permettaient pas d’attester qu’il s’agissait de Franck Jammet au volant.

Le véhicule avait ensuite été signalé au péage de Vienne à 23 h 57 et à la sortie d’Avignon Sud à 1 h 50.

La compagne de Franck Jammet déclara aux policiers qu’il était arrivé vers deux heures et demie, ce qui correspondait à l’horaire théorique de l’itinéraire.

Plusieurs villageois affirmèrent avoir vu Franck Jammet se promener dans les rues d’Oppède en fin de matinée, le mardi 19 février.

Malgré cela, les policiers continuèrent à douter de ses déclarations. Selon eux, Franck Jammet aurait pu faire le plein à Luxembourg, laisser sa voiture à un complice et prendre la direction de Bruxelles.

Il objecta qu’il lui aurait fallu parcourir plus de deux cents kilomètres en une heure et demie pour arriver à l’heure sur le lieu du braquage, ce qui équivalait à rouler à cent cinquante kilomètres heure de moyenne. Considérant le trafic sur la E411 et les embouteillages à l’entrée de Bruxelles en fin de journée, ce scénario était irréaliste.

Un tel argument ne suffit pas à décourager les policiers. Ils avancèrent qu’il aurait pu utiliser une voiture puissante ou une moto de forte cylindrée. L’hypothèse était d’autant plus vraisemblable que l’Audi S8 qui avait participé au braquage était équipée de plaques d’immatriculation françaises.

Après le braquage, il aurait eu le temps de rentrer à Oppède-le-Vieux et de se montrer le lendemain matin dans le village.

Néanmoins, ils ne trouvèrent aucune trace d’une quelconque Audi S8 aux différents péages, ce qui ne signifiait pas pour autant que Franck Jammet n’était pas impliqué dans le casse. Il aurait pu rentrer au volant d’un autre véhicule.

Les preuves étant insuffisantes, ils mirent fin à la garde à vue le samedi 23 février, en milieu d’après-midi.

Alertés entre-temps, les médias s’étaient rués à Avignon.

Christine Ferjac, une journaliste du Parisien, revint sur le bref échange qu’elle avait eu avec Franck Jammet à la sortie de la prison de la Santé, un an auparavant, et titra à la une du quotidien.

Après Ronnie Biggs et Albert Spaggiari,

Franck Jammet va-t-il entrer dans la légende ?

16

Cette dernière image

Patrick m’accueille, un verre d’alcool à la main, l’œil allumé, la chemise ouverte jusqu’au nombril.

— Et alors ? C’est à cette heure-ci que tu arrives ?

— J’ai été enlevé par des extraterrestres.

— Je vois ça. Ils t’ont offert un de leurs chapeaux en souvenir ?

D’un geste théâtral, il m’invite à entrer et m’indique le salon.

Un joyeux désordre règne dans la pièce. Des assiettes et des verres vides traînent de tous côtés, des relents de cuisine asiatique flottent dans l’air et une musique techno aux basses assourdissantes fait trembler les murs.

Une douzaine de personnes ont pris possession des lieux. J’identifie deux de mes confrères, Hugues Tonnon, le meilleur avocat-divorceur de la place, et Philippe Demanet, l’un des associés de Patrick. Ils sont en grande discussion dans l’un des canapés et forcent la voix pour se faire entendre.

Le côté féminin n’est pas en reste. Je repère quelques avocates et des filles trop jeunes pour l’être. Deux d’entre elles se contorsionnent en scandant le rythme par des déhanchements lascifs. Elles se frôlent, s’effleurent, se caressent, s’embrassent à pleine bouche.

Du temps de son mariage déjà, Patrick aimait pimenter ses soirées d’un soupçon de décadence. Je me souviens d’un cocktail où les hommes étaient tenus de se présenter en caleçon de bain, les femmes en robe longue. Depuis son retour au célibat, j’ai l’impression qu’il a franchi quelques échelons.

Leila est debout au fond du salon. Elle converse avec une jeune femme de son âge sans paraître se soucier du bruit et des gamines qui se donnent en spectacle. Elle a troqué sa robe d’avocate pour une paire de jeans et un pull à col roulé noir.

Elle m’aperçoit, s’excuse auprès de son interlocutrice et se dirige vers moi, lumineuse, un sourire sur les lèvres.

— Bonsoir. J’ai cru que vous alliez nous faire faux bond.

— Je n’ai pas vu le temps passer. Je prépare un procès qui s’ouvre dans trois semaines aux assises et je suis sur les dents.

— Un samedi au bureau ? Le rêve ! Rien de tel pour avancer. Pas de téléphone, pas de réunion. À propos de dents, vous devez être mort de faim ?

Un buffet thaïlandais, en partie pillé, refroidit sur la table.

— J’adore le numéro 147.

— Poulet au curry vert ? Émincé de bœuf au gingembre ?

— Je ne vais pas faire la fine bouche, je prendrai ce qui reste.

— Préparez-vous une assiette, j’irai vous la réchauffer au micro-ondes.

Sa sollicitude me touche.

Je garnis une assiette et la lui tends. Alors qu’elle s’éclipse vers la cuisine, Patrick se faufile dans mon dos.

— Joli morceau, non ?

— Elle a beaucoup de charme.

Il se penche et me glisse à l’oreille.

— Plutôt farouche côté baise.

J’enfonce mon coude dans ses côtes.

— Tu t’es pris un râteau ?

Il ricane et me sert un verre de champagne.

— Simple question de temps. À ta santé !

Nous faisons tinter nos verres.

Leila reparaît, l’assiette fumante entre les mains.

— Je vous souhaite bon appétit.

Patrick s’interpose.

— C’est quoi ce vouvoiement poussiéreux ! Chez moi, on se tutuve. Leila, je te présente Jean. Jean, je te présente Leila. Je vous laisse.

Il tourne les talons, se met à tortiller du derrière et rejoint les danseuses qui gloussent aussitôt de plaisir.

Leila et moi nous installons à l’écart.

Elle observe quelques instants Patrick en action avant de plonger son regard dans le mien.

— Tu le connais depuis longtemps ?

— J’ai l’impression de le connaître depuis toujours. Son excentricité ne date pas d’hier.

Elle lève les yeux au ciel.

— Au début, j’étais un peu déstabilisée. Je commence petit à petit à m’habituer. Cela dit, il est brillant. J’ai travaillé dans un autre cabinet pendant deux ans, mais j’ai plus appris à son contact en quatre mois.

— Pourquoi as-tu choisi le pénal ?

Elle esquisse un sourire.

— Je te l’ai dit. Parce que tu m’en as donné l’envie quand je suivais ton cours.

Sa réponse me paraît légère. Je doute qu’elle exprime sa réelle motivation.

— J’en suis ravi. Plus sérieusement ?

Elle ne s’attendait pas à ce que j’insiste.

Son sourire s’estompe.

— J’avais un frère. Il avait deux ans de plus que moi. Il a été tué quand il avait dix-huit ans.

Je repose mes couverts.

— Je suis désolé.

Elle soupire.

— Il y a douze ans maintenant. J’ai fait mon deuil.

— Que s’est-il passé ?

— Il dealait. Rien de bien méchant quand on voit ce qui se passe aujourd’hui. Il s’est fait prendre et a fait quatre mois de prison. À sa sortie, il a recommencé, mais il a voulu jouer cavalier seul. Les autres ne le lui ont pas pardonné. Il s’est fait poignarder par plusieurs types. On n’a jamais arrêté les coupables.

Je laisse s’écouler quelques instants.

— C’est ce qui t’a donné envie de faire ce métier ?

Elle prend son verre d’eau, avale une gorgée.

— En quelque sorte. C’était mon frère, mon héros. Il était merveilleux. Je me souviens de son rire, de nos jeux, de notre enfance. Nous étions très complices. Il me protégeait, nous nous adorions. Il savait que je ne cautionnais pas ce qu’il faisait, mais c’était sa vie. Aujourd’hui, j’aide d’autres frères. Je suis d’origine marocaine.

— Tu ne seras pas amenée à ne défendre que tes frères de sang.

— Un avocat qui parle arabe est un atout. La langue peut aider, mais pas toujours. Certains me voient comme une traîtresse à leur cause. Ils disent que je sers la justice d’un pays qu’ils détestent.

— Je comprends.

Elle force un sourire.

— Parlons d’autre chose. À part travailler et travailler, que fais-tu ?

Je lui raconte ma passion pour l’escalade, mon entraînement hebdomadaire à Roc House, mon projet de sommet pour l’été. Elle me parle de son jogging matinal dans le bois de la Cambre, de sa course aux bonnes affaires du dimanche au marché aux puces, de son engouement pour le cinéma, de ses soirées théâtre entre amis.

Sa question arrive au débotté, entre deux phrases anodines.

— Tu es marié ?

Je suis pris au dépourvu.

— Oui.

J’hésite à rajouter quoi que ce soit.

Elle connaît à coup sûr ma situation. Patrick est un indécrottable bavard.

Elle embraie.

— J’ai failli me marier, il y deux ans. J’ai changé d’avis à la dernière minute. Ça m’a valu quelques antipathies.

— J’imagine.

Nous repartons dans des sujets plus légers.

De fil en aiguille, nous nous trouvons un intérêt commun pour les séries américaines.

Elle s’anime d’un coup, frappe dans ses mains.

— Ta préférée ? Là, sans réfléchir.

Je réponds du tac au tac.

— Breaking Bad. Toi ?

— The Wire. Je suis complètement accro.

Son hit-parade hollywoodien défile. Elle est experte en la matière. Nous comparons, objectons, argumentons, défendons nos positions respectives.

Nos rires se mêlent.

J’aime sa compagnie. L’espace d’un instant, je prends conscience que je me sens bien.

L’apparition impromptue de Hugues Tonnon vient rompre le charme.

— Bonsoir, Leila, bonsoir, Jean. Je suis navré de vous interrompre. Je m’en vais. Nous n’avons pas eu l’occasion de parler. Ce sera pour une autre fois.

Je le salue et jette un coup d’œil à ma montre.

1 h 40.

À nouveau, je n’ai pas vu le temps passer. Le salon s’est vidé. La musique s’est tue. Les danseuses ont disparu. Hugues est le dernier à quitter les lieux.

Je me lève.

— Je vais y aller aussi, Leila.

Elle semble déçue.

— Ta journée a été longue, je comprends. Je vais appeler un taxi et en faire autant.

— Pas question. Je dis au revoir à Patrick et je te dépose chez toi.

Je fais le tour du rez-de-chaussée sans trouver trace de qui que ce soit. Je présume que l’alcool a eu raison de lui et qu’il est allé se coucher.

Je monte à l’étage.

Des gémissements mêlés d’éclats de rire s’échappent d’une des chambres. Je me retourne pour redescendre et tombe nez à nez avec Leila. À sa tête, je comprends qu’elle aussi a entendu les plaintes.

Je joue l’innocent.

— Laissons-le. Il a trop bu. Je crois qu’il dort.

Nous redescendons, prenons nos affaires et sortons.

Elle habite à Ixelles, rue Blanche. Quand nous arrivons dans sa rue, elle m’indique une voiture en stationnement.

— Voilà, c’est là.

Je m’arrête à hauteur du véhicule.

— Dors bien, Leila. À bientôt.

Elle ouvre la portière.

— Bonne nuit, Jean. Merci pour cette belle soirée.

Elle se penche vers moi, dépose un baiser sur mes lèvres et disparaît dans la nuit.

Je rentre chez moi quelque peu déboussolé.

La tête me tourne. J’éprouve une sensation de flottement dans le ventre, je n’ai pourtant pas bu plus de deux verres.

Une fois dans mon lit, je repense à Leila, à nos échanges, à la fraction de seconde qu’a duré notre baiser. Un sourire aux lèvres, je ferme les yeux sur cette dernière image.

17

Toi et moi

Entre octobre 1989 et juillet 1990, Franck Jammet connut son premier grand amour et ses premiers échecs scolaires.

Après d’habiles manœuvres, il était parvenu à séduire Fabrizia Foscari, une bouillonnante Italienne de deux ans son aînée, descendante d’une illustre famille appartenant à la noblesse vénitienne.

Le coup de foudre avait été réciproque. Les neuf mois que dura leur romance furent les plus exaltants de la jeune vie de Franck.

Pour son plus grand bonheur, Fabrizia occupait un appartement que ses parents lui avaient loué dans un luxueux immeuble de l’avenue Franklin-Roosevelt. Franck avait profité de l’aubaine pour déserter le domicile familial et s’installer chez elle.

Les contacts qu’il entretenait avec ses parents se limitaient à une brève apparition le dimanche après-midi pour embrasser sa mère, recueillir les confidences de sa sœur et écouter d’une oreille distraite les leçons de vie de son père.

En dehors de ce court intermède, les amants passaient la majeure partie du week-end au lit pour assouvir leur passion dévorante.

Assoiffés de sexe, il leur arrivait de sécher les cours pour se ruer à l’appartement et donner libre cours à leur libido insatiable.

Tout à son idylle, Franck avait relégué son cursus universitaire au second plan. Il comptait sur sa capacité de concentration et son excellente mémoire pour réviser et assimiler la matière en temps voulu.

Seuls les cours de piano ne furent pas délaissés. Son professeur habitait en face du cimetière d’Ixelles, à quelques centaines de mètres de l’appartement de Fabrizia, ce qui lui permettait de passer deux heures chez lui le mercredi, en début d’après-midi. Même s’il avait peu d’occasions de pratiquer les exercices qui lui étaient imposés, il continuait à progresser.

C’était également un moment où il parvenait à prendre du recul par rapport à la fascination que Fabrizia exerçait sur lui.

Son amitié avec Alex pâtit également de la situation. Leurs rencontres s’espacèrent et se réduisirent à quelques appels téléphoniques.

Plus d’une fois, Alex lui reprocha son manque de réalisme.

— Ouvre les yeux. Cette fille se fiche de toi. Tu n’es qu’un roturier. Elle t’accepte parce qu’elle est loin de chez elle et que tu la baises comme un dieu. Jamais elle n’osera se promener avec toi dans son palais ou te présenter à ses amis.

La réponse que lui donnait Franck d’un ton désinvolte ne reflétait pas le fond de sa pensée.

— Ça n’a pas d’importance, je prends ce qu’il y a à prendre. Une chose est sûre, cette fille est folle de moi. Quant à la suite, on verra.

À la fin de l’automne, Alex lui annonça qu’il avait reçu sa convocation pour le service militaire. Il avait présenté sa candidature pour rejoindre les paras-commandos, un service plus long, mais qui l’attirait par sa formation intensive et son côté aventureux.

Durant cette période, Franck assista aux métamorphoses qui s’opérèrent chez son ami, tant sur le plan physique que psychique. En quelques mois, l’adolescent nonchalant était devenu un homme énergique, à la carrure de rugbyman.

Son crâne rasé faisait ressortir ses traits creusés et son regard menaçant. Sûr de lui, il n’hésitait pas à chercher la bagarre pour le seul plaisir de mesurer l’effet qu’il produisait.

Au mois d’avril, lors d’une de ses permissions, Franck l’avait invité dans une boîte branchée du quartier Louise.

En fin de soirée, éméché, Alex lui avait indiqué le bar.

— Tu vois l’armoire à glace avec ses deux cloportes ? On parie que je le mets à genoux en moins de dix secondes, avec deux doigts, sans lui donner le moindre coup ?

— Tenu.

Alex s’était approché du malabar en roulant des épaules.

— Salut, tas de viande. Ta maman sait que tu traînes dans les bars et que tu bois de l’alcool ?

Piqué au vif, le colosse avait bondi pour laver l’affront.

D’un geste, Alex avait saisi la main du gaillard entre son pouce et son médius et avait dessiné une gracieuse arabesque dans les airs en lui tordant le poignet. L’homme n’avait pu faire autrement que d’accompagner le mouvement et s’était retrouvé aux pieds d’Alex, grimaçant de douleur.

Hilare, ce dernier avait hélé Franck.

— Alors ? Tu vois ?

Il n’avait pas prévu que les cloportes en question étaient armés de couteaux et n’avait dû son salut qu’à son agilité à la course à pied.

En juin, alors que la fin de l’année scolaire approchait et que Fabrizia préparait son retour en Italie, elle mit fin à leur relation de manière abrupte, sans préavis ni explication.

Rongé de chagrin, humilié, Franck avait déprimé pendant tout l’été. Il avait refusé d’accompagner ses parents sur la côte et était resté cloîtré dans sa chambre, persuadé que la blessure ne guérirait jamais, que sa vie était finie et qu’il ne lui restait qu’à se laisser mourir.

Malgré la douleur qui le tenaillait, il s’était interdit de se réfugier dans l’alcool ou les paradis artificiels.

Fin août, il avait revu Alex.

Son ami l’avait secoué sans ménagement.

— Je ne te reconnais pas. Tu es blanc comme un macchabée. Tu pourrais te taper les plus belles filles de la Terre et tu restes à pleurnicher sur ton sort. En plus, elle n’avait pas de nichons, ta Ritale.

— Laisse-moi encore un peu de temps, je vais m’en sortir.

La leçon avait porté ses fruits.

En septembre, Franck annonça à ses parents qu’il renonçait à poursuivre ses études à l’ICHEC. Le contenu des cours ne l’intéressait plus et il ne voulait en aucun cas revoir Fabrizia.

Sa décision lui valut une longue réprimande paternelle.

Excédé, il avait fini par frapper du poing sur la table.

— J’ai vingt et un ans. Je suis majeur, je fais ce que je veux. Si ça ne te plaît pas, mets-moi dehors !

Le coup de gueule avait été salutaire. Le rapport de force s’était inversé, son père s’était rangé de son côté et Franck n’avait pas quitté le foyer familial.

En janvier 1991, il reçut une convocation l’invitant à se présenter le lundi 1er avril au Groupe Léopard, à Bourg-Léopold, en vue de suivre une formation de quatre mois comme sous-officier chef de char.

Trois jours avant la date fixée, Alex avait fêté sa démobilisation. L’espace d’un week-end, libres et dans un état euphorique, Franck et Alex avaient resserré les liens d’amitié que l’éloignement avait peu à peu distendus.

La veille de son départ, Franck lui promit de ne plus tomber dans le piège des sentiments et de profiter de chaque occasion pour passer du temps avec lui.

Contre toute attente, il s’enthousiasma pour les contenus qui lui furent enseignés à Bourg-Léopold. Il se passionna pour le maniement des armes, le fonctionnement des chars Léopard et les techniques de tir au canon.

À la fin de sa formation, il reçut une permission d’une semaine. Le dernier jour, il fixa rendez-vous à Alex dans café situé au cœur de la galerie de la Bascule.

Il déboula dans le bistrot et se dirigea d’un pas décidé vers son ami, assis à l’une des tables. Le visage impénétrable, il posa un journal ouvert sur la table et tapota de son index sur une petite annonce.

— Ça, c’est pour toi.

Alex lut l’annonce.

— Agent de sécurité ? Ça gagne quoi, un agent de sécurité ? Trente mille ? Trente-cinq mille balles ? Ma Mustang prend la poussière dans un garage. Si je veux la faire réparer, c’est trois mois de salaire.

Franck fixa son regard dans le sien.

— Tu n’as rien compris. Agent de sécurité, ça veut dire que tu te balades dans les banques et que tu t’occupes de transferts d’argent. Fais ce que je te dis. Nous allons faire de grandes choses, toi et moi.

18

Vous entendrez ce message

Je sors de la douche, les jambes flageolantes, les bras en compote. Jean-Pascal chantonne dans la cabine contiguë et m’apostrophe entre deux couplets de Carmen.

— Belle séance. J’avoue que la dernière m’a épuisé.

— Tu t’en es bien sorti, j’ai cru que tu allais décrocher.

— C’était limite.

Je me sèche et m’habille avec des gestes mesurés.

Il en va de même tous les dimanches. Cet après-midi, la douleur ira en empirant. Demain, tous mes muscles me feront souffrir. Mardi, je ne penserai qu’à recommencer.

Je me rends au bar et me perche sur l’un des hauts tabourets. Armelle, la gérante, m’accueille avec son sourire éclatant. Je lui commande un club sandwich et deux bières.

Jean-Pascal avale la sienne d’un trait et me salue.

— Je file, ma femme m’attend pour manger.

— À la prochaine.

Ma première pensée du matin était pour Leila.

J’ai repensé à elle en prenant mon café. Une nouvelle fois en préparant mes affaires.

Je suis parti tôt pour être à la salle dès l’ouverture et éviter la mêlée. Roc House est une salle d’escalade conviviale et fréquentée. Même si les sensations sont différentes de la course en montagne, où les conditions climatiques et l’altitude jouent un rôle majeur, une séance hebdomadaire permet de peaufiner sa technique.

Cette passion m’est venue de manière impromptue, alors que j’avais trente-cinq ans. Comme chaque année, Estelle et moi allions skier à Valtournenche. Cette année-là, je ne sais pourquoi, nous nous sommes arrêtés à l’entrée du village pour admirer le Cervin.

Il dominait la vallée, paisible, imposant.

Il était le symbole même de l’inaccessibilité. J’éprouvais une fascination pour cette montagne aux arêtes effilées. Je me sentais petit et malingre face à la puissance qu’elle dégageait.

J’avais lancé la phrase sans vraiment réfléchir.

— Pour mes quarante ans, je m’offre le Cervin.

Estelle s’était mise à rire.

Sans réfléchir, elle m’avait défié.

— Chiche.

J’étais revenu en juillet et j’avais engagé Luigi. Il avait la réputation d’être le meilleur guide de montagne de la vallée.

J’avais fait de même les années suivantes. Nous faisions de petites courses, le Monte Rosa, la Punta Tsan, le Breithorn.

En juillet 2009, alors que je venais de fêter mes quarante ans, nous avons tenté l’ascension du Cervin.

Nous sommes partis à midi pour passer la nuit à la cabane Carell. Nous étions près du refuge lorsque j’ai rencontré des problèmes dans la cheminée, un couloir vertical et étroit. J’étais bloqué au milieu du mur. Je ne parvenais plus à bouger. J’étais paralysé de peur, pendu dans le vide. Le guide d’une autre cordée est venu aider Luigi. Tous deux m’ont treuillé comme un cadavre que l’on extirpe d’une crevasse.

Le soir, dans la cabane, tout le monde était au courant de ma défaillance. Ils discutaient entre eux, par petits groupes, et me regardaient à la dérobée. J’étais honteux. Luigi m’a pris à part et m’a demandé si je voulais continuer. Je lui ai répondu que je préférais mourir que d’abandonner.

J’étais persuadé que j’étais condamné, que je vivais ma dernière nuit et que la mort m’attendait au petit matin. Je cherchais à me consoler en me disant que certaines fins sont plus nobles que d’autres et que disparaître en montagne faisait partie de celles-là.

À 4 heures, je me suis habillé et équipé sans réfléchir, aspiré par l’événement. J’ai pris un café avec le sentiment d’avaler le dernier verre de rhum avant de monter sur l’échafaud.

Luigi a dit « on y va » et on y est allés. Il était hors de question de traîner, nous avions huit cordées derrière nous.

Je me suis programmé. Je me suis dit que si j’arrivais à passer le premier obstacle, le reste irait tout seul. Je l’ai franchi sans encombre. En un instant, le stress s’est évaporé, je suis entré dans un état second. Luigi l’a senti, il était directif et j’obéissais à ses ordres.

Nous sommes arrivés au sommet quinze minutes avant les autres. Ma poitrine semblait trop étroite pour accueillir mon cœur. Des fourmillements parcouraient mon dos, mes épaules et ma nuque.

Dans la vallée, les villages dormaient encore.

J’imaginais Estelle sur le balcon de la chambre, le nez levé vers le sommet du Cervin, émue, fière de moi. Les larmes me montaient aux yeux.

C’était le plus beau jour de ma vie.

Je retourne à ma voiture, reprends mon téléphone dans la boîte à gants et consulte l’écran. Il m’informe que j’ai cinq appels en absence et un message vocal.

Quatre des cinq appels proviennent d’un numéro anonyme Sagem, l’opérateur qui gère l’ensemble des cabines téléphoniques des prisons.

Le cinquième appel vient d’Adel Bachir. Comme je m’y attendais, c’est lui qui a laissé le message vocal.

Je compose le numéro de la messagerie.

Il semble affolé.

— Pourriez-vous me rappeler dès que vous entendrez ce message ?

19

Ma femme et mon fils

Et nom de Dieu ! C’est triste Orly le dimanche, avec ou sans Bécaud.

Je pense à la chanson de Jacques Brel chaque fois que je me rends à la prison de Forest le dimanche.

C’est le jour où les enfants viennent. Ils s’agitent, piaillent, courent en tous sens dans la salle d’attente. Leurs cris semblent déplacés, comme des rires dans une cérémonie funèbre.

La plupart ne savent pas pourquoi ils sont là et ne comprennent pas ce que fait leur père derrière une vitre blindée.

Le dimanche, les femmes s’apprêtent. Elles ajoutent une touche d’élégance à leurs tenues. Quelques couleurs, un bijou, une note de parfum. C’est aussi le jour des parents, habillés pour la circonstance, assis côte à côte, silencieux, le visage résigné.

Le dimanche, Forest est plus sordide que de coutume. En comparaison, Orly est un paradis.

Je tourne en rond dans le parloir en attendant qu’Akim Bachir arrive.

Il fait son apparition une demi-heure plus tard. Il est exsangue, sa barbe fait ressortir son teint livide. Il a l’air d’avoir perdu dix kilos. Son odeur laisse supposer qu’il n’a pas pris de douche depuis son arrestation.

— Bonjour, monsieur Bachir.

Il m’offre un grognement en guise de réponse.

Son père m’a prévenu. Je sais ce qu’il va me demander et je sais déjà qu’il y a très peu de chances que sa requête aboutisse.

Il reste debout, les épaules tombantes, la tête penchée en avant, comme un gosse buté pris en faute.

Je prends le temps de m’asseoir et l’invite à en faire autant.

— Asseyez-vous.

Il secoue la tête.

— Je reste debout.

— Que se passe-t-il ?

— Il faut que je sorte d’ici.

— C’est ce que votre père m’a dit. Autant vous prévenir, ce n’est pas simple. Les changements d’établissement pénitentiaire sont rares dans le cas d’une préventive. Je veux bien en parler à la juge d’instruction, mais je pense qu’elle refusera, sauf si je lui présente de bonnes raisons.

Il se laisse tomber sur la chaise et prend sa tête entre ses mains.

— Si je reste ici, je vais crever. C’est une bonne raison ?

Je m’attendais à un raccourci du genre.

Le fait qu’il ait tenté de m’appeler à plusieurs reprises et l’état de panique de son père me le laissaient présager.

Je fais mine de compatir.

— Je sais que les conditions de détention sont exécrables, mais ça ne suffit pas pour justifier une demande de transfert. Votre famille vous aide ? Vous avez les moyens de cantiner ?

Il relève la tête et m’agresse du regard.

— Ça n’a rien à voir avec la bouffe.

Je continue sur mon chemin de traverse.

— Je prendrai contact avec la juge d’instruction demain. Elle va me demander ce qui motive la demande. Quelles raisons dois-je invoquer ?

Il hausse les épaules.

— Je sais pas, racontez-lui ce que vous voulez, c’est vous le spécialiste.

— L’un des arguments qui pourraient être pris en compte est de lui dire que vous vous sentez menacé, que vous êtes en danger.

Il fait un geste brusque.

— Alors, dites-lui ça.

— Elle va vouloir des détails.

Il plonge une nouvelle fois son visage entre ses mains.

— Je peux rien dire de plus.

— Quelqu’un vous a menacé ?

Dans les prisons, les agressions sont fréquentes, à Forest en particulier. La plupart du temps, ce sont des rackets qui se passent pendant la promenade et visent les détenus faibles ou isolés.

Passe-moi tes baskets, file-moi ta montre, donne-moi du shit.

Si le type n’obtempère pas, ils fondent sur lui à une dizaine, l’entraînent dans un coin de la cour et le passent à tabac. Pour aller plus vite, ils mettent des morceaux de verre ou une boîte de conserve dans une chaussette et y vont de bon cœur. Quand leur proie est knock-out, ils terminent le travail à coups de pied.

Parfois, le massacre passe inaperçu. Le préau a la taille d’un terrain de tennis. Une cinquantaine de prévenus s’y promènent en même temps, surveillés de loin par un gardien et des caméras. Si le planton remarque l’attaque à temps, il donne l’alerte. Les matons débarquent à dix, vingt ou trente et foncent dans le tas. Bien souvent, il est trop tard. Le gars est mort ou défiguré, le sport préféré des racketteurs étant le tir de pénalty dans la tête.

Il relève le menton.

— Vous n’avez pas compris ? Je peux rien dire de plus.

Je décide de lâcher du lest.

— Je suis allé voir la vidéo des faits. Je suis convaincu que vous ne vouliez pas braquer cette poste, mais que vous cherchiez à vous protéger des hommes qui se trouvaient dans la voiture. Vous aviez des traces de coups, c’était tout récent.

Il ne répond pas.

Je poursuis.

— Vous avez téléphoné à votre femme et elle est partie à toute vitesse. Avec Badri. Je suis allé chez vous. Votre voisin me l’a confirmé. La police a essayé de la joindre, sans succès. On ne sait pas où elle se trouve et votre père ne veut rien dire. Vous aviez peur que les hommes dans la voiture s’en prennent à elle ?

Il secoue la tête pour se débarrasser de la question.

— Si je parle, je suis mort.

Sa déclaration confirme mes craintes.

Il faut être naïf pour penser que l’on est en sécurité en prison. Les détenus les plus dangereux sont ceux qu’ils appellent les Blédards. La majorité d’entre eux sont des clandestins. Ils ont agressé ou tué et savent qu’ils vont prendre entre dix et trente ans. Leur vie ne vaut rien et ils n’ont rien à perdre. Ils se promènent en groupe et agissent comme les hyènes.

Pour quelques euros ou quelques grammes de cannabis, on peut leur passer une commande et mettre une tête à prix. Pour un règlement de comptes en face-à-face ou les douches pour une mise à mort, leur terrain de prédilection est la salle d’attente de l’infirmerie.

Ils s’arrangent pour y aller en même temps que leur cible et s’y mettent à quatre ou cinq, à coups de pain de savon glissé dans une chaussette ou un gant de toilette. Quand ils quittent les lieux, les matons retrouvent le cadavre et lancent une enquête interne. Ils sont interrogés, mais n’ont rien vu, rien entendu et ne savent rien.

À ce tarif-là, il est facile de passer un contrat sur la tête de quelqu’un, même de l’extérieur.

Si Bachir est menacé, il doit trouver d’autres moyens de se protéger que de s’abstenir d’aller à la promenade ou de prendre une douche.

— Vous avez des amis, ici ? Des frères de sang pour vous aider ?

— J’ai personne. Ils m’ont tous laissé tomber.

— Qui, tous ?

Il croise les bras et se mure dans le silence.

— Je suis votre avocat. Tout ce que vous me direz restera entre nous. Nous sommes dans le même camp.

Il se lève.

— Vous mentez ! Avant-hier, vous avez raconté au juge un tas de choses que je ne vous ai pas demandées.

— Pour votre bien.

— Vous êtes comme tous les avocats, vous ne comprenez rien !

Cette fois, la moutarde me monte au nez.

Je me lève à mon tour.

Nos visages se touchent presque.

— J’ai fait preuve de beaucoup de patience avec vous, mais maintenant j’en ai marre ! Vous ne voulez rien dire, je mens, je ne comprends rien. Arrêtez ce cirque et crachez le morceau !

Je m’attendais à une nouvelle attaque verbale.

Il me dévisage, les yeux ronds.

Ses lèvres se mettent à trembler légèrement.

Comme s’il était pris d’un malaise, il s’effondre sur la chaise et éclate en sanglots.

Je reste sans voix.

Il se recroqueville et pleure à chaudes larmes, le corps agité de spasmes. Il secoue la tête de manière convulsive et scande entre deux sanglots.

— Je peux rien dire. Je peux rien dire. Je peux rien dire.

Cette crise confirme qu’il est psychologiquement instable.

Je mettrais ma main à couper qu’il n’a pas agressé cette femme en février 2007. Il était sur les lieux, mais n’a pas participé à l’agression, il n’a pas le profil. En revanche, il a toutes les caractéristiques du type qui porte le chapeau. Il est faible et influençable. Ses acolytes l’ont envoyé au casse-pipe.

La seule façon d’être reconnu par les siens est de ne rien dire et de ne pas passer pour une balance.

J’attends qu’il se soit calmé et je murmure presque.

— Si vous ne voulez rien dire, ne dites rien. Sachez que ça ne m’empêchera pas de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous sortir de là.

Il relève la tête, les traits défaits, les yeux rougis.

— Je veux juste revoir ma femme et mon fils.

20

Parle-moi de ton infirmière

Alex enfila le costume que Franck lui avait offert et alla se présenter à la société de sécurité.

Durant l’entretien de recrutement, il suivit à la lettre les conseils que son ami lui avait donnés et répondit sans détour aux questions du chef du personnel, un homme à l’épaisse tignasse rousse qui triturait son stylo avec nervosité.

La dernière question l’avait quelque peu désorienté.

— Imaginons que vous trouviez un portefeuille dans lequel il y a vingt mille francs, que faites-vous ?

Alex lui avait adressé un clin d’œil.

— Je prends les vingt mille francs.

— Et ensuite ?

— Je remets le portefeuille dans la poche du type.

L’homme avait souri.

— Vous avez le sens de l’humour.

La société mena une enquête préalable qui se révéla concluante. Alex sortait des paras-commandos, présentait de bons états de service, faisait bonne impression et avait un casier judiciaire vierge. Il signa son contrat et entra en fonction.

La première mission qui lui fut confiée consistait à se poster à l’entrée du parking souterrain des Communautés européennes pour contrôler les badges d’accès. Il comprit rapidement que sa présence avait pour réelle finalité de faire fuir les colporteurs qui importunaient les fonctionnaires aux heures de pointe.

En période creuse, il restait assis dans une minuscule guérite. Cette brève occupation lui permit de s’initier à la discipline reine des agents de sécurité affectés à ce type de tâche, les mots croisés.

Ce furent ensuite des gardes de nuit dans des bâtiments administratifs déserts ou autour d’entrepôts dont il ignorait le contenu.

Toujours sous l’impulsion de Franck, il soigna son image et se porta volontaire pour remplacer les collègues souffrants ou ne répondant pas à l’appel. On sut rapidement qu’en cas de coup dur, on pouvait faire appel à Alex Grozdanovic, même un dimanche à 3 heures du matin, qu’il se présenterait à l’heure fixée sans rechigner, l’uniforme propre et repassé.

Le 26 décembre 1991, alors que Mikhaïl Gorbatchev venait d’annoncer la disparition de l’empire communiste, il fut envoyé dans les locaux de la station de radio RTL, sous le coup d’une hypothétique menace terroriste.

Son rôle se bornait à effectuer des rondes régulières autour de l’immeuble, situé en face de l’université de Bruxelles. En guise de compagnon d’armes, il hérita d’un berger allemand entraîné pour la détection d’explosifs. Soucieux de ne pas ternir sa réputation de baroudeur, il s’était gardé d’avouer qu’il avait peur des chiens en général, et de celui-là en particulier.

Le dernier jour de l’année, alors que la neige tombait, une réceptionniste lui proposa de prendre un café pour se réchauffer.

Dans l’arrière-cuisine, il fit la connaissance de plusieurs présentatrices et se rendit compte de l’effet qu’il produisait sur elles, avec son allure martiale, son uniforme et sa manière détachée de poser une fesse sur la table en jonglant avec son trousseau de clés.

Avec l’aide de l’une d’elles, il dénicha un local inoccupé et y enferma le chien. Dès cette minute, il passa l’essentiel de ses journées à parader autour de la machine à café, ne sortant que pour faire un rapide tour d’inspection.

La mission lui parut moins déplaisante et les heures plus courtes. Trois jours plus tard, il invita l’animatrice complice au restaurant et termina la soirée dans son lit.

Fier de son exploit, il téléphona à Franck pour lui relater ses dernières aventures.

Ce dernier n’eut pas la réaction attendue.

— Tu rigoles ? Tu veux te faire foutre dehors ? Tu n’es pas là pour baiser des starlettes. Tu vas faire ton boulot et arrêter de déconner.

Alex n’insista pas.

— D’accord, ne t’énerve pas.

Quelques jours plus tard, il fut convoqué par le chef du personnel. Persuadé que le subterfuge du chien avait été découvert et que le pronostic de Franck allait se vérifier, il se tint sur la défensive.

À sa surprise, il reçut des compliments pour son professionnalisme et sa rigueur. Au vu des rapports positifs venant des clients, on lui proposa de suivre les cours destinés à obtenir le permis de port d’armes.

Alex réussit le parcours haut la main et reçut son arme de service, un vieux Smith & Wesson.38. Il accédait ainsi au statut d’« homme armé », titre qui majorait son salaire de deux mille francs par mois et autorisait l’entreprise à facturer un supplément de huit mille francs par jour à ses clients.

En avril, il reçut une promotion. Désormais, il serait affecté au service de transferts de fonds.

Le soir même, il alla trouver son ami pour lui faire part de la nouvelle. Franck venait de retourner à la vie civile et cherchait un appartement pour s’affranchir du joug paternel.

Il accueillit l’annonce avec enthousiasme.

— Bravo ! Ça y est ! On est dans la place. Tu es un type formidable.

Alex eut un mouvement d’humeur.

— Il est temps ! Ça fait des mois que je moisis dans cette boîte pour un salaire de misère. J’ai dû revendre ma bagnole pour payer mon loyer. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

— Tu vas noter avec précision la manière dont se déroulent les transferts.

Alex acquiesça.

— Je m’en occupe. Et toi, qu’est-ce que tu fais ?

— J’ai un appart en vue et j’ai trouvé un job à mi-temps dans un club de fitness. Je donnerai aussi quelques leçons de piano de temps en temps. En attendant.

— En attendant quoi ?

— Ton rapport sur les transferts.

Un mois plus tard, Alex débarqua avec le rapport attendu.

L’appartement que Franck avait loué se trouvait avenue Montjoie, au quatrième et dernier étage d’un vieil immeuble sans ascenseur. Bien que vétuste, il était lumineux et donnait sur les courts du Tennis Club Churchill.

Après une rapide visite des lieux, ils s’assirent autour de la table.

Alex prit l’initiative.

— J’ai noté la procédure, point par point, minute par minute, comme tu me l’as demandé.

Franck prit un bloc de papier et un crayon.

— Je t’écoute.

— Les transferts se font de nuit. Je me pointe à 21 heures au dépôt, rue Mercelis. Je prends mon flingue, puis je mets mon casque et mon gilet pare-balles.

Franck inscrivit avec soin les informations.

— Après ?

— Je vais dans le hangar où sont parqués les véhicules. La feuille de route et le trousseau de clés sont dans le fourgon. Je fais la même tournée toutes les nuits, avec le même type. On est chauffeur ou convoyeur, à tour de rôle.

— Tu le sais combien de temps à l’avance ?

— Une semaine.

Franck était absorbé dans ses pensées, comme s’il cherchait à analyser les données en même temps qu’il les recevait.

— Ça devrait suffire. Ensuite ?

— Je vérifie les niveaux et je descends au sous-sol avec le fourgon. En bas, je demande par CB l’ouverture du sas de sécurité.

— Quelle est la procédure ?

La question parut surprendre Alex.

— Je prends le micro, je pousse sur le bouton et je dis : « Dumbo One à dispatcher, demande ouverture des portes. »

Franck s’esclaffa.

— « Dumbo One » ? C’est comme ça que tu t’appelles ?

— Je vois pas ce que ça a de drôle.

Franck reprit son sérieux.

— Continue.

— Au sous-sol, j’entre en marche arrière dans un box étroit. Je descends du bahut et je vais au fond du garage. Je passe un sas, je file ma feuille de route à une employée et elle me donne les pochettes avec le fric.

— Comment elles se présentent ?

— Elles sont en plastique, de couleurs différentes selon les banques, avec une sorte de tirette scellée. Ça ressemble à des coussins. Une par agence. Ça fait du volume. Quand je suis de retour dans le fourgon, je les trie en fonction de la tournée.

Franck l’interrompit.

— Combien de fric il y a dans une pochette ?

— On n’est pas censés le savoir, mais on peut le deviner d’après le poids et l’épaisseur. En plus, il y a un numéro interminable écrit dessus. J’ai vite pigé que le montant est caché au milieu. Le pognon sert à recharger les distributeurs de billets.

— Tu n’as pas répondu à ma question. Combien ?

— Je dirais entre cinq et dix millions.

Franck émit un sifflement.

— Entre cinq et dix millions, c’est exactement ce qu’il nous faut pour commencer.

Alex exprima sa surprise.

— Pour commencer ? Pour commencer quoi ?

— Chaque chose en son temps. Tu veux une bière, du vin, un whisky ?

— Une eau pétillante, si tu as.

— Tu ne bois plus ?

— Plus une goutte.

— Bravo.

— Par contre, je baise comme une bête. Pour l’instant je suis avec une infirmière. Elle n’en a jamais assez. Des fois, on fait ça avec une de ses copines.

— Tu as raison, c’est bon pour ta condition physique.

Franck se rendit dans la cuisine et revint avec deux verres et une bouteille de Spa.

— Continue ton histoire.

— De baise ou de transferts ?

Franck lui adressa un clin d’œil.

— Les affaires d’abord, le plaisir ensuite.

— On sort avec le fourgon et la tournée démarre. En général, on se tape une quarantaine de banques dans la nuit, ça fait plus ou moins deux cents kilomètres.

— À quelle heure vous sortez du dépôt ?

— Vers 21 h 30.

— Comment ça se passe quand vous arrivez devant une agence ?

— On commence par regarder s’il n’y a personne de louche dans les environs. Parfois on fait le tour du bloc. Le chauffeur et le convoyeur sont séparés par une cloison. Ces bahuts n’ont qu’une seule ouverture, qui se trouve du côté droit. C’est une double porte de sécurité, l’une s’ouvre seulement quand l’autre est fermée.

Franck le coupa.

— Que fait le convoyeur ?

— Il passe à l’arrière, met le fric dans une mallette qu’il ferme à clé. S’il la lâche ou si quelqu’un essaie de la voler, elle se met à gueuler et à cracher de la fumée.

Franck parut songeur.

— Ça ne simplifie pas les choses.

Alex soupira.

— C’est le moins qu’on puisse dire. Il faut peut-être penser à autre chose. Ce coup est impossible.

Franck s’emporta.

— Impossible n’est pas Jammet. Tu préfères braquer une station-service et prendre trois ou quatre mille balles et deux bidons d’huile ?

Alex calma le jeu.

— Ne le prends pas comme ça. Je dis simplement que ça ne se présente pas bien. Comment tu comptes faire ?

Franck balaya l’objection d’un geste.

— Je t’expliquerai. Termine.

Alex avala son verre d’eau avant de poursuivre.

— Le convoyeur sort avec les clés de l’agence. L’alarme se coupe avec la même clé. Il entre dans la banque et va dans le bureau où se trouve le coffre de nuit. Il l’ouvre, déverrouille la mallette, met la pochette dans le coffre, prend les valeurs et les fout dans la mallette qu’il referme aussitôt.

— Quelles valeurs ?

— Les titres, le fric qu’ils ont reçus dans la journée, les devises étrangères, l’or, plus tout ce que l’agence veut transférer au siège. Le fond de caisse s’y trouve aussi. Quand le convoyeur a terminé, il signe le bordereau et retourne au camion.

— Les agences sont équipées de caméras ?

— Pas toutes, ça dépend lesquelles, mais dans le bureau où se trouve le coffre, en général, oui.

— Que fait le chauffeur pendant ce temps-là ?

— Il attend. Il regarde s’il n’y a pas de mouvement dans la rue. Si ça dure, il appelle le convoyeur. S’il ne répond pas, il donne l’alerte.

Franck ferma les yeux et dodelina de la tête comme s’il cherchait à résoudre un problème insoluble.

Il reprit après quelques instants.

— Quel est le meilleur jour ?

— Le jeudi soir. Les agences commandent un max de fric pour charger les distributeurs de billets en vue du week-end.

— D’après l’épaisseur des pochettes, quelle est l’agence la mieux fournie ?

Alex fit une moue.

— Je ne sais pas, je dirais celle du square Montgomery.

Franck résuma la situation d’un ton neutre.

— Cinq à dix millions plus les valeurs. Jeudi soir. Square Montgomery.

Alex s’impatienta.

— Je ne sais pas ce que tu mijotes, mais je trouve que c’est risqué.

Franck se leva et se rendit à la fenêtre.

Une partie de tennis se déroulait sur l’un des courts. La nuit était presque tombée, mais les joueurs continuaient leur match dans la pénombre.

Il les discernait à peine, mais il percevait les éclats de voix et le bruit des balles qu’on frappe. Il en était de même tous les soirs depuis que la saison avait repris.

Sans se retourner, il mâchonna entre ses dents.

— Les passionnés n’abandonnent jamais.

Alex l’interpella.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Rien. Parle-moi de ton infirmière.

21

Une virée de milliardaire à Tokyo

Dès le lendemain, Franck se rendit à l’agence Montgomery pour effectuer les premiers repérages.

Sous prétexte de changer cent marks allemands, il entra dans la banque à l’heure de pointe et se rangea dans la file la plus longue pour avoir le temps de détailler les lieux.

Il nota la présence d’une caméra de surveillance dans le hall d’entrée, face aux distributeurs de billets, mais aucune dans la salle des guichets, ce qui recoupait les informations qu’Alex lui avait données. Ce dernier avait également précisé qu’une caméra contrôlait le bureau dans lequel se trouvait le coffre-fort.

Le soir même, il se gara à proximité de l’immeuble pour assister à l’arrivée du fourgon et observer le déroulement de la procédure.

Il se rendit compte qu’il avait sous-estimé la complexité de la tâche. Un riverain qui promenait son chien passa devant sa voiture en jetant de fréquents coups d’œil dans sa direction.

L’expression de son visage indiquait que la présence d’un homme seul assis dans un cabriolet Alfa Romeo à cette heure avancée de la soirée lui paraissait suspecte.

De plus, Franck se maudit d’avoir bu trois tasses de café pour se maintenir éveillé : sa vessie lui jouait des tours et il dut faire un rapide aller-retour dans les jardins du collège Saint-Michel pour se soulager.

Peu avant minuit, alors que le fourgon tardait à arriver, il vit apparaître une Golf GTI de la gendarmerie dans son rétroviseur. Les muscles tendus, le cœur battant, il bloqua sa respiration.

Le véhicule ralentit et s’arrêta à sa hauteur.

La chemise collée à la peau, il fit mine de se recoiffer dans le miroir de courtoisie, démarra et prit la direction du Cinquantenaire sous l’œil suspicieux des gendarmes.

Il rentra chez lui penaud, maudissant son manque de réalisme. Le lendemain, il téléphona à Alex et l’informa qu’il allait revoir sa copie et envisager une autre approche.

Trois jours plus tard, vers 23 heures, il déboula devant l’agence au volant d’une Ford Fiesta louée la veille à l’aéroport.

Il avait pris soin de mettre de fausses plaques minéralogiques et posé un carton sur la plage arrière. Dans celui-ci se trouvait un caméscope braqué sur l’entrée de la banque.

Vêtu d’un survêtement et chaussé d’une paire de tongs en caoutchouc, il sortit de la Fiesta et partit promener Wiménon, un jack russel qu’il avait adopté deux jours auparavant chez Veeweyde, la société protectrice des animaux.

Alex avait eu un mouvement de recul lorsqu’il avait découvert le chien.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un chien.

— Qu’est-ce que tu vas faire avec ce clebs ?

Franck lui avait expliqué sa stratégie.

— La meilleure façon de passer inaperçu est de se fondre dans la masse.

— Et après ? Tu ne comptes pas le garder, j’espère ?

— Je l’offrirai à une petite amie, il y a des cadeaux qui ne se refusent pas. Peut-être que je le garderai. Je commence à m’attacher à lui.

Il fit plusieurs fois le tour du pâté de maisons. Personne ne lui prêta attention, pas même la patrouille de police qu’il croisa à deux reprises.

Il renouvela l’opération durant les jours qui suivirent et passa le dernier week-end de mai à visionner les vidéos pour préparer l’intervention.

Le jeudi 4 juin 1992, la veille du long week-end de la Pentecôte, le fourgon s’arrêta devant l’agence du square Montgomery à 23 h 41.

Alex sortit du véhicule muni de la mallette et pénétra dans l’agence. Alors qu’il venait de couper le système d’alarme, un homme cagoulé surgit derrière lui et posa le canon d’un pistolet dans sa nuque.

— Salut, Yougo.

Alex sursauta.

— Merde ! Je ne t’ai pas entendu arriver.

— C’est le but. Comment ça se présente ?

— Bien. L’enveloppe est énorme.

— Le chauffeur ?

— Normal. Il ne se doute de rien.

Ils se dirigèrent tous deux vers le bureau. Avant d’entrer dans la pièce, Franck désarma Alex et glissa le Smith & Wesson dans sa ceinture.

— Tu es prêt ?

— Oui.

— N’oublie pas qu’on est filmés.

Alex entra dans le bureau, le dos courbé, la tête rentrée dans les épaules, en panique sous la menace de l’arme. Avec des gestes fébriles, il ouvrit le coffre ainsi que la valise et remit l’ensemble des pochettes à son agresseur.

D’un mouvement de son arme, ce dernier le somma de laisser la valise ouverte et de ressortir avec lui.

De retour dans la salle des guichets, Franck menotta Alex à l’un des radiateurs.

— Je te file un petit coup de crosse sur la tronche ?

Alex grinça entre ses dents.

— Je te connais, tu vas me tuer.

D’un mouvement brusque, il lança sa tête contre le radiateur. Le bruit du choc résonna dans la pièce et le sang se mit à couler sur son front.

Il grimaça.

— On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Fous le camp, le timing est dépassé.

Dehors, le chauffeur commençait à s’impatienter.

Il s’apprêtait à aller aux nouvelles lorsqu’il vit un homme cagoulé sortir de l’agence, monter sur un vélo et se mettre à pédaler à toute allure. Il comprit que son collègue s’était fait dévaliser et lança l’alerte.

Franck parcourut les huit cents mètres qui le séparaient du parc du Cinquantenaire en un peu moins de cinq minutes.

Il démonta les roues du vélo et jeta le tout à l’arrière de la Ford qu’il avait garée à proximité du musée de l’Armée. Il démarra la voiture, remonta les boulevards, contourna le bois de la Cambre et emprunta la drève de Lorraine.

Un kilomètre plus loin, il gara la Fiesta dans le chemin qui longeait la conciergerie du château Wittouck. Muni d’une pelle, il partit à pied et prit la drève des Enfants Noyés, un sentier qui s’enfonçait dans la forêt.

Après une centaine de mètres, il alluma sa lampe de poche et examina le butin. Il le rangea ensuite dans un grand Tupperware qu’il enterra au pied d’un arbre.

Il rentra chez lui, gorgé d’adrénaline, tremblant des pieds à la tête. Il s’allongea sur son lit, mais ne parvint pas à fermer l’œil.

Lorsque les oiseaux commencèrent à chanter, il eut une pensée pour Alex avant de sombrer dans le sommeil.

La police était arrivée sur les lieux une dizaine de minutes après le braquage. Ils avaient trouvé Alex dans un état comateux, menotté, du sang sur le visage.

Transporté à l’hôpital, à moitié inconscient, il avait accepté de répondre aux questions de la police. L’attaque avait été rapide et brutale, il n’avait rien pu faire. Il se souvenait seulement que le braqueur parlait français avec un fort accent espagnol.

Le lendemain, le siège de la banque estima que l’attaque avait rapporté plus de vingt millions de francs. En outre, des titres de Bourse et une somme importante en devises étrangères se trouvaient également dans le coffre.

Aucun indice n’ouvrait de piste sérieuse sur l’auteur. Le signalement de l’individu ainsi que les vidéos du hall d’entrée et du bureau n’avaient donné aucun résultat.

Alex resta deux jours en observation à la clinique, victime d’une légère commotion cérébrale. Il patienta trois jours de plus avant de se rendre chez Franck.

Ce dernier l’accueillit d’un large sourire.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Content de te voir. Tu vas mieux ?

— Blessure superficielle. J’ai été félicité pour le sang-froid dont j’ai fait preuve.

Franck prit l’accent espagnol.

— Yé souis fiel dé toua.

Alex balaya la plaisanterie d’un geste.

— Tout s’est bien passé. Ils n’ont aucun soupçon.

Franck eut une moue désapprobatrice.

— Tout ne s’est pas bien passé. On a eu de la chance. Il y a des détails auxquels je n’ai pas fait attention. Nous sommes des amateurs. La prochaine fois, il faudra soigner le travail si on ne veut pas finir en taule.

Alex changea de sujet.

— C’est vrai ce qu’ils disent ? Vingt millions ?

— Un peu moins, je dirais dix-huit. Je suppose qu’ils surestiment la somme pour les assurances.

— Quand est-ce qu’on partage ?

— On ne partage pas, on investit.

Alex écarquilla les yeux.

— Quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire que je n’envisage pas de me contenter d’un quarantième de fourgon. Quand reprends-tu le travail ?

— J’ai trois semaines de congé pour me remettre du traumatisme.

— Quand tu reprendras le travail, tu lui diras que tu ne veux plus faire les transferts, que tu as eu trop peur. Essaie d’avoir un travail au dispatching.

Alex revint sur la question du butin.

— Et la somme importante en devises ?

— Les devises en question, ce sont des yens.

— Des hyènes ? C’est quoi ?

— La monnaie japonaise, pas facile à sortir, mais j’ai une idée.

— Laquelle ?

— Ça te dirait, une virée de milliardaire à Tokyo ?

22

Quand je franchis la porte

— La bleue, c’est Cléopâtre.

— Elle est belle. Et l’autre ?

— À votre avis ?

Je savais qu’Olga Simon possédait des perruches. Elle est la seule occupante de l’immeuble de la rue des Quatre-Bras à posséder des animaux dans son bureau.

Je me penche sur la cage et passe un doigt entre les barreaux.

— César ?

— Tout à fait.

— Elles sont superbes.

Elle acquiesce d’un signe de tête.

— Ce sont des perruches ondulées, un couple. Je les ai depuis six ans. Ça demande pas mal de soins.

En plus des volatiles, un aquarium glougloute sur un coin de la table et un véritable jardin botanique envahit les meubles.

Je ne comptais pas de prime abord me pâmer devant sa ménagerie, mais c’est une manière efficace de l’amadouer.

— Elles parlent, vos perruches ?

Elle incline la tête.

— Parfois. En temps normal, elles chantent. Quand on essaie de me mentir, elles poussent des cris aigus.

— Me voilà prévenu.

Le cheveu court, le nez retroussé, elle aurait un certain charme si elle n’avait ce caractère détestable.

Elle m’indique une chaise et pose les mains à plat sur son bureau.

— Je suppose que vous n’avez pas demandé à me rencontrer pour venir admirer mes perruches. Que puis-je faire pour vous, maître ?

— Je viens vous voir au sujet d’Akim Bachir.

Elle hoche la tête d’un air entendu.

— Je vois. Qu’est-ce qui se passe avec l’affaire Bachir ?

— J’aimerais que vous lui accordiez une autorisation de transfert.

Elle me dévisage.

— Tiens donc.

Ma tentative de diversion a échoué. Elle n’a pas oublié mes propos de vendredi à la Chambre du conseil et compte me le faire payer.

Elle plisse les yeux.

— Vous faites moins le malin maintenant que vous avez besoin de moi.

Je ne relève pas.

— L’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît.

Elle continue sur sa lancée.

— Je fais mal mon boulot ?

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

— C’est en tout cas ce que vous avez laissé entendre. « Madame la juge aurait dû, madame la juge n’a pas… » Vous ne seriez pas un peu misogyne ?

— Je suis désolé si mes paroles vous ont heurtée. Je souhaitais attirer l’attention sur certains aspects de cette affaire.

— Croyez bien que je ferai ce qu’il faut faire pour que ces aspects soient explorés. Pourquoi il veut être transféré, votre Bachir ? Il trouve le lit pas assez confortable ? La viande pas assez tendre ?

Ce n’est pas la première fois qu’elle joue dans le registre sarcastique.

Elle embraie aussitôt.

— Ces types sont incroyables. Ils ont protesté parce qu’il y avait Canal Plus à la télévision et qu’on voyait de temps en temps un nichon. On a enlevé Canal Plus. À la place, on leur a mis Al Jazeera et je ne sais quelle autre chaîne avec des barbus qui récitent le Coran à longueur de journée. Et puis quoi encore ?

— Là n’est pas la question et vous le savez.

— Si, là est la question. Imaginez qu’on vous arrête au Maroc et qu’on vous mette en prison. Après quelques jours, vous demandez d’avoir Télé Vatican dans votre cellule parce que vous êtes catholique. Vous croyez qu’ils vont accepter ? Et après ça, on s’étonne qu’ils deviennent djihadistes. Les meilleurs centres de formation se trouvent dans les prisons belges. On est le plus grand pays exportateur de terroristes. Un jour, on aura une vague d’attentats à Bruxelles, vous verrez.

Elle n’est pas la seule représentante de la magistrature à tenir ce genre de discours en aparté. Parfois en plus large comité.

Je fais un effort pour ne pas m’emporter.

— Nous nous écartons du sujet, madame la juge.

Elle croise les bras et recule sur sa chaise.

— Si vous le dites. Quelles sont les raisons invoquées ?

— Mon client se sent menacé.

— Menacé par qui ? Par des détenus ou par les gardiens ?

— Par des détenus.

— Vous avez les noms de ces détenus ?

— Il refuse de parler, il ne veut dénoncer personne.

Elle décroise les bras et lance les mains au ciel.

— S’il ne veut pas parler, je ne peux rien faire pour lui.

— Sa vie est en jeu.

L’argument ne semble pas la toucher.

— C’est possible.

Elle prend son téléphone pour me signifier que l’entretien est terminé.

— J’ai du travail, maître.

— Vous ne pouvez vraiment rien faire ?

Elle repose le combiné, l’air excédé.

— Je peux l’envoyer à l’annexe psychiatrique, chez les fous. C’est la seule chose que je peux faire pour lui.

Je me lève.

— Je vous remercie. J’ai été ravi de vous rencontrer.

L’une des perruches pousse un cri aigu quand je franchis la porte.

23

Une guerre russo-arabe

Assis en équilibre au bord du divan, je mange du bout des dents en repensant à l’attitude bornée d’Olga Simon.

À l’arrière-plan, la télévision relate en sourdine les derniers rebondissements du casse de Zaventem et l’état de l’enquête une semaine après les faits. D’après la police, les enquêteurs avancent à grands pas. Ce genre de déclaration signifie généralement qu’ils ne sont nulle part.

Je ferai un crochet par Forest demain pour expliquer à Akim que sa demande est rejetée.

Mon festin terminé, je vais ranger mes couverts dans le lave-vaisselle.

Chaque recoin de l’appartement porte l’empreinte du passage d’Estelle. Je pourrais retracer le parcours qu’elle a effectué jeudi dernier. Ses chaussures dans le hall, son rire qui résonne dans le salon, des particules d’Eau d’Issey qui ondoient dans la chambre.

Les derniers vêtements ont disparu. L’appartement est orphelin de sa présence.

Des images défilent.

Nos vacances à la montagne, notre escapade à Rome, les balades en scooter, nos folles journées de shopping à New York, le sentiment que nous étions plus forts que le temps qui passe, la certitude que rien ne viendrait défaire ce que nous avions construit.

Je tente d’endiguer la vague de nostalgie qui déferle en arrimant mes pensées sur les instants passés en compagnie de Leila.

Ils me paraissent sans commune mesure avec ceux que j’ai vécus avec Estelle.

La sonnerie du téléphone vient chasser ma mélancolie.

— Maître Villemont ?

— Lui-même.

— Vincent Dedoncker, vous vous souvenez de moi ?

Vincent Dedoncker est le directeur de la prison de Forest. Sous ses dehors de brute, c’est un homme consciencieux et de bonne volonté. Il est malheureusement dépassé par les événements et la situation chaotique qui règne dans son établissement. Un appel de sa part n’augure rien de bon.

— Bien sûr, monsieur Dedoncker, je vous écoute.

— Je suis au regret de devoir vous informer que M. Akim Bachir a été victime d’une agression cet après-midi, vers 16 heures. Il est dans un état grave, mais ses jours ne sont pas en danger.

— Merde !

Le juron m’a échappé. Je jette un coup d’œil à ma montre.

20 h 10.

Quatre heures se sont écoulées.

Dans les cinq minutes qui ont suivi l’agression, les gardiens et l’ensemble des détenus ont appris ce qui s’était passé, mais il leur a fallu quatre heures pour prendre contact avec l’avocat de la victime.

Cette lenteur désespérante est habituelle. L’administration pénitentiaire est un modèle d’inefficacité bureaucratique.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il allait à la visite. Son frère l’attendait. Une bousculade a éclaté dans le couloir, plusieurs détenus lui ont porté des coups de brosse à dents. Il a été touché une vingtaine de fois.

La brosse à dents, vicieuse à souhait. Le manche est râpé contre les murs et taillé en pointe. L’objet devient aussi meurtrier qu’un poignard. Les agresseurs cherchent la carotide ou les reins.

— Où est-il ?

— Il a été amené à l’unité médicale de la prison, mais son état a nécessité un transfert à Saint-Pierre. Il a dû être opéré d’urgence. Pour l’instant, il est aux soins intensifs.

— Vous l’avez mis sous protection policière ?

— Bien sûr.

— La famille a été prévenue ?

— Quand c’est arrivé, nous avons préféré ne rien dire à son frère, pour ne pas l’inquiéter avant de connaître l’avis du médecin. Nous avons trouvé le numéro de sa femme, mais nous ne sommes pas arrivés à la joindre. J’ai téléphoné à la juge d’instruction et à son père, il y a quelques instants.

— Que dit le diagnostic ?

— Un rein a été touché. Il y a eu une grosse hémorragie interne. Les médecins ont dû procéder à l’ablation de l’organe touché. D’une certaine façon, il a eu de la chance. Il a reçu plusieurs coups dans la poitrine, mais l’arme a glissé sur les côtes.

— Vous savez qui a fait le coup ?

Il s’éclaircit la voix pour masquer son embarras.

— Vous savez comment ça se passe, maître. Il y avait une vingtaine de détenus qui se rendaient au parloir. Tout s’est passé très vite. Il n’y a pas de caméra dans ce couloir. Les faits ne sont pas clairs, mais d’après la liste des détenus, nous pensons que ce sont des Russes qui ont fait le coup. Il semble que certains visiteurs sont venus les voir pour arranger l’attaque.

Je n’en crois pas mes oreilles.

— Des Russes ?

— Je comprends votre surprise, maître. Moi-même, je ne comprends pas ce que des Russes ont à voir avec cette histoire, d’autant que Bachir n’est pas une figure retentissante.

— C’est le moins qu’on puisse dire.

Je peux concevoir que Bachir se fasse planter par d’anciens complices qui veulent s’assurer de son silence, mais si c’était le cas, ces types seraient arabes. Que viennent faire des Russes dans cette affaire ?

Si le contrat a été commandité de l’extérieur, j’imagine mal des Arabes faire appel à des Russes pour organiser l’élimination d’un des leurs, même dans le but de fausser les pistes. Certains principes ne se transgressent pas.

À moins que ce soient des Russes qui attendaient Bachir devant la poste. Cela expliquerait l’agression, mais soulèverait une autre question : quel rapport y a-t-il entre Bachir et des truands russes ?

Une chose est sûre, l’enjeu doit être de taille pour que ces détenus courent le risque de déclencher une guerre russo-arabe.

24

Notice rouge

Le lundi 25 février 2013, une semaine après les faits, les enquêteurs réalisèrent que la camionnette Mercedes Vito qui avait été retrouvée carbonisée à Zellik quelques minutes après le braquage n’était pas celle qui avait participé à l’intervention.

Deux véhicules identiques avaient été volés durant la semaine qui précédait les faits, l’un à Grammont, dans la région flamande, l’autre à Braine-le-Château, au sud de Bruxelles.

Seul le type d’enjoliveurs les différenciait, un détail qui permit aux enquêteurs de conclure que le véhicule qui avait participé au braquage de Zaventem n’était pas celui qui avait été incendié.

Ils en déduisirent que la camionnette de Zellik avait servi de leurre dans le but de lancer les recherches dans une direction différente. Cette manœuvre de diversion avait autrefois été utilisée dans plusieurs braquages dont l’auteur présumé était Franck Jammet.

Autre similitude qui resserrait l’étau autour du Belge, la police scientifique estimait que l’on avait vraisemblablement mis feu au véhicule à l’aide d’une méthode appelée le gâteau d’anniversaire, un procédé que Franck Jammet avait mis au point et utilisé en son temps.

La technique consistait à placer dans l’habitacle une boîte de cubes allume-feu Zip à base de kérosène. Des bouteilles en plastique d’un litre et demi, remplies d’un mélange de mazout, de savon noir et d’huile de moteur complétaient le dispositif. Quelques bougies étaient plantées dans les cubes Zip. Pour assurer un appel d’air, les vitres du véhicule restaient légèrement baissées.

Les bougies mettaient environ cinq minutes pour se consumer, ce qui laissait le temps à l’incendiaire de disparaître avant le feu d’artifice. Suite à cette découverte, les enquêteurs décidèrent de porter leur attention sur Alex Grozdanovic, le bras droit de Franck Jammet. L’homme s’était évadé de la prison d’Andenne en novembre 2010 et était en cavale depuis.

À 22 heures, Interpol actualisa l’avis de recherche international qui avait été lancé à son encontre et le diffusa aux cent quatre-vingt-dix pays membres.

Dans le jargon, une telle démarche portait le nom de notice rouge.

25

Une mesure et une échéance

C’est à la fin de l’été 1992 que Franck et Alex prirent goût aux hôtels de luxe, au champagne millésimé, à l’argent dépensé sans compter et aux jeunes femmes peu farouches.

Au début du mois de juillet, Franck avait déterré le butin dissimulé dans la forêt et prélevé quelques liasses de billets dans l’enveloppe. Malgré l’envie qui le démangeait, il n’avait pas pris le risque de négocier les yens et s’était abstenu de planifier le périple au Japon qu’il avait évoqué.

Dans la foulée, il avait revendu son cabriolet Alfa Romeo, trop voyant à son goût, pour faire l’acquisition d’une Golf GTI semblable à celles des gendarmes.

Il avait suggéré à Alex d’en faire autant et avait pris soin d’ôter le liseré rouge qui entourait la calandre ainsi que les monogrammes distinctifs qui décoraient les véhicules.

Alex s’en était étonné.

— C’est dommage, elles ont moins de gueule comme ça.

— C’est le but. Elles doivent passer inaperçues.

— Dans ce cas, autant acheter des Toyota.

— Une Toyota ne se trimballe pas avec cent quinze chevaux sous le capot et ne monte pas à deux cents kilomètres heure.

Pour parfaire leur habileté au volant, ils s’étaient inscrits à un stage intensif donné par un pilote de Formule 1, sur le circuit Paul Ricard, au Castelet.

De retour au travail, Alex avait fait une demande motivée de mutation : l’agression l’avait traumatisé.

À la fin du mois, il avait vu sa requête acceptée et il avait pris ses nouvelles fonctions au sein du dispatching, ce qui lui donnait un accès privilégié à l’organisation des tournées.

Franck avait accueilli la nouvelle avec enthousiasme.

— Bravo ! On va fêter ça. Quand prends-tu tes congés ?

— Les deux dernières semaines d’août.

— Parfait, on va se détendre un peu avant notre prochaine opération.

— Quelle prochaine opération ?

— Tu verras.

Le 14 août, à l’aube, ils avaient pris la direction de la Côte d’Azur, chacun au volant de son bolide, pied au plancher, pare-chocs contre pare-chocs, se doublant sans cesse, bravant les limitations de vitesse et n’hésitant pas à zigzaguer entre les voitures.

La décision d’effectuer le déplacement dans des voitures séparées n’avait pas été dictée par leur esprit de compétition ou par une volonté d’indépendance, mais par la présence de Wiménon, qui ne quittait plus Franck d’une semelle.

À leur arrivée à Saint-Tropez, ils étaient descendus à l’hôtel Byblos, le seul établissement où il restait des chambres libres, au tarif d’un mois de salaire d’Alex par nuit, plus un supplément pour la pension du chien.

Guidés par les conseils du portier de l’hôtel, ils étaient parvenus à infiltrer les endroits fréquentés par les membres de la jet-set à coups de sourires charmeurs et de pourboires généreux.

En plus de leur physique avantageux, ils sortaient des rouleaux de billets de banque de leur poche comme d’autres sortent leur briquet, ce qui n’avait pas manqué d’ouvrir l’appétit des starlettes et des femmes fatales qui gravitent autour des personnalités en vue.

Dès qu’ils eurent leur attention, chacun avait joué son rôle à la perfection, Alex celui de brute taciturne aux penchants machos, Franck celui d’artiste dilettante au regard bleu acier. Leur prodigalité aidant, il leur avait fallu moins de quarante-huit heures pour recevoir leurs premières invitations aux cocktails organisés sur les bateaux et dans les villas luxueuses.

Avaient suivi les nuits de folie aux Caves du Roy, le champagne à volonté sur les plages privées de la Voile Rouge, les petits déjeuners au caviar, les bains de minuit dans la piscine de l’hôtel et les ébats sexuels à toute heure du jour ou de la nuit.

De temps à autre, ils envoyaient l’une de leurs conquêtes changer quelques milliers de francs en prenant soin de les diriger vers des banques différentes.

Vers le milieu du séjour, Alex avait proposé d’organiser un « concours de gonzesses ».

Franck, qui venait de s’amouracher d’une Parisienne longiligne et romantique, avait déclaré forfait.

— Je te laisse gagner aux points, je suis trop sentimental. Tu es Liszt, je suis Chopin.

— Liszt ? Je croyais qu’il était abbé.

— À la fin de sa vie. C’est comme ça que tu finiras.

Le forfait de Franck n’avait pas empêché Alex de poursuivre la compétition et de s’attirer les faveurs d’une vingtaine de femmes, dont une chanteuse française bien connue.

La veille du départ, allongés tous deux au bord d’une piscine sur les hauteurs de Ramatuelle, Alex soupira pendant que Franck regardait Wiménon qui tournait sur lui-même en tentant d’attraper sa queue.

— Merde ! C’est déjà fini. Demain, on retourne au turbin. Pour moi, la vraie vie, c’est ça. Du champagne, des filles à gogo, la vie de palace. Seule ombre au tableau, la présence de ton clébard.

— Tu n’es qu’un épicurien de bas étage. Il ne tient qu’à toi que ça continue.

— Tu peux compter sur moi. Qu’est-ce que tu mijotes ?

Franck était resté mystérieux.

— J’ai quelques idées.

— Lesquelles ?

— On en reparlera plus tard. Maintenant, on rentre.

Alex insista.

— Tu as un plan ?

— Un objectif, plutôt.

— C’est quoi, la différence ?

— Un plan, c’est vague. Un objectif, c’est une mesure et une échéance.

26

Sa tête entre ses mains

Le 16 décembre 1992, peu avant 16 heures, Franck entra dans le garage Volkswagen situé rue du Mail, à Ixelles et traversa la salle d’exposition d’un pas nonchalant, affublé d’un chapeau et d’une épaisse paire de lunettes.

Comme chaque jour, la concession automobile ressemblait à une ruche humaine et personne ne prêta attention à lui.

Il se dirigea vers les ascenseurs et se rendit au parking où étaient rangées les voitures des clients. Il parcourut les allées et localisa la Golf GTI qu’il avait repérée le matin, assis à la réception, un journal à la main, en compagnie d’autres clients venus effectuer une intervention rapide.

Il enfila une paire de gants, s’assit dans le véhicule et abaissa le pare-soleil pour récupérer les clés. Il mit le contact et se dirigea au ralenti vers la sortie.

Il s’arrêta à hauteur de la borne qui commandait la barrière automatique. En guise de jeton, il introduisit la pièce de vingt francs qu’il avait façonnée et sortit du garage. Il prit la direction de la rue Dodonnée où se trouvait le box qu’il avait loué dans la cour arrière d’un immeuble.

Le soir était tombé et une fine pluie fit son apparition. Il engagea la voiture dans le box et referma la porte derrière lui sans croiser qui que ce soit. Il alluma, échangea les plaques et repartit à pied chez lui.

La première étape de l’opération avait été franchie avec succès.

Deux jours plus tard, le vendredi 18 décembre, à 23 heures, Franck et Alex se garèrent en face de l’agence du Crédit communal située non loin du parvis de Saint-Gilles.

Alex coupa le contact.

— Pas mal, la charrette. Cent soixante chevaux, seize soupapes, transmission intégrale.

Dans l’après-midi, il avait fait main basse sur une 405 Mi16 au garage Peugeot de la place Meiser en utilisant la même méthode que Franck.

Franck soupira.

— Ce n’était pas nécessaire de la prendre rouge vif, une bagnole comme ça risque de ne pas passer inaperçue dans le quartier.

Alex haussa les épaules.

— J’ai fait ce que tu m’as dit. De toute façon, on n’en aura plus besoin dans un quart d’heure.

— Je serai plus précis la prochaine fois.

Le fourgon fit son apparition dix minutes plus tard, comme le spécifiait la feuille de route. Il en était à la quatrième étape de sa tournée.

Franck comptait agir dès le premier transfert, mais Alex l’en avait dissuadé.

— Le dispatching appelle trois fois pendant la tournée. Une première fois après le départ, une deuxième vers le milieu de la tournée, la troisième à la fin. Il vaut mieux attendre qu’ils aient fait quelques livraisons et répondu au premier appel radio pour intervenir. Ça nous laissera deux heures jusqu’au prochain contrôle.

La tournée comptait trente-deux agences et bouclait son périple au centre commercial d’Anderlecht.

La date n’avait pas été choisie au hasard. À l’approche de Noël, le convoi transportait près de soixante millions de francs destinés aux distributeurs de billets et reprendrait des valeurs pour un montant équivalent. Le centre commercial à lui seul était susceptible de rapporter une vingtaine de millions.

Franck sortit de la voiture, traversa la chaussée et longea le trottoir en direction du fourgon.

Alors qu’il était à une cinquantaine de mètres, il vit le convoyeur sortir du véhicule. Il portait un casque, était équipé d’un gilet pare-balles et tenait la mallette sécurisée à bout de bras.

Alex le connaissait.

L’homme était miné par des problèmes de couple et manquait de motivation et de vigilance.

Franck était à une vingtaine de mètres lorsque l’homme actionna la porte de la banque. Dès qu’il eut disparu à l’intérieur, Franck enfila sa cagoule et pressa le pas.

Il surgit derrière lui, s’assura que l’alarme avait été désactivée et l’interpella d’un ton neutre.

— Ne lâche pas cette valise et ne bouge pas ou je tire.

L’homme sursauta et se mit à bafouiller.

— Ne tirez pas, je ferai ce que vous voudrez.

Franck posa le canon dans son cou.

— Entre et dirige-toi vers le coffre. Tiens bien ta valoche, je connais la musique.

L’homme obéit et alla jusqu’au bureau.

Lorsqu’ils furent dans la pièce, Franck lui ordonna d’ouvrir la mallette et le coffre. Il prit les pochettes et les jeta dans un sac de sport. Ils retournèrent ensuite dans la salle des guichets.

D’après Alex, cette partie de l’agence n’était pas équipée de caméras.

Franck aboya.

— Enlève ton casque et ta veste.

L’homme céda à la panique.

— Pourquoi ?

— Fais ce que je te dis.

Il s’exécuta.

Franck le bouscula.

— Mets tes mains derrière le dos.

Franck le menotta au radiateur et le bâillonna à l’aide de ruban adhésif. L’homme se laissa faire sans protester.

Franck enfila la veste du convoyeur, mit le casque et endossa le gilet pare-balles. Il referma la valise vide et se dirigea d’un pas tranquille vers le fourgon.

Le chauffeur le regarda approcher et déverrouilla la porte sans méfiance. Dès qu’il eut passé le sas, Franck le menaça de son arme.

— Lève les mains.

L’homme avait les yeux agrandis par la peur. Comme il l’avait fait avec son collègue, Franck le menotta et le bâillonna.

Il ouvrit ensuite la porte et lança un coup d’œil circulaire à l’extérieur.

À première vue, tout allait bien.

Surgi de nulle part, Alex, cagoulé, pénétra dans le fourgon.

Franck s’adressa au chauffeur.

— Toi, tu viens avec moi.

Pendant qu’Alex faisait le guet, Franck et le chauffeur prirent le chemin de l’agence. La nuit était calme et la chaussée déserte. Ils entrèrent dans la banque sans rencontrer âme qui vive.

Franck libéra l’une des mains du chauffeur et referma le bracelet sur un autre radiateur, face au convoyeur qui observait la scène avec stupeur.

Il récupéra le sac avec l’argent et regagna le fourgon.

Une fois à l’intérieur, il prit la place du chauffeur et démarra en douceur.

— Je suis en nage. Espérons que personne ne les découvre avant demain matin.

À ses côtés, Alex ricana.

— Ce sont les deux plus cons de la bande, mais on ne sait jamais. Étape suivante ?

— On se fait la BBL de Forest et on file au centre commercial.

Vingt-cinq minutes plus tard, le fourgon s’arrêta devant la banque.

Alex prit la mallette et sortit.

Il revint quelques minutes plus tard, la valise pleine.

— Trop facile.

Franck grinça.

— Monte et tais-toi.

La tension restait vive dans l’habitacle. Franck conduisait en silence, les mâchoires serrées, les muscles crispés.

À minuit et demi, ils arrivèrent au Westland Shopping Center, le centre commercial d’Anderlecht. Cette fois, Alex négligea la valise et agrippa le sac de sport.

— J’ai pas envie de me taper plusieurs allers-retours.

Franck haussa le ton.

— Pas question, tu prends la mallette, même si tu dois faire trois trajets.

Alex obéit et sortit avec la valise de sécurité.

Alors qu’il revenait avec le dernier chargement, il se força à lâcher une plaisanterie.

— Il y a de quoi se payer un Boeing.

Franck le rabroua.

— Tais-toi. On dégage.

Ils prirent le Ring, roulèrent pendant quelques minutes et empruntèrent la sortie qui menait à l’hôpital Érasme. Ils firent une halte à proximité du parking dans lequel Franck avait garé la GTI volée, quelques heures auparavant.

Alex descendit, récupéra la voiture et se colla au fourgon qui retournait vers le Ring. Deux kilomètres plus loin, Franck prit un chemin caillouteux, dans une zone déserte proche d’une décharge.

Alex vint se garer derrière lui, ouvrit le hayon de la GTI et transbahuta les pochettes. Le chargement arrivait à hauteur du plafond.

Le transfert terminé, Franck prit le volant.

Alex sifflota.

— Tu as vu ça ? C’est plein à ras bord.

Franck démarra et se détendit un peu.

— On récupère ta bagnole, on va planquer le pognon dans la forêt et on rentre.

La voiture d’Alex était garée dans le bois de la Cambre, non loin des Jeux d’Hiver, une boîte de nuit branchée fréquentée par la jeunesse dorée bruxelloise. Chaque week-end, des dizaines de voitures se garaient aux alentours et des groupes de jeunes déambulaient autour du night-club jusqu’aux petites heures du matin.

Ils quittèrent le Ring, remontèrent la rue de Stalle et prirent l’avenue Defré jusqu’à la chaussée de Waterloo. Alors qu’ils attendaient que le feu passe au vert, le cœur de Franck s’emballa.

Une camionnette blanche entravait une partie de la chaussée à l’entrée du bois et trois policiers équipés de bâtons lumineux faisaient le pied de grue. Une seconde voiture, une Volvo blanche, portières ouvertes, était en faction de l’autre côté, au début de l’avenue de la Laiterie. Deux autres policiers patientaient à l’intérieur.

Franck fulmina.

— Merde ! Ils traquent les alcoolos qui sortent des Jeux.

Alex baissa le ton, comme s’il risquait d’être entendu.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Franck réfléchit à toute vitesse.

— On ne peut pas prendre le risque de se faire contrôler, ils vont voir les pochettes et les reconnaître au premier coup d’œil. On attend que ça passe au vert et on file à droite.

À cet instant, l’un des policiers jeta un coup d’œil dans leur direction, leva son bâton et s’approcha. Un deuxième se mit également en marche.

Alex s’agita sur son siège.

— Merde, merde, merde !

Lorsqu’il fut à cinq mètres, le policier esquissa un geste circulaire pour leur signifier d’ouvrir la fenêtre.

Franck prit sa décision.

— Accroche-toi.

Il embraya, passa la première et enfonça l’accélérateur. Les pneus hurlèrent et la voiture bondit.

Il frôla le policier et l’entendit vociférer.

Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. La Volvo avait allumé ses phares et partait à leur poursuite en actionnant la sirène et le gyrophare.

Alex se retourna.

— Merde ! Putain ! Ils nous suivent.

Franck se tenait droit sur le siège, le visage fermé.

— On peut semer la Volvo, mais ils vont alerter la meute et nous tomber dessus.

Il descendit la chaussée de Waterloo à toute allure.

Au feu rouge, il vira dans la chaussée de la Hulpe, à la limite du décrochage. Il contrebraqua, poussa le moteur en surrégime et grimpa à cent vingt, la Volvo à ses trousses.

— Ils nous collent au cul. Elle est gonflée, leur caisse, c’est pas possible autrement.

La course-poursuite continua dans le boulevard du Souverain, les deux voitures filant à cent quarante.

Au carrefour de la chaussée de Wavre, Alex pointa un doigt devant lui et se mit à hurler.

— Là, une autre, en face.

Une voiture de police, gyrophare allumé, venait à leur rencontre, mais le terre-plein central l’empêchait de leur barrer la route.

Franck garda son sang-froid.

— Ils n’ont pas le temps de nous bloquer.

Alex regardait de tous côtés.

— Emmène-les dans les petites rues.

Ils arrivèrent aux Étangs Mellaerts, brûlèrent le feu et prirent l’avenue de Tervuren. Une voiture arrivait en face. Franck fit un brusque écart pour l’éviter. La GTI se mit à déraper mais il réussit à la rattraper.

Alex couvrit le rugissement du moteur.

— Ils vont nous avoir.

Franck jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et hurla de plus belle.

— Putain, elle vient d’où, celle-là ?

Une Golf GTI de la gendarmerie leur collait au train, sirène hurlante.

Il se mit à zigzaguer pour l’empêcher de les doubler.

L’habitacle sentait l’embrayage grillé, la sueur et la peur.

— Ils sont partout.

Un coup de feu claqua et la lucarne arrière vola en éclats.

Alex était proche de l’hystérie.

— Ils vont nous abattre comme des lapins.

Il sortit son revolver et se retourna.

Franck l’arrêta d’un geste.

— Non, pas ça. Jamais.

— Tu préfères te faire tuer ?

Un autre coup de feu claqua.

Alex beugla.

— Merde, je suis touché.

Franck jeta un rapide coup d’œil vers Alex qui grimaçait et se tenait le bras.

— Accroche-toi. Ça va secouer !

Il pesa de tout son poids sur les freins.

Dans un fracas de métal et de verre, la GTI des gendarmes les percuta à l’arrière.

Franck se retourna et évalua la situation.

La voiture des gendarmes était hors service. De la fumée s’échappait du capot. Les occupants avaient été projetés contre le pare-brise.

Alex était blanc comme un linge.

— Démarre.

Franck s’exécuta.

— On a gagné quelques secondes, mais les autres vont débarquer.

Il remonta l’avenue et tourna dans une rue pavée qui longeait un quartier résidentiel. Le pare-chocs arrière raclait le sol, l’un des pneus avait éclaté et la voiture crissait de toutes parts.

Après une centaine de mètres, il freina et éteignit les phares.

— Ton bras ?

— Ce n’est qu’une éraflure, mais ça saigne.

— On se tire.

Ils sortirent de la voiture. L’air leur parut glacial. Le hurlement des sirènes trouait la nuit. Ils n’avaient que quelques secondes d’avance sur leurs poursuivants.

Ils étaient à peine sortis de la voiture que la Volvo pénétrait dans la rue.

Franck rugit.

— Par les jardins, toi à gauche, moi à droite.

Ils se séparèrent.

Franck escalada une grille et plongea dans un jardin. Le quartier était peuplé de bâtisses luxueuses et de vastes jardins.

Il enjamba une haie, foula une longue pelouse, contourna une piscine et continua de courir à l’aveuglette jusqu’à la haie suivante.

Le souffle commença à lui manquer. Des branchages lui fouettaient le visage. Du sang coulait. Il passa une ultime bordure et déboucha dans une rue calme.

Un chien aboyait dans un jardin voisin.

Au loin, les sirènes continuaient leur concert. Il était exténué, les lèvres desséchées par la soif, la langue gonflée sous l’effet de l’adrénaline.

Il marcha jusqu’au bout de la rue et examina la plaque. Il se trouvait à dix kilomètres de chez lui, drève Saint-Georges.

Les bus et les trams ne circulaient plus à cette heure et il était hors de question de prendre un taxi. Ses jambes le faisaient souffrir, continuer à pied était trop risqué.

Il revint en arrière, franchit la haie une nouvelle fois et finit par dénicher un abri de jardin dans lequel se trouvait un vélo.

Il enfourcha la bicyclette, emprunta un sentier, prit la direction de la forêt et s’enfonça dans les bois.

Après quelques kilomètres, il jeta le vélo sur le côté.

Le corps meurtri, la rage au ventre, il s’assit à même le sol et prit sa tête entre ses mains.

27

Alex

Je parcours les couloirs au pas de charge à la recherche de la chambre d’Akim Bachir.

En fin d’après-midi, vingt-quatre heures après les faits, Olga Simon m’a téléphoné. Elle ne semblait pas bouleversée par ce qui était arrivé.

Elle m’a informé qu’il était à l’hôpital Saint-Pierre, qu’il était sorti des soins intensifs et qu’ils l’avaient installé dans une chambre isolée, sous surveillance policière.

Quand les médecins estimeront que son état le permettra, il sera transféré à la prison de Saint-Gilles. Elle se trouve à deux pas de celle de Forest et dispose d’un centre médico-chirurgical.

Je n’ai pas mis les pieds à Saint-Pierre depuis plus de dix ans. La dernière fois, j’y suis venu pour chercher Estelle et la ramener à la maison.

Lors d’une visite de routine, son dentiste lui avait conseillé de se faire enlever les quatre dents de sagesse. À trente ans passés, elle a cru qu’il se moquait d’elle. Il lui a expliqué que ces molaires capricieuses sont susceptibles de se manifester chez les octogénaires et lui a détaillé les risques qu’elle encourait si elle s’obstinait à vouloir les garder.

Elle a accepté.

Malgré la douleur qui la tenaillait, elle a trouvé la force de plaisanter. Je la revois dans le divan, prostrée, des compresses froides autour du visage, me vantant les articles du téléachat : le balai à vapeur, la ceinture abdominale à électrostimulation, le nettoyant pour pierres tombales.

Au détour du couloir, je croise le frère d’Akim. Il m’a reconnu, mais fait mine d’inspecter le sol.

Je l’apostrophe au passage.

— Bonsoir, Youssef, comment va votre frère ?

Il s’arrête et relève la tête à contrecœur.

— Il va mal. Il a failli mourir. Il ne parle pas.

— Vous avez prévenu Rachida ?

— Rachida, je sais pas où elle est.

— Et votre père, il sait ?

Il détourne les yeux.

Je ne tirerai rien de ce côté.

— Vous êtes allé plusieurs fois à la prison, Akim vous a parlé ? Vous savez qui le menaçait et pourquoi il a été agressé ?

Il secoue la tête.

— C’est vous qui parlez avec lui, pas moi. Vous saviez qu’il était menacé, il vous l’a dit, vous n’avez rien fait pour le protéger.

— Ce n’est pas comme ça que ça se passe, Youssef. J’ai sondé la juge d’instruction à propos d’une demande de transfert. Elle l’a refusée.

Il m’interrompt.

— Il aurait pu être tué. Il a eu de la chance, mais ils vont recommencer et la prochaine fois, ils le rateront pas.

— Qui ça, ils ?

Il hausse les épaules avec dédain, comme le fait son frère.

— Vous n’avez qu’à lui demander.

— C’est votre frère, vous le connaissez. Il a peur de passer pour une balance. Je ne cherche qu’à l’aider.

— Je peux rien vous dire de plus.

Inutile d’insister.

Je lui tends l’une de mes cartes de visite.

— Si vous voulez me parler ou me poser des questions, je suis joignable. Même au milieu de la nuit.

Il empoche la carte sans un mot et poursuit sa route.

Quelques mètres plus loin, le couloir dessine une courbe. Un jeune flic est assis en équilibre sur une chaise devant l’une des portes, une gazette à bout de bras.

Il m’aperçoit, replie son journal et se lève.

Il ne doit pas avoir plus d’une vingtaine d’années. Son uniforme est trop large et sa chemise mal boutonnée. Il fait un pas dans ma direction, pose une main sur la crosse de son arme et me dévisage d’un air qu’il veut intimidant.

— Je peux vous aider ?

— Jean Villemont, je suis l’avocat de M. Bachir.

Il me jauge, le sourcil soupçonneux. Il n’imagine pas qu’un avocat puisse être ainsi attifé, ganté et chapeauté comme je le suis.

À toutes fins utiles, il sort une liste de sa poche et la passe en revue tout en continuant à m’examiner à intervalles réguliers.

— Je vois. Vous avez une pièce d’identité ?

Je m’exécute.

Il incline la tête.

— C’est bon. Allez-y.

Je pousse la porte de la chambre.

Deux lits occupent la pièce. Le premier est vide. Akim Bachir est allongé dans le second, du côté de la fenêtre. Il est couché sur le dos, les yeux fermés, des tuyaux en plastique lui sortent de partout.

Un maton est à ses côtés, affalé dans un fauteuil entre les lits. Il regarde la télévision, les yeux mi-clos.

— Monsieur ?

— Bonsoir. Je suis l’avocat de M. Bachir.

Le regard qu’il promène sur ma tenue signifie qu’il pense la même chose que le planton.

— Bonsoir, maître. Vous voulez que je sorte ?

Je désigne Akim du menton.

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Comment va-t-il ?

Il fait la grimace.

— Il est dans le cirage. J’ai l’impression que les infirmières lui donnent des trucs pour dormir. Parfois, il ouvre les yeux et il baragouine quelques mots d’arabe. J’ai pris mon tour de garde à 6 heures, je peux pas vous en dire plus.

Je m’approche du lit et prends la main d’Akim.

Ses paupières se mettent à trembler.

— Bonsoir, Akim. C’est Jean Villemont.

Il ouvre les yeux et fixe le plafond.

Après quelques instants, il passe sa langue sur ses lèvres et referme les yeux.

J’ai l’impression qu’il veut me dire quelque chose.

— J’ai vu Youssef en arrivant. Il m’a dit qu’il ne savait pas où se trouve Rachida. Voulez-vous que j’essaie de la contacter ?

Il pousse un gémissement, mais n’arrive pas à articuler le moindre mot.

— J’ai parlé à la juge d’instruction. Vous ne retournerez pas à Forest. Quand vous serez rétabli, vous irez à Saint-Gilles.

Il déglutit, ouvre les yeux, les referme.

— Vous serez en sécurité à Saint-Gilles, mais il faut qu’on sache d’où vient la menace.

Il rouvre les yeux, tourne légèrement la tête vers moi.

— Qui vous en veut, Akim ?

Il fuit le contact visuel et semble explorer la pièce à la recherche d’un objet.

— Pourquoi vous a-t-on agressé ?

Il geint, fait un effort pour pivoter davantage la tête.

Du menton, il m’indique quelque chose.

Je jette un coup d’œil dans la direction.

— Le gardien ?

Il secoue la tête, remue une nouvelle fois le menton.

— Vous voulez que j’appelle l’infirmière ?

D’un mouvement de tête, il rejette ma suggestion.

Une idée me vient.

— La télévision ?

Il acquiesce.

— J’ai compris, Akim, la télévision. C’est ça ?

Il opine, remue les lèvres, mais aucun son ne sort.

Après un temps, il referme les yeux et déglutit.

Je me penche, colle mon oreille contre sa bouche.

— J’écoute, Akim. Que voulez-vous me dire ?

Dans un souffle, il prononce un mot, un seul.

— Alex.

28

Marché conclu

Alex.

Il est 21 h 30 quand je sors de l’hôpital Saint-Pierre.

Le mot continue de tourbillonner dans ma tête.

Alex.

Qu’a-t-il voulu me dire ?

Je monte dans ma voiture et prends mon téléphone.

Les règles de savoir-vivre stipulent qu’il faut éviter de téléphoner après 20 heures, sauf s’il s’agit d’un cas de force majeure. Si on connaît bien la personne, il est toléré de l’appeler jusqu’à 21 heures. Les moins de vingt-cinq ans estiment quant à eux qu’il est correct de téléphoner jusqu’à 22 heures.

Je compose le numéro de Leila.

Il est passé 20 heures, ce n’est pas un cas de force majeure, j’ai plus de vingt-cinq ans et je la connais à peine.

Elle décroche et ne me laisse pas le temps de présenter les excuses de circonstance.

— Bonsoir, Jean. Comment vas-tu ?

— Bonsoir, Leila. Je sais qu’il est tard, mais j’ai un service à te demander.

J’aurais dû commencer par échanger quelques civilités, lui demander comment elle allait, revenir sur la soirée de samedi chez Patrick, la questionner sur son week-end ou lui parler du baiser qu’elle m’a offert.

— Bien sûr. Comment puis-je t’aider ?

Je fais un effort pour paraître détendu.

— Ma question va te paraître étrange.

— On verra bien.

— En arabe, le mot alex veut-il dire quelque chose ?

— Alex ?

— Oui.

Elle répète plusieurs fois le mot.

— Tu es sûr que c’est un x à la fin ?

— Je pense bien.

— Rien devant, rien derrière ?

— Non. Alex.

Elle soupire.

— Alex, sans rien de plus, je ne vois pas. Je n’ai pas l’impression que c’est de l’arabe. C’est peut-être le prénom, tout simplement. Tu me donnes quelques éléments sur le contexte ?

Je lui retrace l’affaire dans les grandes lignes, en mettant l’accent sur la disparition de la femme d’Akim, l’agression dont il a été victime, ma visite de ce soir à l’hôpital et son geste vers la télévision.

— C’est peut-être un de ses amis. Il faudrait voir s’il y a un Alex dans la liste des personnes qui l’ont visité en prison. Cela dit, je ne vois pas de rapport avec la télévision.

— Les deux ont l’ait d’être liés. Alex et télévision.

— Bizarre. C’est étrange que sa femme ne donne pas signe de vie. D’après ce que tu me dis, elle est partie avec son fils. Je ne comprends pas pourquoi son beau-père et son beau-frère prétendent ne pas savoir où elle est.

— C’est un mystère. Ils savent sûrement quelque chose, en tout cas le frère, mais il ne veut pas m’en parler.

J’ai à peine terminé ma phrase qu’une idée me vient.

Elle suit le cours de ma pensée.

— Tu veux que j’aille le voir ? En lui parlant en arabe, il va peut-être en dire davantage.

— Ce n’est pas ce que j’avais en tête en t’appelant, mais ça me paraît une bonne idée.

— On ne risque rien, mais je ne peux pas débarquer chez lui à l’improviste. Il faudrait qu’on y aille ensemble.

— Le père tient une épicerie, Youssef, le frère d’Akim, travaille avec lui. Nous pourrions débarquer tous les deux. Je parlerais au père pendant que tu essaierais d’amadouer le frère. Je suis gêné, c’est du boulot en plus.

Son rire retentit.

— Ce n’est pas du boulot, c’est un service. À charge de revanche. Quand veux-tu y aller ?

— Pas pendant la journée, ils sont trop occupés. Ils ferment à 20 heures. On pourrait se donner rendez-vous quinze minutes avant la fermeture.

— D’accord, envoie-moi l’adresse par mail.

— Je t’envoie ça. Merci, Leila.

Elle ne semble pas pressée de conclure l’entretien.

— Jean ?

— Oui ?

— Tu aimes le couscous ?

— J’adore.

— Tu connais le Tizi Ouzou ?

Il lui sera difficile de trouver un endroit qui ne soit pas hanté par le fantôme d’Estelle.

— Oui, je connais.

— Demain, si tu veux, on peut aller dîner là-bas après l’entretien.

Je fais défiler mon agenda dans ma tête.

Demain, nous serons le mercredi 27 février. J’ai accepté ce dîner chez Katja où j’ai autant envie d’aller que de me pendre.

— Marché conclu.

29

La une des journaux télévisés du soir

Le mardi 26 février 2013, à 15 h 20, le commissariat de police d’Ittre reçut l’appel d’un homme en proie à une grande agitation.

En promenant son chien, il avait fait une découverte macabre le long d’un sentier peu fréquenté à travers champs qui reliait les hauteurs de Tubize au village de Virginal.

Sur le bas-côté, il avait aperçu les restes d’une camionnette partiellement incendiée. Il s’était approché et avait constaté que deux corps se trouvaient dans la cabine arrière du véhicule.

Dépêchée sur place, une patrouille identifia d’emblée ce que les policiers appellent un « homicide barbecue ». Les agents de la police technique et scientifique arrivèrent sur les lieux et procédèrent aux premières constatations.

Celles-ci révélèrent que le véhicule était un Mercedes Vito noir, ce qui leur permit d’établir un lien avec le casse de Zaventem. Grâce au numéro de châssis et à la présence d’outils dans la cabine, ils purent confirmer qu’il s’agissait bien de la camionnette volée à Grammont et utilisée lors de l’intervention du lundi 18 février.

Ils relevèrent également la présence de plusieurs impacts de balle dans la voiture presque détruite.

Les deux hommes avaient vraisemblablement été abattus à un autre endroit et transportés sur le sentier avant que l’on mette le feu à la Mercedes.

Au vu de l’état dégradé des corps, rien ne permettait à ce stade de les identifier.

Le parquet déclara qu’une autopsie serait réalisée dans les prochains jours et qu’elle permettrait sans doute d’obtenir des éléments de comparaison génétiques.

Le juge d’instruction chargé de l’affaire demanda aux autorités judiciaires de ne pas diffuser d’informations aux médias avant que l’identification des corps n’ait eu lieu, mais la femme du principal témoin les avait déjà alertés. Contre son gré, il convoqua une conférence de presse au Palais de Justice de Nivelles en fin d’après-midi.

L’information fit la une des journaux télévisés du soir.

30

La Truite de Schubert

Franck mit plusieurs semaines pour parvenir à digérer le fiasco du 18 décembre 1992.

À longueur de journée, il se repassa les événements pour tenter de comprendre les raisons de cet échec et évaluer les options qui lui auraient permis de l’éviter. En plus de la frustration, il redoutait chaque minute de voir surgir une horde de policiers.

Par chance, la blessure d’Alex n’était que superficielle.

Un membre de son ancienne bande l’avait amené chez un médecin et l’homme l’avait soigné sans poser de questions.

Il était retourné travailler le lundi et avait appris ce qui s’était passé de la bouche de ses collègues. Ni la télévision ni les radios n’avaient parlé du braquage.

D’après ses collègues, les enquêteurs soupçonnaient les auteurs du casse d’avoir eu recours à une taupe, un convoyeur qu’ils auraient recruté au sein de la société.

Durant quelques jours, il craignit d’être convoqué par la police, mais rien de tel ne se produisit.

Quelques jours après, Franck et Alex organisèrent un tête-à-tête discret dans le parking de la Bascule, durant lequel ils prirent la décision d’éviter de se téléphoner ou d’être vus ensemble pendant au moins trois mois. La police avait leur signalement et il se pouvait qu’Alex ait été placé sous surveillance.

Le fait que les policiers détenaient un échantillon de son sang l’inquiétait.

Franck l’avait rassuré.

— Ne t’en fais pas. D’après ce que je sais, le processus d’identification à partir du sang ne permet pas de résoudre une enquête et nous avons toujours porté des gants. À part un très vague signalement, ils n’ont rien.

Dans la foulée, il avait endossé la responsabilité de l’échec.

— Je suis désolé pour ce qui s’est passé. Tout est de ma faute. Je n’ai pas bien préparé le coup. J’aurais dû te dire de garer ta bagnole autre part, les contrôles sont fréquents dans le bois, surtout le week-end.

Alex avait soupiré.

— On ne peut pas tout prévoir, mais je te fais confiance. Si tu veux arrêter, on arrête. Si tu veux recommencer, tu peux compter sur moi. Et si tu veux qu’on aille en enfer, je te suivrai.

Franck avait souri.

— Il y a de bonnes chances qu’on y aille, mais le plus tard possible. Réfléchissons chacun de notre côté. On se reparle au printemps.

Au moment où Franck sortait de la voiture, Alex l’avait interpellé.

— Encore une chose. Il faut que je te dise un truc.

— Je t’écoute.

Il y eut un court silence. Alex semblait chercher ses mots.

— Pour moi, tu es comme un frère.

Franck fut troublé, Alex ne s’était jamais ouvert à lui de la sorte.

— Toi aussi, tu es mon frérot, Alex.

Durant les mois qui suivirent, Franck visita de nombreuses bibliothèques et consulta les archives des principaux quotidiens du pays. Il lut quantité de bouquins, étudia des piles de documents et décortiqua l’autobiographie de truands célèbres.

Lors de ses recherches, il fit la connaissance de quelqu’un qui allait se révéler incontournable pour la suite de son projet.

Les retrouvailles des deux amis eurent lieu un soir de mars 1993, à la Canardière, un restaurant connu des oiseaux de nuit bruxellois qui venaient y manger des pâtes jusqu’à l’aube.

Après s’être donné une longue accolade, Alex avait complimenté Franck pour son nouveau costume et s’était moqué de la présence de Wiménon qui lui faisait une fête.

— Tu as l’air d’un parrain de la mafia.

Franck avait tourné sur lui-même.

— Ermenegildo Zegna, laine mérinos superfine.

— La classe. Dis à ton clébard d’arrêter de me bouffer les godasses.

— Ce chien a du cœur, il est heureux de te revoir.

Ils s’assirent et se penchèrent l’un vers l’autre.

Le brouhaha ambiant leur assurait une certaine discrétion. À mots couverts, ils revinrent sur leurs tribulations, le fourgon, la réussite à portée de main, le grain de sable, la poursuite et l’issue désastreuse.

Lorsque l’évocation douloureuse toucha à sa fin, Franck entra dans le vif du sujet.

— Tu veux toujours te taper un fourgon ?

Alex sourit.

— Si je veux toujours me taper un fourgon ? Plus que jamais. Je n’attends que ça. Je n’ai plus un kopeck, je me fais entretenir par une nana friquée et j’en ai marre de mon boulot.

— Tu ne vas pas rester là-bas. Aie un peu de patience. Il faudrait que tu mettes la main sur le planning de toutes les tournées, surtout celles qui ont lieu en dehors des agglomérations.

Alex fit la moue.

— Rien que ça ? Il y a une centaine de fourgons qui se baladent chaque jour dans le pays. J’ai accès aux tournées qui se passent à Bruxelles. Je vais essayer d’obtenir celles de Wallonie et de Flandre.

— Regarde ce que tu peux faire. Au pire, on fera des repérages.

— Pourquoi en dehors des agglomérations ?

Franck jeta un coup d’œil circulaire et baissa le ton.

— Je me suis documenté sur la question. Ces dernières années, la plupart des attaques ont été menées par des types armés qui visent les convoyeurs hors du fourgon. Ces mecs trimballent des flingues, des mitraillettes ou des riot-guns à canon scié.

— C’est encore le cas aujourd’hui.

— Plus pour très longtemps.

— Qu’est-ce qui va changer ?

— Avec la guerre qui sévit dans ton pays, en Croatie et en Serbie, les pros du braquage peuvent maintenant se payer des Kalashnikov, des lance-roquettes et des explosifs. Il leur suffit de s’inscrire dans un club de tir et de s’adresser aux bonnes personnes. L’arsenal va s’alourdir, la sécurité va se renforcer, les méthodes vont évoluer.

Alex eut une mimique admirative.

— Tu en sais des choses.

Franck plissa les yeux comme s’il se préparait à raconter une histoire incroyable.

— À Marseille, il y a une petite dizaine d’années, une bande de braqueurs a pris d’assaut un fourgon en plein jour. Au lieu de s’attaquer aux portes, ils ont découpé le toit du fourgon et se sont barrés avec le fric. Les flics ont baptisé ça la technique de la boîte de conserve.

— Et ?

— Ce jour-là, ces types ont innové.

Il allait poursuivre lorsqu’il fut interrompu par leurs voisines de table, deux femmes d’une trentaine d’années.

L’une d’elles pointait un doigt sous la table.

— Il est mignon, votre chien, c’est comment, son nom ?

Franck évalua la femme.

Blonde, maquillée à outrance, elle semblait éméchée. Elle était en compagnie d’une Noire à la voix rauque et à la poitrine plantureuse.

— Il s’appelle Wiménon.

— Wiménon ? Comme « oui, mais non ». C’est rigolo. Il vous suit partout ?

Franck lui adressa un clin d’œil.

— À quelques exceptions près.

La femme rit et retourna à sa conversation.

Alex se pencha vers Franck et glissa à mi-voix.

— Ne surestime pas le pouvoir de séduction de ton cabot, ce sont des putes.

— J’avais remarqué. Merci.

— Blague à part. Continue ton histoire.

Leurs fronts se touchèrent presque.

— Le plus difficile est d’immobiliser le fourgon. Après, c’est un jeu d’enfant. En gros, il y a trois façons de faire. La première est de prendre le fourgon en tenaille entre deux poids lourds, la deuxième est de le percuter de face ou sur l’un des côtés avec un camion, la troisième est de menacer les convoyeurs avec des armes lourdes. Au prix où ils sont payés, ils n’ont pas envie de jouer aux héros, surtout si on leur met des bazookas ou des lance-roquettes sous le nez. Dans les trois cas, ça se termine par des morts ou des blessés. Moi, je ne veux pas avoir de sang sur les mains.

Alex leva les yeux au ciel.

— Alors, on fait quoi ? On prie saint Braqueur ?

— Il faut innover. Les fourgons ressemblent de plus en plus à des forteresses roulantes. Le toit est renforcé, les vitres sont à l’épreuve des balles, le blindage est capable de résister aux rafales de mitraillette et ils peuvent rouler pendant plusieurs kilomètres avec les pneus crevés. Si tu les canardes au bazooka, tu les transformes en cocotte-minute. La température monte à trois mille degrés, tu as deux morts sur la conscience et plus un billet n’est intact.

Le regard d’Alex pétillait d’excitation.

— Mais toi, tu as trouvé l’astuce.

Franck lui fit un clin d’œil.

— C’est un peu comme les femmes. Il suffit de trouver leur point faible. Je te montrerai. On fera un test grandeur nature.

Alex saisit la tête de Franck entre ses mains et l’embrassa sur le front.

— Tu es grand, Franck, je t’adore. On commence quand ?

— Compte neuf à dix mois de préparation.

— Neuf à dix mois ? Tu rigoles ?

— J’ai l’air ? Quand tu auras le plan complet des tournées, tu donneras ta démission et nous monterons une boîte.

— Quelle boîte ?

— Une société de création et d’entretien de jardins. Nous serons associés à parts égales. On louera un hangar dans le sud de Bruxelles. Je prépare le plan de financement. On demandera un prêt à la banque et tout se fera dans la légalité.

L’idée ne parut pas enthousiasmer Alex.

— Tu nous vois tondre les pelouses des vieux bourgeois à longueur de journée ?

— Rien de tout ça. Nous prospecterons les administrations communales et les sociétés de gestion immobilière. Ces gens paient des salariés à l’année pour entretenir les jardins et les espaces verts. Ça leur coûte une fortune et les gars renâclent parce qu’ils ne sont pas motivés. Nous allons leur proposer de sous-traiter ces travaux. Je m’occuperai de la gestion et des relations avec les clients. Tu superviseras les gars. Ça, c’est la partie visible de l’iceberg.

— La partie cachée ?

— Pour la partie cachée, on sera cinq. Il nous faudra deux gars en plus. J’ai un type en vue, je l’ai rencontré pendant mon service militaire. Il s’y connaît en explosifs.

Alex dodelina de la tête.

— Moi aussi, je m’y connais en explosifs.

— Tu auras un autre rôle à jouer. Pour le deuxième type, j’ai pensé à l’Italien dont tu m’as parlé, celui que tu as connu aux paras.

— Cirilli ? Le type avec qui je cassais les bars ? Le Rital qui piquait des bagnoles pour rentrer à la caserne ? Il faudrait que je le recontacte, on ne s’est plus vus depuis pas mal de temps. Mais tu m’as parlé de cinq personnes, qui est le cinquième ?

— Le cinquième est une cinquième. Elle s’appelle Julie.

Alex recula sur sa chaise.

— Tu veux mêler une nana à nos affaires ?

— Le succès dépend en grande partie d’elle. Elle nous dira comment opérer et nous empêchera de faire des erreurs.

— Une nana qui va nous empêcher de faire des erreurs ?

Franck s’attendait à cette réaction et avait préparé une réponse.

— Il y a quelques semaines, des types ont voulu se faire un fourgon en utilisant une méthode révolutionnaire. Ils ont hissé un bloc de béton dans un 4 x 4. Tu sais, un de ces cubes que tu vois au bord des chantiers, une masse d’une tonne. Ils se sont engagés sur l’autoroute et ont dépassé le fourgon qui roulait à cent vingt à l’heure. Ils se sont rabattus devant lui, ont ouvert le hayon et ont balancé leur chargement. À ton avis, qu’est-ce qui s’est passé ?

Alex médita pendant quelques instants.

— Le bloc s’est écrasé dans le fourgon ?

— Pas du tout, le cube s’est mis à rouler en revenant vers eux, comme un dé sur une table de jeu. Ils ont dû décrocher vite fait. On appelle ça se faire prendre à son propre piège. Les braqueurs sont rarement des prix Nobel de physique.

Alex fit la moue.

— Et ta Julie sait comment faire ? On verra. Je connais pas ton expert en explosifs, mais Sergio Cirilli est une tête brûlée, un misogyne et un solitaire. Dans ce genre d’associations, le plus difficile est de faire travailler tout le monde ensemble, surtout une nana avec quatre types.

— J’y ai pensé et j’ai une idée pour y arriver.

— Laquelle ?

— Tu connais La Truite de Schubert ?

31

Elle a obtenu ce qu’elle voulait

Les giboulées de mars approchent, l’air est glacial. La pluie cingle, mais l’auvent de l’épicerie Chez Bachir résiste avec bravoure aux trombes d’eau.

Leila est au rendez-vous.

Dès que je sors de la voiture, elle se précipite, un parapluie à la main, et hausse la voix pour couvrir le bruit de la bourrasque.

— Si j’étais toi, je ferais l’impasse sur le chapeau.

J’ajuste mon Stetson d’un geste solennel.

— Il est conçu pour affronter les pires tempêtes. En revanche, ton parapluie risque de ne pas faire long feu.

Elle m’embrasse sur la joue.

— J’ai pris un taxi, je viens d’arriver. J’ai jeté un coup d’œil, ils sont occupés à fermer.

— J’ai téléphoné au père cet après-midi, il m’attend.

— Tu l’as prévenu que tu serais accompagné ?

— Je ne lui ai rien dit. On va jouer sur l’effet de surprise. Je lui dirai que nous travaillons ensemble et que j’ai proposé de te ramener chez toi. Il est inutile d’en dire plus. Je demanderai à lui parler en privé et tu resteras dans le magasin. J’espère que Youssef sera là et que tu arriveras à l’approcher.

Elle hausse les épaules avec fatalisme.

— Inch Allah.

Je lui offre mon bras.

— On y va ?

Elle s’y accroche et se blottit contre moi.

Dans la matinée, j’ai appelé Katja pour l’informer que je ne pourrais être des leurs ce soir. Je me suis contenté de lui dire que j’étais désolé. Elle a joué la carte de la désinvolture. « Tant pis, ce sera pour une autre fois, peut-être. »

Nous traversons la rue et entrons dans le magasin.

Youssef nous observe du coin de l’œil. Il a rentré les présentoirs et les aligne contre le mur. Ils sont détrempés. L’eau dégouline et forme des flaques.

Son père est derrière la caisse, absorbé dans ses comptes. Il a chaussé une paire de lunettes. L’une des branches est rapiécée à l’aide d’un sparadrap.

Il relève la tête, l’air sombre.

— Bonsoir, maître.

— Bonsoir, monsieur Bachir.

Il ôte ses lunettes et dévisage Leila.

J’anticipe.

— Leila Naciri est une de mes consœurs. J’ai proposé de la ramener, elle n’habite pas loin d’ici.

Il hésite quelques instants.

— Vous avez bien fait, avec le temps qu’il fait, il vaut mieux ne pas sortir. Bonsoir, madame.

Elle lui sourit.

— Bonsoir, monsieur. Je vais attendre sagement que vous ayez terminé.

Il se détend, elle a gagné la partie.

— Si vous avez quelques achats à faire, mon fils peut vous servir.

Son sens du commerce tombe à point.

Leila embraie.

— Je ne voudrais pas vous déranger, il est déjà tard.

— Il n’y a pas de dérangement.

Il s’adresse à son fils et lui lance quelques mots.

Youssef délaisse le rangement et s’approche.

J’en profite pour faire diversion et m’adresse à son père.

— Pourrions-nous nous parler en privé ?

— Bien sûr, maître, suivez-moi.

Il m’emmène dans son capharnaüm.

Je jette un coup d’œil en direction de la pièce sombre, entre les armoires. La femme est là, assise dans la pénombre. Elle tient un objet sur les genoux. Ses mains s’activent. Je ne sais si elle tricote, si elle prépare une mayonnaise ou si elle égrène un tasbih, le chapelet des musulmans.

Adel Bachir m’indique une chaise.

— Asseyez-vous, je vous en prie.

J’obéis, ôte mes gants et pose mon chapeau sur la table.

— Je suis allé voir Akim hier soir. Il ne risque rien où il est. Quand il ira mieux, il sera transféré à la prison de Saint-Gilles.

Il s’assied à son tour.

Ses yeux s’embrument.

— Quelle tristesse ! Je ne comprends pas.

Comme je le craignais, il part dans une longue litanie. Il revient sur son passé, son enfance en France, son arrivée en Belgique, la mort de sa première femme, l’éducation difficile de ses deux fils, les dérapages d’Akim, la prison, les bonnes résolutions en sortant, le mariage, l’enfant.

J’écoute en prenant mon mal en patience.

Lorsqu’il a terminé, je monte au créneau.

— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle il a été attaqué ?

Il secoue la tête.

— Non, aucune. Comment le saurais-je ?

— Akim fréquentait-il des Russes ?

Il fronce les sourcils.

— Des Russes ? C’est une question bizarre. Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Il semble que l’agression ait été menée par des Russes.

— Je ne vois pas.

Inutile d’approfondir.

— Quand je suis allé voir votre fils, il a prononcé un mot. Alex. C’est le seul qu’il a prononcé. Connaissez-vous quelqu’un qui s’appelle Alex ?

Il secoue la tête, sceptique.

— Alex ? Non, ça ne me dit rien du tout.

Je poursuis, avant qu’il ne me bombarde de contre-questions.

— Lors de ma visite en prison, avant son agression, il m’a dit qu’il voulait revoir sa femme et son fils. La police n’a pas réussi à la joindre. J’aimerais savoir où elle se trouve.

Il se rembrunit.

— Je ne sais pas où elle est, je vous l’ai déjà dit. Akim m’a dit de ne pas m’en occuper et de ne pas chercher à la contacter. Il n’a pas voulu me dire pourquoi.

— Vous ne m’aidez pas. Rachida sait certainement ce qui s’est passé. Il faut que j’arrive à lui parler. Je pense qu’Akim était menacé avant son intervention à la poste.

Il s’emporte.

— Je fais tout ce que je peux. Cette histoire me rend malheureux. Je me sens responsable, c’est mon fils. J’aime mes enfants. J’ai envie de revoir mon petit-fils et ma belle-fille. Ils me manquent tous.

Dans la pénombre, la femme lâche quelques mots d’un ton sec.

Il se lève aussitôt, l’air embarrassé.

— Je dois vous laisser, j’ai encore du travail. J’irai voir Akim à l’hôpital demain. S’il va mieux, j’essaierai de lui parler. Dès que j’ai du nouveau, je vous téléphone, c’est promis.

— Je vous remercie.

Il semble soudain pressé de me voir quitter les lieux.

Je tourne la tête vers la femme. Elle a arrêté de gesticuler. Elle est immobile dans la pénombre. Je suis certain qu’elle soutient mon regard.

Adel Bachir interrompt notre échange silencieux.

— Je vous raccompagne.

Sans un mot, nous retournons dans la boutique.

Leila et Youssef arrêtent de parler dès qu’ils nous aperçoivent. Ce dernier a une expression que je ne lui connais pas. Il a le visage ouvert, souriant. Il a préparé une caisse en carton dans laquelle sont disposés les achats de Leila.

Elle me regarde avec insistance.

Je serre la main à Adel Bachir.

— À demain, monsieur Bachir.

— À demain, si j’ai du nouveau.

Je prends la caisse de victuailles.

— Au revoir, Youssef.

Il me tourne le dos.

Leila ne me quitte pas des yeux. Je lis dans ses prunelles qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait.

32

Parcours sans faute

Comme à son habitude, le patron du Tizi Ouzou m’accueille avec chaleur. Il me serre la main, me dit à quel point il se réjouit de me revoir et jette un coup d’œil interrogatif dans mon dos.

— Madame n’est pas là ?

— Non, madame n’est pas là.

Leila se faufile et le salue. Il met quelques instants pour réaliser que nous sommes ensemble, hoche la tête et m’indique une table.

— Là, ça ira ?

— C’est très bien.

L’ambiance s’est rafraîchie.

Il désapprouve ce qu’il pense être un écart conjugal de ma part.

Pendant que j’ôte mon manteau, Leila échange quelques mots avec lui en arabe. Ils ont l’air de se connaître. Leur conversation terminée, il tourne les talons et repart vers la cuisine.

Nous prenons place sans un mot.

Elle interrompt le silence embarrassé.

— Je suis au courant de ta situation, Patrick m’en a touché un mot. Je suis désolée.

Je tente de dissimuler mon irritation.

— Tu n’as pas à être désolée. Je viens ici depuis pas mal d’années, mais je n’y ai pas mis les pieds depuis ma séparation. Je ne me sens pas obligé de lui raconter ma vie sentimentale.

— Tu ne dois rien lui raconter, ni à lui ni à personne. Ça ne regarde que toi. Laisse-le penser ce qu’il veut. Je l’ai lancé sur autre chose pour qu’il ne revienne pas sur le sujet. Il est gentil, mais curieux et pas très diplomate.

Je plonge mon nez dans la carte pour me donner une contenance. Je la connais par cœur, je pourrais la réciter de mémoire, même si je commande chaque fois le même plat.

Elle attend que je relève la tête et pose une main sur la mienne.

— Tout le monde connaît ton humour, ton chapeau et tes gants. Dans la profession, tu es reconnu pour tes compétences, ta force de persuasion. Certains de tes détracteurs disent de toi que tu es un bourreau de travail, arriviste et sans merci. Je suis heureuse de voir que tu es aussi un homme sensible et fragile.

Je ne sais que répondre et tente une pirouette.

— Ma réputation a dû en prendre un coup. Depuis le début de l’année je suis drôle comme une messe d’enterrement.

Elle prend un ton enjoué.

— On passe à autre chose ? Couscous ou tajine ?

— Couscous.

— Va pour deux couscous !

Elle appelle le garçon et passe la commande.

J’ai tenté en vain de l’interroger pendant le trajet, mais elle a pris un malin plaisir à mettre ma patience à l’épreuve.

J’attends que le serveur s’éloigne.

— Vas-y, raconte.

Elle prend un air amusé.

— Toi d’abord.

— Rien de nouveau de mon côté. Je t’écoute.

— J’ai réussi à parler à Youssef. Je n’ai pas eu à le forcer, il avait besoin de se confier à quelqu’un.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— D’abord, qu’il se méfie de toi. Il pense que tu te fiches du sort de son frère et que tu ne t’intéresses qu’à l’argent de son père.

— Soit. Akim pense la même chose. À part ça ?

— Akim était tendu depuis plusieurs semaines. Youssef l’a senti et l’a interrogé. Il s’est contenté de lui répondre qu’il avait des ennuis, mais qu’il allait s’en sortir et qu’il ne voulait pas le mêler à ça.

— Akim ne lui en a pas dit plus ?

— Non, il n’a rien voulu dire de plus, mais à une autre occasion, il a prononcé une phrase énigmatique. Il lui a dit qu’il pensait que son passé était enterré, que c’était terminé, mais qu’Iblis avait ressurgi.

Je marque mon étonnement.

— Iblis a ressurgi ? Qui est Iblis ?

Elle sourit.

— Iblis n’est pas quelqu’un. Iblis est un djinn, une créature surnaturelle capable d’influencer les hommes. Dans la tradition musulmane, on l’identifie à Satan.

Je tente de rassembler les bribes d’information.

Akim avait des ennuis. Youssef le savait, sans en connaître la gravité. Le message d’Akim avait pour but de lui faire comprendre après coup qu’il avait risqué sa vie.

« Dites à mon frère que je suis vivant. »

— C’est tout ce qu’il t’a dit ?

— Dans un premier temps. Après, il s’est refermé comme une huître et j’ai dû acheter la moitié de l’épicerie pour qu’il accepte de revenir sur le sujet.

— On se partagera tes emplettes. Qu’est-ce qu’il t’a raconté de plus ?

— J’ai dû insister pour arriver à lui tirer les vers du nez. Je lui ai dit que je connaissais l’affaire et que je voulais l’aider. Je lui ai demandé où se trouvait la femme d’Akim.

Je retiens mon souffle.

— Il sait où elle se trouve ?

— Oui.

Des fourmillements parcourent mes mains.

— Où est-elle ?

— En sécurité, avec son fils, dans sa famille, quelque part au Maroc. Il n’a pas précisé dans quel coin. Il a ajouté que personne ne parviendrait à l’approcher, qu’elle était protégée en permanence.

Akim était soumis à un chantage et la menace s’étendait à sa femme et à son fils, raison pour laquelle ils étaient sous protection jour et nuit.

Je comprends également pourquoi il m’a dit qu’il voulait revoir sa femme et son fils. Il les savait en sécurité, mais loin de lui.

Une question me tarabuste.

— Pourquoi le père me cache cette information ?

— Parce que le père ne sait rien. Seul Youssef sait que Rachida est retournée au Maroc.

— Pourquoi ?

— La seconde femme de son père est contre le fait qu’il dépense de l’argent pour aider Akim. Elle trouve qu’il n’a que ce qu’il mérite. Elle les a toujours détestés, tous les deux, Akim et Youssef.

La situation s’éclaircit. La femme qui se terre dans l’ombre est la seconde épouse d’Adel Bachir.

— Je vois qui c’est, je l’ai vue. Elle se planque dans une pièce, au fond de l’appartement. Elle épie ce que fait son mari, écoute ce qu’il dit et donne ses ordres.

— C’est à peu de choses près les mots que Youssef a employés. Mais ce n’est pas tout.

Ses yeux étincellent.

Je lui lance un clin d’œil complice.

— Tu vas devenir une excellente avocate, tu sais garder le meilleur pour la fin.

— En janvier, alors qu’ils se promenaient tous les deux, le portable d’Akim a sonné. Youssef ne savait pas qui était au téléphone, mais Akim lui parlait comme on parle à un patron ou comme s’il avait peur de lui. Akim s’est arrêté de marcher et a écouté. L’homme a parlé pendant plusieurs minutes et Akim ne l’a pas interrompu. D’après ce que Youssef a compris, l’homme parlait de quelqu’un avec qui Akim devait prendre contact. Akim lui a répondu qu’il avait déjà essayé, mais qu’il n’avait pas encore réussi.

— Prendre contact avec qui ?

— Laisse-moi terminer. L’homme a encore prononcé deux ou trois phrases. Akim avait l’air anxieux. Il a dit qu’il allait réessayer de le contacter.

Elle s’arrête, pose les coudes sur la table et pose son menton sur ses mains jointes.

— Je suis sûr que tu connais le nom de l’homme qu’Akim devait contacter.

C’est une évidence.

— Alex ?

— Alex. Bravo. Parcours sans faute.

33

Ton camion

La prise de contact entre Julie et Alex fut programmée dès la semaine suivante, chez l’intéressée, dans son minuscule appartement situé au cœur du quartier universitaire.

Franck était confiant quant au déroulement de la rencontre, bien que son ami n’ait cessé de formuler des objections contre l’implication d’une femme dans le projet.

— Tu ne la connais que depuis six semaines, on ne sait pas qui elle est ni d’où elle vient. Pourquoi tu lui fais confiance ? Qu’est-ce qu’elle a d’extraordinaire, cette nana ?

Franck s’était contenté d’une réponse lapidaire.

— Tu verras.

Franck avait fait la connaissance de Julie par une après-midi pluvieuse de février, alors qu’il se documentait sur la résistance mécanique des métaux.

Il s’était rendu à la bibliothèque des sciences et techniques de l’université de Bruxelles et avait consulté plusieurs ouvrages sans trouver un article qui lui permettrait de répondre à son problème à l’aide d’un calcul simple.

Dépité, il était retourné auprès de la bibliothécaire.

— Je ne trouve rien, vous avez autre chose à me proposer ?

Du menton, elle avait désigné une étudiante assise à l’une des tables, les jambes repliées sous elle, un crayon fiché derrière l’oreille.

— Demandez-lui, on ne sait jamais. Elle passe des heures ici, elle saura peut-être vous renseigner.

Franck s’était approché.

Habillée à la garçonne, les cheveux châtains coupés court, le nez piqueté de taches de rousseur, la fille l’avait détaillé des pieds à la tête pendant qu’il lui soumettait sa question.

Elle s’était ensuite mise à mâchouiller son crayon d’un air amusé.

— Vous connaissez la loi de Hooke ?

Franck avait souri.

— Bien sûr, mais vous seriez gentille de me rafraîchir la mémoire.

Elle lui avait rendu son sourire.

— Selon l’importance des contraintes appliquées à un objet, les déformations qu’il subit sont élastiques, plastiques ou conduisent à la rupture. Loi à compléter par le module de Young et le critère de Griffith.

— Bien entendu.

— Pourquoi vous voulez savoir ça ?

Franck ne s’attendait pas à cette question et s’était lancé dans une improvisation.

— J’ai loué une maison en dehors de Bruxelles. Elle est située au bord d’une route, dans un virage serré. J’aimerais installer une barrière capable d’arrêter un camion en perdition pour éviter de le retrouver dans mon salon.

Elle l’avait fixé, mi-amusée, mi-incrédule.

— Je vois. Il manque néanmoins certains paramètres pour pouvoir vous donner une réponse valable : la vitesse du camion, son poids, la topographie du terrain et le type de revêtement de la chaussée. Accessoirement, le taux d’alcoolémie et le thème astral du chauffeur. Si j’étais vous, je déménagerais.

Franck en était resté muet.

Cette fille lui plaisait.

L’intelligence et la malice qui brillaient dans ses prunelles l’attiraient davantage que le physique avantageux de ses conquêtes habituelles.

Il avait acquiescé.

— Votre recommandation est judicieuse et mérite réflexion. Pourrions-nous en débattre autour d’un verre ?

Elle l’avait dévisagé quelques instants avant de retourner à son travail.

— Pourquoi pas ? Demain soir, 19 heures, au Villon ?

— Parfait. J’y serai.

Le lendemain, il était arrivé à 18 h 30 au Villon.

L’espace d’un instant, il avait pensé revêtir l’un de ses costumes, mais il s’était ravisé. Le restaurant était fréquenté par la population estudiantine et il aurait détonné dans le décor.

Il s’était installé à l’une des tables du fond pour guetter sa venue et confirmer l’impression qu’elle lui avait faite la veille.

Elle avait débarqué à l’heure précise et s’était dirigée vers lui d’un pas déterminé.

— Julie Narmon, enchantée.

Il s’était levé et lui avait tendu la main. Elle mesurait trente centimètres de moins que lui.

— Franck Jammet, très heureux.

Il avait tenu sa main quelques secondes de plus que de raison et avait dû se rendre à l’évidence : en l’espace d’une poignée de minutes, il s’était épris d’elle.

Elle s’était assise et l’avait dévisagé d’un œil inquisiteur.

— Prêt pour l’interrogatoire ? Âge, état civil, signe particulier ?

Excepté ses antécédents de braqueur, il lui avait fait un résumé de sa biographie en mettant un accent particulier sur ses talents de pianiste.

— À vous.

Comme lui, elle avait vingt-quatre ans. Elle était née à Woluwe et avait grandi dans la capitale. Elle avait un frère plus jeune, aussi féru de sciences qu’elle. Elle suivait sa cinquième et dernière année à l’école polytechnique de Bruxelles et briguait un diplôme d’ingénieur civil.

— J’aimerais obtenir un master en ingénierie civile des constructions, ça me permettrait de bâtir des tours à Bahreïn, de creuser des tunnels en Suède ou de construire des ponts en Australie.

— Vous voulez quitter la Belgique ?

— Il n’y a pas de grands projets dans ce pays. Mon rêve serait d’inventer quelque chose, d’innover, de faire du jamais vu, une tour de mille mètres ou une ville sous la mer. Et vous, quel est votre rêve le plus fou ?

Il la connaissait depuis moins d’une heure, mais il lui avait confié son secret.

— J’aimerais racheter une ancienne salle de spectacle dans une capitale européenne, Paris, Berlin ou Londres, la rénover et y inviter les orchestres philharmoniques les plus prestigieux, les solistes les plus époustouflants, les divas les plus célèbres. Mon idée la plus folle serait de me produire à leurs côtés.

Elle avait hoché la tête.

— Rien que ça ? En plus d’être talentueux, il faut beaucoup d’argent pour réaliser ce genre de rêves.

— J’y travaille. J’aurais aimé être aussi doué que l’était Liszt et devoir composer mes propres œuvres pour satisfaire ma virtuosité.

Ils avaient embrayé sur d’autres sujets et avaient parlé sciences, littérature, cinéma, politique. Elle avait un avis sur chaque sujet et le défendait avec brio.

Après deux ou trois verres, ils étaient passés au tutoiement et s’étaient commandé quelque chose à manger.

Franck se sentait bien en sa compagnie et ne voyait pas le temps passer. Il appréciait son sens de l’humour, son intelligence et l’intensité avec laquelle elle le regardait. À la fin du repas, tous deux avaient les yeux qui flamboyaient de désir.

Franck s’était lancé.

— Tu me plais, Julie. Je trouve que tu es une femme fascinante. Je suis très attiré par toi.

Elle avait pris un air dégagé.

— Toi non plus, tu n’es pas mal. Un peu grand et trop sûr de toi, mais d’une compagnie agréable.

— Où habites-tu ?

— À deux pas d’ici.

— Si on allait chez toi ?

Elle s’était penchée vers lui en plissant les yeux.

— Je vais te faire une confidence. Ça fait quatre mois que je n’ai plus commis le péché de chair et ça ne m’a pas manqué, mais depuis hier après-midi, je ne rêve que d’expérimenter la loi de Hooke avec toi. Je préfère te prévenir, ça risque d’être plus qu’un verre.

À peine sortis du Villon, ils avaient échangé un long baiser qu’ils avaient renouvelé tous les vingt mètres, jusqu’à leur arrivée devant l’immeuble où elle habitait. Elle l’avait à moitié déshabillé pendant qu’ils montaient l’escalier.

Leur première étreinte, impulsive, fougueuse et libératrice, avait eu lieu contre la porte d’entrée.

À peine remis de leurs émotions, ils avaient continué à faire l’amour durant une bonne partie de la nuit. Au petit matin, ils s’étaient réveillés dans les bras l’un de l’autre, épuisés, comblés et passionnément amoureux.

Julie s’était mise à califourchon sur son ventre et l’avait fixé dans les yeux.

— Il y a un truc qui m’intrigue dans ton histoire.

— Dans quelle histoire ?

— Ta superbe maison hors de Bruxelles, le virage, la barrière, la résistance des métaux. Il y a un paramètre que tu ne m’as pas donné.

Il avait fait une grimace, ne sachant quelle question elle allait aborder et de quelle manière il allait s’en sortir.

— Je t’écoute.

— À tout hasard, il ne transporterait pas du fric, ton camion ?

34

C’est dingue

Alex arriva avec plus d’une demi-heure de retard chez Julie, ce que Franck interpréta comme une nouvelle façon d’exprimer ses réticences.

La jeune femme l’accueillit avec décontraction et lui fit la bise comme si elle le connaissait depuis toujours.

— Salut Alex. Enlève ton manteau et viens voir.

Elle lui tourna le dos et se dirigea vers le salon où Franck l’attendait, assis dans un fauteuil, plongé dans la lecture d’un cahier d’écolier.

Décontenancé par son aisance, Alex la suivit.

Franck le héla au passage, sans lever le nez de son livret.

— Salut.

Julie ne laissa pas à Alex le temps de réagir.

— C’est par ici que ça se passe.

Elle lui indiqua un écran d’ordinateur posé sur une planche, entre deux tréteaux.

— Plutôt que de te casser les pieds avec des tableurs Excel, j’ai préféré te concocter une démo qui te permettra de saisir l’idée en moins de trois minutes.

Elle alluma l’écran.

Le dessin d’un fourgon occupé par deux hommes apparut.

Alex reconnut au premier coup d’œil la marque du véhicule et le logo de son entreprise sur le flanc. Le trait, blanc sur fond noir, était précis et les dimensions étaient respectées.

Julie le questionna.

— Tu es prêt ?

Sa curiosité eut raison de sa défiance.

Il se pencha vers l’écran.

Elle enfonça une touche du clavier.

Le fourgon s’ébranla et se lança sur une route représentée par deux lignes parallèles.

Alex était stupéfait.

— C’est dingue ! C’est Walt Disney qui a fait ça ?

Elle répondit avec désinvolture.

— Une animation en 3D, réalisée sur Videoscape. C’est un peu rudimentaire, je dois encore apprivoiser la bête, mais pour une première esquisse, je pense que ça devrait aller.

Elle posa ses fesses contre le mur, croisa les bras et jeta un regard complice à Franck. L’animation était assez explicite pour ne pas nécessiter de commentaires.

Scotché à l’écran, Alex n’en croyait pas ses yeux.

Quand la séquence prit fin, il se tourna vers Franck et désigna Julie du doigt.

— C’est elle qui a fait ça ?

Franck acquiesça.

— Toute seule.

— Où tu l’as trouvée ?

Franck leva les yeux au ciel.

— Il me l’a envoyée.

Julie vint s’asseoir sur les genoux de Franck, passa un bras autour de son cou et s’adressa à Alex.

— Julie Narmon, enchantée.

Elle tendit sa main droite, paume ouverte.

Alex s’approcha et fit claquer sa main dans la sienne.

— Alex Grozdanovic, conquis.

La glace était rompue.

Franck éclata de rire.

— Je savais que Julie te plairait.

Alex n’en revenait pas.

— Je n’aurais jamais imaginé un truc pareil. C’est génial. Ça a l’air tellement simple. Vous êtes sûrs que ça va marcher ?

— Tout est calculé. Nous devrons nous procurer le matériel, engager les deux gars dont je t’ai parlé et faire quelques tests avant de passer à l’action. Avant ça, il faut créer la boîte. Ce sera notre couverture. Quand elle sera opérationnelle, on se fera un premier fourgon.

Alex se tenait au milieu de la pièce, les bras ballants.

— C’est fou.

Julie quitta les genoux de Franck et se dirigea vers le frigo.

— Je te sers quelque chose, Alex ? Une bière, de l’eau, un remontant ?

— De l’eau, c’est bien.

Il fronça les sourcils et s’adressa à Franck.

— Le truc a l’air simple sur l’écran, mais ça demande une bonne coordination, tout se joue au quart de seconde. Comment tu comptes synchroniser le travail de chacun ?

Franck lui adressa un clin d’œil.

— J’aurais été déçu si tu ne m’avais pas posé la question. Tu as déjà assisté à un concert de musique classique ?

Alex haussa les épaules.

— Moi dans une salle de concert ? Au milieu de snobinards en smoking et de femmes coincées ? Quand j’étais petit, mon père m’obligeait à regarder le concert du Nouvel An à la télé, ça a suffi à me dégoûter à vie de ce genre de musique.

— Dans certains orchestres symphoniques, tu peux avoir jusqu’à cent musiciens qui jouent ensemble. Si un de ces types se trompe de note, tout est foutu. Comment font-ils pour jouer la bonne note à la bonne seconde ?

— Ils consultent leur papyrus et regardent le pingouin qui gesticule devant eux.

— La partition et le chef d’orchestre, tu veux dire.

Il prit le cahier et le tendit à Alex. À première vue, le livret ressemblait à un cahier ordinaire, mais il s’ouvrait comme un accordéon.

Alex le déplia sur une trentaine de centimètres.

— Je ne vois pas où tu veux en venir.

Franck le laissa poursuivre l’examen pendant quelques instants.

L’idée lui était venue alors qu’il travaillait La Truite, le célèbre quintette de Schubert. Les feuillets contenaient cinq portées. Chaque portée était attribuée à un membre de l’équipe et spécifiait les actions qu’il devait mener. Elles étaient divisées en mesures de quatre temps d’une durée d’une seconde chacun.

Franck interrompit la méditation d’Alex.

— Chacun de nous saura ce qu’il doit faire, seconde par seconde. Il devra jouer la bonne.

Alex déplia quelques plages supplémentaires.

— C’est long.

— La durée nécessaire. À soixante pulsations par minute, le tempo d’un bel adagio.

Alex reprit le document, ébahi.

— On ne peut pas se trimballer avec ton papelard sur le terrain.

— Les meilleurs musiciens jouent sans partition. Ils se sont entraînés à la jouer des centaines de fois et la connaissent par cœur. Nous ferons la même chose.

Alex retourna le carnet dans ses mains, l’air réjoui, comme un gamin découvrant un nouveau jouet.

— C’est dingue.

35

Le lien est évident

Certaines journées filent à une vitesse vertigineuse.

Je suis absorbé dans l’étude de mes dossiers depuis ce matin.

À midi, j’ai avalé un sandwich en vitesse, tout en continuant à travailler. Je ne me suis levé que pour prendre un café ou satisfaire un besoin naturel.

Cet acharnement m’a permis d’avancer sur le cas qui passera aux assises de Nivelles dans une vingtaine de jours. Je me sens prêt, même si l’affaire est délicate et témoigne des bizarreries de la justice belge.

Lors d’un congé pénitentiaire, un détenu débarque avec un comparse dans une société de location d’hélicoptère. Ils forcent le pilote à embarquer l’un d’eux pendant que l’autre tient en otage le propriétaire de l’entreprise. Le pilote prépare un appareil et décolle. Le détenu lui ordonne de se poser dans la cour de la prison d’Ittre pour faire évader l’un de ses condisciples. L’hélicoptère se pose et le caïd monte à bord, suivi par une dizaine de détenus qui s’accrochent à l’appareil. L’engin s’élève de quelques mètres avant de s’écraser. Une dizaine de personnes sont blessées.

L’apprenti pirate de l’air est condamné à neuf ans de prison et fait appel. On constate qu’une cour d’assises aurait dû statuer sur ce dossier en vertu d’une loi de 1937 relative au vol et à la destruction d’un aéronef.

En conclusion, le détenu ne risque plus neuf, mais vingt à trente ans de prison.

Un vrai quitte ou double.

Le procès durera au mieux une semaine, peut-être dix jours. J’ai demandé à mon client de reconnaître les faits, de faire profil bas et de répondre poliment à la présidente de la Cour.

Je range mes dossiers, éteins l’ordinateur et me prépare à partir du bureau.

Je repense au dîner d’avant-hier, avec Leila. Le vin nous avait rendus joyeux, j’étais parvenu à me détendre.

Quand j’étais devant chez elle, elle s’est penchée vers moi et m’a donné un baiser, plus appuyé que la première fois. Elle m’a demandé si je voulais monter pour bavarder un peu. Je me suis entendu répondre que je n’étais pas encore prêt, que j’étais désolé.

Elle n’a pas insisté.

J’aurais pu m’en tirer avec un trait d’humour ou une pirouette. Le prétexte d’une soudaine migraine aurait été moins affligeant que ce pitoyable : « Je ne suis pas encore prêt. »

« Prêt » à quoi ?

Je sors du bureau à 19 h 15.

Je m’arrête au Déli, me choisis un plat et me range dans la file, derrière les divorcés, les célibataires et les bourreaux de travail.

Mon téléphone se met à sonner pendant que la caissière emballe mes emplettes.

Leila.

Je me range sur le côté et prends l’appel.

— Bonsoir Leila.

— Bonsoir, Jean. Comment vas-tu ?

— Un peu fatigué, j’ai eu une grosse journée, mais à part ça, je suis en pleine forme. Prêt à attaquer mon samedi au bureau.

La caissière me fait signe. La file s’impatiente, elle aimerait que j’accélère le mouvement.

J’avance d’un pas, glisse ma carte bancaire dans le terminal et poursuis ma conversation téléphonique.

— Quelles nouvelles, Leila ?

— Je viens de rentrer. J’ai allumé la télé et j’ai repensé à ce que tu m’as dit l’autre jour.

La promiscuité des clients m’importune.

— À quoi as-tu repensé ?

Je compose mon code, reprends ma carte et emporte mes provisions sous l’œil désapprobateur des gens pressés.

— Mardi, quand tu m’as appelée, en sortant de l’hôpital, tu m’as dit qu’Akim avait prononcé le nom d’Alex en regardant vers la télévision.

Il me faut quelques secondes pour remettre mes idées en place.

— En effet. Il y avait sans doute un rapport entre les deux, mais je n’ai pas compris lequel. Pourquoi ?

— Jette un coup d’œil au prochain journal télévisé, je me trompe peut-être, mais le lien est évident.

36

La deuxième personne

Le DVIT, le Disaster Victim Identification Team, le service d’identification des dépouilles mortelles lié aux unités spéciales de la police fédérale, se mit en devoir d’identifier les corps retrouvés dans la camionnette incendiée à Tubize.

Malgré le mode opératoire utilisé par le ou les tueurs pour ralentir l’identification, ils réussirent à exploiter les empreintes digitales d’une des deux victimes, un Belge âgé de quarante-cinq ans, bien connu de la justice.

Considéré comme l’ami intime et le bras droit de Franck Jammet, Alex Grozdanovic avait été accusé d’avoir participé à plusieurs braquages, tant en Belgique qu’à l’étranger. Il avait été arrêté à Bruxelles en 2008 et condamné à dix ans de prison.

En novembre 2010, il s’était évadé de manière spectaculaire de la prison d’Andenne.

Trois mois plus tard, il avait été localisé à Barcelone par la police, mais il était parvenu à leur échapper après une course-poursuite en voiture dans les rues de la ville.

Depuis, il avait disparu.

L’identification de l’autre homme s’annonçait plus problématique et risquait de prendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines.

Comme pour Alex Grozdanovic, l’autopsie avait révélé la présence de plusieurs impacts de balles, mais le corps était dans un tel état que les spécialistes ne purent extraire d’ADN nucléaire.

Ils parvinrent néanmoins à prélever dans la moelle des os de l’ADN mitochondrial, moins précis que l’ADN nucléaire. Les médecins légistes estimèrent que la mort des deux hommes remontait à une huitaine de jours, soit aux alentours du 19 février.

En tout état de cause, cette découverte permettait de faire progresser l’enquête autour du casse de Zaventem.

La mort violente d’Alex Grozdanovic confortait la piste du grand banditisme belge et relançait la question de l’implication de Franck Jammet.

Le jeudi 28 février, les enquêteurs rendirent une nouvelle visite à ce dernier dans sa propriété d’Oppède-le-Vieux.

Il fut affligé d’apprendre le décès de son ami, mais s’en tint à sa première déclaration et répéta qu’il se trouvait à Luxembourg le jour de l’attaque et n’avait rien à voir avec cette affaire.

Le vendredi 1er mars, en fin d’après-midi, la presse fut informée qu’Alex Grozdanovic était l’une des deux victimes retrouvées dans le véhicule incendié à Tubize et qu’il n’était pas encore possible de révéler l’identité de la deuxième personne.

37

Enculés

La société anonyme Vert d’experts fut créée le jeudi 8 juillet 1993.

Franck aurait pu se contenter de fonder une société privée à responsabilité limitée, mais il estimait que les lettres S.A. qui jouxtaient la raison sociale étaient un gage de sérieux pour la clientèle qu’il visait.

Il avait installé le siège de l’entreprise dans un immeuble industriel qu’il avait loué à la sortie de Nivelles. Dans la foulée, il avait acheté deux camionnettes de seconde main qu’il avait fait peindre aux couleurs de l’entreprise.

Il avait dressé la liste d’une centaine de communes qui possédaient leur propre service d’entretien. Son objectif était de les convaincre de leur sous-traiter ce travail. Les premières visites de prospection qu’il fit se révélèrent peu productives. Soit l’échevin chargé de la tâche rechignait à le rencontrer, soit il lui prêtait une oreille distraite avant de lui signifier qu’il était satisfait du mode de gestion actuel.

De son côté, Alex avait remis sa démission à la fin du mois de mars et venait de terminer sa période de préavis. Il avait rejoint Franck et tournait en rond dans les bureaux.

Franck, qui ne le voyait ni se mêler de gestion financière ni se lancer dans l’élagage des arbres, lui avait attribué une autre mission.

— À part tondre les pelouses, tu n’as aucune expérience. En attendant d’avoir notre premier client, inscris-toi dans un club de tir et prends contact avec ton ancien camarade pour notre projet.

Alex n’eut aucun mal à retrouver la trace de Cirilli.

Il lui proposa une rencontre dans un bistrot du centre de Charleroi.

Après avoir parlé pendant quelques minutes du bon vieux temps, il lui exposa le plan dans les grandes lignes, sans lui parler de la méthode qu’ils avaient mise au point.

Assis de travers, les bras croisés, Cirilli l’écoutait en le fixant de ses yeux globuleux. Il portait un collier de barbe et ne souriait jamais. Sa carrure imposante le faisait paraître plus petit qu’il n’était.

À la fin de la présentation, il se montra sceptique.

— On est déjà venu me proposer un tas de coups foireux. Chaque fois, c’est le coup gagnant, c’est un jeu d’enfants, tout est sous contrôle et on va se faire des couilles en or. Quand tu grattes un peu, tu constates que tu as affaire à des amateurs et que tu as toutes les chances de te retrouver avec les flics au cul.

Alex se remémora la course-poursuite de décembre, mais continua de faire bonne figure.

— Avec nous, ça ne risque pas d’arriver. Nous sommes des pros et nous avons une technique infaillible.

— Ils disent tous ça. Dans ce business, la vraie faille, c’est pas le côté technique, c’est le facteur humain. Je ne veux pas de votre greluche dans les pattes. Par la même occasion, dis à ton ami que si j’accepte, je veux un MP5 chambré en dix millimètres et un gilet pare-balles en kevlar, sinon, il peut aller se faire foutre.

Alex n’insista pas.

— Je propose que tu lui en parles toi-même. Je suis sûr que vous trouverez un arrangement et qu’il parviendra à te convaincre.

— Organise un rendez-vous, mais dis-lui que je ne suis pas prêt à me faire enculer.

En attendant de convaincre Cirilli, Franck passait ses listes en revue à longueur de journée pour tenter de contacter des responsables.

Julie passait le matin pour lui donner un coup de main.

— Ne te décourage pas, tu vas y arriver.

— Il y a six cents communes dans ce pays. Ne me dis pas qu’il n’y en a pas une qui soit prête à travailler avec nous.

Il songeait à se rabattre sur de plus petites cibles, quand le hasard vint lui prêter main-forte. Alors qu’il feuilletait la brochure d’information d’une commune du sud de Bruxelles, Julie posa un index sur l’une des photos.

— C’est qui, ce mec ?

— Jean-Luc Bradfer, le bourgmestre. Ils lancent un appel d’offres pour sous-traiter l’entretien de leurs espaces verts. Le marché est gigantesque, mais un chantier de cette importance demande du personnel à gogo et une grosse infrastructure. On n’a aucune chance. Pourquoi ?

— Je le connais. Il baise une de mes copines.

Franck bondit.

— Tu es sûre que c’est lui ?

Julie soupira.

— Marjorie habite à deux pas d’ici. J’ai fait une partie de mes études avec elle. Elle me parle de lui chaque fois que je la croise. Je l’ai aperçu quelques fois, quand il vient la chercher dans sa grosse bagnole. Il met des lunettes de soleil pour passer incognito. C’est bien la peine, je l’ai reconnu au premier coup d’œil.

— Il est marié ?

— Marié, deux enfants. Il lui a promis qu’il allait quitter sa femme pour elle. Ça fait deux ans que ça dure et rien n’a bougé, mais elle continue à y croire. Quand elle me parle de lui, elle l’appelle Chouchou ou des trucs du genre. Elle m’a juste dit qu’il avait un poste important en politique.

— Ils se voient souvent ?

— Une ou deux fois par semaine.

Dans l’après-midi, Franck examina avec attention le cahier des charges et entama la rédaction d’une offre. Le lendemain, Julie téléphona à Marjorie pour lui proposer un déjeuner.

Dès qu’elle eut raccroché, elle se tourna vers Franck.

— Je déjeune avec elle vendredi. Je lui ai d’abord proposé jeudi, mais elle voit Chouchou à midi.

Le jeudi, Franck se gara à proximité du domicile de Marjorie et guetta l’arrivée du bourgmestre en espérant qu’aucun changement n’était intervenu.

Quelques minutes avant midi, une Mercedes noire remonta la rue à faible allure et lança un bref coup de klaxon. Après quelques instants, une jeune femme élégante traversa à la hâte et s’engouffra dans le véhicule.

Franck démarra et les prit en filature. La voiture prit la direction du centre, longea l’avenue Louise, ressortit à hauteur du boulevard de Waterloo et s’enfonça dans le parking de l’hôtel Hilton. Franck fit le tour du quartier et descendit à son tour dans le parking. Il repéra la Mercedes de Bradfer et se parqua à quelques mètres. Il inclina le dossier, s’allongea et prit son mal en patience.

Les amants réapparurent trois heures plus tard.

Franck sortit de sa voiture et se positionna devant la borne de paiement. La Mercedes arriva à sa hauteur et Bradfer fit descendre la vitre.

— Qu’est-ce qui se passe ? La barrière est en panne ?

Franck lui présenta son plus beau sourire.

— Bonsoir, monsieur Bradfer.

L’homme blêmit.

Franck se pencha et jeta un coup d’œil à l’intérieur de la voiture.

— Bonsoir, mademoiselle.

Le bourgmestre n’en menait pas large.

Il bredouilla d’une voix tremblante.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— J’ai répondu à votre appel d’offres. Ce marché me tient à cœur et je tenais à vous remettre ma proposition en mains propres.

L’homme le fouilla du regard avec un soulagement mêlé de colère.

— Vous pensez que me menacer est la bonne méthode ?

Franck éluda la question et lui tendit une enveloppe.

— À l’article onze, je mentionne douze travailleurs. Pour tout dire, ce sont en grande partie les vôtres. Je m’engage à recruter vos meilleurs éléments. Vous éviterez un drame social et des frais de licenciement. En plus, ça vous donnera la garantie d’avoir des gens qui connaissent vos infrastructures. J’espère que nous aurons le plaisir de nous revoir très bientôt. Bonsoir, monsieur Bradfer.

Il se pencha en avant.

— Mademoiselle.

Bradfer introduisit le jeton de sortie et démarra en trombe.

Franck reprit le chemin de Vert d’experts. Sa journée n’était pas terminée. Il avait rendez-vous avec Cirilli pour le convaincre de les rejoindre, lui faire accepter la présence de Julie et tempérer ses velléités guerrières.

Lorsque Cirilli et Alex débarquèrent, Franck était assis au milieu de l’entrepôt, en équilibre sur les deux pieds d’une chaise.

Cirilli s’approcha.

— C’est toi, Franck ?

Franck inclina la tête.

— En personne. Alex m’a dit que tu étais prêt à travailler avec nous, mais que tu ne voulais pas de nana et que tu exigeais du matos dernier cri, c’est exact ?

Cirilli opina.

— Ce sont mes règles. Sinon, tu vas te faire foutre.

Franck se leva.

— Je respecte tes règles, et j’en ai aussi.

Cirilli s’avança en roulant des épaules.

— Lesquelles ?

Franck avança d’un pas et lui décocha un violent coup de pied dans l’entrejambe. L’Italien poussa un cri rauque, se plia en deux et tomba à genoux. Son visage virait au rouge et les yeux lui sortaient des orbites.

Franck s’agenouilla auprès de lui.

— Règle numéro un, c’est moi qui fixe les règles.

Cirilli ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit.

Franck poursuivit.

— C’est avec la nana et sans ton arsenal de Rambo. À prendre ou à laisser. Tu as cinq secondes pour te décider.

Alex approcha, la mine réjouie, et s’agenouilla à son tour auprès de l’Italien.

— Je savais que Franck parviendrait à trouver les bons arguments. Alors ? Ta décision ?

Cirilli chercha l’air, cracha un jet de salive et les dévisagea tour à tour.

— Enculés.

38

D’où est parti l’incendie

Rasé de frais, l’uniforme beige irréprochable, Maurice Kooning entre dans le parloir et contourne le bureau comme s’il slalomait entre les tables dans une réception mondaine.

— Maître Villemont, quelle surprise ! Ça fait un bail que vous n’êtes pas venu me voir. Vous venez recueillir mes dernières volontés ?

La prison d’Ittre a la réputation d’être le rendez-vous de la fine fleur du banditisme, le repaire des « beaux mecs », comme les appellent les flics. Maurice Kooning en est une des figures emblématiques.

Il frise les quatre-vingts ans, dont près de vingt-cinq passés derrière les barreaux. Condamné pour une série de braquages, certains sanglants, il a également été suspecté d’avoir fait disparaître quelques-uns de ses rivaux. Maurice est un truand à l’ancienne. Il a ses règles et tient à ce qu’elles soient respectées. Malgré son âge avancé, les détenus de tous bords continuent à le craindre.

Courtois, un brin condescendant, il entretient des rapports cordiaux avec les gardiens. Il les vouvoie et exige le même traitement en retour.

Il résume le mode de fonctionnement de la prison à l’aide d’un postulat imagé.

« Les matons, si tu les fais pas baver, ils te font pas baver. Si tu les fais baver, ils te font baver. Tu peux remplacer baver par un verbe de ton choix. »

J’ai appris récemment qu’il souffrait d’un cancer du côlon et que les perspectives étaient peu encourageantes.

— Ne parlez pas de malheur, la ministre de la Justice compte sur votre présence pour l’inauguration de la prison de Beveren.

Il s’assied, ôte sa montre et la pose sur la table.

— J’ai entendu dire qu’il y aura Internet et qu’il sera possible de louer des films.

— C’est exact. En plus, les détenus pourront consulter en ligne les dossiers judiciaires qui les concernent. Ce sera une première mondiale.

Il soupire.

— Vous êtes un rabat-joie, vous ne pensez qu’au travail. Je suppose que c’est la raison de votre visite. En quoi puis-je vous être utile ?

— J’ai besoin de votre aide sur un dossier.

Il fronce les sourcils.

— Pour usage interne ?

— Bien entendu.

Les avocats ne savent pas dans quelle prison se trouve un détenu ni où il a purgé sa peine.

Cette information ne se trouve pas sur l’extrait du casier judiciaire. Quelques coups de fil aux confrères suffisent en général pour obtenir le renseignement.

En revanche, le dossier de détention est inaccessible. Y sont notées, jour après jour, les informations relatives à la détention, telles que le nom des gens que le détenu fréquente, les événements, même mineurs : un refus de douche, un mouvement d’humeur.

Ce dossier reste au greffe de la prison, il est conservé aux archives plusieurs années après la libération du détenu. Pour récolter des données de ce type, rien de tel que de rencontrer quelqu’un comme Maurice Kooning.

J’ai été l’un de ses défenseurs dans un procès, en 2002, pour des faits qui remontaient à 1995. Je n’ai pas obtenu grand-chose, si ce n’est de remettre en cause les déclarations d’un témoin versatile.

Il ouvre les mains.

— Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat.

— Sage précaution.

— Posez votre question, maître.

— Vous étiez à Andenne en 2010. Vous y avez connu Alex Grozdanovic ?

J’en ai appris plus sur lui que ce que la presse en dit.

Il a été arrêté une première fois en 1997 et condamné à trois ans de prison. En mars 1999, alors qu’il ne lui restait que quelques mois à purger, il s’est évadé de manière rocambolesque. En 2008, après neuf ans de cavale, il s’est fait appréhender à Bruxelles et a été incarcéré à la prison d’Andenne.

Il fronce les sourcils.

— J’ai connu Alex Grozdanovic et je regarde la télé. Sale affaire. Que faites-vous là-dedans ?

— Rien, à première vue. Vous le connaissiez bien ?

— Je lui ai appris à jouer aux échecs. Il m’a battu une fois, sur quelques centaines de parties.

— D’après ce que je sais, à la même période, un dénommé Bachir purgeait sa peine à Andenne, vous voyez qui c’est ?

Il me fixe dans les yeux, comme s’il cherchait à lire dans mes pensées.

— Bachir. Oui, je vois qui c’est. Quel rapport ?

— Est-ce qu’Alex Grozdanovic et Akim Bachir se fréquentaient ?

Il lève les yeux.

— Vous avez déjà vu un prince slave fréquenter un bouseux arabe ?

— C’est peu probable. Je vous ai dérangé pour rien ?

Il jette un coup d’œil à sa montre.

— Déranger est un grand mot. Je ne suis pas vraiment débordé. Pour tout dire, votre question n’est pas tout à fait idiote, maître.

Il se penche en avant.

— Vous voulez que je vous raconte quelque chose ?

Je me mets dans la même position que lui.

— J’en meurs d’envie.

— Vous savez que Grozdanovic s’est évadé d’Andenne ?

— J’ai appris ça hier soir, à la télé.

— Vous savez comment il a fait ?

— Pas dans les détails, c’est pour ça que je suis venu vous voir.

Il recule sur sa chaise et frotte son pantalon pour en chasser d’hypothétiques poussières.

Il a toujours aimé ménager ses effets.

L’opération terminée, il revient vers moi.

— Il a profité d’un début d’incendie pour faire son coup. Il rentrait justement de promenade. Les gardiens couraient dans tous les sens. Comme ils n’arrivaient pas à maîtriser le feu, ils ont appelé les pompiers.

— La porte était ouverte, il en a profité ?

Il ricane.

— On voit que vous ne connaissez pas les prisons. Entre le préau et la sortie, il y a dix grilles et autant de portes.

— Comment a-t-il fait ?

— Il avait un flingue, un vrai, il a tiré en l’air. Il a chopé un jeune gardien et lui a collé le pétard dans le cou. Ils ont traversé les couloirs, passé le bâtiment où se trouvent les bureaux et l’infirmerie, longé la salle de visites, franchi la comptabilité et le greffe et continué vers la cour grillagée et le sas d’entrée. Sur le chemin, il a dû croiser une vingtaine de matons. Aucun d’eux n’a bougé pour ne pas mettre la vie de leur collègue en danger. En Belgique, les porte-clés ne sont pas armés. Dans un autre pays, il se serait fait trouer comme une passoire.

Je visualise la scène.

— Et ensuite ?

— Il s’est enfui après avoir libéré le gamin sain et sauf. Il a couru vers le bois de Wahériffe qui se trouve derrière la prison. Les flics sont arrivés avec les hélicos, les clebs et tout le saint tremblement. Ils ne l’ont pas eu.

— Quelle est votre conclusion ?

Il me dévisage comme s’il allait m’énoncer une évidence.

— D’abord, que ce mec avait des couilles.

Il marque un silence.

J’attends l’épisode suivant.

Il prend sa montre, la frotte sur sa manche et la repose sur la table.

— Voilà pour la version officielle, celle que vous trouverez dans les journaux, chez vos confrères et chez les flics.

— Et la vôtre ?

Il prend l’air mystérieux.

— On l’attendait dehors, pour moi, ça ne fait aucun doute. Seul, il n’avait aucune chance. Il se serait fait prendre dans l’heure.

— Vous induisez que son évasion était programmée ?

— Réfléchissez. D’où vient le flingue, sinon de l’extérieur ? Comment se fait-il qu’il l’ait sur lui, à la promenade, précisément le jour où un incendie se déclare ?

— Ce début d’incendie était organisé ?

— Alex Grozdanovic travaillait avec Franck Jammet. C’était son ami d’enfance. La diversion était l’un de leurs points forts, ils faisaient cramer des bagnoles pour tromper les flics et laissaient de faux indices à gauche et à droite. Les doubles cagoules, c’est eux. Les tifs que les flics retrouvaient comme par miracle sur les lieux du casse et qui n’appartenaient à personne, c’est eux aussi. Si ce sont ces deux types qui ont orchestré le casse de Zaventem, je vous fiche mon billet que dans quelques jours, on va retrouver des diamants quelque part, histoire de créer de fausses pistes.

— Qui dit incendie volontaire, dit complice.

Il sourit.

— Bravo, maître. Vous devriez faire flic.

— Vous allez rire, j’y pense.

— Bachir se faisait racketter. C’était le souffre-douleur des zonards. Un jour, pour une raison que personne n’a pigée, Alex s’en est mêlé. Il a dérouillé les mecs et sauvé la vie du petit. Après ça, le Bachir a eu une paix royale, il était sous protection. Je connaissais Alex, c’était un bon bougre et c’était dans sa nature de jouer au Zorro, mais pas en taule. En taule, on ne mélange pas les serviettes et les torchons. J’en ai déduit que s’il a fait ça, c’est qu’il avait autre chose en tête.

— Par exemple ?

Il consulte sa montre.

— Seize minutes. Vous décompterez ça de mon ardoise.

Mes dernières notes d’honoraires sont restées impayées.

— Avec un plaisir d’autant plus grand que ce que vous allez me dire en vaut sûrement la peine.

Il me dévisage, les yeux mi-clos.

— Cela faisait plusieurs semaines que Grozdanovic s’était découvert une allergie à je-ne-sais-quoi. Les types allergiques reçoivent leurs rations dans des sachets séparés. Bachir travaillait à la cuisine. À Andenne, le meilleur moyen de faire entrer un flingue, c’est via l’un des fournisseurs de la cuisine. Après, pour le faire parvenir à celui qui l’a commandé, le mieux est de le lui amener en pièces détachées dans un sachet de bouffe. Si vous n’êtes pas encore convaincu, voici la question subsidiaire : à votre avis, d’où est parti l’incendie ?

39

La première leçon est gratuite

Je tourne en rond dans la salle de réunion.

— Reprenons depuis le début et tenons-nous-en aux faits, rien qu’aux faits.

Cette tactique m’aide souvent à y voir plus clair.

Je dresse à haute voix la liste des éléments clés d’une affaire.

— En début d’année, Akim Bachir confie à son frère qu’il a des ennuis et que son passé le rattrape, mais ne lui donne pas de détails. Quelques jours plus tard, alors qu’ils se promènent, Akim reçoit l’appel d’un homme qui lui dit qu’il doit prendre contact avec un certain Alex. Nous sommes d’accord ?

Leila est assise, bras croisés, l’œil admiratif, un sourire aux lèvres.

Elle acquiesce.

— Jusque-là, nous sommes d’accord.

Je lui ai téléphoné dès mon départ d’Ittre. Je tenais à ce qu’elle soit la première informée de ce que j’avais appris. Elle m’a proposé de la rejoindre à son bureau.

— Je continue. Le mardi 19 février, Akim commet un braquage dans un bureau de poste à Anderlecht. Pendant son forfait, il téléphone à sa femme qui quitte en panique son domicile.

Elle réprime une grimace.

— Si tu souhaites être objectif, « en panique » est une interprétation du fait.

J’incline le buste.

— Objection retenue, votre honneur. Je rectifie, sa femme quitte son domicile dans les minutes qui suivent.

Elle se prend au jeu.

— Accordé. Poursuivez, maître.

— La police arrive sur les lieux et Akim est appréhendé. Certains témoins parlent d’une voiture qui se trouvait devant le bureau de poste, voiture dans laquelle il serait venu ou qui semblait attendre sa sortie. En fin de journée, il passe devant la juge d’instruction qui délivre un mandat d’arrêt. Il est envoyé à la prison de Forest le soir même. À la demande de son père, je le rencontre le lendemain matin, mais il se montre peu coopératif.

— C’est un euphémisme, si j’en crois ce que tu m’as dit.

Je balaie l’air d’un geste.

— Ce n’est pas son accueil qui me perturbe, mais le fait qu’il refuse de se faire assister par un avocat. Première bizarrerie. Le surlendemain, je visionne la vidéo du braquage. Je note, entre autres, qu’il porte des traces de coups sur le visage et qu’il regarde souvent vers l’endroit où se trouve la voiture dont les témoins ont parlé. Après avoir examiné plusieurs fois la séquence, je tire la conclusion qu’il ne cherchait pas à braquer ce bureau de poste, mais à fuir des hommes qui le poursuivaient.

Elle lève les sourcils.

— Extrapolation hasardeuse des faits doublée d’une conjecture basée sur des hypothèses non fondées.

Je souris.

— Pas faux, tu devrais devenir juge. Le futur va néanmoins me donner raison. Trois jours plus tard, Akim demande à être transféré d’urgence dans une autre prison. Je le rencontre et j’en déduis qu’il se sent menacé.

— Présomption légitime.

— Confirmée par les faits puisque le lendemain, il se fait agresser par plusieurs détenus qui le laissent pour mort. Le directeur de la prison me téléphone pour m’informer de ce qui s’est passé et présume que des détenus russes seraient à la base de l’attaque.

— Ce qui est pour le moins surprenant.

— En effet. Mardi, le lendemain de l’agression, je vais voir Akim à l’hôpital. Il est à moitié inconscient, mais il me reconnaît. Il m’indique la télévision et prononce un mot, Alex. Une heure plus tôt, on annonçait au journal télévisé que deux cadavres avaient été trouvés dans une voiture carbonisée et que la police reliait cette découverte au casse de Zaventem.

Elle se lève et se met à déambuler dans la pièce.

— À ce moment-là, personne ne savait qu’Alex Grozdanovic était l’un des deux cadavres.

— Tout à fait, on ne l’a appris qu’hier. Heureusement pour moi, tu as tout de suite fait le lien avec ce que je t’avais dit en sortant de l’hôpital.

— Parlons d’intuition féminine. Pour être sincère, j’ai failli ne pas t’appeler. Je ne voyais pas comment Bachir pouvait savoir trois jours avant la police qu’Alex Grozdanovic faisait partie des victimes.

Nous tournons dans la pièce comme des lions en cage.

— Sur ce, je me mets à la recherche d’un événement qui lierait Akim Bachir à Alex Grozdanovic et je constate qu’ils ont tous deux séjourné dans la même prison, à la même période. Je rencontre quelqu’un qui était incarcéré en même temps qu’eux, et il me confirme qu’ils se connaissaient et qu’il est fort probable qu’Akim Bachir ait aidé Alex Grozdanovic à s’évader. La boucle est bouclée. Fin de l’énoncé des faits.

Elle s’arrête.

J’en fais de même.

Nous sommes face à face, de chaque côté de la grande table ovale.

— Belle démonstration, Jean. Tu viens de lister les pièces du puzzle. Il nous reste à les assembler.

Je m’affale sur une chaise.

— Nous n’avons rien qui permette de le faire. Ce ne seraient qu’hypothèses, supputations et extrapolations.

Elle hausse les épaules et s’assied à son tour.

— Essayons quand même.

L’opiniâtreté dont font preuve mes consœurs me captive. Là où les hommes s’arrêtent, à court d’arguments rationnels, elles poursuivent la réflexion.

Elles sont souvent plus déterminées et plus fines que leurs homologues masculins.

— Tu as raison, rien ne nous empêche de tenter le coup. Commençons par la question cruciale. Comment Akim savait-il, avant tout le monde, que l’un des cadavres était Alex Grozdanovic ?

Elle ouvre les bras.

— Parce qu’ils étaient ensemble ce jour-là. Je ne vois que ça. Ils ont tous les deux participé au casse de Zaventem, mais quelque chose a mal tourné. Alex s’est fait tuer, mais Akim est parvenu à s’échapper.

La déduction est logique, mais je reste sceptique.

— Ça pourrait expliquer le message qu’Akim m’a demandé de transmettre à Youssef. Dites à mon frère que je suis vivant. En revanche, je ne vois pas Akim Bachir participant à un casse de cette ampleur. Ce n’est qu’un petit délinquant. Après avoir été le bouc émissaire de ses complices lors de ses premiers démêlés avec la justice, il est devenu le souffre-douleur des détenus. Je conçois mal que des braqueurs de haut vol recrutent un type comme lui. Quelle compétence peut-il leur apporter ?

— Alternative, il faisait partie de ceux qui ont éliminé Alex.

Le scénario me semble encore plus improbable.

— Akim aurait trahi ? Dans ce cas, on pourrait imaginer que Rachida était dans le coup et que le butin était chez eux. Piégé, il serait entré dans la poste pour simuler un braquage et lui aurait téléphoné pour qu’elle prenne le magot et s’en aille au plus vite. Je ne suis pas convaincu.

Elle semble dépitée.

— Arrêtons-nous là, il nous manque trop d’éléments.

— Les scénarios les plus improbables sont souvent proches de la vérité.

Elle s’immobilise et me fixe droit dans les yeux comme si elle venait d’avoir une révélation.

— Si tu étais flic, quelle serait la première chose que tu ferais ?

Je réfléchis quelques instants.

— Je vérifierais l’emploi du temps d’Akim Bachir le soir du casse de Zaventem.

Elle ferme un œil et lève un pouce.

— Tu devrais devenir flic.

— On me l’a dit encore tout à l’heure. Je vais suivre cette piste. On arrête pour aujourd’hui. Tu es libre ce soir ?

Elle fait la moue.

— Pas ce soir, j’ai un dîner entre filles. On va manger des saloperies qui font grossir et dire du mal des hommes.

— Ça risque de prendre du temps.

Une idée me vient.

— Ça te dirait de t’initier à l’escalade en salle ?

Ma proposition semble l’enthousiasmer.

— Excellente idée ! J’ai toujours rêvé de vaincre le vertige.

— Vendu. Je passe te prendre chez toi, demain matin, vers 10 heures. La première leçon est gratuite.

40

Une mort certaine

Le recrutement de Laurent Nagels se révéla moins mouvementé que celui de Sergio Cirilli.

Franck et lui avaient occupé la même chambre durant leur service militaire et avaient d’emblée sympathisé. Laurent appréciait l’intelligence et le savoir-vivre de son compagnon. En contrepartie, Franck aimait son humour caustique et le détachement hautain qu’il affichait. De plus, l’expertise qu’il possédait l’intéressait à plus d’un titre.

Bien avant son entrée à l’armée, Laurent Nagels s’était découvert une attirance pour tout ce qui touchait aux explosifs. Son père, chef mineur au sein d’une carrière basée non loin du Luxembourg, lui avait transmis sa passion alors qu’il n’avait que six ans.

Tout jeune, il avait appris la composition des différents explosifs, tant militaires que civils.

Il était capable d’en citer les caractéristiques, et il connaissait la différence entre l’effet de brisance et l’effet de poussée. Son père lui avait montré ce que pouvait produire chacun d’eux en utilisant de petites quantités dans le fond de leur jardin.

À l’âge de neuf ans, il avait élaboré un fumigène à base de nitrate de potassium et de sucre qu’il revendait à ses camarades de classe. Deux ans plus tard, il s’était lancé dans la fabrication de bombes artisanales faites de peroxyde d’acétone ou d’acide chlorhydrique mélangé à des boulettes de papier d’aluminium.

À seize ans, il avait confectionné des engins plus puissants faits d’un mélange de nitrate d’ammonium et de mazout dans lequel il enfonçait un pétard à mèche en guise de détonateur.

Long, maigre, chaussé d’épaisses lunettes, il paraissait dix ans de plus que son âge. Son allure négligée, ses cheveux grisonnants et son teint cadavérique ne l’empêchaient pas d’avoir un certain succès auprès des femmes.

Il s’en était expliqué à Franck en usant de son habituel ton pince-sans-rire.

— Paraît que je leur fais penser à Gainsbourg. Tant qu’elles ne me demandent pas de chanter.

Lors de son retour à la vie civile, il avait embrassé la même carrière que son père. Il se préparait à lui succéder, ce dernier approchant de la retraite.

C’est à l’issue d’une soirée mouvementée à Bourg-Léopold que Franck avait pris conscience que Nagels était susceptible de lui être utile un jour.

Un soir, il avait proposé à Franck de prendre un verre pour fêter la fin de leur instruction et leur départ pour l’Allemagne. Vers 22 heures, ils avaient débarqué dans un bar enfumé et bruyant fréquenté par la population locale, majoritairement néerlandophone.

Ils s’étaient accoudés au bar et Nagels avait passé commande de deux bières en français.

Le barman avait fait mine de ne pas comprendre et lui avait demandé de répéter, en néerlandais cette fois.

Nagels avait haussé les épaules.

— Et puis quoi encore ? Je suis client, je parle français et tu as très bien compris ce que je veux. Deux bières, et que ça saute.

Cinq quadragénaires au physique de catcheur s’étaient approchés en bombant le torse.

Le sourire aux lèvres, le barman avait réitéré sa demande en ajoutant que s’il refusait de parler néerlandais, ses amis se chargeraient de lui apprendre quelques mots.

Nagels les avait toisés avec dédain avant de s’adresser au plus costaud d’entre eux.

— Comment on dit « va te faire foutre » dans ta langue de barbare ?

Alors que l’homme s’apprêtait à l’empoigner, il avait plongé une main dans sa poche et en avait sorti une grenade.

D’un geste vif, il l’avait dégoupillée et avait nargué le molosse.

— Tu n’as pas l’air très futé, Rubens, mais je suppose que tu sais compter jusqu’à cinq ?

Des cris avaient fusé de toutes parts, la panique s’était emparée des clients et le bar s’était vidé en l’espace de quelques secondes, les malabars en tête.

D’un geste calme, il avait replacé la goupille, remis la grenade dans sa poche et appelé le barman, tapi sous le bar.

— Pour nous, ce sera deux bières, s’il vous plaît, monsieur.

Au début du mois de septembre, alors qu’il attendait avec impatience la signature de Bradfer pour démarrer les activités de Vert d’experts, Franck reprit contact avec Nagels et lui proposa un déjeuner dans un restaurant du centre de Liège.

Nagels arriva en retard, l’haleine avinée, une cigarette au coin des lèvres.

Franck ne lui parla pas du projet. Il ne l’avait plus vu depuis la fin de son service militaire et souhaitait au préalable s’assurer qu’il était fiable, tant sur le plan pratique que comportemental.

Avant de prendre congé, il lui exposa le problème technique qu’il avait préparé.

— D’après toi, est-il possible de faire sauter une porte constituée d’une superposition de plaques d’acier trempé et de matériaux composites, sachant que derrière cette porte se trouve quelqu’un que tu ne veux ni tuer ni blesser ?

Nagels rajusta ses lunettes et se tritura le lobe de l’oreille pendant une longue minute avant de répondre.

— Ce que tu veux, c’est percer un blindage sandwich sans provoquer trop de dommages collatéraux ? Oui, ça doit être possible.

Franck manifesta sa satisfaction.

— Bonne nouvelle. Tu serais capable de t’en charger ?

Nagels lui adressa un clin d’œil.

— Pourquoi pas ? Tu comptes kidnapper le roi ou le pape ?

Équipé d’une valise volumineuse, Laurent Nagels débarqua chez Vert d’experts la semaine suivante.

Franck lui présenta Julie et Alex.

Comme à l’accoutumée, Julie se montra accueillante et enjouée.

— Salut, Laurent, tu as fait bonne route ?

— La E40, super, merci.

Alex, pour sa part, resta froid et distant.

— Moi, c’est Alex.

— Salut.

Ils se servirent un café et s’installèrent dans l’un des bureaux. Franck et Laurent échangèrent quelques plaisanteries et abordèrent les sujets d’actualité comme de vieux amis.

Alex marqua son impatience.

— Bon, si on passait aux choses sérieuses ? Franck t’a posé une question. Tu nous montres ce que tu sais faire ?

Nagels resta impassible, se leva et ouvrit la valise.

— J’allais y venir.

Il étala son matériel avec des gestes mesurés, posa de grandes feuilles de papier sur le sol et leur décrivit les différentes solutions qu’il avait envisagées, en spécifiant les avantages et les inconvénients de chacune d’elles.

Tous trois furent impressionnés par ses compétences et l’ingéniosité dont il avait fait preuve. Julie lui posa quelques questions auxquelles il répondit de manière précise.

Avant que Franck ne lui dévoile leur projet et lui propose de se joindre à eux, Alex s’interposa.

— Franck, je peux te parler un instant, seul à seul ?

Ils sortirent tous deux du bureau et descendirent dans le hangar.

Alex explosa.

— Je ne sais pas où tu es allé chercher cet ivrogne. Il connaît son sujet, d’accord, mais tu as vu la tête qu’il a ? On dirait un cancéreux en phase terminale. Il nous faut des mecs rapides, en excellente condition physique, capables de courir, de se battre, de tirer et de foutre la trouille. Les convoyeurs vont se marrer s’ils voient surgir ce zombie devant eux.

Franck l’apaisa.

— On a besoin de lui. On ne trouvera personne qui s’y connaisse aussi bien en explosifs et en qui on puisse avoir confiance. S’il accepte de marcher avec nous, ce sera à toi de jouer. Tu auras quatre mois pour faire de lui une bête de combat. Il devra se débrouiller pour venir tous les soirs et le week-end. Running, self-défense, maniement des armes, conduite rapide, il faut que tu lui apprennes tout ce que tu sais. Et plus une goutte d’alcool. Il doit être sobre et opérationnel pour la fin de l’année. Tu relèves le défi ?

Alex réfléchit quelques instants. Il n’avait pas grand-chose à faire de ses journées et ce genre de mission était dans ces cordes.

— Et s’il craque ?

— Tant pis pour lui, mais il ne craquera pas.

Alex lui tendit la main.

— Mille balles qu’il abandonne avant deux semaines.

— Tu m’en files cinq de plus s’il se montre à la hauteur de tes exigences.

— Tenu.

Début octobre, le contrat de sous-traitance, dûment signé par Jean-Luc Bradfer, arriva dans la boîte aux lettres de Vert d’experts.

Après avoir fêté l’événement à la Villa Lorraine avec Julie et Alex, Franck s’était mis à l’ouvrage. À plusieurs reprises, il s’était rendu dans la commune pour rencontrer le personnel en charge des travaux, opérer une sélection et leur proposer un contrat de travail.

Armé du mandat, il était allé à la banque et avait demandé une ligne de crédit supplémentaire pour racheter une partie des véhicules de la commune et le matériel existant.

Accompagné d’Alex, il avait fait le tour des différents sites et préparé le planning pour l’année à venir, leur mandat débutant au 1er janvier 1994.

Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, une société de gestion immobilière les contacta fin octobre et s’engagea à faire appel à eux.

Le dimanche 5 décembre 1993, à midi, eut lieu la première réunion des cinq membres de la future équipe chez Vert d’experts.

Nagels arriva une demi-heure avant l’heure, comme le lui avait ordonné Alex.

Les premières semaines d’entraînement intensif avaient donné de bons résultats. Il avait arrêté l’alcool et le tabac, sa condition physique s’était améliorée et il était capable de courir pendant cinq kilomètres sans s’effondrer sur le bas-côté de la route.

De plus, il avait appris les rudiments du combat à main nue et commencé le tir au pistolet.

Le changement d’attitude qui s’était opéré en lui amusait Franck. Il roulait les mécaniques, singeait la démarche d’Alex et se prenait pour un dangereux caïd.

Cirilli arriva en dernier.

Après la mise au point qu’il avait eue avec Franck, il leur avait donné son accord de principe, sous réserve que la présentation de Julie le convainque et que le cinquième larron soit au niveau.

Il salua Franck et Alex d’un hochement de tête, passa devant Julie sans lui serrer la main et fixa Nagels comme s’il venait d’insulter sa mère.

Wiménon grogna et montra les dents quand il passa à sa portée, ce qui fit sourire Franck et Julie.

Il prit une chaise, croisa les bras et attendit.

Franck débuta la réunion.

Il exposa le plan dans son ensemble en distinguant les cinq phases : mise en place, immobilisation, ouverture, saisie, repli.

Après cela, il remit à chacun sa partition.

— Vous allez devoir apprendre votre séquence par cœur. Dès la semaine prochaine, il faudra libérer trois soirs par semaine pour s’entraîner, apprendre à synchroniser nos gestes et savoir quand intervenir en fonction de ce que font les autres. Quand nous serons au point, nous ferons des tests grandeur nature. Dans quatre semaines, nous devons être prêts.

Il céda ensuite la parole à Julie, qui décortiqua les phases 1 et 2.

Franck éprouva un sentiment d’admiration.

Elle déroulait son discours sans empressement, de manière structurée, en cherchant le contact visuel avec chacun des présents. Son charisme et son expertise technique inspiraient le respect.

Cirilli, le visage fermé, faisait mine de se désintéresser de ce qu’elle disait, mais l’éclat qui brillait dans ses prunelles trahissait son excitation.

À la fin de son exposé, Nagels se leva et l’applaudit. Il embraya et décortiqua la phase 3 en faisant passer de main en main le matériel qu’il avait mis au point.

— Ne paniquez pas, vous ne risquez rien. Ce qu’il y a là-dedans est un mélange d’hexogène et de pentrite. Il est malléable, il résiste à l’eau et à la chaleur. En plus, il est difficilement inflammable.

Lorsqu’il eut terminé, il se campa sur ses deux jambes avec une attitude martiale, montra Cirilli du menton et questionna Franck.

— Et le nabot trisomique, il fait quoi dans notre aventure ?

Franck et Alex parvinrent de justesse à le sauver d’une mort certaine.

41

Sans toi

Estelle m’a déposé plusieurs fois à la salle, mais elle n’est jamais allée au-delà de l’entrée.

Elle prétextait que cette discipline n’était pas faite pour les femmes normales, que l’endroit empestait la testostérone, que les grimpeuses étaient des gouines dominantes et qu’elle aurait l’air d’Angela Merkel suspendue à une branche.

L’élégance avec laquelle Leila attaque ses premières parois dément ces préjugés. Elle enchaîne les prises avec des gestes précis, en souplesse et légèreté.

De temps à autre, son rire rompt le silence que seuls le cliquetis des mousquetons et le ripement des cordes viennent troubler.

Je l’observe, attentif, les pieds ancrés au sol, en maintenant la tension dans la corde pour qu’elle se sente en sécurité.

Elle est aux trois quarts de la voie lorsque son pied droit dérape. Elle tente de se rétablir à la force des bras, multiplie les efforts, mais finit par décrocher.

— Merde !

Son juron résonne dans la salle. À quelques mètres, dans la zone réservée aux ténors, Jean-Pascal, mon partenaire de dimanche dernier, me fait un clin d’œil.

Je bloque la corde dans le mousqueton et la ramène au sol en douceur.

Elle est déçue.

— J’étais sûre que j’allais y arriver.

— Tu y étais presque. Tu as une bonne lecture de la voie et tu avances à un bon rythme. Prends le temps de te reposer entre deux prises.

— Si je m’arrête, le vertige me prend.

— Ne regarde pas en bas. Économise tes forces. Utilise tes mains pour assurer ta prise, mais n’oublie pas que ce sont tes jambes qui doivent te faire monter.

Elle écoute mes conseils avec attention, en hochant la tête pour me signifier qu’elle enregistre.

— D’accord. J’y retourne.

— Tu ne veux pas attendre pour récupérer un peu ?

— Je bouillonne d’énergie.

— D’accord. Cette fois, tu vas jusqu’au bout.

Elle se plante au pied du mur et visualise le parcours.

Après avoir pris une longue inspiration, elle m’adresse un sourire et agrippe une des prises. La voie ne comporte aucune réelle difficulté, mais pour une première, je suis impressionné.

Elle grimpe avec agilité, trouve ses marques et s’arrête à deux mètres du sommet.

Je murmure un ultime conseil.

— Garde ton bassin proche de la paroi, décolle ton buste, tu y es.

D’une poussée, elle franchit la dernière étape et accède à la planchette de bois qui symbolise le sommet.

— Yes !

D’une autre poussée, elle s’écarte du mur et se laisse descendre, le corps relâché.

— Bravo, Leila !

Nous faisons claquer les paumes de nos mains comme des ados.

Elle savoure son succès.

— Merci de m’avoir fait découvrir ça. C’est une grande victoire sur moi-même. Je ne pensais pas pouvoir réussir. Je me sens en sécurité avec toi, j’ai l’impression qu’il ne peut rien m’arriver.

Je devrais me réjouir, me laisser aller, profiter de l’instant. Je ne pense qu’à Estelle, à cette connivence que j’aurais aimé partager avec elle.

Je me libère de la corde.

— Pour une première, tu as été brillante. On va se doucher ?

Elle a compris que d’autres pensées m’ont traversé l’esprit.

— D’accord, à tout de suite.

Nous nous retrouvons au bar un quart d’heure plus tard. Ses cheveux sont encore mouillés, ses yeux pétillent, elle est tout sourire.

— C’est moi qui offre. Qu’est-ce que tu bois ?

— Accepté. Une bière.

Elle interpelle Armelle.

— Deux bières, s’il vous plaît.

Cette dernière ne semble pas apprécier l’intrusion de cette inconnue dans ma sphère d’intimité.

Elle sert les bières en ignorant ma compagne.

— Vous mangerez ici ?

J’interroge Leila du regard.

Le visage avenant avec lequel Armelle a posé la question semble l’avoir refroidie.

— J’ai une proposition à te faire. On fait un crochet par une épicerie, on va chez moi et je te prépare quelque chose. Qu’est-ce que tu en penses ?

— J’en pense que je suis pour.

Nous sortons de la salle et prenons le boulevard Général-Jacques.

— Tu connais une épicerie ouverte le dimanche dans ton quartier ?

J’ai à peine terminé ma phrase qu’une idée me vient, mais elle me coupe l’herbe sous le pied.

— On passe chez Bachir ?

— J’allais te le proposer.

Comme souvent le dimanche, la capitale vit au ralenti. La circulation est fluide et nous arrivons à l’épicerie en quelques minutes.

Le ciel s’est dégagé. Un rayon de soleil met en valeur les couleurs des fleurs exposées en devanture.

Le magasin est désert. Youssef range les rayons, son père est retranché derrière la caisse. Il nous observe, l’œil interrogateur. Le fait que nous débarquions chez lui un dimanche le déconcerte.

— Bonjour, maître. Bonjour, madame.

Après l’avoir salué, Leila se dirige vers Youssef et lui passe sa commande.

Je retire mon chapeau, le pose contre ma poitrine et incline la tête avec déférence.

— Bonjour, monsieur Bachir. Comment va Akim ?

Il embraie sur un ton larmoyant.

— J’ai été le voir à l’hôpital hier soir. Il parle très peu et il a mal. Je n’ai pas l’impression qu’il est bien soigné. J’ai demandé à parler au docteur, mais il n’y avait que des infirmières et elles m’ont remballé.

— J’irai lui rendre visite demain. J’essaierai de voir le médecin pour en savoir plus.

Il ne m’écoute pas et poursuit le fil de ses pensées.

— Je suis très inquiet. J’ai essayé de téléphoner à la juge d’instruction, elle n’a pas voulu me parler. Pourquoi on a essayé de le tuer ? Je ne comprends pas.

Il est une nouvelle fois au bord des larmes.

— C’est ce que j’aimerais savoir. Je mène quelques recherches personnelles et j’aimerais vous poser une question.

Cette fois, j’obtiens son attention.

— Bien sûr. Heureusement que vous êtes là.

— Où travaillait Akim ?

Ma question le surprend.

— Akim avait deux patrons. Le midi, il travaillait à Saint-Gilles, dans un restaurant pas très loin de chez lui. Il faisait la plonge. Le soir, il nettoyait les bureaux dans les entreprises.

— Il travaillait tous les jours ?

— Tous les jours au restaurant, sauf le lundi. Pour la société de nettoyage, il travaillait du lundi au vendredi. Il commençait vers 6 heures du soir et rentrait parfois à 2 heures du matin. C’était très fatigant, mais il avait besoin d’argent, avec le petit, et sa femme qui a perdu son travail quand elle était enceinte.

— Vous pourriez me donner les coordonnées ?

— Bien sûr, j’ai la carte du restaurant et celle du patron de la société de nettoyage. Akim m’a dit qu’il n’était pas commode.

Il ouvre un tiroir et me remet les deux cartes.

Je note les noms et les adresses pendant que Leila termine ses emplettes.

Nous ressortons de l’épicerie quelques instants plus tard, les bras chargés de victuailles. Une fois dans la voiture, elle plonge une main dans l’un des sacs et agite un petit sachet en plastique rempli de poudre jaune.

— Ils ont des épices que je ne trouve nulle part. J’ai vu que tu aimais ça, chez Tizi Ouzou. Je vais te faire un plat dont tu me diras des nouvelles.

— J’ai hâte, je suis mort de faim.

Dès que nous avons tourné le coin de la rue, elle pivote sur son siège.

— Youssef m’a parlé.

Je m’arrête au feu rouge et la regarde dans les yeux.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il est allé à l’hôpital, hier. Akim lui a dit qu’il avait trouvé un moyen de s’en sortir.

— Un moyen de s’en sortir ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Youssef n’a pas compris. Il pensait qu’il délirait. Ensuite, Akim lui a dit qu’il fallait que quelqu’un aille lui parler.

Je tente de décoder le message.

— C’est nébuleux. Que quelqu’un aille parler à qui ?

— Youssef ne sait pas. Il lui a parlé de l’échange que j’ai eu avec lui. Il lui a dit que j’étais avocate, que je parlais arabe et qu’il me faisait confiance. Il était content de me voir débarquer tout à l’heure parce qu’il voulait me contacter. Akim aimerait me rencontrer.

Je marque le coup.

D’une part, cette nouvelle peut faire avancer l’affaire. De l’autre, c’est une déconvenue. Je ne suis pas parvenu à gagner la confiance de mon client.

— Tu es aussi brillante pour recueillir des confidences que pour franchir un mur d’escalade. Grâce à toi, nous allons peut-être en savoir plus. Nous pourrions y aller demain soir, si tu es libre.

Elle observe un silence embarrassé.

— Il a posé une condition. Il veut que je vienne sans toi.

42

Sa vie qui venait de basculer

Le fourgon de la société Securitis quitta le siège de Namur quelques minutes après 9 heures, le jeudi 6 janvier 1994.

La tournée qu’il effectuait ce jour-là s’étirait sur près de sept heures et totalisait cent vingt kilomètres. Pendant ce périple, une trentaine d’agences étaient visitées, certaines dans des villages reculés.

À la quatrième étape du circuit, le plan de route prescrivait de quitter l’autoroute à Courrière, d’emprunter la nationale et de parcourir sept kilomètres pour se rendre à l’agence de Lustin. Quelques centaines de mètres après la sortie de Courrière, un couloir pour bétail était aménagé sous la chaussée.

Franck avait choisi cet endroit pour passer à l’action.

Lors des repérages qu’il avait effectués, il avait répertorié une quarantaine de souterrains de ce type. Certains étaient conçus pour les engins agricoles et faisaient quatre mètres de haut sur six de large. D’autres, plus étroits, n’autorisaient que le passage de vaches ou de moutons.

L’avant-veille, peu avant midi, Franck et Alex avaient débarqué sur les lieux à bord d’une camionnette peinte aux couleurs d’une entreprise de travaux publics. Vêtus de salopettes jaunes, ils avaient bloqué une bande de circulation et délimité un périmètre de travail. Ils avaient ensuite installé une carotteuse thermique et foré un long trou dans le bitume.

Le conduit mesurait quinze centimètres de diamètre et débouchait deux mètres plus bas dans le couloir souterrain. Avant de quitter les lieux, ils avaient camouflé l’orifice avec un mélange de goudron et de plâtre.

L’opération leur avait pris moins d’une heure et leur présence n’avait attiré l’attention de personne.

Peu après 10 heures, le fourgon quitta l’agence BBL de Spontin et prit l’autoroute en direction de Bruxelles. Il emprunta la sortie de Courrière et bifurqua vers Lustin.

Trente secondes plus tard, il se profila dans les jumelles de Julie.

L’apparition du véhicule la fit frissonner. Elle était assise sur l’aile avant d’une Audi Quattro dont le moteur ronronnait. La voiture était dissimulée dans un chemin forestier à proximité de la route.

Elle souffla dans ses mains pour les réchauffer.

Le soleil était éblouissant, mais quelques flocons de neige étaient tombés pendant la nuit et le froid lui mordait le visage.

Elle attendit que le fourgon ait franchi le premier indicateur et enclencha le chronomètre.

Même si les tests préalables avaient confirmé la pertinence de ses calculs, elle était consciente que l’action se déroulait en temps réel et qu’aucune erreur ne lui serait pardonnée.

Au passage du deuxième indicateur, elle attrapa le talkie-walkie et enfonça une touche.

— Alpha.

Franck et Laurent, en tenue kaki, étaient assis dans une Volvo blanche, à un kilomètre. Franck à l’avant, Laurent à l’arrière.

Un silence pesant régnait dans l’habitacle. Laurent avait tenté de détendre l’atmosphère en lançant une ou deux plaisanteries, mais le cœur n’y était pas.

Deux FAL Commando étaient posés sur le siège passager. Alex en avait acheté huit à un trafiquant yougoslave qui se les procurait en pièces détachées à l’usine de Herstal.

Franck avait exigé qu’ils soient chargés à blanc, ce qui avait occasionné une discussion houleuse avec Sergio qui soutenait qu’en cas d’arrestation, un vol à main armée était puni de la même façon, que l’arme soit chargée à blanc ou à balles réelles.

Franck avait rétorqué qu’en cas d’arrestation, il préférait être condamné pour vol à main armée que pour homicide volontaire.

Ils montèrent sur la route et la Volvo partit à la rencontre du fourgon.

Recroquevillés dans le souterrain, Alex et Sergio pataugeaient dans la boue. Malgré le froid, ils étaient tous les deux en sueur. Ils étaient venus au lever du jour pour enfoncer un long poteau métallique dans le conduit.

Quand la base du tube était entrée en contact avec le sol, le sommet affleurait à la surface de la chaussée.

Sergio s’était incliné devant la précision avec laquelle Julie avait élaboré l’intervention. Elle avait également tenu compte de la vitesse du fourgon, de son poids et de l’emplacement des biellettes de direction pour déterminer le diamètre du poteau et la hauteur à laquelle il devait être hissé.

Dans la Volvo, le talkie-walkie crachota.

— Bravo.

Franck vit apparaître le fourgon au bout de la ligne droite.

Laurent tenait sur ses genoux un cadre métallique rectangulaire.

L’objet ressemblait à un châssis de fenêtre équipé de croisillons. Les profils étaient bourrés de semtex, un explosif qu’il s’était procuré au prix fort dans une entreprise de démolition hollandaise. Le produit avait l’aspect d’une pâte à modeler. On pouvait le manipuler sans danger, mais un seul kilo était capable de souffler une maison entière.

Julie avait estimé que la partie centrale de la cloison latérale se prêtait au mieux à l’explosion tout en minimisant le risque pour les convoyeurs.

— Charlie.

Franck déroula la cagoule sur son visage et se déporta vers le milieu de la route, obstruant en partie le passage en sens inverse.

Surpris par la manœuvre, le chauffeur du fourgon ralentit et serra à droite.

Les yeux vissés aux jumelles, Julie observait la scène. Le scénario se déroulait tel que prévu.

Elle sentit son estomac se contracter et enfonça la touche du talkie-walkie.

— Delta.

Sous la chaussée, Alex s’essuya les mains et agrippa les poignées fixées de part et d’autre du tube.

Le fourgon était à une trentaine de mètres.

— Echo.

Alex souleva le poteau et le fit coulisser dans le conduit pendant que Sergio glissait un bloc de bois sous la base. Alex reposa le pilier sur le bloc et tous deux sortirent du tunnel au pas de course.

À la surface, le chauffeur du fourgon vit surgir le pieu, mais resta sans réaction.

Dans un fracas de tôle, le véhicule percuta l’acier et fit une violente embardée. Les deux occupants furent précipités vers l’avant et la tête du convoyeur heurta le pare-brise.

Comme l’avait prévu Julie, le fourgon continua sa course au ralenti sans dévier de sa trajectoire. La roue avant droite était en partie arrachée, le sous-bassement raclait le sol et des étincelles jaillissaient de toutes parts.

Le véhicule parcourut encore quelques mètres avant de s’immobiliser.

Franck avala la distance qui le séparait du fourgon, tira le frein à main et sortit de la Volvo.

Il pointa son arme en direction du chauffeur tandis qu’Alex et Sergio, en tenue kaki et cagoulés, surgissaient à l’arrière du fourgon avec leur FAL. Au passage, ils immobilisèrent les roues arrière à l’aide de cales, se positionnèrent de chaque côté des vitres latérales et mirent en joue les deux hommes.

Laurent sortit à son tour de la Volvo, muni du cadre.

Des aimants étaient rivés à chaque coin du châssis. Il fonça vers le côté gauche du fourgon, plaqua l’explosif contre la paroi et planta un détonateur à mèche d’une dizaine de centimètres dans le semtex.

Malgré l’entraînement et les répétitions, il remarqua que ses mains tremblaient.

Face au fourgon, les muscles crispés, Franck guettait les environs.

Une voiture surgit en provenance de l’autoroute. Le conducteur se rendit compte de ce qui se passait, fit demi-tour et repartit à tombeau ouvert.

Laurent fit signe qu’il était prêt.

Franck hurla.

— Restez dans la cabine, mettez-vous à plat ventre et ouvrez la bouche, ça va péter.

Livides, les deux hommes obéirent et disparurent sous le tableau de bord.

Laurent mit feu à la mèche et s’écarta. Quatre secondes plus tard, une déflagration déchira l’air et fit trembler le fourgon.

Laurent, Alex et Sergio se ruèrent dans la brèche pendant que Franck maintenait son arme pointée en direction du véhicule.

Les trois hommes réapparurent trente secondes plus tard, chargés de sacs bourrés d’enveloppes. Ils les glissèrent dans leur dos, coururent vers la Volvo et jetèrent les sacs dans le coffre.

Alex s’installa au volant.

Franck, les sens en alerte, jeta un coup d’œil circulaire avant de monter à son tour. Rien en vue. Alex passa devant le fourgon éventré, remonta sur l’autoroute et prit la direction de Bruxelles.

À quelques centaines de mètres de là, Julie remonta dans l’Audi. L’estomac noué, elle rejoignit l’autoroute, mais la prit dans le sens inverse et se dirigea vers Namur.

Elle sortit quelques kilomètres plus loin et s’enfonça dans un chemin qui menait au bois Henrard.

Elle parcourut quatre cents mètres et s’arrêta derrière une Volvo blanche en tous points identique à celle utilisée pour le braquage. Elle ouvrit l’une des portières arrière et alluma les bougies plantées dans une boîte d’allume-feu Zip.

L’idée du leurre était de Franck, la conception venait d’elle, la réalisation était signée Laurent.

Selon la longueur des bougies, il était possible de minuter l’instant où les flammes atteindraient les allume-feu, puis le temps que les allume-feu mettraient pour faire fondre le bidon en plastique dans lequel un mélange d’huile, de savon noir et d’essence prendrait la relève.

Elle prit soin d’entrouvrir les fenêtres pour assurer un appel d’air et referma la portière. Elle remonta ensuite dans l’Audi et repartit en direction de l’autoroute.

À vingt kilomètres de sa position, les quatre membres de la bande précipitaient leur Volvo dans la Meuse à proximité de Dave.

Dès que la voiture eut disparu, ils se séparèrent.

Alex et Sergio grimpèrent dans la camionnette Volkswagen qu’ils avaient utilisée le matin pour transporter le poteau. De leur côté, Franck et Laurent emportèrent le butin et montèrent dans une BMW.

À 10 h 46, le talkie-walkie fit tressaillir Julie.

La voix de Franck résonna.

— Zulu.

Elle arrêta le chronomètre.

L’opération avait duré vingt-deux minutes et quarante secondes, l’attaque du fourgon deux minutes et cinquante-deux secondes, soit sept secondes de plus que ce qu’elle avait prévu dans ses calculs.

Elle alluma la radio dans un état second.

La voix chaude de Freddie Mercury emplit l’habitacle.

Des larmes lui montèrent aux yeux. Elle pensa à Franck, à l’amour dévorant qu’elle lui vouait et à sa vie qui venait de basculer.

43

Un beau pactole

Le braquage de Lustin leur rapporta dix-sept millions de francs belges.

Le succès de l’opération suscita un élan d’enthousiasme au sein de l’équipe. Tout s’était déroulé comme ils l’avaient prévu dans le scénario, les automatismes étaient acquis et chacun avait respecté sa partition à la lettre.

Le lendemain, Franck organisa une rencontre chez Vert d’experts pour répartir l’argent et parler du futur. Dans l’après-midi, il avait préparé les parts et rangé les liasses de billets dans des sacs de sport.

Quand ils furent au complet, il désigna les cinq sacs posés sur la table.

— Prenez celui que vous voulez. Ils contiennent la même somme, au franc près. Inutile de vous dire que les titres sont inutilisables et que j’ai fait disparaître les chèques.

Laurent fut le premier à se servir.

Il se planta devant la table, mains sur les hanches, et fit mine d’hésiter.

Il agrippa l’un des sacs, le soupesa et s’adressa à Franck.

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait avec ce pognon ?

Franck s’attendait à cette question et avait préparé la réponse.

— Je te suggère d’ouvrir un compte au Luxembourg avec la vraie fausse carte d’identité d’un type que tu connais. Si tu veux éviter une enquête interne, choisis quelqu’un qui a du répondant financier et dont tu es certain qu’il ne viendra pas dans la même banque. Tu déposes une partie du fric et tu changes le reste en lingots d’or que tu enterres dans un tube de PVC recouvert de plomb pour le rendre indétectable.

— Où je trouve cette vraie fausse carte d’identité ?

— Alex te filera une adresse. Ses compatriotes fabriquent des papiers plus vrais que nature. Si tu trouves que c’est trop compliqué, tu peux ouvrir un compte anonyme en Autriche et y déposer l’argent, le secret bancaire est inscrit dans leur constitution. Dans ce pays, il y a vingt-cinq millions de comptes anonymes pour huit millions d’habitants.

Alex brandit les journaux qu’il avait emportés et lut les titres à voix haute.

— « Braquage audacieux à Lustin ». « Le gang au pilier ». « Fourgon braqué en trois minutes à Lustin ». « Des truands utilisent un simple pilier pour arrêter un fourgon de sept tonnes ». « Braquage new wave à Lustin, un poteau et des explosifs ». Maintenant que les flics savent comment on fait, on risque de se faire repérer pendant le carottage de la chaussée.

Sergio approuva de la tête, ce qui lui valut une moue de mépris de la part de Laurent.

Le succès de l’opération n’avait pas aplani la tension qui régnait entre les deux hommes. Alex s’en était inquiété auprès de Franck, mais ce dernier estimait que cette animosité réciproque était bénéfique. Elle réduisait le risque que les compères soient tentés de comploter dans leur dos.

Laurent soupira.

— Ce n’est pas parce que les flics savent comment on a fait que le risque augmente. Il y a des centaines de tunnels comme ça sous les routes, ils ne peuvent pas tous les contrôler. En plus, quel automobiliste s’inquiète de voir des ouvriers travailler sur une chaussée ? Surtout que ça va vite. Si tu veux, je me porte volontaire pour le prochain.

Alex sourit.

Il avait perdu son pari avec Franck. Son élève lui avait coûté six mille francs, mais il était fier du travail qu’ils avaient accompli.

— Très bien, Laurent. C’est ce que j’attendais de toi, tu anticipes ma demande.

Franck s’adressa à Alex.

— Du côté Securitis, tu penses qu’ils risquent de changer les tournées ?

Alex soupira.

— Le risque existe, mais ils devraient vérifier tous les itinéraires, lister ceux qui passent au-dessus d’un souterrain et organiser de nouveaux circuits. C’est un travail de titan. Et qui s’en chargerait ? Eux ? Les flics ? Les assurances ? Sans compter les frais. Qui les prendrait en charge ? Ils vont se relancer la balle. Si tu veux mon avis, ils ne bougeront pas le petit doigt avant le vingtième braquage.

Franck conclut la discussion.

— Pour l’instant, on ne change rien.

Julie s’éclipsa et revint avec un seau à champagne dans lequel baignaient des bouteilles de Moët et Chandon. Ils se réunirent autour de la table et levèrent leurs coupes.

Peu à peu, la tension retomba et l’ambiance se réchauffa.

À la deuxième bouteille, Laurent lâcha quelques plaisanteries. Son humour mordant et son visage impassible firent merveille.

Encouragé par les rires, il se livra à une série d’imitations allant de François Mitterrand à Johnny Hallyday en passant par un direct de Léon Zitrone commentant le braquage avec ses inflexions de voix caractéristiques.

Julie vint s’asseoir sur les genoux de Franck pour se délecter du spectacle.

Alex se tapait sur les cuisses.

Malgré les efforts qu’il déployait pour rester sérieux, Sergio ne réussit pas à cacher un début de sourire.

Lorsque Franck fit sauter le bouchon de la troisième bouteille, il demanda le silence et leva son verre.

— Notre prochaine opération aura lieu dans trois semaines, sur la route entre Ypres et Poperinge. Ce sera la fin du mois. Avec le paiement des salaires, on peut espérer un beau pactole.

44

De vive voix

Il est 18 heures, le Ring est bloqué.

Lundi est le pire jour. Je roule au ralenti depuis une heure et la radio ne prévoit aucune amélioration à court terme.

Par chance, la sortie de Molenbeek n’est qu’à une centaine de mètres.

D’après les informations que j’ai trouvées sur Internet, la société Victor Rasson et frère a été créée en 1989. Ils se présentent comme le partenaire de référence pour le nettoyage des bureaux et des locaux industriels. Ils se targuent d’utiliser un matériel et des produits professionnels, mais ils ne vantent nulle part le dévouement et la motivation de leur personnel.

Je remonte la rue de la Mélopée. Victor Rasson et frère est implanté au rez-de-chaussée d’un immeuble sans âme de trois étages. Une caméra surveille la porte d’entrée.

Je me gare et consulte ma montre.

18 h 20.

J’ai vingt minutes de retard. À cet instant, Leila est au chevet d’Akim Bachir, de l’autre côté de la ville.

Le déjeuner d’hier a sonné le glas de mon image de star du barreau et d’alpiniste intrépide.

Après notre passage chez Bachir, nous sommes allés chez elle. Je me suis installé dans le salon pendant qu’elle préparait le plat dont j’allais lui dire des nouvelles.

Son appartement est coloré, en partie d’inspiration orientale. Les tapis bariolés et les tentures aux tons chauds se marient avec un mobilier modeste, mais de bon goût. L’un des murs est entièrement occupé par une imposante vidéothèque. Une photo de son frère trône en bonne place, au-dessus du canapé.

Pendant le repas, nous avons parlé de son expérience de la matinée. Elle m’a décrit les sensations qu’elle a éprouvées, le vertige, les palpitations, la rage de vaincre et l’ivresse du succès. Elle se disait prête à recommencer.

J’ai évoqué mes sorties en montagne, le sentiment de plénitude que l’on ressent face aux sommets et la certitude que l’on a de vivre un moment inoubliable.

L’espace d’un instant, j’ai revécu l’émotion qui m’a submergé quand j’ai atteint le sommet du Cervin.

Elle m’écoutait, subjuguée.

Sa présence m’apaisait. Je me sentais en harmonie avec le temps et l’espace. J’aimais le mélange de force et de sensibilité qui l’animait.

Elle m’a confié qu’elle aurait aimé faire découvrir cela à son frère, que ça aurait peut-être tout changé.

À cet instant, Estelle a envahi mes pensées, l’accalmie a pris fin et nous sommes restés silencieux.

J’actionne la sonnerie.

Un homme corpulent d’une cinquantaine d’années ouvre la porte et me questionne d’un ton sec.

— Vous êtes l’avocat ?

Il parle fort, porte les cheveux en brosse et arbore l’allure d’un ancien militaire.

— Jean Villemont, c’est moi qui ai téléphoné ce matin.

— Victor Rasson, enchanté. À cette heure-ci, ma secrétaire est déjà partie. Entrez.

Il m’indique le couloir.

— C’est tout droit.

Nous entrons dans une pièce surchauffée. Son bureau ressemble à celui d’un dictateur sud-américain.

Il le contourne, s’assied et me désigne l’une des chaises.

— Asseyez-vous. Si j’ai bien compris, c’est vous qui défendez Akim ? Je vous sers un café, de l’eau ?

— Rien, merci. En effet, je suis l’avocat de M. Bachir et j’aimerais vous poser quelques questions.

Il pioche un Kleenex et se mouche bruyamment.

— Saloperie de rhume. Je n’arrive pas à m’en débarrasser. Je pensais que la police allait venir m’interroger. Rien du tout.

— Ça ne m’étonne pas. Pour eux, l’affaire est réglée.

Il prend un deuxième mouchoir et parachève l’ouvrage.

— Pas pour vous ?

— Pour moi, elle ne fait que commencer. Depuis quand travaillait-il chez vous ?

— Deux ans. Il est venu me voir à sa sortie de prison. Il s’était marié et comptait avoir un mouflet. Il m’a juré qu’il avait décidé de changer de vie. Je lui ai donné sa chance. Je n’aurais pas dû. En tout cas, c’est la dernière fois.

Je ne relève pas.

— Sa culpabilité n’est pas prouvée.

Il incline la tête et agite une main.

— Oui, je connais la présomption d’innocence. N’empêche, si vous ouvrez un journal, c’est toujours avec des Arabes que ça se passe. Une agression, un Arabe, un vol, un Arabe, un meurtre, un Arabe. Mais je n’ai pas le choix, il n’y a plus un Belge qui veut faire ce travail, ils préfèrent pointer au chômage. Les Italiens et les Espagnols aussi. Les Polonais sont en situation illégale. Ça me laisse les Arabes et les Noirs. Avec le temps, j’ai appris à les faire travailler. Si on ne les traite pas à la dure, ils vous font tourner en bourrique.

Lieux communs, préjugés raciaux et raccourcis réducteurs.

— Vous avez eu des problèmes avec lui ?

Il secoue la tête.

— Il n’était pas pire qu’un autre. En tout cas, je n’ai jamais eu de plainte pour vol, c’est déjà pas mal. Il a bien cassé un truc ou deux, mais rien de dramatique.

— Comme vous le savez, les faits se sont produits le mardi 19 février. Monsieur Bachir est-il venu travailler la veille ?

Il s’empare de sa souris et consulte l’écran de son ordinateur.

— À première vue.

— À première vue ?

— C’est moi qui gère la société, mais c’est mon frère qui supervise le personnel. Il fait le tour des chantiers pour voir si les ouvriers sont en place et contrôler la qualité du travail. Vous voulez que je l’appelle ? Il est au dépôt.

— Ce serait aimable à vous.

Il prend son téléphone, appuie sur une touche.

— Maurice, tu peux venir une minute ?

Il raccroche sans attendre de réponse.

Presque aussitôt, une porte s’ouvre dans mon dos. Le sosie de Victor apparaît.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Il me montre du doigt.

— Monsieur est l’avocat d’Akim. Il a une question pour toi.

Je me lève et lui serre la main.

— Bonsoir, monsieur.

Il sent le tabac à plein nez.

— Bonsoir, qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Votre frère m’a dit qu’Akim Bachir était venu travailler la veille du jour où il a été arrêté. Vous vous souvenez de cette soirée ?

Il lève les yeux au ciel et réfléchit quelques instants.

— Il est venu au dépôt à l’heure normale pour prendre la camionnette. À part le jeudi, il travaille seul. Le lundi, il a deux chantiers à faire.

— Quelle est l’heure normale ?

Il regarde sa montre.

— Comme maintenant, entre 18 heures et 18 h 30.

— Vous l’avez vu après ?

Il hoche la tête comme si je venais de proférer une insanité.

— Bien sûr, il faut surveiller leur travail. J’ai fait un contrôle de son premier chantier vers 21 heures, le deuxième vers 23 heures, comme d’habitude. Il a ramené la camionnette un peu avant minuit. Je l’ai déposé à la station Beekkant et il est rentré chez lui en métro.

— Monsieur Bachir ne possède pas de voiture ?

Il hausse les épaules.

— Avec quoi voulez-vous qu’il s’achète une voiture ?

— Où se trouve son premier chantier ?

— Chez Buco Systems, une petite boîte d’informatique à Grand-Bigard.

J’enregistre l’information.

— Avez-vous un contrat avec l’aéroport de Zaventem, l’une des annexes ou l’un des commerces situés dans l’aéroport ?

Il ouvre de grands yeux.

— Non, pourquoi ?

— Avez-vous remarqué quelque chose de particulier ? Il se comportait comme d’habitude ce soir-là ?

Il fait une grimace.

— Akim, c’était plutôt un taiseux. Bonsoir, au revoir, merci, c’est tout. Ce soir-là, il était bizarre.

— C’est-à-dire ?

— Nerveux. Très nerveux. J’ai même pensé qu’il avait pris quelque chose. Il y avait une odeur. Il y en a qui fument des joints, même si je l’interdis.

— Bien, je vous remercie.

Il me dévisage, dubitatif, comme s’il hésitait à rajouter un élément.

— Il y a peut-être autre chose.

— Je vous écoute.

— Le client m’a appelé le lendemain. Il n’était pas content. Les poubelles n’avaient pas été vidées. Ce soir-là, Akim avait sans doute autre chose en tête. Je suppose qu’il préparait son coup.

Déduction hâtive.

Il ne vaut pas mieux que son frère.

Je salue le duo, ajuste mon chapeau et me dirige vers la sortie.

18 h 50.

Avec un peu de chance, le Ring sera moins engorgé. Je monte dans ma voiture et me livre à quelques calculs.

Akim disposait d’un créneau de trois heures pour participer au casse. En se présentant au dépôt à 18 heures pour prendre la camionnette, il aurait pu arriver à l’aéroport de Zaventem entre 18 h 30 et 19 heures, selon l’état du trafic. Il aurait retrouvé les autres membres de la bande sur place et attendu son heure.

Selon les journaux, l’attaque de Zaventem était parfaitement minutée. Elle s’est déroulée peu avant 20 heures et n’a duré que quelques instants.

S’il était parti immédiatement après l’opération, soit vers 20 h 15, il aurait pu foncer à Grand-Bigard et être présent sur son chantier avant l’arrivée de Maurice.

Le timing est jouable, mais le scénario est improbable, pour ne pas dire impossible. S’il avait participé au casse, il aurait oublié bien plus que quelques poubelles.

Reste à éclaircir les raisons de sa nervosité et de l’odeur bizarre.

Je lance le moteur et allume la radio. Après l’info trafic qui annonce un statu quo, la voix rauque de Bon Scott fait trembler l’habitacle.

« Highway to Hell ».

Le titre est de circonstance.

Après le café, j’ai annoncé à Leila que j’avais encore du travail et qu’il fallait que je rentre chez moi.

Au moment de nous quitter, elle m’a pris dans ses bras et nous avons échangé un long baiser.

Un fulgurant désir s’est emparé de moi. Le sang bouillonnait dans ma tête, mais mon corps ne suivait pas. J’aurais dû avoir une érection spectaculaire, mais je n’éprouvais qu’une sensation d’absence, comme si j’étais anesthésié à partir de la taille.

Plutôt que de risquer le fiasco, j’ai choisi le repli.

Je me suis libéré de son étreinte.

— Une autre fois, Leila.

Elle n’a pas insisté.

Cet épisode m’a tourmenté pendant le reste de la journée.

J’ai tenté de me raisonner, de me dire que ce n’était qu’un cas isolé, que ça irait la prochaine fois, que mon corps devait, lui aussi, passer par un processus de deuil.

Ces pensées sont revenues me hanter pendant mon sommeil. Je m’imaginais impuissant pour le reste de mes jours, incapable de faire l’amour à une autre femme qu’Estelle.

La sonnerie du téléphone retentit.

La musique se met en sourdine et la voix de Leila couvre les accords de rock.

— Salut Jean.

Je ne peux m’empêcher de penser à ma déconfiture d’hier.

— Bonsoir Leila.

Elle semble survoltée.

— Je sors à l’instant de l’hôpital. J’ai parlé à Akim. Il faut qu’on se voie.

— Demain midi, si tu veux. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Je t’expliquerai demain. Il vaut mieux que je te le dise de vive voix.

45

Assister aux funérailles de son ami

Le mardi 5 mars 2013, quinze jours après le casse de Zaventem, la police suisse annonça que la brigade de répression du banditisme de Genève avait interpellé plusieurs personnes soupçonnées d’être impliquées dans le braquage.

Une importante quantité de diamants ainsi que la somme de cent mille francs suisses avaient été saisies la veille dans un immeuble de Meyrin, une commune proche de l’aéroport de Cointrin et de la frontière française.

Le ministère public précisa que plusieurs indices portaient à croire qu’une partie des diamants provenaient du braquage de Bruxelles.

Six des huit personnes interpellées furent relâchées après quelques heures. Les deux autres, un avocat genevois et un homme d’affaires français, furent prévenus de recel et entrave à la justice pénale et écroués.

Selon Le Temps, les enquêteurs avaient découvert une véritable « caverne d’Ali Baba » dans la cité satellite de Meyrin. Le journal suisse indiquait que l’avocat était connu, sans citer son nom, et que l’homme d’affaires travaillait dans l’immobilier à Genève.

Ce même jour, une trentaine de perquisitions eurent lieu en Belgique, plus particulièrement dans la région bruxelloise.

Selon le parquet de Bruxelles, vingt-deux personnes âgées de trente à cinquante ans furent interpellées, dont une dizaine connues pour appartenir au grand banditisme belge.

Lors de ces perquisitions, de fortes sommes d’argent ainsi que des voitures de luxe furent saisies.

Interrogé par un journaliste qui désirait savoir si la police pensait avoir mis la main sur les braqueurs de Zaventem, le porte-parole du parquet n’avait pas souhaité répondre.

Dans le même temps, les enquêteurs chargés de l’affaire estimaient que Laurent Nagels était probablement le deuxième homme retrouvé dans la voiture incendiée à Tubize.

L’homme avait quitté son domicile de Virton le lundi 18 février et n’était plus reparu depuis.

Laurent Nagels, citoyen belge âgé de quarante-trois ans, était l’un des membres historiques de l’équipe de Franck Jammet.

Surnommé l’Artificier pour ses connaissances en explosifs, il avait été arrêté une première fois en 1997 et avait purgé quatre ans de prison. Il avait été arrêté une deuxième fois en 2008, condamné à cinq ans puis été libéré en septembre 2012.

Par un concours de circonstances, les deux annonces intervinrent quelques heures avant les funérailles d’Alex Grozdanovic prévues à Bruxelles ce même jour, en début d’après-midi.

Au vu des derniers rebondissements, une question était sur toutes les lèvres : Franck Jammet viendrait-il en Belgique pour assister aux funérailles de son ami ?

46

Au bout de la ligne droite

Leila ne sourit pas, elle a les traits tirés et semble perturbée.

— Je suis navrée, Jean, j’étais coincée dans une réunion interminable. Je n’ai pas eu l’occasion de te prévenir.

Il est 13 h 30.

J’ai terminé mon repas et payé l’addition. Je m’apprêtais à quitter le restaurant.

Je me fais rassurant.

— Rassure-toi, je suis sorti du palais avec deux heures de retard. Je pensais que tu allais devoir m’attendre. Détends-toi et commande quelque chose à manger.

Elle jette un coup d’œil à l’horloge murale.

— Ce n’est pas possible.

— Qu’est-ce qui se passe, Leila ?

— Il fallait que je te voie au plus vite.

Je lui indique la chaise en face de moi.

— Tu peux au moins prendre le temps de te débarrasser et de t’asseoir.

Elle s’affale sur la chaise sans retirer son manteau.

Cette précipitation a l’avantage de dissiper le malaise que ma défection de dimanche aurait pu installer entre nous.

— J’ai vu Akim hier soir.

— Je sais. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Elle se mord la lèvre.

— Je voulais te l’annoncer en y mettant les formes, mais le temps presse. En deux mots, il aimerait que tu ailles parler à Franck Jammet.

Ma longue fréquentation des salles d’audience m’a appris à encaisser un coup avec flegme ou impassibilité. L’une des manières de garder une contenance est de poser une question du tac au tac.

— Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ? Il aurait pu demander à Youssef de me contacter.

Elle ferme les yeux et hoche la tête, comme s’il s’agissait de questions accessoires.

— Quand tu es allé lui rendre visite à l’hôpital, il était dans les vapes et le gardien écoute tout ce qui se dit. L’idée lui est venue quand il a vu le reportage sur la voiture incendiée à Tubize.

Je cherche à comprendre le rôle qu’il veut me faire jouer.

— Il veut que je parle à Jammet ? C’est tout ? Il n’a pas d’autres commissions ? Rien pour le Premier ministre ou pour le roi ?

Mon mouvement d’humeur ne fait qu’accroître la tension.

— Ne t’énerve pas, Jean. Il est désespéré. Il a peur. Il est persuadé que d’autres hommes essaieront de le tuer. Il est convaincu que tu peux parvenir à prendre contact avec Franck Jammet en te servant de tes relations.

— Je ne vois pas en quoi ça peut l’aider. Qu’est-ce qu’il attend de moi ?

Elle hésite.

— Que tu dises à Jammet qu’il sait ce qui est arrivé à Alex.

J’encaisse la gifle.

— Comment le saurait-il ? D’après le patron de sa boîte de nettoyage, il a travaillé le soir du casse.

— Il n’a pas voulu m’en dire plus. J’ai retourné la phrase dans tous les sens.

Je tente de reprendre mes esprits.

— Imaginons que je parvienne à contacter Jammet. Pourquoi lui dirais-je ça ? Il sait probablement ce qui est arrivé à Alex.

Un timide sourire apparaît.

— J’ai suivi le même raisonnement que toi. Dans ce cas, le message d’Akim se veut menaçant.

— Il se servirait de cette info comme monnaie d’échange, une manière de dire à Franck Jammet qu’il est prêt à garder le silence, mais en échange de quoi ?

Elle plisse les yeux.

— D’une protection. Tu m’as dit qu’il avait bénéficié de la protection d’Alex quand il était à Andenne. Il veut peut-être la même chose.

— Sauf si c’est Franck Jammet qui a mis le contrat sur sa tête.

— Dans ce cas, il lui propose un marché. Il promet de se taire à condition que Jammet rappelle ses tueurs.

— C’est possible, mais il faut aussi envisager une autre option : Franck Jammet ne sait pas ce qui est arrivé à Alex. Dans ce cas, ça ouvre d’autres possibilités.

Elle se penche vers moi.

— J’ai beaucoup réfléchi depuis hier soir, j’ai imaginé une dizaine de scénarios. Aucun ne m’a convaincue. Je suis arrivée à la conclusion que nous n’en saurons pas plus pour l’instant. Le mieux est de faire ce qu’il demande : prendre contact avec Franck Jammet, lui transmettre le message et voir sa réaction. Pour autant que tu sois d’accord de le faire.

Je vois où elle veut m’emmener.

— Tu penses que c’est ce que je devrais faire ?

Ma question est rhétorique.

Elle acquiesce, l’air penaud.

— C’est pour ça que tu me vois dans cet état.

— En quoi est-ce devenu urgent depuis hier soir ?

— En venant, j’ai entendu dans le taxi que les funérailles d’Alex Grozdanovic auraient lieu aujourd’hui. J’ai demandé au chauffeur de s’arrêter et j’ai acheté le journal. Elles auront lieu au crématorium de Bruxelles, à 14 heures.

Elle jette un nouveau coup d’œil à l’horloge.

— C’est-à-dire dans dix-huit minutes.

Incrédule, je consulte ma montre.

— Dix-sept.

Je m’apprête à bondir.

Elle fait un geste pour m’arrêter.

— Attends, Jean. Les journalistes se demandent si Franck Jammet viendra. Alex était son ami d’enfance, mais la plupart pensent qu’il ne prendra pas le risque de venir en Belgique.

Mes pensées sont déjà ailleurs.

Je visualise l’itinéraire le plus rapide vers le crématorium de Bruxelles.

Je me lève.

— C’est jouable.

Elle accompagne le mouvement.

— Je suis désolée, Jean, je ne peux pas venir avec toi. J’ai une autre réunion qui m’attend. Tu crois que Franck Jammet sera là ?

Je réponds sans réfléchir.

— Bien sûr qu’il sera là.

Elle me dévisage, interloquée par mon assurance.

Je l’embrasse et ne lui laisse pas le temps d’en dire plus.

— Je t’appelle ce soir.

Je bouscule un couple en sortant et bredouille une vague excuse. Une fois dehors, je cours en direction du parking. Tout en allongeant ma foulée, je récupère le ticket et ma carte de crédit dans mon portefeuille. Je dévale les escaliers en pestant sur les précieuses secondes que je vais perdre à la caisse électronique.

Par chance, personne ne poireaute devant la machine.

Je règle mon dû, récupère ma voiture et sors en faisant crisser les pneus.

L’avenue Louise est dégagée. Je plonge dans le premier tunnel et jette un coup d’œil à la montre de bord.

13 h 52.

Sauf miracle, je n’arriverai pas à temps.

Ma dernière visite au crématorium date d’il y a un an. J’y allais pour dire adieu à l’un de mes amis d’enfance, foudroyé par un infarctus. Nous nous connaissions depuis que nous avions une dizaine d’années. Il habitait dans le quartier. Nous étions inséparables.

Des images repassent dans ma tête.

Vers quinze-seize ans, quand nous avons commencé à sortir, nous mettions l’ambiance dans les boums. Notre numéro de duettistes faisait merveille. Je revois ses yeux ronds et ses mimiques expressives. Il était capable de changer de physionomie et d’imiter un nombre incalculable d’accents.

Quand l’attention du public faiblissait, il se lançait dans un one-man-show étourdissant.

Il pouvait danser un rock endiablé avec une partenaire imaginaire. Il tortillait du derrière, la faisait tourbillonner, la catapultait entre ses jambes, l’envoyait valdinguer de droite à gauche avant de la projeter dans les airs, d’allumer une cigarette et de la rattraper à la volée.

La danseuse était là, en vie, sous nos yeux.

Je l’ai vu faire des dizaines de fois et chaque fois, je mourais de rire.

Je sors du bois et emprunte l’avenue Defré.

14 h 03.

Au mieux, j’arriverai au milieu de la cérémonie.

Les années ont passé, nos chemins se sont séparés. J’ai entamé mes études de droit, il est devenu moniteur d’auto-école. Une distance s’est créée entre nous. Je ne me suis pas rendu compte que mon statut de futur avocat lui inspirait un tel sentiment d’infériorité.

J’ai réalisé trop tard ce qui se passait.

Nous avons arrêté de nous voir.

Au fil du temps, je me suis senti coupable de cette rupture. Il vivait à quelques kilomètres et je n’étais pas foutu de passer chez lui.

À intervalles réguliers, je me promettais de franchir le pas. Les jours passaient, le travail reprenait ses droits et je n’y pensais plus.

Les travaux qui encombrent la chaussée d’Alsemberg risquent de me faire perdre quelques minutes. Je déboîte. Ma manœuvre me vaut appels de phares et coups de klaxon.

14 h 08.

J’arriverai pour la fin.

Les offices se succèdent par intervalles de quinze minutes en quinze minutes, dans quatre salles. Une véritable industrie de la mort.

Pendant la cérémonie, l’un de ses fils a pris la parole. Des larmes plein les yeux, il a témoigné de son amour pour lui et déclaré à quel point il était un bon père.

Recroquevillé sur ma chaise, la honte m’envahissait.

Pendant plusieurs jours, j’ai repensé à ces mots. J’ai remis ma vie en question. Lorsque viendrait mon heure, Estelle dirait-elle que j’ai été un bon mari ? Mes clients défileraient-ils devant ma dépouille en vantant mes qualités ?

Je n’ai pas dormi les nuits qui ont suivi. Des souvenirs resurgissaient. J’avais oublié que nos années avaient été si riches.

Je remonte l’avenue du Silence. Le parking est en vue.

14 h 14.

Le soir où sa femme m’a appelé pour m’annoncer son décès, j’ai compris mon erreur. Elle s’excusait presque de me déranger et comprendrait que je ne parvienne pas à me libérer pour les funérailles.

J’ai pris conscience que je ne le reverrais plus, que ce serait notre dernière rencontre. Je n’ai pas hésité une seconde, j’ai annulé mes réunions.

Je ne sais ce qui s’est passé entre Franck Jammet et Alex Grozdanovic. J’ignore si une trahison ou des mensonges se cachent derrière leur histoire. La seule chose dont je suis sûr, c’est que Franck Jammet est au bout de la ligne droite.

47

Quitte ou double

Je sors de la voiture et m’élance vers l’entrée du crématorium. Quelques flics stationnent devant les grilles. Mon arrivée précipitée ne semble pas les émouvoir.

Je franchis la grille et m’arrête net.

Deux groupes de personnes se dirigent vers la sortie. D’un côté, la famille et les proches, vêtements sombres, mine défaite, pas lents et silence respectueux. De l’autre, l’escouade de journalistes, colorés, joviaux, bruyants. Quelques-uns portent un appareil photo autour du cou. Certains allument une cigarette, d’autres discutent à bâtons rompus.

J’arrive trop tard.

Au milieu des rigolos, je reconnais le chroniqueur judiciaire d’un grand quotidien, un charognard à qui j’ai eu affaire plus d’une fois. Il porte un vieux loden rapiécé et un bonnet de fourrure enfoncé sur les oreilles. Une de ses pommettes vire au pourpre.

Je l’apostrophe en agitant la main.

— Salut, Gilbert.

Il se détache du groupe, remonte ses lunettes et me détaille de bas en haut.

— Tiens, Jean. Joli, ton chapeau. Qu’est-ce que tu fais là ?

— C’est fini ?

— Grozdanovic ? Oui, à l’instant. C’est allé vite. Il faut dire que le boulot était déjà fait en grande partie.

Même en d’autres circonstances, je ne suis pas certain que son trait m’aurait fait rire.

Son instinct de chasseur se réveille aussitôt.

— En quoi ça te concerne ?

— J’ai assuré sa défense dans une affaire.

Il hausse un sourcil. En plus d’être sans scrupule, il a une mémoire d’éléphant.

— Ah, bon ? Quand ça ? Je ne m’en souviens pas.

— C’était il y a quelques années. Franck Jammet était là ?

Il cherche à lire dans mes pensées.

— Oui, pourquoi ? Tu as quelque chose pour moi ?

— Il est déjà parti ?

— Tu as dû le croiser. Pourquoi ?

Je cache ma déconvenue.

— Pour rien. On a tellement parlé de lui. J’aurais aimé voir à quoi il ressemble.

— Toujours le même : grand, distingué, secret. Quelques rides en plus.

— Tu as réussi à l’alpaguer ?

Il m’indique sa pommette tuméfiée.

— J’ai mon quota de pains dans la gueule pour ce mois-ci. Il est arrivé en dernier et reparti en premier, sous bonne garde, entre son avocat et un chauffeur bâti comme un lutteur de sumo.

— C’est qui, son avocat ?

— Qui veux-tu que ce soit ? Lambotte, bien sûr.

— Bien sûr.

Je prends l’air embarrassé et consulte ma montre.

— Bon, il faut que j’y aille. Je te laisse.

— Tu ne vas pas te répandre en condoléances auprès de la famille ?

Il épie ma réaction.

Je jette un coup d’œil en direction de l’autre groupe.

— Je ne vais pas les déranger. Ils ne savent sûrement plus qui je suis.

Il n’en croit pas un mot.

— Allez, Jean, je te connais. Dis-moi ce que tu fais là. Tu sais que tu peux me faire confiance, je ne dirai rien que tu ne veux pas que je dise.

— Je sais. À une prochaine fois.

Je tourne les talons avant qu’il ne s’accroche à mon manteau. Je m’éloigne en sentant son regard dans mon dos.

Je m’assieds au volant de ma voiture et appelle mon assistante.

— Bonjour Anne-Marie.

— Bonjour Jean. Club jambon fromage sans mayonnaise ?

— Merci, j’ai déjà mangé. J’aimerais que tu me trouves le numéro de portable de Francis Lambotte, ça urge.

Elle ne pose aucune question.

— D’accord. Je t’envoie ça.

Je raccroche et continue à observer l’écran en priant pour qu’il se rallume au plus vite. Moins de deux minutes plus tard, le message apparaît.

Je compose le numéro dans la foulée.

Pour je ne sais quelle raison, Francis Lambotte m’a toujours vu comme l’un de ses concurrents. Considéré par la presse comme l’avocat attitré des beaux mecs, il les fréquente hors des heures ouvrables et aime se faire photographier en leur compagnie.

La perception que nous avons de notre métier est diamétralement opposée. Où je prône la retenue, il vante les mérites de l’ostentation. Mes déclarations à la presse sont aussi épisodiques que les siennes sont régulières, mes victoires aussi discrètes que les siennes sont tapageuses.

Je me suis laissé dire qu’il envoyait des SMS à certains journalistes pour leur faire part de ses victoires et leur suggérer un titre pour leur article.

Il ne me viendrait pas à l’idée de dénigrer ses qualités, il est à n’en point douter un grand professionnel. En revanche, je ne peux cacher la répulsion que m’inspirent son brushing à deux cents euros, son air condescendant et ses adverbes à rallonges.

— Francis Lambotte.

— Bonjour, Francis, c’est Jean Villemont.

— Jean ? Si tu le permets, je vais te rappeler plus tard, je suis occupé pour l’instant.

Je rétorque d’une traite, à la cadence d’une mitrailleuse.

— Je sais, tu sors du crématorium et tu es en compagnie de Franck Jammet, c’est la raison pour laquelle je t’appelle.

Il marque un temps.

— Tiens donc. Que puis-je pour toi ?

— J’aimerais parler à ton client.

Il émet un ricanement moqueur.

— Manifestement, tu t’égares.

— Je ne pense pas. Dis-lui que je défends Akim Bachir et que j’aimerais lui parler.

Il soupire et me met en attente.

Une musique de supermarché vibre dans mon oreille. Je sors de la voiture et me mets à arpenter le trottoir.

Après quelques secondes qui me paraissent une éternité, il reprend la communication.

— Jean ?

— Je t’écoute.

— Qui est Akim Bachir ?

Bien entendu. Il fallait que je m’attende à cette question. Franck Jammet n’est pas censé le connaître.

— Akim Bachir était à Andenne en même temps qu’Alex Grozdanovic.

— Ah. En quoi cela nous concerne ?

Le « nous » me dérange autant que l’objection.

— Ils sont restés en contact. Akim Bachir a été arrêté le mardi 19 février, le lendemain du casse de Zaventem. Certains éléments portent à croire qu’il est mêlé de près ou de loin à cette affaire. Il y a quelques jours, il s’est fait agresser en prison.

Il se racle la gorge.

— Indubitablement, ton histoire est palpitante, mais je ne vois pas quel rapport il y a entre ton affaire et mon client, ni entre le casse de Zaventem et mon client qui, comme tu le sais pertinemment, se trouvait à plus de quatre cents kilomètres de là.

Je perçois un retour dans l’écouteur. Il a mis son téléphone en mode haut-parleur pour permettre à Franck Jammet de suivre le fil.

Je réfléchis à toute vitesse.

— Akim Bachir a un message pour M. Jammet.

— Je t’écoute.

Je note que le « nous » a disparu.

— Il sait ce qui est arrivé à Alex.

Nouveau ricanement.

— Jean, soyons sérieux, tout le monde sait ce qui est arrivé à M. Grozdanovic, il suffit d’ouvrir un journal.

Un silence s’installe.

J’entends le ronronnement du moteur en fond. Ils doivent communiquer par gestes. Un déclic, la musique d’attente reprend.

Quitte ou double.

48

Je t’ai réservé une surprise

Le braquage d’Ypres eut lieu le vendredi 28 janvier 1994, par une matinée pluvieuse.

La tension et la nervosité furent d’autant plus vives au sein de l’équipe que les passagers d’un train régional qui longeait la route assistèrent en direct au braquage. Malgré cela, chacun suivit sa partition sans s’alarmer, comme dans un ballet bien rodé.

Julie avait mis au point un nouveau type de pilier, fait de segments de tube qui s’emboîtaient les uns dans les autres, comme les piquets d’une tente, ce qui leur avait permis de gagner du temps. Alex et Sergio étaient parvenus à l’assembler dans le tunnel en moins de dix minutes.

De son côté, Laurent avait élargi le périmètre du châssis métallique, ce qui ouvrait une brèche plus importante dans le fourgon et facilitait la prise du butin.

Ces initiatives, alliées à une excellente synchronisation des mouvements, raccourcirent la durée de l’intervention. Entre l’arrivée du fourgon sur la route de Poperinge et la disparition de la Volkswagen qui avait servi au braquage dans l’étang de Dikkebusse, l’opération ne dépassa pas vingt minutes.

Comme Franck l’avait espéré, le butin représenta près du double de celui de Lustin, soit un peu plus de trente millions de francs.

Le casse d’Ypres fut suivi par celui de Chaudfontaine en mars et celui de Schoten en avril.

Après cette série de braquages, la presse se déchaîna. Les journalistes évoquèrent une vague qui rappelait les forfaits de la bande à Haemers. Certains focalisèrent leur attention sur l’ingéniosité de la méthode utilisée, d’autres condamnèrent le laisser-aller dont la police et la société de sécurité faisaient preuve. Un journaliste du Soir dressa le profil des braqueurs et parla d’un commando paramilitaire structuré et discipliné qui continuerait à opérer au rythme d’une attaque par mois.

Le chroniqueur judiciaire de La Dernière Heure allégua que la minutie et l’imagination avec laquelle les braquages étaient préparés et exécutés démontraient que l’on était en présence d’un nouveau type de criminels, au cerveau mieux développé que leurs biceps ou leur arsenal.

À chaque intervention, les mêmes questions revenaient.

« Qui étaient les braqueurs ? »

« Comment étaient-ils aussi bien informés ? »

« D’où venaient les explosifs ? »

Malgré les bulletins d’information confiants annonçant des arrestations imminentes, la police ne put que constater son impuissance. Les braqueurs n’avaient apparemment aucun lien avec le milieu du grand banditisme connu, l’enquête menée au sein de la société de sécurité n’avait abouti nulle part et la provenance des explosifs restait obscure.

Mai se déroula dans le calme. En juin, deux braquages eurent lieu, toujours selon le même mode opératoire, l’un dans les environs de Grammont, le vendredi 3, l’autre à Aarschot, le jeudi 30.

Lors de l’attaque de Grammont, l’un des convoyeurs fut blessé au visage lors de l’explosion. Franck envoya une lettre aux principaux quotidiens francophones et néerlandophones dans laquelle il présentait ses excuses auprès du convoyeur et de sa famille.

Cette initiative attisa la colère des policiers, mais lui valut les faveurs d’une partie de l’opinion publique qui lui attribua un surnom, « l’Élégant ».

Si Julie, Alex et Laurent appuyèrent la démarche, Sergio la désavoua, estimant qu’elle donnait une impression de faiblesse et risquait de renforcer la résistance des convoyeurs lors des prochaines interventions.

Début juillet, Franck réunit l’équipe chez Vert d’experts et décréta l’arrêt temporaire des opérations.

— Profitons de l’été et de notre argent. Nous reprendrons en septembre ou octobre. En attendant, prenez du bon temps et soyez prudents, les gens qui sortent des billets à tout bout de champ finissent par attirer l’attention.

Les six braquages réalisés depuis le début de l’année leur avaient rapporté cent trente-trois millions de francs, soit près de vingt-sept millions par personne.

Avant de clore la réunion, il leur lança un avertissement.

— J’ai loué un garage dans le sous-sol d’un immeuble, au centre de Nivelles. Il comporte deux entrées. Je vais planquer le matériel là-bas. En cas de coup dur, les flics viendront chez chacun de nous. Arrangez-vous pour qu’ils ne trouvent rien, pas un billet, pas un papier, pas un mégot de cigarette, rien. À partir de septembre, il faudra aussi que chacun prévoie un alibi pour les jours de braquage.

Sergio et Laurent partirent en vacances, le premier auprès de sa famille, en Italie, le second en Thaïlande.

Franck et Alex restèrent en Belgique pour s’occuper de la gestion quotidienne de l’entreprise. La saison battait son plein, de nouveaux contrats avaient été signés et les affaires étaient florissantes. Ils profitèrent du contexte favorable pour s’offrir des voitures plus conformes à leurs goûts, sans tomber dans le tape-à-l’œil. Alex opta pour une Audi 100 S4 Turbo, Franck choisit une Mercedes classe G.

Julie avait abandonné l’idée de trouver un job d’ingénieur et travaillait avec eux à temps plein. Franck avait également engagé sa sœur, qui avait terminé ses études et cherchait du travail pour les vacances.

À la mi-juillet, Franck et Julie quittèrent leurs appartements respectifs pour s’installer dans une villa à Rhode-Saint-Genèse, au sud de Bruxelles. Le bail de location signé, Franck se rendit dans le hall d’exposition de la maison Kaufmann, un facteur de pianos établi rue Royale.

Il tomba en arrêt devant un quart-de-queue Blüthner en noyer poli.

Martin Kaufmann fit son apparition, tout sourire.

— Je vois que vous êtes un connaisseur. Vous avez de la chance, il vient de rentrer. C’est une pièce unique. Mécanique Renner, clavier d’ivoire et d’ébène. Il date de 1960. Il n’a servi que comme objet décoratif. Si vous vous décidez rapidement, je peux vous faire un bon prix.

Franck s’assit et joua quelques pièces. Il aimait le son rond et chatoyant du Blüthner, mieux adapté aux dimensions de son salon que le timbre brillant d’un Steinway.

— Je le prends.

Dès la semaine suivante, il se remit à jouer.

Bien vite, il retrouva ses marques.

Après avoir revisité son répertoire, il s’attaqua aux sonates de Prokofiev, conçues avec une technique ardue et semées d’embûches. Il se lança ensuite dans des improvisations sur des thèmes de Beethoven et en éprouva beaucoup de plaisir.

Dans la foulée, il reprit contact avec son professeur et lui fit une démonstration de ses nouvelles découvertes.

Après l’avoir écouté, ce dernier l’applaudit.

— De l’improvisation à la composition, il n’y a qu’un pas. Tu devrais essayer.

Au début du mois de septembre, Franck ne se sentit pas prêt à recommencer les braquages. Il avait travaillé la majeure partie de l’été pour Vert d’experts et avait envie de s’offrir deux semaines de vraies vacances avec Julie.

Ils bouclèrent leurs valises, montèrent dans la Mercedes et partirent à l’aventure sur les routes de France.

Le hasard les mena dans le Lubéron, où ils firent une halte à Oppède-le-Vieux, un village médiéval construit au sommet d’un éperon rocheux. Envahi par une végétation abondante, le hameau avait pour toile de fond un magnifique paysage fait de forêts, de combes et de rocs.

Franck eut un coup de cœur immédiat.

— C’est ici que j’aimerais vivre.

Par un nouveau hasard, le patron de l’hôtel où ils étaient descendus leur parla d’une bastide en ruine située à la sortie du village. La propriété était en vente depuis plus d’un an. Le prix demandé était abordable, mais les frais à engager pour la remettre en état rebutaient les amateurs.

Ils prirent rendez-vous avec l’agent immobilier et firent la visite des lieux le lendemain.

Le domaine, entouré de vignes et d’oliviers, s’étendait sur quatre hectares et comprenait une imposante bâtisse datant du XVIIe siècle et plusieurs dépendances.

La propriété surplombait la vallée et offrait une vue panoramique sur le Lubéron.

À la fin de la visite, Franck prit Julie à part.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— J’adore.

— Si on l’achetait ?

— À deux ?

— Bien sûr, à deux, quelle question. Ce sera notre projet, notre havre de paix. On la retapera pierre après pierre.

Julie leva les yeux au ciel.

— C’est pire qu’un mariage, ce que tu me proposes là.

— Tu as le temps de réfléchir. Je peux mettre une option pendant quelques semaines.

— Quelques semaines ?

Elle héla l’agent immobilier qui fumait une cigarette non loin.

— Monsieur ?

Il écrasa sa cigarette et s’approcha.

— Oui ?

— On la prend.

Ils rentrèrent fin septembre, reposés, plus amoureux que jamais.

Franck dut reconnaître qu’il était un homme comblé.

À vingt-cinq ans, il était millionnaire, l’entreprise qu’il avait créée prospérait, sa passion pour le piano trouvait un second souffle, il était propriétaire d’un domaine et il partageait sa vie avec la femme qu’il aimait.

Un soir, alors que l’été touchait à sa fin, il s’assit au piano et se lança dans une interprétation passionnée. Julie, assise dans un fauteuil, les jambes repliées sous elle, l’écoutait en feuilletant un magazine.

Lorsqu’il eut plaqué le dernier accord, il vint auprès d’elle et s’assit sur l’accoudoir.

— Un jour, je réaliserai mon rêve, grâce à toi.

Il se décrivit au piano, sur la scène d’une salle de concert qui lui appartenait, interprétant ses œuvres, accompagné par un orchestre symphonique.

Julie le prit par le cou et murmura dans son oreille.

— Grâce à toi, le rêve de quelqu’un va se réaliser.

Intrigué, Franck la questionna.

— Celui de qui ?

Elle se contenta d’une réponse laconique.

— Tu comprendras demain. Je t’ai réservé une surprise.

49

Un sourire sur ses lèvres

Le lendemain, Julie proposa à Franck de l’emmener chez ses parents.

Elle lui parlait souvent d’eux avec beaucoup de tendresse, mais il ne les avait jamais rencontrés et redoutait la confrontation. Par sa faute, elle avait délaissé la carrière prometteuse qui lui ouvrait les bras. Au lieu de cela, elle était secrétaire dans une petite entreprise de jardinage et se livrait à des activités susceptibles de la précipiter en prison pour quelques années.

Il s’en était inquiété auprès d’elle avant leur départ.

— Je n’oserai pas les regarder dans les yeux.

Elle s’était moquée de son trac.

— Fais surtout attention à ton nez s’ils te posent des questions.

Elle l’avait également dissuadé de mettre un de ses costumes hors de prix.

— Tu vas leur faire peur si tu mets ça, n’oublie pas que tu es censé être un bouseux un peu simple d’esprit.

Les parents de Julie habitaient à Watermael-Boitsfort, dans la cité-jardin Floréal, un ensemble de logements sociaux qui dataient de la fin de la Première Guerre mondiale. Le lotissement était composé de maisons identiques, aux façades crépies et aux boiseries peintes en jaune. Au printemps, les cerisiers du Japon qui bordaient les rues transformaient le quartier en un spectacle haut en couleur.

Le père de Julie était employé au sein d’une compagnie d’assurances, sa mère travaillait dans une grande surface. Michael, le frère de Julie, poursuivait ses études et vivait avec eux.

La maison était petite, mais pleine de charme. Les pièces en enfilade du rez-de-chaussée étaient lumineuses et rangées avec soin. D’innombrables objets étaient disposés de toutes parts : souvenirs de vacances, napperons, cadeaux, bibelots en tout genre. Les murs du salon étaient tapissés de photos. Franck reconnut avec amusement la petite fille au sourire malicieux qui illuminait nombre d’entre elles.

Pendant que Julie et sa mère préparaient le thé, il discuta de choses et d’autres avec le père.

Michael fit son apparition quelques minutes plus tard. Malgré la différence d’âge, Franck fut frappé par sa ressemblance avec Julie.

Il plongea dans les bras de sa sœur et lui glissa quelques mots à l’oreille avant de venir saluer Franck avec gaucherie.

— Bonjour, monsieur. Je suis heureux de faire votre connaissance et je voulais vous dire merci, c’est cool, ce que vous avez fait.

Franck ne comprit pas la raison de cette marque de gratitude et le clin d’œil que lui adressa Julie le retint de poser la moindre question.

— Bonjour Michael. Appelle-moi Franck et tutoyons-nous, ce sera encore plus cool.

Pendant le goûter, Franck meubla la conversation tout en observant Julie et Michael à la dérobée.

Il fut touché par les marques d’affection et la complicité qu’ils partageaient. Leurs regards se croisaient sans cesse. Ils se souriaient, fronçaient les sourcils, se livraient à des mimiques entendues. Sans faire usage de mots, ils échangeaient des messages et se comprenaient, comme les vieux couples qui ont leur propre mode de communication.

Vers 18 heures, ils prirent la route du retour.

Dès qu’ils furent chez eux, Franck l’interrogea.

— C’était quoi, ce « merci monsieur Franck » ?

Julie souriait en coin, comme si elle lui avait joué un bon tour et qu’il ne s’était rendu compte de rien.

— Je vais t’expliquer, viens t’asseoir.

Ils prirent place dans le canapé.

— Je t’ai dit que mon frère était fana de sciences ? En fait, c’est bien plus que ça. À côté de lui, je suis une demi-portion. Michael est une tête. Un cerveau. Un génie des maths.

Franck se prit au jeu.

— Tu lui as dit que je l’engageais, c’est ça ?

Elle posa un doigt sur sa bouche.

— Tais-toi et laisse-moi continuer. Malgré les années qui nous séparent, j’ai vite compris qu’il était beaucoup plus doué que moi. Quand les autres enfants jouaient au Monopoly ou au Stratego, notre jeu favori était de s’échanger des problèmes de robinets qui fuient ou de trains qui se croisent. À onze ans, il a résolu l’énigme des poissons rouges d’Einstein.

Franck fit une grimace.

— Les poissons rouges d’Einstein ? Albert avait des poissons rouges ?

Elle éclata de rire.

— Je t’explique. Cinq personnes de nationalités différentes habitent cinq maisons de couleurs différentes, boivent cinq boissons différentes, élèvent des animaux de cinq espèces distinctes et fument des sèches de cinq marques différentes. On ajoute à ça des indices du style : le Suédois élève des chiens, la personne qui habite la maison du milieu boit du lait ou celle qui fume des Blend habite à côté de celle qui élève les chats. La question finale est : « Qui a des poissons rouges ? »

Franck soupira.

— Je préfère le Monopoly. Cela dit, c’est qui ?

— Je ne te le dirai pas. Seuls deux pour cent de la population mondiale sont capables de résoudre cette énigme.

— Quel est le rapport avec les remerciements de Michael ?

Elle haussa les sourcils.

— Michael vient d’entrer à l’unif et il s’emmerde. Les cours se traînent, les profs sont gâteux, les étudiants se la coulent douce. En un mot, il ne se sent pas à sa place. Son rêve est de faire ses études dans une université qui répond à son niveau d’exigence, un établissement de pointe aux États-Unis. Tu as vu le niveau de vie de mes parents ? Même avec une bourse, ça reste hors de prix.

Cette fois, Franck comprit où elle voulait en venir.

— Heureusement, la grande sœur a fait ce qu’il fallait.

Elle redressa la tête avec fierté.

— Oui. Il va partir pour Harvard. Mais comme je ne suis pas supposée gagner une fortune dans le jardinage, je leur ai dit que tu étais un fils à papa et que tu m’avais donné un petit coup de main.

Il fit mine d’être vexé.

— Moi, un fils à papa ? Tu leur as laissé croire ça ?

Elle embraya.

— Ils l’ont cru. Ce n’est pas tout. J’aide aussi une copine qui a divorcé, une autre qui a perdu son job, un cousin qui se marie, plus quelques œuvres qui me tiennent à cœur, la Croix-Rouge, la recherche contre le cancer, des trucs du genre. Une vraie mère Teresa.

Il la dévisagea avec un étonnement mêlé d’admiration.

— Tu ne m’as jamais parlé de ça.

— Rassure-toi, ce sont toujours de petites sommes, pas de quoi me faire repérer.

Il se sentit ému.

— Ce n’est pas à ça que je pensais.

Ce qui lui importait, à lui, c’était sa salle de concert, son œuvre, sa réussite, sa mégalomanie. Elle, avec modestie, sans en faire étalage, aidait les gens qui l’entouraient.

Il l’attira contre lui.

— Tu es une femme extraordinaire.

Cette nuit-là, ils firent l’amour avec passion.

Au petit matin, Franck se leva sans un bruit et sortit dans le jardin.

Le soleil se levait, l’air était doux.

Il réfléchit au sens de ses actes. Depuis le premier billet de cinq mille francs qu’il avait convoité à l’église jusqu’au dernier braquage d’Aarschot, l’argent n’avait jamais été la finalité.

Comme les fanatiques du base jump, les fous qui se lancent dans le vide la tête la première ou ceux qui dévalent les pentes enneigées à plus de deux cents kilomètres à l’heure, il était adepte d’un sport extrême. Comme eux, il recherchait la prodigieuse décharge d’adrénaline, plus addictive que la plus addictive des drogues. Comme eux, il voulait aller plus loin, plus vite, plus haut et avait besoin de flirter avec la mort pour se sentir vivant.

Le montant des butins qu’il empochait était son indice de performance.

Il pensa à la générosité de Julie, à l’empathie dont elle faisait preuve. Une nouvelle fois, elle lui donnait une leçon de vie.

Il se remémora ses années de scoutisme et les règles que Baden-Powell avait édictées.

« Le devoir d’un éclaireur est d’être utile et de venir en aide aux autres. »

Il se souvint des B.A. qu’il faisait et du sentiment de devoir accompli qui remplissait son cœur en fin de journée.

Il retourna dans la chambre, s’assit au bord du lit et regarda Julie qui dormait, la respiration paisible, les traits détendus.

Il se pencha vers elle et murmura quelques mots.

L’espace d’un instant, il vit naître un sourire sur ses lèvres.

50

Je viens de reprendre le dessus

Un flic plus âgé et plus massif que celui de la dernière fois est assis devant la porte d’Akim Bachir. Comme son collègue, il teste les lois de l’équilibre sur sa chaise, un journal dans une main, un crayon dans l’autre.

Il se lève, pose sa gazette et brandit une main pour me stopper dans mon élan.

Je prends les devants.

— Jean Villemont, je suis sur la liste.

Il tâte les poches de sa veste, à la recherche de la fameuse liste. Un regard en coin m’apprend qu’il est adepte de sudoku.

— Je vais vérifier.

Sans attendre, je poursuis ma marche vers la porte.

— Je suis son avocat.

Il hausse le ton.

— Une minute, monsieur, vous permettez.

Il sort sa liste, la déplie, cherche mon nom.

— Villemont, vous avez dit ?

— Vous avez bien entendu.

— Villemont, Jean, avocat. À ce propos, l’une de vos consœurs, Mlle Leila Naciri, est passée hier soir. Exceptionnellement, je l’ai laissée entrer, mais à l’avenir, il faudra…

— Qu’elle remplisse une demande d’autorisation de visite, je sais ! On va s’en occuper.

Je n’ai pas décoléré de l’après-midi. J’ai horreur de ne pas maîtriser la situation et je déteste qu’on me dise ce que je dois faire. Encore plus si l’injonction émane d’un confrère ou d’un client.

Il remonte son ceinturon pour asseoir son autorité.

— Je ne dis pas ça pour vous embêter, maître. Je fais mon métier, j’applique le règlement.

— Sauf pour les jeunes et jolies femmes.

J’en veux à Francis Lambotte de m’avoir parlé comme à un larbin. J’en veux à Akim Bachir de jouer au chat et à la souris. J’en veux à Estelle de ne m’avoir laissé aucune chance. Pour un peu, je rendrais Leila responsable de mon dysfonctionnement érectile.

Le regard du flic me fait comprendre que je suis allé trop loin.

Je grimace un sourire.

— Excusez-moi. Je suis un peu nerveux. Je suis désolé.

Magnanime, il accepte mes excuses.

— Ça peut arriver. Allez-y.

J’entre dans la chambre. Akim n’a pas bougé. Même position, même lit, quelques tuyaux en moins. Même gardien aussi. Ce dernier me pose la même question.

— Bonsoir, maître. Vous voulez que je sorte ?

— S’il vous plaît.

Il enfile sa veste et va rejoindre Sudoku.

Je m’assieds auprès d’Akim. Il est plus maigre et plus pâle que jamais.

Il tourne la tête dans ma direction. Son regard fuyant a disparu.

— Bonsoir.

Venant de sa part, c’est pour le moins surprenant.

— Bonsoir. Comment allez-vous ?

— Un peu mieux. Le docteur a dit que je pourrai sortir la semaine prochaine.

Autant profiter de ses bonnes dispositions pour mettre les points sur les i.

— Monsieur Bachir, je veux bien vous aider, mais il faut y mettre du vôtre. Vous ne voulez pas me parler, mais vous acceptez de parler à maître Naciri. Vous voulez que je contacte Franck Jammet sans que je sache de quoi il retourne. Vous me faites confiance, oui ou non ?

Il me regarde sans ciller.

De toute évidence, son attitude a changé.

— Je vous fais confiance, mais vous devez comprendre que je peux pas parler.

Finissons-en avec cette vieille rengaine.

— Je sais, vous l’avez déjà dit. Vous ne pouvez pas parler parce que vous n’êtes pas une balance. C’est parce que vous n’êtes pas une balance que vos amis vous ont chargé en 2007. C’est parce que vous n’êtes pas une balance que vous avez fait quatre ans de prison à leur place. Il serait temps d’arrêter de jouer au héros et de penser à vous, à votre femme et à votre fils.

Son regard se durcit.

— Je reverrai jamais ma femme et mon fils. Dès que je serai de retour dans ma cellule, ils vont me tuer.

Je prends un ton bienveillant.

— Vous ne retournerez pas à Forest. En sortant d’ici, vous irez au centre médical de Saint-Gilles. Dès que vous serez rétabli, ils vous enverront dans une autre prison.

— Je serai nulle part en sécurité. Déjà deux fois, ils ont essayé de me tuer. Ils me rateront pas une troisième fois.

Sans le vouloir, il vient de lâcher une information précieuse.

J’embraie, comme si je n’avais pas capté.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Il bat des paupières.

— Je l’ai dit à Leila. Vous savez comment faire pour parler à Franck Jammet.

Je lui coupe l’herbe sous le pied.

— Je lui ai parlé cet après-midi.

Ses yeux s’agrandissent.

— Vous lui avez parlé ? Vous lui avez dit que je sais ce qui est arrivé à Alex ?

— Il m’a répondu que tout le monde sait ce qui lui est arrivé, il suffit d’ouvrir le journal. Il m’a aussi dit qu’il ne vous connaissait pas.

Il s’agite dans son lit.

— Je sais qui a tué Alex.

— Lui ne sait pas ?

— Non, lui pas.

Un pan de l’histoire s’éclaire, un autre s’assombrit.

— Qu’attendez-vous en contrepartie de cette information ?

— Il doit m’aider. Je ne veux pas mourir en prison. S’il m’aide, je lui dirai qui a tué son ami.

Je tente de masquer mon énervement.

— Bien. Je lui transmettrai votre message, mais il aimerait un indice, une information, quelque chose qui lui permettrait de vous situer.

C’était la condition avancée par Lambotte.

Il ferme les yeux, réfléchit quelques instants.

— Dites-lui que c’est moi qui ai allumé les bougies du gâteau d’anniversaire.

Je répète, en détachant les mots.

— C’est vous qui avez allumé les bougies du gâteau ? Vous êtes sûr qu’il va comprendre ?

J’ai à peine posé la question que je saisis la signification de son message.

La porte s’ouvre à cet instant et Youssef fait son entrée.

Je me penche vers Akim.

— Je passerai le message, mais je ne vous garantis pas la suite. Je vous laisse avec votre frère. Au revoir Akim.

Je salue Youssef au passage et sors de la chambre.

Mon cerveau bouillonne. Je n’ai pas perdu mon temps. En moins de dix minutes, j’ai reçu la confirmation qu’Akim n’est pas entré dans le bureau de poste pour commettre un braquage et j’ai compris le rôle qu’il a joué dans le casse de Zaventem.

Je suis à peine dehors que je compose le numéro de Francis Lambotte.

Il répond dans la seconde.

— Bonsoir, Jean.

— J’ai l’indice.

Il ne se formalise pas de ma brusquerie.

— Manifestement, tu n’as pas perdu de temps. Je t’écoute.

— Akim Bachir a allumé le gâteau d’anniversaire.

— Pardon ?

Comme je m’y attendais, il ne comprend pas. Le rapport de forces vient de s’inverser.

Je répète, agacé.

— Akim Bachir a allumé le gâteau d’anniversaire. Tu peux répéter mot à mot, s’il te plaît.

Il prend quelques instants pour digérer l’affront.

— Je ne suis pas sourd. J’ai entendu. C’est Akim Bachir qui a allumé le gâteau d’anniversaire.

— Transmets ce message à ton client et donne-moi de tes nouvelles s’il veut en savoir plus.

Sur ce, je raccroche.

Je ferme les yeux et inspire longuement. J’imagine son air outré, ses joues qui s’empourprent, les jurons qui retentissent.

Ma mauvaise humeur vient de s’évaporer.

La situation me rappelle une vieille blague juive. Salomon ne parvient pas à dormir. Inquiète, sa femme l’interroge. Il lui avoue avoir emprunté de l’argent à Isaac, son voisin, mais il ne voit pas comment il va pouvoir le rembourser.

Sa femme se lève, ouvre la fenêtre et appelle Isaac en criant. Celui-ci, à moitié endormi, ouvre la fenêtre à son tour.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Il paraît que Salomon te doit de l’argent ?

— Oui.

— Eh bien, il ne pourra pas te rembourser.

Là-dessus, elle referme la fenêtre et s’adresse à Salomon.

— Voilà, maintenant, c’est lui qui ne dort plus.

En tout état de cause, je viens de reprendre le dessus.

51

L’aventure est terminée

La société Securitis profita de la période estivale pour tenter de contrecarrer la série de braquages dont elle avait été victime.

La majorité des tournées fut modifiée et bon nombre de parcours furent inspectés avec minutie. En outre, les fourgons furent progressivement équipés d’une barre fixée sous la face avant pour protéger la crémaillère de direction.

Lors d’un dîner organisé en octobre, Julie fit part de ses conclusions aux membres de l’équipe.

— Je n’ai pas eu l’occasion de voir cette barre de près, je ne connais ni sa composition ni son diamètre exact, mais si nous ne changeons rien à notre méthode, le résultat dépendra de la vitesse du fourgon. En dessous de cinquante kilomètres heure, le choc l’arrêtera, mais la crémaillère de direction tiendra le coup, donc risque de marche arrière et de sauve-qui-peut. Au-dessus de cinquante, les convoyeurs seront secoués, mais le fourgon passera.

Sergio haussa les épaules.

— On n’a qu’à mettre un pilier plus épais.

Elle hocha la tête.

— J’y ai pensé, mais il y a un hic.

— Lequel ?

Elle prit un bloc de papier et inscrivit quelques symboles.

Ec = H m × v2

Sergio examina le papier d’un air sceptique.

— C’est quoi ?

Elle tapota la formule du doigt.

— Tout objet en mouvement possède ce qu’on appelle de l’énergie cinétique. Si la masse en mouvement augmente, l’énergie cinétique augmente proportionnellement. Si la masse est multipliée par le facteur k, l’énergie cinétique est multipliée par le même facteur k. Si la vitesse V augmente, l’énergie cinétique augmente aussi. Si la vitesse est multipliée par k, l’énergie cinétique est multipliée par k au carré. Si la vitesse est doublée, l’énergie cinétique est multipliée par quatre. Tu suis ?

Sergio leva la tête et cligna des yeux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Les autres masquèrent leur amusement.

Julie reprit de plus belle.

— Considérons un fourgon qui pèse cinq tonnes et roule à soixante kilomètres heure, le calcul est vite fait, ça donne une énergie cinétique d’environ sept cent mille joules, c’est-à-dire deux morts. Garantis.

Alex intervint.

— Qu’est-ce que tu proposes ?

— Il n’y a que deux solutions. Soit on arrête et on cherche une autre méthode, soit on continue.

— On continue. Les fourgons ne sont pas tous équipés de cette saloperie de barre. Il suffit d’en filer quelques-uns, de repérer ceux de l’ancienne génération et de tracer leurs itinéraires.

Sergio et Laurent signifièrent leur accord, mais Franck se montra plus réservé.

— D’accord pour les repérages. Après, on verra.

La reconnaissance, pilotée par Alex, commença dès le lendemain et se poursuivit jusqu’en décembre.

En fin de compte, seules trois tournées répondaient aux critères. Après discussion, ils optèrent pour le convoi qui quittait Seneffe et se rendait à Halle. Le lieu de l’intervention était dégagé, la longue montée à la sortie de Braine-le-Château offrait un poste d’observation idéal et le secteur comprenait plusieurs routes secondaires et chemins vicinaux.

Franck donna son aval pour l’attaque, à condition qu’ils laissent un intervalle de trois semaines entre le carottage et le braquage.

Alex s’en étonna auprès de lui.

— Pourquoi attendre ?

Franck balaya la question.

— Ce n’est peut-être pas un hasard s’ils n’ont pas sécurisé toutes les tournées. On laissera quelques repères sur le terrain et on ira de temps à autre contrôler si rien n’a bougé.

Sergio profita de leur divergence de vues pour mettre de l’huile sur le feu.

— C’est vrai, pourquoi pas agir tout de suite ? Chaque jour qui passe augmente le risque qu’ils découvrent l’ouverture.

Alex comprit où il voulait en venir.

— Ferme ta gueule, Sergio, et fais ce qu’on te dit.

Le carottage eut lieu le 28 décembre et plusieurs contrôles eurent lieu durant les jours suivants. Comme rien ne laissait supposer que la brèche avait été découverte, le braquage fut programmé pour le vendredi 20 janvier 1995.

Cinq véhicules avaient été préparés pour l’opération : deux Peugeot 405, une pour l’attaque, l’autre pour servir de leurre, un Toyota Land Cruiser pour Julie et deux Golf GTI pour le décrochage. Ces deux dernières avaient été garées à l’aube sur l’aire de Halle, le long du Ring en direction de Paris, à un kilomètre à vol d’oiseau du lieu du braquage.

Peu avant 8 heures, Julie arrêta le Toyota au sommet de la côte, à l’entrée d’un chemin forestier qui s’enfonçait dans le bois de Halle où était la voiture leurre, cinq cents mètres plus loin.

Elle prit les jumelles, descendit de voiture et alla se poster derrière un massif d’arbres. Elle avait senti la nervosité qui régnait avant le départ. La trêve de l’été et les facteurs de risques supplémentaires avaient décuplé la tension.

Alors que le jour commençait à peine à se lever, le fourgon apparut au pied de la côte. Elle attendit qu’il franchisse le premier repère. Lorsqu’il parvint au deuxième, elle prit le talkie-walkie.

— Alpha.

Dans quelques secondes, elle verrait passer Franck et Alex à sa hauteur. Ils descendraient la route à cent kilomètres heure et pileraient face au fourgon, quatre cents mètres plus bas.

— Bravo.

À cet instant, elle vit passer la Peugeot.

Franck donna un bref coup de klaxon. Bien qu’il ne puisse la voir, elle lui adressa un signe de la main avant de retourner à ses jumelles.

Son cœur bondit dans sa poitrine.

Le fourgon avait ralenti.

Elle balaya la zone autour du véhicule. Rien ne perturbait le trafic, aucun obstacle n’entravait le passage et les véhicules qui suivaient le fourgon se trouvaient à plus de deux cents mètres.

Elle plissa les yeux et régla ses jumelles sur les silhouettes qui avançaient derrière le fourgon. Elles étaient identiques. Petit à petit, une ligne bleue sur la carrosserie et des appendices sur le toit apparurent.

— Merde !

Elle enfonça le bouton de l’émetteur.

— Foxtrot, je répète, Foxtrot.

Pour la première fois, ils entendirent le signal d’alarme.

Dans le tunnel, Sergio poussa un juron.

— Putain, qu’est-ce qu’elle a foutu ?

La voix de Franck couvrit la fin de sa phrase.

— Les flics !

Alex prit le talkie-walkie.

— Instructions ?

Franck réfléchit à toute vitesse.

— Évacuez. Retournez à la Toyota. Je vous couvre.

Alex et Sergio évacuèrent le tunnel et se dirigèrent au pas de course dans la direction de Julie.

Sur la route, le fourgon s’était arrêté.

Franck arrivait en face, à tombeau ouvert. Il croisa le fourgon et poursuivit sa route vers les deux camionnettes de police.

Laurent hurla.

— Qu’est-ce que tu fous ?

— Mets ta cagoule.

Face à eux, les combis VW se mirent côte à côte pour leur bloquer le passage. Franck plaça la voiture au milieu de la route et enfonça l’accélérateur.

Laurent était hystérique.

— Arrête, merde ! Tu vas nous tuer.

Franck serra les dents.

Lorsque la Peugeot ne fut qu’à cinquante mètres, l’un des combis fit un brusque écart pour éviter le choc frontal. Dans un grincement strident, la Peugeot s’infiltra entre les deux véhicules en leur labourant les flancs.

Julie hurla dans le haut-parleur.

— Je les ai récupérés. Instructions ?

Franck interpella Laurent et lui indiqua le talkie-walkie du menton.

— Qu’elle laisse tomber le leurre et vienne nous récupérer au point de chute.

Dans le Toyota, Alex avait pris le volant et fonçait dans le bois de Halle. Lors des repérages, il avait noté que le chemin forestier passait au-dessus du Ring. En passant à travers bois, il pourrait descendre sur le Ring et rejoindre l’aire de repos.

De son côté, Franck avait bifurqué dans la chaussée de Tubize et était remonté sur le Ring en direction de Bruxelles. Malgré le choc, la Peugeot se comportait normalement.

Deux minutes plus tard, il arriva sur l’aire de repos. Le Toyota fit son apparition sur l’aire opposée.

Laurent s’égosilla.

— Les armes ? Le cadre ?

— Laisse tout.

Ils sortirent de la Peugeot et traversèrent la route dans un concert de klaxons. Ils rejoignirent Alex et grimpèrent dans le Toyota.

— Fonce.

Alex démarra en trombe.

— Les GTI ?

— On s’en fout. On n’a pas une seconde à perdre.

— Où on va ?

— Sors à Ittre et reprends le Ring dans l’autre sens.

— On va être coincés dans les embouteillages.

Franck haussa le ton.

— Fais ce que je te dis.

Alex obéit. Il sortit à Ittre, prit la bretelle de l’échangeur et repartit vers Bruxelles. Recroquevillés à l’arrière, Julie, Sergio et Laurent n’osaient intervenir.

À l’approche de Beersel, ils rencontrèrent les premiers ralentissements.

Alex hurla.

— Putain, les embouteillages du matin. Et maintenant ?

— Va sur la bande d’arrêt d’urgence, mets les warnings et fonce.

Ils parcoururent deux kilomètres pied au plancher sous l’œil effaré des automobilistes immobilisés dans les bouchons.

À l’arrière, Sergio s’époumona.

— Dio cane ! Un hélico, dans l’autre sens.

Franck indiqua un panneau à Alex.

— Sors à la station.

Une vaste station-service était implantée peu avant la sortie de Drogenbos. Un hôtel économique jouxtait les installations. Censé accueillir des voyageurs de passage, il était principalement fréquenté par des couples illégitimes qui s’y retrouvaient à toute heure du jour et de la nuit.

Franck dirigea Alex.

— Tourne à droite. Le parking de l’hôtel. Mets-toi entre la Volvo et la Polo.

Alex se rangea entre les voitures et coupa le moteur. Tout le monde s’apprêtait à quitter le véhicule lorsque Franck les arrêta.

— Refermez les portes. Ne bougez pas.

Ils se figèrent et perçurent le bruit caractéristique d’un hélicoptère en approche. Le vrombissement enfla et devint assourdissant.

L’hélicoptère passa en rase-mottes au-dessus du parking de l’hôtel et poursuivit sa route en longeant le Ring.

Le silence s’installa dans l’habitacle.

Personne n’ouvrit la bouche, chacun essayant de reprendre ses esprits et de calmer les battements de son cœur.

Au volant, le regard fixe, Franck se revit deux ans plus tôt, adossé au tronc d’arbre, le visage écorché, la rage au ventre, ruminant son échec.

Alex brisa le silence.

— Tu avais raison, c’était foireux. On aurait dû t’écouter.

Franck ne répondit pas.

Sergio se manifesta.

— Et maintenant ?

Franck se retourna.

Julie tremblait comme une feuille. Laurent était blême.

Il fixa Sergio.

— Croise les doigts pour qu’ils ne trouvent rien. En ce qui nous concerne, l’aventure est terminée.

52

La nana dont je parle

Durant les semaines qui suivirent, Franck regarda les journaux télévisés et écouta les nouvelles à la radio pour tenter d’évaluer les progrès de l’enquête.

Hormis le Toyota Land Cruiser qu’ils avaient fait disparaître dans le canal de Ronquières, la police avait mis la main sur les autres véhicules. Si les deux Golf GTI n’avaient livré aucun secret, il n’en allait pas de même pour les Peugeot.

La 405 que les policiers avaient récupérée dans le bois de Halle leur avait permis d’étudier le procédé de mise à feu imaginé par Julie. Le juge d’instruction chargé de l’enquête l’avait baptisé gâteau d’anniversaire, une expression aussitôt reprise par la presse.

L’autre Peugeot renfermait une mine d’or pour les enquêteurs. Elle contenait un FAL, deux cagoules, les sacs destinés à transporter le butin et le cadre métallique rempli d’explosif.

Sur le châssis et le semtex de ce dernier, les policiers avaient prélevé des dizaines d’empreintes digitales et palmaires. Elles appartenaient à la même personne, mais n’étaient pas enregistrées dans la banque de données du service d’identification judiciaire.

À la fin du mois de février, on ne parlait plus d’eux, ce qui ne signifiait pas pour autant que l’enquête était abandonnée. Ils décidèrent de se faire oublier tout en gardant des contacts réguliers entre eux.

Sergio Cirilli ouvrit un restaurant dans la région de La Louvière. Laurent Nagels se lança dans le commerce de vins tandis que Franck, Alex et Julie se concentrèrent sur le développement de Vert d’experts.

Durant le printemps, Franck et Julie se rendirent plusieurs fois à Oppède-le-Vieux.

Ils avaient fondé une société en Angleterre et ouvert un compte à la BNP d’Avignon pour financer l’achat de la maison et les travaux de rénovation. Ils alimentaient régulièrement le compte à l’aide de virements postaux luxembourgeois, en veillant à varier le nom des débiteurs et à se limiter à de petits montants.

Les travaux commencèrent au début du mois de mai. Dans un premier temps, l’objectif était de restaurer le bâtiment principal et de le rendre habitable pour la fin de l’année.

Leur mésaventure de janvier les avait confortés dans leur choix. La bastide était située à l’écart du village. Il fallait quitter la route départementale et parcourir un chemin étroit sur un kilomètre pour parvenir à l’entrée de la propriété. De là, une allée caillouteuse menait à la première dépendance.

La situation permettait d’habiter la maison sans attirer l’attention. La présence d’occupants serait d’autant plus discrète une fois les garages aménagés.

La première rencontre depuis le braquage raté eut lieu en octobre, dans l’arrière-salle du restaurant de Sergio, le jour de fermeture hebdomadaire. Pour l’occasion, il avait demandé à son chef de venir et de mettre les petits plats dans les grands.

Laurent était conscient qu’il était le plus exposé des cinq. La police détenait ses empreintes et le moindre accroc le précipiterait en prison.

D’entrée de jeu, il avait pris l’initiative de dissiper le malaise latent.

— De mon côté, vous ne risquez rien. Si les flics me chopent, jamais, je dis bien jamais, je ne lâcherai vos noms. Je peux vous le jurer.

L’annonce avait été accueillie par un silence respectueux.

Suite à cette déclaration, le repas avait pris la forme de joyeuses retrouvailles entre amis. L’ambiance était décontractée et l’antipathie qui animait Sergio et Laurent avait fait place à des évocations humoristiques de leurs échanges acerbes.

Avant de se quitter, ils reconnurent que l’inaction leur pesait et qu’ils étaient en manque d’adrénaline.

Franck ouvrit une perspective.

— En tout cas, les fourgons, c’est terminé, mais je propose de rester attentif. Si l’un d’entre nous flaire un coup juteux, on en reparle.

Le samedi 20 janvier 1996, un an jour pour jour après la déroute de Halle, Laurent invita les membres de la bande au Comme chez Soi, l’un des meilleurs restaurants de la capitale. Pour une raison inconnue, il demanda aux hommes de revêtir une tenue de businessman et Julie était priée d’arborer le look d’une présidente de groupe international.

Il n’en fallait pas plus pour que Franck, amusé, s’offre une visite dans les boutiques bruxelloises et en ressorte avec un costume Brioni et un ensemble Chanel pour Julie.

Les mets furent succulents, le vin généreux et l’addition vertigineuse.

Laurent attendit la fin du repas pour dévoiler l’objet de la rencontre.

— Vous vous demandez pourquoi je vous ai invités ?

Les autres acquiescèrent.

— Comme vous le savez, je me suis lancé dans la vente de vins. Le marché des vins français étant plutôt saturé, je me suis spécialisé dans les vins italiens et suisses, et mes affaires marchent plutôt bien.

Sergio s’impatienta.

— Accouche.

Laurent lui adressa un clin d’œil.

— Minute, Pomodore. Pour cette raison, je vais souvent en Suisse pour acheter des lots, surtout dans le Valais. Je peux vous parler des cépages, si vous voulez, le cornalin, l’amigne, la petite arvine.

Franck, Alex et Sergio soupirèrent en chœur.

L’impatience des trois hommes amusait Julie.

— J’ai deviné. Tu as rencontré une Suissesse ?

Laurent ouvrit de grands yeux.

— Exactement.

Franck le titilla.

— Raconte.

Laurent haussa les épaules.

— Pour tout dire, elle n’est pas très jolie et elle est un peu rondouillarde. Elle a deux ans de plus que moi et travaille dans une compagnie d’assurances. En plus, elle est mariée et a un enfant.

Sergio frappa du poing sur la table, incrédule.

— Qu’est-ce que tu fous avec cette connasse ?

— C’est le coup du siècle.

— Quoi ? Tu déconnes ? Tu nous as fait venir ici pour nous dire que tu baises un boudin suisse ?

Laurent leva les yeux au ciel.

— Quand je dis que c’est le coup du siècle, ce n’est pas de la nana dont je parle.

53

Les conséquences directes

Dans son édition du 9 mars 2013, la Télégazette, un hebdomadaire à gros tirage, publia un dossier qui revenait sur le casse de Zaventem, près de trois semaines après les événements.

Après avoir procédé à un rappel des faits, le chroniqueur faisait le point sur l’état de l’enquête et mettait l’accent sur la rapidité apparente dont les policiers avaient fait preuve. Le cadavre d’un des braqueurs avait été identifié et le deuxième ne tarderait pas à l’être.

Si les conjectures de la police se vérifiaient et que le deuxième corps était bien celui de Laurent Nagels, cela signifiait que les deux hommes avaient appartenu à la bande de Franck Jammet.

De plus, quelques pierres provenant du casse avaient été retrouvées à Genève et deux suspects, dont un avocat, étaient interrogés par la police suisse dans le cadre de cette même affaire.

Si ces résultats semblaient de prime abord encourageants, le journaliste tempérait l’optimisme affiché par les autorités.

Selon lui, le fait que la police suisse n’ait trouvé qu’une petite quantité de diamants laissait penser qu’il s’agissait plutôt d’un artifice destiné à brouiller les pistes.

Le rédacteur regrettait également que les enquêteurs se soient satisfaits de l’alibi avancé par Franck Jammet et n’aient pas approfondi leurs recherches.

Preuves à l’appui, il démontrait que Franck Jammet et sa compagne avaient suivi un stage de pilotage d’hélicoptère à Temploux, entre mars et juillet 1996. La photocopie d’un document précisait que l’apprentissage avait été réalisé sur un appareil de type Robinson R44.

Il rappelait par ailleurs qu’entre le moment où il avait été photographié à la station-service de Berchem, le lundi 18 février à 18 h 17, et son apparition dans les rues d’Oppède-le-Vieux le mardi 19 février en fin de matinée, Franck Jammet avait disparu de la circulation, soit un laps de temps de seize heures.

Après avoir formulé les réserves d’usage, le chroniqueur se lançait dans une extrapolation.

Selon son scénario, Franck Jammet aurait troqué son 4 × 4 contre la voiture d’un complice après avoir quitté la station-service luxembourgeoise. Il aurait demandé à ce dernier de se rendre dans le Lubéron en veillant à dissimuler son visage lors des passages aux péages.

Il aurait ensuite rejoint un hangar où était parqué un hélicoptère, le Grand-Duché étant réputé pour regorger d’endroits propices à cet usage.

Pour appuyer sa thèse, le rédacteur précisait que ce type d’appareil était facilement accessible sur le marché allemand de l’occasion, à des sommes variant entre cent cinquante et deux cent mille euros.

La vitesse de croisière d’un Robinson R44 s’élevant à près de deux cent vingt kilomètres heure, Franck Jammet aurait rejoint Zaventem en une heure, ce qui lui aurait permis de participer au braquage.

Peu après l’attaque, il aurait quitté les lieux et parcouru les mille kilomètres qui séparent Zaventem de son domicile d’Oppède-le-Vieux en organisant un ravitaillement à mi-chemin. De la sorte, il serait arrivé dans le Lubéron avant le lever du jour.

Pour assurer cet alibi, Franck Jammet aurait confié la préparation du braquage à Alex Grozdanovic et ne serait venu que pour le finaliser. Cette supervision insuffisante expliquerait la confusion qui avait suivi le braquage.

En effet, Franck Jammet avait bâti sa réputation sur le soin qu’il portait aux moindres détails de ses opérations.

La peur d’être une nouvelle fois arrêté et incarcéré l’aurait poussé à la faute. La disparition du butin et le règlement de comptes en seraient les conséquences directes.

54

La tête en arrière

Je referme l’hebdomadaire, dubitatif.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

Leila rayonne d’enthousiasme.

— C’était génial.

L’ivresse des sommets l’emporte sur le casse de Zaventem.

— Je parle de l’article.

Elle hausse les épaules.

— Tu connais la Télégazette ? À part le programme télé et quelques ragots sur les people, ils n’ont pas grand-chose à offrir. Le journaliste ne se base sur rien. Tout n’est qu’hypothèses et affabulations.

— Le coup de l’hélico est bien trouvé. En plus, son scénario colle avec les informations que nous avons.

— Peut-être. Bière, eau ?

Elle a relégué l’affaire au second plan.

— Bière.

— Je te l’apporte, assieds-toi.

Elle file vers la cuisine.

Comme dimanche dernier, elle m’a proposé de venir déjeuner après la salle. Sa deuxième expérience de grimpe a été une révélation. L’addiction est là. Avec ou sans moi, elle continuera.

Je prends place dans le fauteuil, songeur.

Lambotte ne m’a pas donné signe de vie depuis mon appel de mardi, mais je ne peux m’empêcher de gamberger. Même s’il semble digne d’une production hollywoodienne, le scénario du journaliste m’intrigue.

Si Franck Jammet a délégué la préparation du casse à Alex, comme il le prétend, cela expliquerait qu’il ne connaisse pas Akim Bachir. Et s’il n’avait fait qu’un aller-retour pour encadrer le braquage, cela expliquerait également qu’il ne sache pas ce qui s’est passé.

En revanche, je ne suis pas sûr que le survol de trois pays puisse passer inaperçu.

Leila réapparaît, un plateau dans les mains.

— Si tu savais le miracle que tu m’as fait découvrir. J’ai déjà envie de recommencer.

— On remet ça dimanche prochain, si tu veux.

Ce qui me semble évident, c’est qu’Akim Bachir a participé de manière indirecte au braquage en déclenchant la mise à feu du véhicule qui a servi de leurre.

Il était en possession de la camionnette de l’entreprise de nettoyage vers 18 heures. Son premier chantier se trouve à Grand-Bigard. À l’heure où a eu lieu le casse, le Ring commence à se désengorger. Il lui aurait fallu une demi-heure pour se rendre à Zellik, attendre le signal, allumer le gâteau d’anniversaire et revenir au chantier. L’horaire colle.

— Tu as faim ?

L’aller-retour expliquerait le travail bâclé et l’odeur bizarre qu’il exhalait. Le frère Rasson n’a pas perçu les effluves d’une substance hallucinogène, mais l’odeur causée par une forte activité hormonale. L’odeur de la peur.

— Tu as faim ?

Je sors de mes ruminations.

— Excuse-moi, Leila, j’étais dans mes pensées.

— Encore l’affaire Bachir-Jammet ?

— Je me demande pourquoi on cherche à éliminer Akim. La première fois, il a échappé aux tueurs en entrant dans la poste. La deuxième, en prison, miraculeusement. Comment pourrait-il savoir qui a tué Alex Grozdanovic ?

Elle pose ses mains sur ses hanches.

— Tu n’arrêtes jamais ? Si tu lâchais prise ? Respire. Détends-toi. Tu en sauras plus quand Lambotte t’appellera.

— S’il m’appelle.

— Et s’il n’appelle pas, tant pis.

Je soupire avec lassitude.

— Tu as raison. Profitons de l’instant. Je ne sais pas ce que tu as préparé, mais ça sent très bon.

Elle plisse les yeux.

— Tajine de poulet aux épices. Accroche-toi, ça va titiller tes papilles.

Nous nous installons autour de la table.

Nous revoilà sur les lieux du drame, une semaine plus tard. Cette fois, j’ai anticipé les événements et préparé ma sortie. Mon procès approche à grands pas, je dois tirer parti de chaque heure pour le préparer.

Le tajine est suivi par un gâteau marocain à l’orange.

Nous parlons de sa prochaine voie, des jours qui rallongent, des facéties de Patrick, de ses retards fréquents, de la voiture qu’elle compte acheter, de la dernière saison de Breaking Bad, de la mort d’Hugo Chávez.

J’ai arrêté de cogiter, je me sens bien.

Le dessert est suivi par un café serré.

Je consulte ma montre et m’apprête à annoncer mon départ.

Elle prend les devants.

— Avant que tu t’en ailles, il faut que je te dise quelque chose, Jean. Je veux dissiper tout malentendu entre nous.

Je suspends mon geste.

— Je t’écoute.

Elle a le visage grave.

— Je n’ai pas envie de faire l’amour avec toi.

Je le prends avec philosophie.

— Merci de le préciser.

— Si j’ai envie de m’envoyer en l’air, les occasions ne manquent pas.

— Je n’en doute pas.

Elle pose une main sur la mienne.

— Tu ne comprends pas ?

— Si, bien sûr.

— Non, tu ne comprends pas. Tu comprends beaucoup de choses, mais il y a des choses que tu ne captes pas. Alors, je vais te les dire clairement. Je suis très attirée par toi, Jean. Tu es brillant, drôle, humain. Tu es en même temps fort et vulnérable, original et prévisible, optimiste et désenchanté. J’aime ta présence, je me sens bien avec toi. J’aime quand tu m’appelles, j’aime partager tes passions, j’aime avancer avec toi sur ton affaire, j’aime chaque minute que je passe avec toi.

Je reste sans réaction, stupéfait, désarmé.

Je balbutie.

— Je ne sais pas quoi dire.

Elle continue à me fixer sans ciller.

— Je n’ai pas envie de faire l’amour avec toi. Ce n’est pas ce que j’attends. Je suis tombée amoureuse de toi. Complètement. C’est toute la différence. Ne dis rien. Je connais ta situation. Je n’ai pas peur d’attendre. Je me fous de tes hésitations, de tes doutes, de tes défaillances. Et si j’attends pour rien, tant pis ! Inch Allah !

Je me lève, les jambes flageolantes.

Elle accompagne mon mouvement, indécise.

Je fais quelques pas vers elle avec l’impression de peser un quart de tonne et la prends dans mes bras.

Elle se laisse aller contre moi.

— J’ai envie de sentir tes mains sur mon corps, Jean.

Elle m’offre sa bouche.

Je m’en empare sans retenue. Sa langue s’enroule autour de la mienne. Mes mains se faufilent sous son pull, cherchent le contact de sa peau.

Elle passe ses mains derrière ma nuque, avance son bassin. Une érection me déchire le ventre. Elle lève une jambe, l’autre, les replie autour de ma taille.

Accrochés l’un à l’autre, les lèvres soudées, les souffles à l’unisson, nous parcourons le couloir en direction de la chambre.

Ses mains s’attaquent à ma ceinture. Elle me déshabille, se débarrasse de ses habits à la hâte. Nous nous allongeons. Nue, provocante, elle s’ouvre sous moi, son regard vrillé dans le mien, avide, intense.

Sa main me guide. J’entre en elle, la pénètre avec une volupté qui m’était inconnue. Elle pousse un gémissement, referme les yeux et renverse la tête en arrière.

55

Il s’arrêtera tout seul

Laurent Nagels s’amusa à entretenir le suspense jusqu’à sa venue chez Vert d’experts, début février 1996.

Lorsqu’ils furent au complet, il déplia une carte de Suisse sur la table et tapota le document.

— Commençons par le début. Vous connaissez la Suisse ?

Sergio lui lança un regard assassin.

— Tu ne vas pas recommencer avec tes rébus.

Laurent arrondit les lèvres et lui envoya un baiser.

— Chaque hiver et chaque été, la Suisse est envahie par les touristes. En plus de nos amis italiens, les Français, les Allemands, les Anglais, les Américains et les Japonais adorent ce pays. Ils débarquent dans les stations huppées et claquent un paquet de fric. Pas cons, les Suisses acceptent sans rechigner les devises étrangères. En l’espace de quelques semaines, les banques sont bourrées de lires, de francs français, de dollars, de marks allemands et de yens japonais.

Les yeux d’Alex se mirent à pétiller.

— J’adore ce début.

Laurent lui adressa un clin d’œil.

— La fin n’est pas mal non plus. À la fin de la saison, tout ce beau pognon est envoyé à Genève, dans un centre de tri. Les devises sont comptées et réparties par type pour être renvoyées aux pays émetteurs. Les dollars, les marks et les yens sont d’abord transférés à l’aéroport de Zurich d’où ils sont expédiés dans leurs pays d’origine.

Sergio ricana.

— Tu comptes détourner l’avion ?

Laurent lui rendit sa grimace.

— Tu me laisses terminer, Benito ?

— Je rigole.

— Le transfert entre Genève et Zurich a lieu deux fois par an, en avril et en octobre. Les liasses de fric sont mises dans des sacs en toile scellés et étiquetés. Ça ressemble à ce qu’on trouve dans un fourgon, sauf qu’il y en a plus et que les sacs sont plus gros.

Franck se leva et se mit à arpenter le bureau.

— Continue.

— Les sacs sont expédiés par train postal. Un wagon blindé des postes suisses est accroché à un train de messagerie, plus court et plus rapide que les trains de marchandises. Il va de la gare de Vernier-Meyrin à celle de Zurich-Limmattal.

Surexcité, Alex se leva à son tour.

— Comment tu sais tout ça ?

— La greluche dont je vous ai parlé travaille pour la compagnie qui assure le transport. Quelques jours avant, la poste leur communique la date et le montant à assurer.

— Tu sais quand a lieu le prochain transport ?

— Je n’en ai aucune idée et je ne compte pas lui demander. En plus, ce n’est pas elle qui s’en occupe, mais je connais le nom de sa collègue.

Sergio intervint.

— C’est la collègue que tu aurais dû baiser.

Laurent balaya la plaisanterie d’un geste.

— Pas besoin, tout se fait par fax.

Julie, jusqu’alors silencieuse, se joignit à la conversation.

— Si on parvient à intercepter le fax en question, on connaîtra la date du transfert et le montant ?

Laurent lui sourit.

— C’est ce que j’aime chez toi, Julie. Tu n’ouvres la bouche que pour dire des choses intelligentes.

Franck tournait autour de la table comme un lion en cage.

— Je suppose que ce train est protégé par la moitié de l’armée suisse ?

Laurent s’esclaffa.

— Pas du tout. Les Suisses sous-estiment la criminalité et surestiment les compétences de leur police. Entre le centre de tri et la gare de Genève, le transport du fric se fait par une procession de fourgons. De ce côté, c’est sécurisé. À Zurich aussi, le transport de la gare vers l’aéroport est bétonné. Par contre, pendant le trajet, ils ne mettent que trois gardes dans le wagon. Pourquoi veux-tu qu’ils s’inquiètent ? Ça fait des années qu’ils font comme ça et il ne leur est jamais rien arrivé.

Alex n’en croyait pas ses oreilles.

— Tu as une idée du montant qu’ils trimballent ?

— Pas précisément. Je dirais l’équivalent de cinquante ou cent fourgons.

Franck se pencha sur la carte.

— Les Suisses ne surestiment pas les compétences de leur police. Leur situation est différente de la nôtre. Le réseau routier belge est le plus dense d’Europe. En plus des autoroutes et des nationales, tu as un tas de chaussées, de chemins ou de sentiers. Il est possible de passer entre les mailles du filet, on en a la preuve. En Suisse, tu as une route à deux bandes qui serpente au fond d’une vallée. En cas de pépin, les flics bloquent le passage des deux côtés et tu es cuit.

Laurent acquiesça.

— Pas faux, mais je suis sûr qu’il y a un endroit où on pourrait intervenir. Entre Genève et Zurich, le train parcourt deux cent quatre-vingts kilomètres. Un train de ce type roule à cent kilomètres heure. Ça nous laisse trois heures pour agir.

Sergio soupira.

— Tu as raison, c’est simple. Il faut juste arrêter le train. Si j’en crois la formule magique de Julie, avec ses m et ses v, il suffit de mettre un porte-avions en travers de la voie. Quand tu as ouvert le wagon, tu mets les centaines de sacs dans le coffre de ta Fiat Uno de location et tu te barres.

Franck éleva la voix.

— Vous n’allez pas recommencer à vous disputer comme des gamins.

Alex surenchérit.

— Pour moi, le plus difficile, c’est de dégager. En moins de deux, les flics auront installé des barrages. Si on doit déjouer les embuscades et passer la frontière avec un trente tonnes bourré de fric, on a toutes les chances de se faire choper.

Julie les écoutait, silencieuse. Elle était assise dans la position qui lui était coutumière, les jambes repliées sous elle.

Franck l’observa.

Elle fixait un point imaginaire, au-delà de la fenêtre. Il savait ce que cela signifiait. Son cerveau traitait les données à toute vitesse.

Elle se leva.

— Je sais comment arrêter ce train.

Sergio la considéra avec étonnement.

— Avec une baguette magique ?

Elle esquissa un sourire.

— Sans porte-avions ni baguette magique. Il s’arrêtera tout seul.

56

Reprendre la main avec panache

Il est 7 heures du matin, je sors de chez Leila. Le jour se lève et l’avenue Louise est embouteillée comme tous les matins. Sauf que ce matin est différent.

Certains moments s’ancrent au fond de nous. Nous savons qu’il en sera ainsi dès qu’ils surviennent, nos sens en ont happé les plus infimes parcelles.

J’entre dans ma voiture en chancelant, tâtonne sous le tableau de bord avec la clé de contact et cherche la première vitesse.

Avant de me mettre en route, je jette un coup d’œil dans le miroir de courtoisie. J’ai les cheveux en bataille, un sourire béat sur les lèvres et des cernes sous les yeux.

Je respire à pleins poumons.

Les images de mes ébats avec Leila sont imprimées dans ma mémoire. Il me suffit de fermer les yeux pour retrouver la saveur de ses baisers, le parfum de sa peau.

Je me mets dans la file et prends la direction du bureau.

Que penseront mes associés en me voyant arriver à cette heure, dans ma tenue de week-end, la mine chiffonnée ? Tout le monde comprendra ce qui s’est passé, mais personne ne me posera de questions.

J’allume mon téléphone. La sonnerie m’annonce l’arrivée de plusieurs messages. Je profite du feu rouge pour jeter un coup d’œil à l’écran.

Le premier SMS est de Leila.

J’adore découvrir les sommets avec toi.

Je souris de plus belle. Je me sens tel un sportif se pavanant sur la plus haute marche du podium ou une star saluant son public en liesse.

Je ferme les yeux. Mes mains se referment sur sa taille, ses seins palpitent, ses hanches ondulent.

Au carrefour suivant, j’ouvre le deuxième message. Moins sensuel, il émane de Lambotte. Il me demande de l’appeler au plus vite.

Leila est aussi expressive qu’Estelle était silencieuse. Elle me guide, m’encourage, me stimule, m’inspire toutes les audaces. J’obéis à ses injonctions, m’aventure hors des sentiers battus, découvre des plaisirs qui m’étaient inconnus.

Je compose le numéro.

La voix sèche de Lambotte me ramène à la réalité.

— Bonjour, Jean.

— Bonjour, Francis. Je n’ai pas pu t’appeler plus tôt, j’étais occupé.

L’eau ruisselle sur nos corps. Elle me fixe dans les yeux, me tourne le dos, pose les mains sur la paroi de la douche. Un cri libérateur marque l’apogée de son plaisir.

— J’ai transmis le message à mon client.

— Merci.

— C’est tout ce que tu as à dire ?

J’atterris en catastrophe.

— Excuse-moi. Quelle est sa réponse ?

— Avant d’aller plus loin, il aimerait que tu lui envoies une note d’honoraires, à titre de provision.

En temps normal, il m’aurait fallu un dixième de seconde pour comprendre la ruse.

— Une note d’honoraires ?

— Une note d’honoraires, oui. C’est comme ça qu’on appelle une facture dans notre métier. Cinq mille euros feraient l’affaire.

Un éclair de lucidité me traverse, je vois où il veut en venir.

L’approche est astucieuse.

Avant de me communiquer la moindre information, Franck Jammet tient à ce que l’échange que nous aurons reste confidentiel.

Même si en règle générale un mandat oral suffit, une note d’honoraires l’entérine de manière officielle.

Par ce fait, je tombe sous le coup de l’article 458 du Code pénal. Dès cette minute, je suis tenu par le secret professionnel. Il peut me dire qu’il a organisé le casse de Zaventem, qu’il est l’amant secret d’Elton John ou qu’il a tué Kennedy, ça restera entre nous : je suis autorisé à ne rien dire aux flics. Quand je dis autorisé, c’est un euphémisme. Le même article me défend de communiquer la moindre information à d’autres personnes.

L’article 458, c’est l’ADN de notre métier. Si l’un de nous transgresse cette règle, il est fini, mort, enterré.

— Bien, je m’en occupe.

— Parfait, je t’envoie son adresse par mail.

Il s’empresse de raccrocher.

Cette fois, je suis bien réveillé.

Si mon état euphorique atténue quelque peu ma blessure d’orgueil, force est de reconnaître que le duo Lambotte-Jammet vient de reprendre la main avec panache.

57

Plusieurs romans

L’attaque du train postal Genève-Zurich du jeudi 3 octobre 1996 entra d’emblée dans les annales du grand banditisme. Pour beaucoup, elle fut considérée comme un modèle du genre et l’une des plus spectaculaires jamais réalisées.

Préparation minutieuse, ingéniosité et exécution sans faille furent des termes souvent repris dans la presse. De nombreux journalistes dressèrent un parallèle avec l’affaire du train postal Glasgow-Londres qui eut lieu en août 1963, en notant que ce dernier avait mobilisé dix-huit intervenants alors que le braquage du train suisse avait été réalisé par cinq personnes seulement, dont une femme.

Le week-end qui suivit, un célèbre présentateur de la télévision italienne déclara non sans humour que si l’on créait une école de braquage, la méthode mise en œuvre pour ce casse y serait à coup sûr enseignée.

En plus du déroulement et du montant du butin, le fait que les auteurs présumés ne furent jamais confondus ajouta à la légende.

La simplicité apparente de l’attaque ne laissait pas deviner qu’il avait fallu sept mois à Franck et à ses équipiers pour reconnaître les lieux et préparer l’opération.

Les trois cents kilomètres de voie ferrée avaient été arpentés et examinés. Une multitude de pages de calculs avaient été noircies, des centaines de photographies réalisées et une dizaine de scénarios envisagés avant de mettre au point le plan définitif.

L’opération proprement dite débuta dans l’après-midi, lorsque Laurent et Alex, vêtus de salopettes des CFF et équipés de caisses à outils, remontèrent avec nonchalance l’une des voies de délestage de la gare de Meyrin.

À l’aide d’une blue box, Julie était parvenue à pirater le fax de la compagnie d’assurances. Ils connaissaient le montant du transfert, la quantité de sacs et la manière dont les devises avaient été réparties dans ceux-ci.

Grâce au croisement d’autres données, ils savaient également quel était le numéro d’identification du train, sa composition et l’horaire.

Le convoi initial était constitué de onze voitures, six wagons de fret et cinq allèges postales, tractées par une locomotive électrique dont la vitesse de croisière était de cent kilomètres heure.

À 16 heures, le wagon blindé qui contenait l’argent serait rajouté en queue de convoi, portant à douze le nombre de wagons. À l’instar des trains de voyageurs, les Suisses mettaient un point d’honneur à respecter l’horaire établi.

Le train partirait de Meyrin à 16 h 55 et arriverait à Zurich-Limmattal à 21 h 30, soit une durée d’un peu plus de quatre heures et demie pour parcourir deux cent quatre-vingts kilomètres, compte tenu des zones de ralentissement.

Alex repéra l’emplacement de la loco. Comme prévu, les onze premiers wagons étaient prêts pour le départ.

Laurent se faufila entre la dixième et la onzième voiture et fixa le semtex sous l’un des tampons de choc.

La charge était de faible puissance, mais suffisante pour sectionner le système d’arrimage. Elle serait actionnée par l’impulsion électrique de la sonnerie d’un téléphone portable. Depuis peu, ces appareils inondaient le marché et Franck avait réalisé le profit qu’ils pouvaient tirer d’un tel équipement.

L’opération terminée, ils rejoignirent leur voiture et prirent la direction de Killwangen, un village qui se trouvait à cinq kilomètres de la gare d’arrivée de Zurich-Limmattal.

Ils respectèrent les limitations de vitesse et parvinrent peu avant 17 heures à la station-service de Würenlos située sur l’autoroute qui longeait la voie ferrée, face à Killwangen, de l’autre côté de la Limmat.

Attablé dans l’un des restaurants, Sergio les attendait en contenant son impatience.

— Alors ?

Alex l’apaisa d’un geste.

— Tout va bien. Ici, comment ça se présente ?

— Onze degrés, vent d’ouest, brise légère, la météo locale ne prévoit pas de pluie, pas d’humidité sur les rails.

Laurent prit un carnet et consulta une page qui contenait un tableau de données. Il y inscrivit les derniers paramètres dont il devait tenir compte pour déterminer quand la charge serait déclenchée.

— Bien. Il ne nous reste qu’à attendre.

À 20 h 30, Franck et Julie, affichant tous deux la tenue excentrique d’artistes américains, sortirent de l’aéroport de Zurich et montèrent dans le taxi qui les attendait pour les conduire à l’héliport voisin.

Franck portait un Stetson à large bord, une barbe fournie et des lunettes noires. Julie, enveloppée dans un manteau de fourrure, arborait une perruque blonde à la Marilyn, un rouge à lèvres flamboyant et des ongles assortis.

Quelques jours auparavant, ils avaient réservé un vol privé au nom de M. et Mme Cook pour se rendre à Bâle et assister à la soirée d’inauguration du musée Tinguely.

Dès que l’hélicoptère eut reçu l’autorisation de vol, Franck braqua un pistolet sur la tempe du pilote et Julie s’empara des commandes du Robinson 44 pendant qu’il menottait et bâillonnait l’homme.

À 20 h 42, l’hélicoptère vira à l’ouest et prit la direction de Killwangen.

À 21 h 18, le train postal traversa la gare de Mellingen et ralentit à l’approche du tunnel de Fislisbach. Le passage souterrain, long de près de cinq kilomètres, débouchait à l’entrée de Killwangen.

Six minutes plus tard, Laurent, Sergio et Alex, postés à la sortie du tunnel, virent apparaître les phares de la motrice.

Les nerfs à vif, Laurent enclencha son chronomètre.

Julie avait conclu que l’endroit, l’heure et les conditions étaient les plus appropriés. La nuit était tombée et les lieux étaient déserts. En outre, les derniers wagons se trouveraient encore dans le tunnel au moment de l’explosion, ce qui empêcherait le conducteur de la motrice de remarquer la détonation. De même, l’épaisseur du blindage ferait que les gardiens du wagon la percevraient à peine.

L’œil fixé sur le chronomètre, une main levée, Laurent attendit que l’aiguille atteigne la ligne qu’il avait tracée sur le verre.

D’un geste vif, il abaissa la main.

— Top.

Alex enfonça la touche d’appel du téléphone.

Rien ne se produisit.

Dans un premier temps, ils crurent que le dispositif n’avait pas fonctionné. Le convoi passa à leur hauteur et poursuivit son chemin, indifférent à leur présence.

Les yeux rivés aux jumelles, Sergio dénombrait les wagons qui sortaient du tunnel.

— Huit… neuf… dix…

Il s’arrêta de compter.

— Mio Dio, grazie !

Les regards se tournèrent de concert vers le tunnel.

Un grincement strident retentit dans le lointain. Après un court instant, les deux dernières voitures émergèrent au ralenti de l’obscurité, accompagnées par une épaisse fumée.

Sergio murmura.

— Elle avait raison.

Il revit Julie faire la démonstration au tableau.

— Une conduite à air comprimé va de la tête à la queue du convoi. En cas de rupture d’attelage, la pression chute et les freins automatiques des wagons décrochés se mettent en action. Je devrai tenir compte de la masse des voitures, de la déclivité de la voie, de la vitesse, du temps de réaction des freins, de l’accélération de la pesanteur et autres trucs du genre, mais à huit ou dix mètres près, je devrais pouvoir déterminer la distance d’arrêt.

Quelques secondes plus tard, les wagons s’immobilisèrent le long d’une large plateforme en béton aménagée pour le transport d’engins agricoles fabriqués dans le village voisin.

Alex sifflota.

— Pile à l’endroit prévu.

Les trois hommes montèrent à l’assaut du wagon.

Laurent posa sa charge sur le système d’ouverture des portes. Sergio prit un mégaphone et hurla aux gardiens de se regrouper au fond de la voiture, de se mettre à plat ventre, coudes contre le sol et de boucher leurs oreilles.

La détonation vibra dans l’air.

Quand la porte du wagon céda, le vrombissement d’un hélicoptère se fit entendre.

Le Robinson fit son apparition et se mit à tournoyer au-dessus du wagon. Pendant que Sergio et Alex maîtrisaient les gardiens, Laurent déploya le filet en polypropylène dissimulé sous une bâche le long du quai.

Julie posa l’hélicoptère en douceur sur le quai. Franck fit sortir le pilote et l’emmena à l’intérieur du wagon.

À l’aide des étiquettes, ils identifièrent les sacs qui contenaient les grosses coupures. Ils se mirent en ligne et les sacs passèrent de main en main. En bout de chaîne, Franck les projetait au fur et à mesure dans le filet.

Lorsque l’opération fut terminée, Franck et Alex fixèrent les boucles de levage du filet au crochet situé au centre de l’appareil. Le poids ne poserait aucun problème, ce type d’équipement était utilisé pour l’héliportage de matériaux et permettait de transporter des charges de plus d’une tonne.

Ils montèrent à bord, l’hélicoptère décolla, vira au nord et fila en direction du Rhin. Quelques minutes plus tard, il franchit la frontière allemande.

Julie parcourut encore quelques kilomètres. Au sud de Griesen, elle largua le filet dans un champ et posa l’appareil à côté.

Laurent, Sergio et Alex récupérèrent les trois camionnettes garées à proximité, avec pour objectif de partir dans des directions différentes.

Pendant qu’ils se répartissaient les sacs, Julie et Franck redécollèrent et mirent le cap sur les contreforts de la Forêt-Noire. Dix minutes plus tard, ils abandonnèrent le Robinson en feu et montèrent dans une puissante Mercedes.

L’attaque du train postal Genève-Zurich fit la une des quotidiens européens. Le butin était estimé à trente et un millions de francs suisses, soit deux cent vingt-cinq kilos de billets.

Aucun coup de feu n’avait été tiré et personne n’avait été blessé. D’entrée de jeu, le juge d’instruction chargé de l’affaire qualifia le braquage de casse du siècle.

L’affaire du train postal Genève-Zurich inspira deux films, une bande dessinée et servit de base à plusieurs romans.

58

Dans cette affaire

Il est midi pile quand je débarque à la gare de Lyon Part-Dieu.

La première classe était loin d’être complète et mes voisins m’ont fichu la paix. J’aurais pu saisir cette opportunité pour approfondir la biographie de mon client, mais j’ai préféré m’en tenir à une rapide revue de presse et revoir mon dossier.

Je sors de la gare et traverse l’esplanade en espérant dénicher un taxi.

La rencontre a été organisée en deux temps.

Mardi matin, Lambotte m’a appelé, le ton méprisant.

— Mon client a bien reçu ta note d’honoraires. En conséquence, il aimerait organiser un tête-à-tête avec toi. Pour ne pas prendre trop de ton temps ni du sien, il te propose une rencontre à mi-chemin, à Lyon. Quel jour t’arrangerait ?

— Aucun.

Ma réponse était impulsive, mais elle a eu le mérite de le désarçonner.

— Soit. C’est ta position ?

J’ai laissé passer quelques secondes.

— J’ai un procès qui commence lundi. Disons samedi, c’est ce qu’il y a de moins pire.

— Je vais voir si ça peut s’arranger.

Comme il aime à le faire, il a raccroché sur-le-champ.

Je rejoins le boulevard et jette un coup d’œil à la ronde. Aucun taxi en vue. Un bus est stationné le long du trottoir, des tramways circulent sur le terre-plein central.

Le lendemain, il m’a rappelé.

— Mon client est libre samedi. Il te donne rendez-vous au sommet du Crayon, à Lyon. Si tu prends le TGV de huit heures et demie, tu y seras pour le lunch.

— Au sommet du Crayon ?

Il a ricané.

— Tu trouveras, tous les Lyonnais connaissent.

Je m’approche du bus et appelle le chauffeur.

— Bonjour, monsieur, je dois aller au sommet du Crayon. Quel est le moyen le plus rapide ?

D’un index jauni par la nicotine, il pointe un gratte-ciel qui monopolise l’horizon.

— Le Crayon. Vous y serez à pied en dix minutes.

L’appellation est de circonstance, la tour est cylindrique et surmontée d’un toit pyramidal.

Avant de raccrocher, Lambotte m’a suggéré de prendre un billet flexible pour le retour.

— En principe, tu devrais pouvoir rentrer samedi soir, mais on ne sait jamais.

— Qu’est-ce que tu sous-entends par « on ne sait jamais » ?

— Rien de particulier. Au cas où tu aurais envie de visiter Lyon by night.

Un quart d’heure plus tard, un ascenseur me propulse à la réception du Radisson Blu. L’hôtel occupe les derniers étages de la tour. Un panneau vante la vue exceptionnelle qu’offre le restaurant du trente-deuxième étage.

— Bonjour, madame, pourriez-vous m’indiquer le chemin du restaurant ?

— Avec plaisir, suivez-moi, monsieur.

Elle quitte la réception et me guide jusqu’à l’entrée.

Leila et moi avons échangé deux ou trois SMS pendant la semaine. Nous redoutions tous deux qu’un appel prématuré estompe la magie des moments que nous avions vécus.

Hier soir, je l’ai appelée pour l’informer de mon escapade.

Elle semblait essoufflée.

— Où vas-tu ?

— À Lyon, un aller-retour.

— Pour affaires ?

— En quelque sorte.

— Tu seras rentré dimanche ? On va à la salle ?

Avec l’imminence de mon procès, j’aurais dû décliner.

— Bien sûr. Tu es motivée ?

— Plus que jamais.

— Tant mieux.

J’ai éprouvé plus de difficultés pour esquiver la question suivante.

— Tu as eu des nouvelles de Lambotte ?

— Aucune.

Je l’ai sentie hésitante.

— J’ai une question, Jean.

— Je t’écoute.

— On déjeune ensemble après la salle ?

Une ribambelle de fourmis a escaladé mon échine.

— Bien sûr. Et plus si affinités.

— Je m’en réjouis. Je t’embrasse.

Je passe l’entrée du restaurant et aperçois Franck Jammet. Il est debout au milieu de la salle et discute avec le maître d’hôtel. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas usurpé ses surnoms.

« Franck l’Élégant », « le grand Franck », « Franck le Dandy ».

Il est athlétique, racé, tiré à quatre épingles.

Comme s’il avait senti ma présence, il se retourne et se dirige vers moi, tout sourire.

— Maître Villemont ?

— Lui-même.

— Je suis heureux de faire votre connaissance. Francis Lambotte m’a dit le plus grand mal de vous. J’en ai déduit que vous ne pouviez être que quelqu’un d’intéressant.

Je lui rends son compliment.

— J’étais certain que vous n’étiez pas homme à écouter les ragots. Le plaisir est pour moi.

— J’ai réservé deux couverts dans le fond. Nous y serons tranquilles pour discuter.

Nous traversons la salle côte à côte et nous dirigeons vers une table qui longe la baie vitrée. Je retire mon chapeau et le pose sur la tablette de la fenêtre.

Il l’indique du doigt.

— Belle pièce.

— Merci.

— C’est un Stetson Temple, si je ne me trompe ?

Je marque ma surprise.

— Exactement. Vous êtes amateur ?

Il élargit son sourire.

— Disons qu’il m’est arrivé d’en porter.

Il ouvre le bouton de son veston et s’assied.

— Vous êtes dans l’hôtel le plus haut d’Europe. La vue sur le vieux Lyon, les fleuves et Notre-Dame de Fourvière est unique. Certains jours, on peut apercevoir le Mont-Blanc.

Par politesse, je jette un coup d’œil.

— J’avoue que la vue est impressionnante.

Le garçon débarque et nous tend les cartes.

— Vous prendrez un apéritif ?

Jammet m’interroge du regard.

— Un peu de champagne vous ferait plaisir ?

— Je vous suis volontiers.

Il attend que le serveur s’éloigne et me regarde droit dans les yeux.

En l’espace d’un instant, sa physionomie a changé. Son regard est impressionnant, bleu et froid.

— Je vous écoute, maître Villemont. Qu’attendez-vous de moi ?

— Francis Lambotte ne vous a pas expliqué ?

— À sa façon, mais j’aimerais une version sans adverbes.

Il vient de gagner deux niveaux dans mon estime.

— J’assure la défense d’un dénommé Akim Bachir. Le mardi 19 février, il a été arrêté dans un bureau de poste et incarcéré à la prison de Forest. Il s’est fait agresser quelques jours plus tard et a été transporté à la clinique dans un état grave. Après avoir vu le reportage sur la mort de M. Grozdanovic, il a déclaré qu’il savait ce qui lui était arrivé et qu’il était prêt à vous en dire plus.

Je marque un temps d’arrêt et soutiens son regard avec le sentiment qu’il déchiffre mes pensées. Je suis convaincu qu’il a des contacts « à l’intérieur » et qu’il en sait autant que moi sur l’agression de Bachir.

Le garçon interrompt notre échange muet, pose nos flûtes sur la table et tourne les talons.

Jammet me tend l’un des verres.

— Voilà qui est factuel et succinct. J’aurais dû faire votre connaissance plus tôt. À votre santé !

— À votre santé !

Il avale une gorgée, s’empare d’une des cartes.

— Vous avez fait votre choix ?

Je prends l’autre carte et la lit en diagonale.

— Le plat du jour m’ira très bien.

— Va pour deux plats du jour. Un peu de vin ?

— Avec plaisir.

Il jette un coup d’œil dans la salle et se retourne vers moi.

— Allons un pas plus loin, quelle est votre interprétation des faits ?

Je plisse les yeux pour ménager mes effets.

— Je pense qu’Akim Bachir n’est pas entré dans ce bureau de poste pour commettre un braquage, mais pour échapper à des hommes qui le traquaient. Selon moi, il s’est fait agresser parce qu’il sait quelque chose et qu’on veut le faire taire. Je suis convaincu qu’il a participé au casse de Zaventem de manière indirecte. Je crois que ce qu’il dit concernant Alex Grozdanovic est vrai. Pour terminer, je pense que vous savez déjà tout ça.

Une lueur de malice s’allume dans ses prunelles. Peut-être s’attendait-il à devoir me cuisiner pour parvenir à me tirer les vers du nez. Je lui ai coupé l’herbe sous le pied.

Il se penche vers moi.

— Maintenant que vous êtes mon avocat, je peux tout avouer ?

— Bien sûr.

— Bien entendu, ce que je vous dirai restera entre nous ?

— Tel que l’exige mon éthique.

— Et vous accorderez du crédit à mes paroles ?

— Jusqu’à preuve du contraire.

— Dans ce cas, commençons par parler du casse de Zaventem.

Mes oreilles se déploient comme les lamelles d’un éventail.

— Je vous écoute.

— Sachez que je n’ai absolument rien à voir dans cette affaire.

59

Franck l’Élégant

La période d’euphorie qui suivit le braquage du train postal fut de courte durée. Quelques semaines après leur exploit, un incident vint obscurcir l’horizon.

Une fois rentrés de Suisse, Franck les avait réunis pour fêter leur succès et partager le butin. Avant de sabrer le champagne, il leur avait donné quelques consignes.

— À part de vagues signalements et le fait qu’il y avait une femme parmi nous, les flics n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent, mais la chasse ne fait que commencer. Il faut rester vigilant et regarder ce qui se passe. Ne touchez pas au fric pour l’instant. Quand l’affaire se tassera, on avisera.

Les autres avaient approuvé.

En février de l’année suivante, Alex eut vent d’une rumeur qui laissait entendre que Sergio Cirilli s’était lancé dans le trafic de drogue et était accro à la cocaïne.

Il mena une enquête et découvrit que Cirilli était rarement dans son restaurant. Il passait ses journées à aller de bar en bar. Le soir, il menait la grande vie dans les boîtes de nuit bruxelloises, dépensait sans compter et se pavanait au bras de prostituées de luxe.

Il rapporta l’information à Franck.

Celui-ci fulmina.

— Came, alcool et putes, le triplé explosif. Il ne faudra pas attendre longtemps pour qu’il se vante d’avoir fait le casse du siècle. Il faut lui faire comprendre qu’il a intérêt à fermer sa gueule.

Le lendemain, à l’aube, Franck et Alex firent irruption chez lui. Ils enfoncèrent la porte et se ruèrent à l’intérieur. L’Italien était seul. Ils le sortirent du lit sans ménagement et le plongèrent sous une douche glacée pour le dessoûler. Quand il eut repris ses esprits, ils lui administrèrent une correction qui le laissa dans un état proche du coma.

Avant de quitter les lieux, Alex se pencha sur lui.

— Tu étais mon pote, tu ne l’es plus. Si tu parles de nous à qui que ce soit, tu es mort.

Le coup de tonnerre retentit trois mois plus tard, le jeudi 8 mai 1997.

Vers 11 heures, un fourgon blindé de la société Securitis qui circulait entre Philippeville et Dinant fut attaqué par cinq hommes cagoulés, armés de fusils-mitrailleurs et munis de gilets pare-balles. Après avoir immobilisé le fourgon au moyen d’un pieu, ils mitraillèrent le camion et tirèrent une charge explosive dans la cloison latérale à l’aide d’un lance-roquettes.

Le fourgon éventré, ils s’emparèrent de douze millions de francs et prirent la fuite à bord d’une Xantia et d’une Golf, en laissant derrière eux un convoyeur tué et l’autre grièvement blessé.

À l’entrée de Dinant, ils furent pris en chasse par plusieurs voitures de police appuyées par un hélicoptère. Ils n’hésitèrent pas à faire feu sur les policiers et s’engagèrent sur l’autoroute où ils parvinrent à semer leurs poursuivants.

Quelques kilomètres plus loin, alors que la Golf poursuivait sa route en direction d’Arlon, la Xantia prit la sortie de Wellin. Après avoir parcouru trois cents mètres, elle fut bloquée par un engin de chantier. Trois hommes sortirent de la voiture et tirèrent en l’air pour faire dégager la chaussée. Au lieu de se plier à leurs injonctions, le conducteur du bulldozer s’enfuit à toutes jambes.

Les braqueurs firent demi-tour et se retrouvèrent nez à nez avec deux voitures de police. Ils sortirent de leur voiture et ouvrirent le feu. Lors de la fusillade, l’un des braqueurs fut abattu, les deux autres sévèrement touchés.

L’un d’eux était Sergio Cirilli.

Le soir, Franck fit venir Alex et Laurent chez lui.

Lors de la conférence de presse, le juge d’instruction avait parlé de similitudes avec la vague de braquages qui s’était produite en 1994, en attirant l’attention sur le fait que les malfrats avaient ouvert le feu, ce qui ne correspondait pas au mode opératoire des casses précédents.

Franck et Alex arpentaient le salon de long en large quand Laurent arriva. Il était sur des charbons ardents. Depuis qu’il avait appris la nouvelle, il s’était remis à fumer et grillait cigarette sur cigarette.

Franck ne cacha pas son inquiétude.

— Aux dernières nouvelles, Sergio est dans un état grave. Même si ce fumier ne parle pas, les flics vont fouiner partout et ils savent s’y prendre. Il ne leur faudra que quelques heures pour remonter jusqu’à nous.

Laurent explosa.

— Quel connard ! Il a monté une équipe de bras cassés. Ils paniquent tellement qu’ils flinguent à tout-va. Qu’est-ce qu’on fait ? On attend qu’ils viennent nous cueillir ?

Alex se montra dubitatif.

— Partir en cavale, c’est signer des aveux.

Laurent prit une cigarette et l’alluma avec le mégot de la précédente.

— Facile à dire. N’oublie pas qu’ils ont mes empreintes. Ce sont de plus beaux aveux qu’une cavale.

— Ils ont peut-être les miennes aussi, on n’en sait rien. Si Sergio parle, on est cuits. S’il claque ou s’il ferme sa gueule, il nous reste une chance. Moi, j’attendrais.

Franck coupa court.

— Je ne peux pas t’empêcher d’aller te planquer, mais si tu fous le camp, tu nous mets dedans.

Laurent tira sur sa cigarette et l’écrasa d’un geste rageur.

— Qu’est-ce qu’on risque s’ils nous prennent ?

Franck soupira.

— Quatre, cinq ans, je ne sais pas. Ça dépend du nombre de braquages qu’ils nous mettent sur le dos. S’ils apprennent que Julie et moi avons appris à piloter un hélico, ils risquent de faire un lien avec le train postal.

Laurent frappa du poing sur la table.

— Quel con, ce Sergio !

Le surlendemain, Alex fut interpellé par la police alors qu’il sortait de chez lui.

Il fut conduit dans les locaux de la police judiciaire et subit un long interrogatoire. Il reconnut avoir eu des contacts avec Cirilli, mais nia toute participation dans le braquage de Dinant. Pour prouver sa bonne foi, il avança un alibi inattaquable. À l’heure des faits, il se trouvait dans un parc communal avec des employés de son entreprise. Cinq personnes pouvaient le confirmer.

En fin de journée, les policiers prélevèrent ses empreintes digitales ainsi que son ADN et le relâchèrent.

Quelques jours plus tard, alors qu’il pensait être hors de cause, il reçut une nouvelle visite de la police. Son domicile fut perquisitionné et il se retrouva dans le même local, face aux mêmes policiers.

L’homme qui avait mené le premier interrogatoire jubila.

— Tu sais ce que c’est, l’ADN ?

Alex ne répondit pas.

— Bien sûr, tu sais ce que c’est, mais tu penses que c’est un truc nouveau, que ça vient de sortir, que ça n’existe qu’aux States, que ces gros cons de flics belges ne savent pas ce que c’est, qu’il faudra attendre vingt ans pour que ça arrive ici et qu’on n’ira jamais voir en arrière. Pas de bol, Alex. En fouillant dans nos vieux cartons, on a retrouvé des traces de ton ADN. Que faisais-tu dans la nuit du 18 au 19 décembre 1992 ?

En fin d’après-midi, il passa devant un juge d’instruction qui délivra un mandat d’arrêt.

Le soir, il fut écroué à la prison de Forest.

Le lendemain matin, Franck et Laurent furent appréhendés à leur tour.

Confondu par ses empreintes, Laurent fut inculpé pour le braquage avorté de Halle et suspecté d’être l’artificier de la bande des braqueurs au piquet.

Même s’ils n’avaient aucune preuve tangible, les policiers étaient persuadés que Franck était le responsable de la vague d’attaques. Il subit un long interrogatoire, mais nia tout en bloc. Malgré cela, le juge d’instruction émit un mandat d’arrêt pour association de malfaiteurs et faits de grand banditisme.

Le soir, Julie rentrait d’une visite à Michael aux États-Unis.

À sa descente d’avion, elle apprit de la bouche de son père que Sergio Cirilli venait de mourir des suites des blessures qu’il avait reçues lors de l’attaque d’un fourgon à Dinant.

Il lui annonça également que son ami Alex était inculpé pour un braquage qui avait eu lieu en décembre 1992 et que Laurent Nagels était l’un des auteurs de l’attaque ratée de Halle en janvier 1995.

Elle ne comprenait pas comment il avait fait le lien entre elle et ces hommes.

Il devança sa question.

— Tu vas me demander où est Franck. La police pense qu’il est le chef de la bande. Il fait la une des journaux.

Il lui tendit le Soir.

La photo que le journaliste avait trouvée le montrait à son avantage. Julie la reconnut. Elle avait été prise à l’occasion de la fête de la musique. Plus d’une fois, elle s’était moquée de la pose qu’il prenait.

Il était aux côtés du bourgmestre Jean-Luc Bradfer, habillé d’un costume sombre, le regard fier, le sourire radieux.

Le journaliste avait trouvé un titre percutant.

« Franck Jammet est-il Franck l’Élégant ? »

60

Je vous le demande

— Vous trouvez que je roule trop lentement ?

J’ai une nouvelle fois le sentiment qu’il lit dans mes pensées. Je me faisais la réflexion à l’instant. Jamais il n’a dépassé les limitations de vitesse.

— Vous êtes prudent, c’est différent.

Il m’adresse un clin d’œil.

— Il n’y a que dans les mauvais films que les voyous roulent à tombeau ouvert sans raison.

J’acquiesce.

— Dans la vraie vie, seuls les avocats et les livreurs de pizzas font ça. De plus, vous n’êtes pas un voyou, que je sache.

Il approuve de la tête.

— Bonne remarque, maître.

Après m’avoir confié qu’il n’avait rien à voir dans le casse de Zaventem, nous avons continué à manger comme si de rien n’était.

Tout en mangeant, nous avons évoqué les failles de la justice, la surpopulation carcérale, les conditions de détention, et l’endoctrinement des détenus par les islamistes radicaux. D’un coup, il a changé de thème et a commencé à parler de littérature et de musique.

Je craignais qu’il n’en reste là.

À la fin du repas, il est revenu sur le sujet.

— Je suppose que vous voulez en savoir plus sur le vol des cailloux ?

La question était inscrite sur mon front.

— Comment avez-vous deviné ?

— Dans ce cas, je vous propose de faire un saut chez moi, j’aimerais vous présenter quelqu’un.

Un saut de deux cent cinquante kilomètres. J’ai compris ce que Lambotte avait derrière la tête en me conseillant de prendre un billet de retour flexible.

Il a devancé mes objections.

— Vous allez me dire que ce n’était pas prévu et que vous avez un procès qui commence lundi. Je vous offre l’hospitalité. Demain matin, je vous dépose à la gare d’Avignon. Vous prenez le TGV de 7 h 15 et vous serez à Bruxelles à midi et demi.

Soit il a travaillé à la SNCF, soit il avait tout programmé.

En acceptant, je loupais l’occasion de mettre la dernière touche de préparation au procès et ma matinée d’escalade avec Leila, mais notre après-midi était sauvée. J’étais dévoré par l’envie de connaître les dessous de l’affaire et curieux de savoir qui était la personne qu’il voulait me faire rencontrer.

J’ai signifié mon accord.

Dans la foulée, j’ai envoyé un SMS à Leila pour l’informer que je ne viendrais pas la chercher demain matin, que je serais chez elle à 13 heures et que je lui expliquerais.

À la hauteur de Valence, le soleil fait son apparition. Jammet cligne des yeux et chausse des lunettes.

— Il faut avoir connu la prison pour connaître le prix de la liberté.

La phrase me prend au dépourvu.

— Sans doute.

Je l’observe. Il regarde droit devant lui. Je le sens en veine de confidences.

Il reprend, en baissant le ton.

— Alex s’est évadé deux fois. Ses années de cavale ont été les plus intenses de sa vie. Il disait qu’une journée de liberté est plus jouissive qu’une nuit de baise. Il savait de quoi il parlait, il était porté sur la chose. Quel que soit l’endroit où il était ou la température qu’il faisait, il sortait plusieurs fois par jour pendant de longues minutes. Il levait la tête et se remplissait les poumons en contemplant le ciel. Venant d’un homme de sa trempe, ça avait quelque chose d’émouvant.

Il laisse passer quelques secondes.

— Il me manque, ce salaud.

Il règle le rétroviseur intérieur avant de reprendre.

— Mi-janvier, il est venu me trouver. Comme d’habitude dans ces cas-là, il était surexcité. Les mots se bousculaient. Il n’arrivait pas à prononcer une phrase complète. Il marchait de long en large, les yeux exorbités.

Il rajuste ses lunettes.

— Il venait me proposer un coup. Un truc grandiose, du jamais vu, le casse du siècle, risque nul, rapport maximal. Je connais la chanson.

Je m’impose de garder le silence.

— Je ne l’ai pas laissé aller plus loin, je ne voulais pas en entendre plus. Il savait que j’avais décroché. Il savait aussi qu’on ne me retourne pas en insistant. Malgré tout, il a tenté de me convaincre. À la fin de son laïus, je lui ai conseillé de laisser tomber.

Cette fois, je ne peux m’empêcher d’intervenir.

— Pourquoi ?

— Plusieurs infos ne collaient pas.

— Lesquelles ?

Il ôte ses lunettes d’un geste vif.

— Son contact, tout d’abord. Un minable braqueur de petites vieilles qu’il avait connu au placard. Il disait qu’il avait confiance en lui, qu’il lui avait sauvé la mise à Andenne et que le type l’avait aidé à s’évader. Ça puait l’arnaque.

Il est prématuré de lui donner ma vision du parcours chaotique d’Akim.

— Le braqueur de petites vieilles est mon client, Akim Bachir.

Il opine.

— Je sais. Alex ne m’a pas donné son nom, mais je l’ai appris plus tard. D’après Alex, ce Bachir était tuyauté par un type bien placé qui voulait rester anonyme et demandait sa part du gâteau. Comment un gars comme Bachir pourrait connaître un type bien placé ? Et comment un type bien placé pourrait tuyauter une mauviette comme Bachir ? Ça ne collait pas.

Un éclair de lucidité me traverse l’esprit.

Une phrase me revient. Une phrase que Youssef a citée à propos de l’appel qu’Akim a reçu en janvier.

« Akim lui parlait comme on parle à un patron ou comme s’il avait peur de lui. »

Jammet continue sur sa lancée.

— J’ai dit à Alex qu’il devait vérifier le tuyau, impliquer ce Bachir et identifier le type bien placé avant d’accepter. Il m’a dit qu’il allait le faire, mais Alex est Alex. L’action prime. Il a contrôlé le tuyau, impliqué Bachir et ça lui a suffi.

Les zones d’ombre s’éclaircissent, les liens se tissent, les pièces du puzzle s’emboîtent.

Je pense à voix haute pour mettre mes idées en place.

— Bachir a servi d’appât. Celui que vous appelez le type bien placé savait qu’il allait y avoir un gros transfert de diamants et voulait que vous fassiez le coup. Il a demandé à Bachir de prendre contact avec Alex et de le tuyauter. Pour être sûr qu’il lui obéisse, il a menacé de tuer sa femme. Bachir a eu peur et a cédé au chantage.

En l’espace d’un instant, tout me paraît simple et évident.

Jammet complète l’histoire.

— Cet homme était bien informé. Il savait qu’Alex viendrait me parler et était persuadé que je monterais le coup.

— Pourquoi n’est-il pas venu vous trouver directement ?

— Parce qu’il briguait plus qu’une part du gâteau. Il voulait nous laisser faire le boulot et récupérer la totalité du butin. Et accessoirement, nous faire disparaître.

— Ce qui signifie que ce type n’est pas un électron libre. Il a des hommes à ses ordres. Pourquoi n’ont-ils pas fait le coup eux-mêmes ?

Il s’anime.

— À cause de ma réputation. Faire appel à Franck Jammet, c’est la garantie d’un travail bien fait. Les hommes aux ordres de ce type ne sont pas capables de monter un coup de cette envergure. Ils préfèrent envoyer d’autres gars au casse-pipe et recueillir les lauriers, c’est moins risqué. L’idée n’est pas nouvelle.

Dans mon métier, la pratique est courante. Certains ténors du barreau font monter des débutants au créneau. Selon le résultat, ils s’attribuent la victoire ou leur imputent l’échec.

Je comprends mieux la détresse d’Akim, piégé, acculé, pris entre deux feux.

— Bachir est le dindon de la farce. Il ne savait pas ce qui se tramait.

Il balaie mon plaidoyer d’un geste.

— Le lendemain du casse, comme je n’avais aucune nouvelle d’Alex, j’ai compris qu’il était tombé dans un traquenard.

— Ce jour-là, Bachir a failli y passer, lui aussi.

Il émet un ricanement.

— Il allait chercher sa commission pour avoir fait le garçon de courses. Quinze ou vingt mille euros. Une somme suffisante pour qu’il digère le chantage. Il ne savait pas que son salaire se résumerait à recevoir deux balles dans la tête.

— Il y est allé sans se méfier. Je suppose qu’il a entendu à la radio que le casse avait réussi. Il ne pouvait pas savoir ce qui s’était réellement passé. Quand il est arrivé au rendez-vous, ils ont essayé de l’éliminer, mais il a pu se sauver. Pour leur échapper, il est entré dans le bureau de poste et a joué au braqueur pour ameuter les flics.

— Ce qui lui a sauvé la vie. Momentanément du moins. Il a connu la taule, personne n’est en sécurité en prison. Il n’est pas le seul pigeon dans l’affaire. Plusieurs types se sont fait arrêter à Genève. Les flics ont fait une perquise et trouvé des cailloux provenant du casse. Je reconnais que c’est bien joué. Ils leur ont vendu quelques diams à un prix ridicule et ils ont alerté les poulets suisses. Une belle façon de brouiller les pistes.

— Ce qui prouve qu’il y a une bande organisée derrière tout ça. Vous avez une idée de qui sont ces hommes ?

— Une chose est sûre, ceux qui ont planté Bachir à Forest sont russes, mais ça ne veut pas dire que le type qui a programmé l’opération l’est aussi.

— Bachir est prêt à vous dire qui c’est.

Il hausse les épaules.

— Bachir ne sait pas qui est le type bien placé. Ce type-là est le chef d’orchestre. Bachir ne l’a jamais vu. Il a eu affaire à son premier violon, un gars qu’il a connu en taule ou un mec bien informé qui savait que Bachir et Alex se connaissaient. Le chef d’orchestre n’a pas mis ses mains dans le cambouis. Il a délégué les tâches.

— En d’autres mots, ce que Bachir est prêt à vous dire ne vous intéresse pas ?

— Bachir dira qui est le premier violon. De là, on remontera vers le chef d’orchestre.

Il arrête de parler, double un camion et se rabat avec prudence sur la file de droite.

« On remontera vers le chef d’orchestre. »

Qui est ce « on » ?

Nous approchons d’Avignon lorsqu’il reprend le fil.

— Alex est venu me proposer ce coup le 17 janvier. À ce moment-là, le chef d’orchestre connaissait la date du transfert, le montant estimé et le numéro de vol d’Helvetic Airways.

Il soupire.

— Je n’ai pas tout de suite réalisé ce que ça signifiait. Peut-être que ça aurait tout changé.

— C’est-à-dire ?

— Comme vous le savez, j’ai travaillé dans le secteur pendant quelques années. Dans ce type d’opération, la société de sécurité chargée de convoyer les pierres est prévenue une ou deux semaines avant le jour J. La compagnie d’assurances qui couvre le transfert est contactée encore plus tôt, je dirais trois semaines avant le jour J. Mais qui connaît la date d’un transfert de diamants plus d’un mois à l’avance ? Je vous le demande.

61

De ma vie

Franck Jammet suivit les conseils de son avocat.

Il contesta la décision de le maintenir en détention. La semaine qui suivit, il comparut devant la chambre des mises en accusation qui estima qu’il n’y avait pas de charges suffisantes contre lui et prononça une ordonnance de non-lieu.

Le 4 juin 1997, il retrouva la liberté.

Après dix-neuf jours de détention, il quitta la prison en fin de matinée et rentra chez lui, à Rhode-Saint-Genèse, où Julie l’attendait.

Elle ne lui avait rendu qu’une visite à Forest et n’était restée que peu de temps.

Franck ne lui en tenait pas rigueur. La police l’avait convoquée de nombreuses fois et l’avait soumise à de longs interrogatoires. Malgré la pression qu’elle avait subie, elle était ressortie libre et n’avait jamais été inquiétée.

En plus du choc provoqué par les événements, ses parents l’avaient désavouée et les journalistes la traquaient. Elle devait en permanence faire face aux attaques de toutes parts et subir le regard accusateur des autres.

Contrairement à ses attentes, elle l’accueillit avec froideur.

Elle avait les traits tirés, le teint pâle et les yeux rougis par les veillées prolongées.

— Je suis contente qu’ils t’aient libéré.

Il s’approcha, voulut la prendre dans ses bras, mais elle se défila.

Il exprima sa surprise.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Elle le fixa droit dans les yeux.

— Ce qui se passe ? Tu me demandes ce qui se passe ? Je vais te dire ce qui se passe.

Elle recula d’un pas.

— Mes parents me tirent la gueule, ils ne veulent pas croire que je ne savais rien. Je suis harcelée par des journalistes qui hurlent des questions à mon passage. Tous les deux jours, les flics débarquent pour me poser trois cents fois les mêmes questions. Tu t’es inquiété de savoir ce que je leur avais dit, mais tu ne m’as jamais demandé comment j’avais vécu cet enfer. Ils sont venus perquisitionner et ont foutu le bordel partout. Il m’a fallu trois jours pour tout remettre en place. Je sais, tu vas me dire que toi aussi, tu es sous pression, que tu sors de prison, mais c’est la vie que tu as choisie, tu connaissais les risques.

Franck était désemparé.

— Je ne t’ai jamais vue comme ça.

Elle ne tint pas compte de sa remarque et poursuivit sur sa lancée.

— Dès que je sors, je vois ta tête dans les journaux. Tu es une star. « Franck l’Élégant », « le grand Franck », « le Dandy », on dirait qu’ils parlent d’un acteur ou d’une rock star. Tout le monde est persuadé que tu es le cerveau des braquages et salue ton élégance, ta classe, ton physique et ton habileté à rouler les flics dans la farine.

Il bafouilla.

— Je suis désolé.

Elle haussa les épaules.

— Tu es désolé, Franck ? Moi aussi. J’en ai marre de cette vie. Marre d’être la fille exemplaire, la première de la classe, la sœur parfaite, la compagne idéale. Je rêve d’une vie simple et sans surprises, tout ce que tu détestes. J’ai envie de choses banales, de petits plaisirs, de trucs ringards. J’ai envie de travailler, de voir mes copines, de déconner avec elles, de me préoccuper de ce que je vais faire à manger le soir, d’essayer vingt paires de chaussures sans en acheter aucune, de traîner en pyjama le dimanche, de rester trois heures chez le coiffeur, de passer une soirée dans le fauteuil à regarder une connerie à la télé avec un chat sur mes genoux. J’ai envie de penser à moi, à mon futur et à ma vie. Pire, j’ai même envie de donner la vie à un enfant.

Elle tourna les talons, s’enfonça dans le canapé, replia les jambes sous elle et se mura dans le silence.

Franck la regarda pendant quelques instants, ne sachant quelle attitude adopter.

Sans un mot, il prit son sac et monta à l’étage.

Alors qu’il défaisait ses affaires, il l’entendit traverser le hall et sortir de la maison en claquant la porte.

Durant les semaines qui suivirent, il dut faire face à de nombreux problèmes.

Ses parents étaient consternés. Sans que sa culpabilité soit prouvée, ils l’accablèrent de reproches. Il dut écouter son père louer l’éducation qu’il avait reçue et ressasser les principes qu’il lui avait inculqués.

Il le menaça de changer de nom si les soupçons qui pesaient sur lui se confirmaient.

Sur un autre front, il dut reprendre les rênes de Vert d’experts. L’annonce de l’arrestation des deux gérants avait plongé les clients dans l’expectative et bouleversé le personnel. Louise, la sœur de Franck, avait tenté tant bien que mal de sauver les meubles, mais son pouvoir de persuasion était limité.

Il organisa plusieurs réunions pour rassurer les travailleurs et rendit visite à tous les clients pour redorer le blason de son entreprise.

D’un côté comme de l’autre, il prit conscience que les gens qui l’entouraient le regardaient différemment depuis les événements de mai. Ils ne s’adressaient pas à lui de la même manière, avec crainte, respect ou une admiration feinte.

Deux ou trois fois par semaine, il se rendait à Forest pour voir Alex et Laurent.

Si le premier résistait plutôt bien à l’épreuve, le moral du second était au plus bas. À plusieurs reprises, il avait dû repousser des tentatives de racket et l’avocat qui s’occupait de son affaire se montrait peu déterminé. Franck lui promit de mettre un avocat plus incisif sur la piste.

Entre ses parents, son travail, ses visites en prison et les journalistes qui cherchaient par tous les moyens à obtenir une interview exclusive, il lui restait peu de temps, de plus à intervalles réguliers, il était convoqué à la police pour répondre à des questions de routine.

Le soir, il s’enfermait chez lui.

Sans Julie, la maison de Rhode-Saint-Genèse lui paraissait vide et triste, d’autant qu’il avait confié Wiménon à sa sœur.

Il n’était pas motivé pour jouer du piano, était incapable de lire un livre ou de suivre un film. Hormis sa sœur, il n’avait personne chez qui aller et n’avait aucune envie de se précipiter dans les bras d’une autre femme.

Plus d’une fois, il frôla la déprime.

Pour se changer les idées, il passa la majeure partie de l’été à Oppède-le-Vieux.

Avec l’aide d’un homme à tout faire du village, il travailla dix à douze heures par jour. Le soir, il s’endormait comme une masse dans la chambre que Julie avait décorée quelques mois auparavant, une éternité à ses yeux.

Il revint en Belgique fin septembre, ragaillardi et bien décidé à se reprendre en main.

En l’espace de quelques jours, il conclut un nouveau contrat, aplanit les tensions avec ses parents et prit contact avec Francis Lambotte, l’un des meilleurs pénalistes du pays. Fasciné par la personnalité et le charisme de Franck, ce dernier accepta de reprendre les dossiers d’Alex et de Laurent.

Il se fixa ensuite comme mission de retrouver Julie.

Dans un premier temps, il prit contact avec ses parents, qui refusèrent de lui donner la moindre information.

Grâce à Internet, il ne lui fallut que peu de temps pour retrouver sa trace. Elle n’avait pas résisté au chant des sirènes et était entrée en tant que chef de projet chez Arianespace, à Évry, à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Paris. La société lui avait attribué un logement de fonction. Elle travaillait six jours par semaine et ne revenait qu’un week-end sur deux pour voir ses parents.

Fin septembre, il se rendit à Évry en milieu de semaine.

Il arpenta la cité universitaire, questionna plusieurs personnes et parvint à localiser son appartement.

En fin d’après-midi, il pénétra dans l’immeuble où se trouvait son studio, monta au quatrième étage et s’assit contre la porte d’entrée.

Julie fit son apparition une heure plus tard.

Il se releva dès qu’il la vit.

Ils restèrent plantés, face à face, incapables de prononcer un mot.

Après un long silence, Franck tenta un sourire.

— Je n’ai rien trouvé de plus ringard.

Il lui tendit le bouquet de fleurs qu’il avait apporté.

Les yeux de Julie s’embrumèrent.

— Putain, Franck, c’est le plus beau cadeau que j’ai reçu de ma vie.

62

Prête à exploser

Après la traversée de Maubec, nous quittons la départementale pour prendre une petite route qui serpente entre les vignes.

— Nous y serons bientôt. Vous connaissez le Lubéron ?

— Pas vraiment, je suis plutôt amateur de montagnes.

L’imminence de notre arrivée a des effets bénéfiques sur son humeur. Il esquisse un geste théâtral et se met à chantonner d’une voix grave.

— Pourtant, que la montagne est belle.

Passé un hameau sur la gauche, la route se rétrécit et les gravillons remplacent l’asphalte.

— C’est ici. Bienvenue au paradis.

Il tourne à droite et prend une allée bordée d’oliviers qui descend en ligne droite vers l’entrée de la propriété. Nous débouchons sur une vaste cour intérieure. Une imposante bâtisse tapissée de vignes se dresse devant nous. Les pierres blondes, les châssis blancs et les volets bleus lui donnent un cachet tout particulier.

Je prends un ton admiratif.

— C’est superbe !

Il pavoise.

— Si vous saviez ! Il ne restait que des ruines quand je l’ai achetée. En plus de la maison principale, il y avait une grange, un moulin, une magnaneraie, une fenière et un pigeonnier. Tout avait disparu. J’ai tout fait reconstruire, pierre par pierre. Ça m’a pris des années. L’été dernier, j’ai installé une piscine.

Nous traversons la cour, grimpons quelques marches et entrons dans la maison. La pièce est spacieuse. Le sol est pavé de tomettes rouges, les murs sont blancs, d’épaisses poutres apparentes courent au plafond. Une odeur de feu de bois me flatte les narines.

À droite, un ado est assis dans un large canapé en cuir, une manette de jeux dans les mains. Si j’en crois le bruit de fond, il se livre à une hécatombe. Le buste en avant, les yeux rivés à l’écran, il n’a pas remarqué notre arrivée, ou n’a pas voulu la remarquer.

Jammet l’apostrophe de loin.

— Salut.

Le gamin répond par un bougonnement.

Il lève les yeux au ciel.

— Mon fils. Quinze ans, l’âge ingrat.

Une table rectangulaire prête à accueillir une vingtaine de personnes occupe le centre de la salle. Au fond, deux pianos à queue démesurés sont installés en vis-à-vis.

Il suit la direction de mon regard.

— Bösendorfer Impérial. Ils mesurent près de trois mètres de long et possèdent neuf touches de plus que les pianos traditionnels. Ce sont les seuls qui permettent d’interpréter avec fidélité certaines œuvres de Bartók, Debussy, Busoni ou Ravel.

Par politesse, je fais mine de m’intéresser.

— Je ne savais pas que vous étiez pianiste.

Il fait le faux modeste.

— Disons que je joue un peu.

— Pourquoi deux pianos ?

Ma question semble le surprendre.

— Vous aimez la musique classique ?

— J’écoute et j’apprécie, mais je ne suis pas connaisseur.

Je m’attendais à ce qu’il s’assoie et m’impose une brillante démonstration.

— De nombreux compositeurs ont écrit des pièces pour quatre mains, sur un ou deux pianos, Brahms, Liszt, Chopin, Rachmaninoff et d’autres. Certaines pièces pour orchestre ou des concertos pour piano et orchestre ont été retranscrits pour deux pianos.

Je m’apprête à lui demander qui est le co-pianiste quand une femme d’une quarantaine d’années descend l’escalier et se dirige vers nous en souriant.

— Vous avez fait bonne route ?

Elle me tend la main.

— Bonjour, Jean. Je peux vous appeler Jean ?

— Bien sûr.

Jammet dépose un baiser sur ses lèvres, l’attire contre lui et passe une main autour de sa taille.

— Je vous présente Julie, ma femme.

D’emblée, sa présence me met à l’aise. Elle lui arrive au menton. Les cheveux courts, l’allure décontractée, les yeux pétillants, elle dégage un charme naturel.

— Je suis ravi de faire votre connaissance, Julie.

— Moi de même. Donnez-moi votre manteau et votre chapeau.

Elle prend mon chapeau et le retourne dans ses mains.

— C’est amusant, Franck a le même. Votre chambre est prête, je vous ai installé au moulin. Comme vous n’aviez pas prévu de découcher, je vous ai pris une brosse à dents, j’espère que vous aimerez la couleur.

Diable d’homme, il ne doutait pas que j’accepterais son invitation.

— Vous êtes parfaite.

Elle lance un regard entendu à son mari.

— J’ai mis du rosé au frais, sauf si vous préférez autre chose.

— Du rosé, ce sera très bien.

Elle s’éclipse vers le fond de la pièce.

Jammet m’indique les fauteuils placés en arc de cercle autour du feu de cheminée.

— Asseyez-vous.

Nous sommes à peine assis que Julie fait son retour. Elle pose un plateau garni de trois verres et d’un seau à glace d’où émerge le col d’une bouteille.

— Voilà, je vous laisse.

Je marque mon étonnement.

— Vous ne trinquez pas avec nous ?

— Je vous retrouve pour le dîner.

J’en déduis qu’elle n’est pas la personne qu’il voulait me faire rencontrer.

Pendant que Jammet remplit les verres, la porte d’entrée s’entrebâille.

Un homme au visage buriné avance dans la pièce. Il est trapu et un foulard retient ses longs cheveux blancs. Je le situerais entre les soixante-cinq et les soixante-dix ans.

Il vient jusqu’à nous et s’assied en face de moi dans un silence de plomb. Sans me lâcher des yeux, il pose les coudes sur ses genoux et croise les mains.

Jammet hoche la tête en signe d’acquiescement, sans nul doute un message destiné à notre invité.

— Je vous présente Pépé.

L’homme continue à me dévisager sans un mot.

À force de côtoyer des truands de tout acabit, j’ai fini par les identifier. Bien souvent, il me faut moins d’une minute pour parvenir à les cerner. Les faux durs, les demi-sel, les petits voyous, les vicieux, les menteurs, les rouleurs de mécaniques, les psychopathes, les beaux mecs et j’en passe. Je pourrais dresser un catalogue qui listerait leurs spécificités.

L’homme qui me fouille du regard bouillonne de colère, une colère qui le ronge et est prête à exploser.

63

Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre

Les parents de Julie virent leur réconciliation d’un mauvais œil, mais elle se montra catégorique et répondit à leurs récriminations sur un ton sans appel.

— Je suis toujours votre fille, mais j’ai grandi. Mes décisions m’appartiennent, que ça vous plaise ou non.

Après cette mise au point lapidaire, ils s’abstinrent de revenir sur la question.

Franck reprit son travail avec une énergie nouvelle.

Ce qui n’était au départ qu’une couverture était peu à peu devenu une passion. Ce métier lui plaisait, il aimait vivre au grand air, rencontrer les clients, motiver ses équipes. Ces derniers appréciaient ses qualités de meneur d’hommes et le respectaient.

Franck et Julie passèrent les fêtes de fin d’année en tête à tête, à Oppède-le-Vieux. Elle n’avait pas revu la maison depuis près d’un an et fut impressionnée par l’avancement des travaux. En plus de la bâtisse principale, une des dépendances avait été reconstruite et une grande partie des jardins aménagée.

Le 31 décembre 1997, pendant que l’église du village sonnait minuit, elle prit un air mystérieux.

— On dit que la pensée qui te traverse l’esprit le dernier jour de l’année, au douzième coup de minuit, se réalisera dans l’année.

Franck la prit dans ses bras.

— Quel est ton vœu ?

Elle posa un doigt sur sa bouche et lui envoya un baiser.

— Je te le dirai l’année prochaine, s’il se réalise. En attendant, je vais te confier un autre secret, quelque chose que je te cache depuis plusieurs mois.

Franck était interloqué.

— De quoi parles-tu ?

Ses yeux se firent espiègles.

Elle lâcha dans un souffle.

— C’est l’Allemand.

— Quoi, l’Allemand ?

— C’est l’Allemand qui a les poissons rouges.

En mars 1998, les procès d’Alex et de Laurent s’ouvrirent à deux semaines d’intervalle.

À l’issue de ceux-ci, Alex fut condamné à trois ans de prison pour le braquage de décembre 1992 et Laurent écopa de quatre ans pour le casse avorté de Halle, malgré les objections de Francis Lambotte à propos de l’inculpation pour vol à main armée, celui-ci arguant que personne n’avait vu son client une arme à la main et qu’un cadre métallique, même bourré d’explosifs, n’en était pas une. Aucun d’eux ne livra les noms des autres complices.

Par une bizarrerie du sort, tous deux furent condamnés pour des braquages qui avaient échoué. Alex fut écroué à la prison de Jamioulx, près de Charleroi, Laurent à la prison de Lantin, le plus grand établissement pénitentiaire du pays, situé dans la province de Liège.

Mi-mai, Julie invita Franck dans un grand restaurant.

À la fin du repas, elle fouilla dans son sac et lui remit un cadeau d’un geste anodin.

— Tiens, c’est pour toi.

Franck s’étonna.

— Un dîner, un cadeau. Qu’est-ce que tu mijotes ?

Elle le dévisagea avec malice et fit un petit mouvement de tête vers le présent.

Franck déballa le paquet et ouvrit le boîtier qu’il contenait.

Il contempla la montre, bouche bée.

— Une Audemars Piguet. Tu es dingue ? En quel honneur ?

Elle prit un ton solennel.

— Monsieur Jammet, acceptez-vous d’être le père de mon enfant ?

Antoine naquit le 31 décembre 1998, à la clinique Édith-Cavell, à Uccle.

En mars, alors que son congé de maternité touchait à sa fin, Julie prit la décision de démissionner de chez Arianespace pour se consacrer à son fils.

Franck commençait à accepter la perspective d’une vie de famille sans histoire et ses rentrées d’argent officielles lui permettaient de couvrir leurs dépenses sans attirer l’attention du fisc.

Même si le parfum de l’aventure venait de temps à autre le titiller, il pensait avoir tourné la page sur ses années de braqueur. Un de ses anciens complices était mort, les deux autres étaient en prison et le dernier membre de la bande était devenu la mère de son enfant.

Une visite à la prison de Jamioulx faillit remettre ses certitudes en question.

Ce jour-là, Alex lui parut plus nerveux que de coutume.

Franck s’en inquiéta.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’ai demandé à parler au juge d’instruction.

— De quoi veux-tu lui parler ?

Alex grimaça un sourire.

— J’ai dit que je voulais soulager ma conscience.

Franck explosa.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Calme-toi. C’est le prétexte que j’ai trouvé pour qu’il accepte ma demande. Je suis convoqué chez lui vendredi. Arrange-toi pour être bien entouré ce jour-là, que les flics ne viennent pas te chercher des poux.

Franck comprit où il voulait en venir.

— Ne fais pas le con, Alex, ça n’en vaut pas la peine. Avec ce que tu as purgé en préventive et les remises de peine, il ne te reste que quelques semaines à tirer.

— On a besoin de moi à l’extérieur, je t’expliquerai.

Le vendredi 2 avril 1999, la veille du week-end de Pâques, Alex fut transféré de la prison de Jamioulx vers le Palais de Justice de Bruxelles.

Comme il figurait sur la liste des individus dangereux, des précautions particulières furent prises et une voiture de police fut chargée d’ouvrir le passage.

Dans le tunnel Louise, au centre-ville, le véhicule fut pris dans les embouteillages. Alors qu’il était immobilisé au milieu du tunnel, à quelques centaines de mètres du Palais de Justice, une violente explosion retentit et la porte arrière du fourgon vola en éclats.

Trois hommes cagoulés, équipés de gilets pare-balles et armés de Kalachnikov apparurent.

Tout en tenant en respect les gardiens et les policiers chargés de l’escorte, ils firent sortir Alex des débris du fourgon. Il était commotionné, mais indemne.

L’un des hommes le prit à bras-le-corps et le chargea sur ses épaules. Ils se faufilèrent entre les voitures, enjambèrent le muret central et montèrent dans un puissant tout-terrain qui les attendait sur la voie opposée.

La police boucla aussitôt le quartier, mais les fugitifs réussirent à leur échapper.

Quelques jours plus tard, Franck se rendit dans le centre de Bruxelles en veillant à ne pas être suivi. Il fit plusieurs fois le tour du quartier avant de garer sa voiture dans le parking de la Toison d’or. Il remonta à pied la rue des Chevaliers et continua dans la rue Keyenveld.

Il se retourna pour voir si personne n’était en vue et sonna au numéro 16.

Un homme trapu d’une cinquantaine d’années lui ouvrit la porte et s’écarta pour lui céder le passage. Il le guida vers le premier étage où Alex l’attendait, les bras ouverts.

Ils s’étreignirent longuement.

Franck recula d’un pas.

— Maintenant, explique-moi.

Alex avait mauvaise mine.

— Ma mère va mourir. Il fallait que je la voie une dernière fois.

— Désolé, je ne savais pas. Tu aurais pu demander une visite.

— Ils ne l’auraient pas accordée. Et s’ils me l’avaient accordée, je me voyais mal retourner en taule après lui avoir dit adieu.

Ils entrèrent dans une petite pièce meublée d’une table, de quatre chaises et d’un matelas jeté dans un coin. De toute évidence, il s’agissait d’une planque temporaire.

Ils s’assirent autour de la table. L’homme qui avait ouvert était monté, mais restait à l’écart.

Franck le désigna du pouce.

— D’où ils viennent, les mecs qui t’ont fait sortir ?

— C’est eux qui me l’ont proposé. Enfin lui, surtout.

— C’est qui, lui ?

— Je vais te le présenter.

L’homme avança.

Alex força un sourire.

— Je te présente mon père. Il s’appelle Huzo, mais tout le monde l’appelle Pépé. Il ne s’est pas improvisé braqueur de fourgon cellulaire. Il n’en est pas à son premier coup.

Franck se leva et lui tendit la main.

— Enchanté.

L’homme lui broya les phalanges.

— Très heureux.

Il parlait d’une voix grave.

Franck s’adressa à Alex en se massant la main.

— Comme dit le proverbe, le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre.

64

Le reste de mes jours

Après avoir terminé son verre, le dénommé Pépé se racle la gorge et me regarde dans le blanc des yeux.

— On était huit.

La voix est âpre, rauque.

— À part Alex et son ami, la police ne sait pas qui sont les six autres. Ils le sauront bientôt. Quelques heures, quelques jours. Je ne sais pas.

Il roule ses « r » et parle d’un ton posé, comme un médecin qui annonce à son patient qu’il est atteint d’un cancer incurable.

— On s’est retrouvés après, pas loin de l’aéroport. J’ai mis le feu à l’Audi. Les flics n’ont pas encore retrouvé la carcasse. Quels idiots, elle est sous leurs yeux ! Alex et Laurent ont gardé le Vito. Les flics croyaient qu’il brûlait à Zellik. Nous, on est repartis dans deux autres voitures.

Il s’arrête, regarde ses mains.

Dire qu’on entendrait voler une mouche ne serait pas excessif.

— Alex devait m’appeler dans la soirée.

Il reprend son souffle avant de poursuivre.

— Il devait m’appeler et me dire que tout s’était bien passé. Il devait déposer les pierres au hangar, laisser le Vito et filer. Il n’a pas téléphoné. J’ai compris qu’il y avait eu un problème.

Les images repassent dans sa tête.

— Je suis allé là-bas. Alex et Laurent n’y étaient pas. Le Vito avait disparu. Il y avait des traces de balles sur les murs et du sang partout.

Il serre les poings.

— Alex était suivi depuis un bon bout de temps. Ils savaient où était le hangar. Ils ont attendu là-bas pendant qu’on faisait le boulot. Quand Alex et Laurent sont arrivés, ils ont pris les cailloux et les ont tués.

Je suis tendu comme un arc.

— Ils auraient pu foutre le camp. Mais ils ont mis les corps dans le Vito. Ils savaient où aller. Le chemin n’est pas loin. Ils ont vidé un jerrycan d’essence et l’un d’eux a jeté une allumette.

Il baisse le ton, murmure presque.

— Je veux savoir qui a fait ça et votre client va me le dire. Je le jure devant Dieu.

Il se lève, me lance un regard menaçant et prend la direction de la sortie.

Je reste cloué dans mon fauteuil.

Cette colère rentrée est plus impressionnante que certains affrontements ouverts auxquels j’ai eu l’occasion d’assister.

Jammet attend que la porte se soit refermée.

— Je vous ressers ?

Je libère les vingt mètres cubes d’air qui encombrent mes poumons.

— Vous pouvez m’expliquer ce que je fais ici ?

Sans se départir de son calme, il vide le reste du vin dans nos verres.

— Ses comparses sont dans le même état d’esprit que lui. Tout le monde s’est fait flouer dans cette histoire.

— Vous n’avez pas répondu à ma question. Si vous n’avez rien à voir dans cette affaire, je n’ai rien à y voir non plus. Qu’attendez-vous de moi ?

Il fait tourner le vin dans son verre et l’avale d’un trait.

— J’irai droit au but. Vous avez un choix à faire : vous aidez Pépé ou vous ne l’aidez pas.

Ce jeu de pistes commence à m’énerver.

— L’aider, qu’est-ce que ça veut dire ? Comment ?

— Vous saurez à l’avance quand aura lieu le transfert de Bachir.

Je masque ma stupéfaction.

Malgré mes longues années d’expérience, je suis pris en flagrant délit d’ingénuité.

Ce n’est pas une protection que veut Akim, mais une évasion en bonne et due forme. Il est persuadé que les hommes qui ont aidé Alex autrefois vont se mettre à son service. Jammet l’a compris, il n’est pas aussi naïf que moi.

Ma surprise se mue en colère.

— Vous rigolez ? Vous voulez que je lui donne la date du transfert de Bachir pour qu’il puisse le faire évader ? Je suis avocat, je n’ai aucune intention de me rendre complice d’une évasion.

Il garde un calme olympien.

— Si vous l’aidez, je peux vous donner une garantie.

— De quoi parlez-vous ?

— Je peux vous donner la garantie que Pépé lui laissera la vie sauve. Aucun mal ne lui sera fait. Quand il aura dit ce qu’on attend de lui, il recevra de nouveaux papiers et il pourra quitter la Belgique.

Je me lève, exaspéré.

— Vous savez ce que vous me demandez ? De me suicider professionnellement.

Il se lève à son tour.

Pour masquer sa nervosité, il prend un tisonnier et attise le feu.

— Si vous refusez, il se passera de vous. Il est capable de débarquer à Saint-Pierre avec ses hommes et de déclencher un massacre. Ils l’enlèveront et le feront parler. Pépé est persuadé que le premier violon fait partie des assassins de son fils. Quand Bachir aura parlé, il n’aura plus besoin de lui et l’éliminera comme le traître qu’il est à ses yeux.

À voir la détermination du Pépé, je ne doute pas de ce qu’il avance.

— En deux mots, si je l’aide, il laisse Bachir en vie, si je ne l’aide pas, il le tue. J’appelle ça un chantage.

Il me répond du tac au tac.

— Moi, j’appelle ça un moindre mal. Pépé a débarqué ici comme un fou. Il était prêt à tuer la Terre entière. J’ai dû déployer des trésors de patience pour parvenir à le calmer. En fin de compte, il m’a promis qu’il laisserait la vie sauve à Bachir si vous l’aidez.

— Il vous a également promis qu’il laisserait la vie sauve à l’assassin de son fils ?

La question l’embarrasse.

— C’est une affaire entre eux.

Je cherche une échappatoire.

— Pourquoi jouez-vous au médiateur ? Vous ne connaissez pas Bachir, vous vous fichez de ce qu’ils vont lui faire.

Il hausse les épaules.

— Bachir est un pion, il ne mérite pas la mort. Alex et moi avions un code d’honneur. Ceux qui travaillaient avec nous devaient le respecter. Jamais une goutte de sang ne devait couler. Nos armes n’étaient jamais chargées à balles réelles. Lors de son évasion, son flingue était chargé à blanc. En lui rappelant ces règles, je suis parvenu à le raisonner. Il ne fera pas couler de sang inutile, mais pour les assassins d’Alex, je ne peux rien faire.

— Il a cité Dieu, tout à l’heure. Ce n’est pas à Dieu qu’il appartient de juger les hommes ?

Il grimace un sourire.

— Il est certainement d’accord sur le principe. Il vous dira que son rôle est d’organiser la rencontre.

— Et vous, si vous trouvez le chef d’orchestre, vous comptez respecter votre code d’honneur ?

Il me regarde droit dans les yeux.

— Je peux vous le jurer. Pépé a ses méthodes, j’ai les miennes.

Je suis fait comme un rat.

Si je refuse d’aider Pépé, j’envoie Bachir à une mort certaine. Si j’accepte de l’aider, j’enfreins les règles fondamentales de ma profession et je deviens un avocat véreux. Dans les deux cas, je m’en voudrai pour le reste de mes jours.

65

On a besoin de toi

Quelques jours après leur brève rencontre dans la planque de la rue Keyenveld, Alex prit la route vers la France. Il prétendait que Paris était l’endroit idéal pour les fugitifs, les criminels recherchés et les détenus en cavale.

— Là-bas, les flics ne savent pas qui je suis. Paris est la plus belle ville du monde et les Parisiennes sont les nanas les plus bandantes de la planète. Tu viendras me dire bonjour de temps en temps, je t’en mettrai une de côté. En plus, j’aurai un chouette appart, Pépé en a acheté plusieurs avec le fric de ses casses.

Le père d’Alex n’était pas un braqueur de la même envergure qu’eux.

Les attaques de fourgons et les coups de haute volée n’étaient pas son domaine de prédilection. L’argent-papier ne l’intéressait pas, il soutenait que c’était encombrant, délicat à transporter et périssable. Il avait une préférence pour les bijoux, les montres haut de gamme et les pierres précieuses.

Pour prouver le bien-fondé de ses arguments, il avait demandé à Alex quelle était la meilleure façon de se promener avec cent mille dollars sans se faire prendre. Après avoir démonté les différentes options qu’Alex lui proposait, il avait pris un diamant entre son pouce et son index et l’avait avalé.

— Tu peux le mettre autre part, si tu veux. Essaie de faire la même chose avec une valise pleine de billets.

Selon ses dires, il aurait braqué avec succès une quinzaine de bijouteries, tant en Belgique qu’à l’étranger.

Il disait s’appuyer sur une équipe fiable et une grande rapidité d’action. De plus, il connaissait les filières pour écouler la marchandise.

Alex rejoignit aussitôt sa bande. Auréolé par sa réputation et ses antécédents, il leur proposa de revoir leurs ambitions à la hausse et d’adapter leur mode opératoire en conséquence.

Comme il s’y attendait, sa suggestion fit l’unanimité.

La première opération qu’il dirigea fut le braquage d’une bijouterie de luxe située place Vendôme, à Paris.

Le 6 juillet, en fin de matinée, il se présenta à l’entrée de la joaillerie, habillé avec élégance. Dès que l’accès fut déverrouillé, il entra dans la boutique et maintint la porte entrebâillée. Dans l’instant, Pépé et six hommes se ruèrent à l’intérieur, armés de haches, de pieds-de-biche et de pioches.

Pendant qu’Alex tenait les employés en respect avec une arme de poing, ils s’attaquèrent aux vitrines à grands coups de barres de fer. En moins de deux minutes, ils firent main basse sur de nombreuses pièces prestigieuses qu’ils firent disparaître dans de grands sacs de toile.

Ils prirent la fuite en se dispersant, chacun partant dans une direction différente. Deux autres complices couvrirent leur retraite à l’aide de bombes fumigènes.

Le butin fut évalué à huit cent mille francs. Pépé l’estima à deux millions.

Fort de ce succès, Alex prit contact avec Franck et lui proposa de se joindre à eux.

— Ces types n’ont peur de rien, ils sont prêts à tout. Avec toi, on peut monter en puissance et envisager des gros coups.

Franck l’avait écouté jusqu’au bout avant de lui donner sa réponse.

— Désolé, ce sera sans moi. Si ces types sont prêts à tout, ça tournera mal un jour ou l’autre. En plus, tu sais que je ne travaillerai jamais sous les ordres de quelqu’un.

Il s’abstint de lui donner les véritables raisons de son refus.

Il trouvait que le braquage de la place Vendôme était loin d’être glorieux. L’intervention ressemblait plus à un déferlement de barbares qu’à un braquage de haut vol. De plus, il n’avait qu’une confiance limitée en Pépé, qu’il voyait comme un excité de la gâchette. Pour finir, il ne voulait pas avouer à son ami qu’il se sentait bien dans sa nouvelle vie.

Même s’il était encore dans leur collimateur, la police et les journalistes le laissaient tranquille.

Au niveau professionnel, Vert d’experts se portait à merveille. Il venait d’ouvrir une succursale à Liège, il employait une soixantaine de personnes et donnait satisfaction à une quarantaine de clients, dont neuf administrations communales.

En outre, Antoine était devenu sa priorité. Il ne voulait pas que son fils ait un père en prison et connaisse les affres des visites au carreau.

Fin juillet, il partit à Oppède-le-Vieux avec Julie et Antoine.

Ils passèrent six semaines faites de travaux dans la maison, de farniente, de soleil, de soirées au calme et de jeux avec Antoine.

Julie était heureuse, détendue, épanouie par sa maternité.

Lors d’un passage à Avignon, il fit l’acquisition d’un demi-queue Schimmel d’occasion. Dès la semaine suivante, le piano trônait dans le salon et il travaillait les dernières sonates de Beethoven, les plus riches et les plus complexes. Sa fibre artistique, son attachement à Julie et son statut de père avaient pris le dessus sur son âme d’aventurier.

Vingt mois plus tard, le 30 avril 2001, Laurent fut libéré.

Franck vint le chercher à sa sortie de prison et l’accueillit chez lui en attendant qu’il retrouve ses marques.

Très rapidement, il comprit que la prison ne l’avait pas découragé. Le premier soir, il avait attendu que Julie s’éclipse pendant quelques instants pour adopter un ton de connivence.

— Alors, vous êtes sur quoi pour l’instant ?

La réponse de Franck l’avait refroidi.

— Je m’occupe de mon entreprise et de mon fils. Alex est à Paris. On parle régulièrement de ses exploits dans les journaux.

Il avait grimacé.

— Dans ce cas, je crois que je vais aller lui dire bonjour. J’ai toujours adoré cette ville.

Dès la semaine suivante, Laurent rejoignit Alex dans la capitale française. Ce dernier le présenta à Pépé et à ses équipiers.

S’ils se montrèrent imperméables à ses pitreries et à son humour caustique, ses connaissances en explosifs leur firent entrevoir des perspectives prometteuses.

Le 4 juin 2001, à 5 heures du matin, Alex et sa bande attaquèrent le centre-fort d’une société de transports de fonds à Orly-Ville. Dans un premier temps, Laurent fit sauter la porte d’entrée du bâtiment où l’on triait l’argent. Pendant qu’Alex, Pépé et cinq hommes se chargeaient de neutraliser les employés présents, il ouvrit le coffre-fort à l’aide d’une charge de semtex.

L’explosion balaya la salle et Pépé entra en premier dans la chambre forte. Cette fois, il ne fit pas la fine bouche devant les liasses de billets. Trois hommes le rejoignirent et entassèrent l’argent dans des sacs de sport.

Alors qu’ils prenaient la fuite, l’un des gardiens s’empara de son arme de service et tenta de s’interposer. Pépé ouvrit le feu sans hésiter et l’homme fut atteint à l’épaule.

Six jours plus tard, Pépé, Alex et Laurent, habillés de salopettes blanches de peintres, firent irruption dans l’étude d’un commissaire-priseur, située dans le 9e arrondissement.

Alex et Pépé ordonnèrent aux employés de se mettre à plat ventre, tandis que Laurent fixait une charge sur la porte du coffre-fort. Ils raflèrent plusieurs parures de diamants destinées à une vente aux enchères.

Les assurances estimèrent le montant du vol à six millions d’euros.

Le 31 décembre 2001, Alex et Laurent se rendirent à Oppède-le-Vieux. Franck les avait invités à venir fêter la nouvelle année et les trois ans d’Antoine.

Alex, dont la tête était mise à prix par la police, multiplia les précautions pour que son arrivée passe inaperçue. Laurent en fit de même. Il était soupçonné d’être l’un des complices d’Alex, conjecture d’autant plus fondée qu’il avait disparu de la circulation dès sa sortie de prison.

Julie était heureuse de les revoir, mais elle les trouva tendus et ténébreux. Les années de prison et les récents braquages les avaient endurcis.

Pendant le repas, l’atmosphère se détendit peu à peu et ils parlèrent du bon vieux temps. Après les effusions de minuit et quelques coupes de champagne, Julie partit se coucher.

Alex se racla la gorge et entra dans le vif du sujet.

— Franck, nous avons besoin de toi.

Franck pensait qu’il s’agissait d’une plaisanterie.

— Je vois où tu veux en venir. Pas question. En plus, il n’y a pas de bordel au village.

Alex prit un ton sérieux.

— Je ne déconne pas.

— D’accord. Je t’écoute.

— Tu as déjà entendu parler du Diamond Center ?

— Le centre diamantaire, à Anvers ?

— Exactement. À première vue, c’est un immeuble insignifiant. Tu pourrais passer cent fois devant sans le remarquer. Le plus grand complexe du quartier des diamantaires se trouve dans cet immeuble. Les dix étages sont occupés par des courtiers, des grossistes et des négociants en diams. Au deuxième sous-sol se trouve la salle des coffres. Au bas mot, il y a là-dedans deux cents coffres bourrés de diams, de quoi remplir une piscine.

Malgré lui, Franck ressentit l’excitation qui montait.

— Continue.

— Nous avons un cheval de Troie dans la place. Le type à qui Pépé fourgue ses cailloux loue un bureau dans cet immeuble. Je l’ai rencontré, on a un peu parlé et l’idée est venue.

Franck leva les yeux au ciel.

— L’idée de forcer la salle des coffres ?

Alex ouvrit de grands yeux.

— Yes ! Et de rafler la mise.

Franck se fit cynique.

— Avec des pioches, des marteaux et des pieds-de-biche ? C’est Fort Knox, ce truc, non ?

— Ni pioches ni pieds-de-biche. Laurent va t’expliquer.

Laurent déplia plusieurs feuilles de papier.

— Je te fais le topo. Le contact de Pépé a un coffre là-bas, ce qui lui permet de voir comment ça se présente. L’immeuble se trouve dans une ruelle sécurisée du quartier des diamantaires.

Il montra l’emplacement sur le croquis.

— On a compté quatre-vingts caméras dans la rue, plus celles qu’on a sans doute loupées. Trente poulets en uniforme et en civil patrouillent en permanence dans le quartier. Un poste de police est implanté à vingt mètres de l’immeuble. Deux flics y sont de faction vingt-quatre heures sur vingt-quatre et des plots empêchent les voitures non autorisées d’entrer dans la rue.

Franck se pencha sur le croquis.

— Comment font les locataires pour entrer dans ce bunker ?

— Ils ont un badge magnétique. Chaque entrée est filmée. Le centre occupe dix agents de sécurité à temps plein.

Franck émit un sifflement.

— Ça se présente bien. Le pire reste à venir, je suppose. Parle-moi de la salle des coffres.

Les compères échangèrent un regard entendu.

Alex s’empara d’une photo.

— Voilà la bête. Elle n’est accessible que pendant les jours ouvrables et le centre est fermé le week-end. Le blindage de la porte a une épaisseur de soixante centimètres. Des contacts magnétiques sont fixés sur la porte, une ouverture anormale déclenche une alarme. Seuls les gardiens possèdent la clé et connaissent la combinaison.

Franck l’interrompit.

— Elle ressemble à quoi, la clé ?

— Fabrication spéciale, on oublie la contrefaçon.

— La combinaison ?

— Une molette de comptage à cent positions.

— Tout va bien. Tu as d’autres nouvelles réjouissantes ?

— Six caméras couvrent les angles du hall qui conduit à la salle des coffres. Dans ce hall se trouvent également des détecteurs de mouvements, des détecteurs de chaleur et des détecteurs de lumière.

Franck éclata de rire.

— La totale. Il manque les dobermans.

Alex secoua la tête.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je pense que c’est un coup phénoménal et qu’il y a une chance sur deux cent mille de le réussir.

Alex et Laurent répondirent en chœur, sans sourire.

— C’est pour ça qu’on a besoin de toi.

66

Le goût de la défaite

Le dilemme est une situation où il faut choisir entre deux possibilités contradictoires qui comprennent toutes deux des désavantages.

La définition m’est revenue cette nuit, je l’avais étudiée pendant mon cursus de droit.

— Café ou thé ?

— Café.

La maison est silencieuse. Il est à peine 6 heures, le jour n’est pas encore levé.

Jammet me sert un café brûlant dans un grand bol.

— Départ dans un quart d’heure. Il faut compter quarante-cinq minutes pour Avignon, un peu plus pour moi, vous savez que je roule lentement.

— Mes valises sont prêtes.

Il me sourit, pour la forme.

La nuit était censée me porter conseil. Les heures de veille que je viens d’endurer font mentir le dicton. J’ai tourné et retourné cent fois la question sans parvenir à sortir de l’impasse.

Une chose est sûre, je dois refuser d’aider Pépé. Je trahirais le serment que j’ai fait et que je respecte depuis.

Je jure fidélité au Roi, obéissance à la Constitution et aux lois du Peuple belge, de ne point m’écarter du respect dû aux tribunaux et aux autorités publiques, de ne conseiller ou défendre aucune cause que je ne croirai pas juste en mon âme et conscience.

De plus, je piétinerais les règles de déontologie qui parlent de l’indépendance, de la loyauté et du secret professionnel que l’on est en droit d’attendre de tout avocat. En divulguant la date du transfert d’Akim, je rejoindrais Francis Lambotte dans le cercle fermé des avocats pourris.

Une autre chose est tout aussi sûre, je ne peux pas refuser d’aider Pépé. Ce cinglé serait capable d’intervenir dans les heures qui viennent, de faire parler Bachir et de l’éliminer dans la foulée. Hormis jouer à la balance et prévenir les flics pour qu’ils renforcent la surveillance, je ne pourrais rien faire pour les en empêcher.

En refusant, je condamne Akim d’une autre manière. Les détenus se chargeront de lui, quelle que soit la prison où il sera transféré.

Dans les deux cas, Bachir est un homme mort.

Lui donner la date du transfert de Bachir ne suffira pas. Je ne suis pas dupe. Ma mission ne s’arrêtera pas là. J’aurai encore un rôle à jouer. Je devrai prévenir Bachir, lui transmettre des instructions, lui dire où et quand aura lieu l’intervention, lui donner des consignes de sécurité, préparer le terrain, m’impliquer jusqu’à la moelle.

— J’ai mis des croissants au four. Vous en voulez ?

Je secoue la tête.

— Non merci, je n’ai pas faim.

Hier soir non plus, je n’ai pas réussi à avaler grand-chose.

Nous n’avons pas eu l’honneur d’avoir Pépé à notre table. Jammet n’a pas justifié son absence et il ne me serait pas venu à l’idée de réclamer sa venue.

Dans d’autres circonstances, j’aurais apprécié le repas. Julie est une femme charmante, drôle et pétillante. Pendant le dîner, elle a remarqué qu’un changement s’était opéré dans mon attitude.

Elle ne connaît sûrement pas le fin mot de l’histoire, mais à force de côtoyer Jammet, elle a acquis une certaine habitude des situations de tension.

Il me lance un clin d’œil.

— Vous voulez que je vous en prépare pour la route ? Vous devez vous taper cinq heures de train, vous allez être mort de faim.

— Je mangerai à Bruxelles.

Privé de sa console, Antoine s’est montré curieux, drôle et cultivé. Le métier d’avocat le passionne. Il aimerait suivre des études de droit.

À la fin du repas, Jammet m’a conduit à ma chambre.

— Il est trop tard pour voir les jardins et les annexes. Vous les verrez une autre fois.

Une autre fois ?

Je ne suis pas pressé de revenir.

Sur le chemin, il m’a brossé l’inventaire des travaux qu’il a réalisés. Un nœud dans le ventre, l’esprit embrouillé, j’ai fait mine de m’intéresser à son récit. En écoutant son discours en bruit de fond, je me torturais les méninges pour chercher à me sortir de ce dilemme.

— Vous avez réfléchi à la question que je vous ai posée hier. Nous pouvons compter sur vous, oui ou non ?

Je sors de ma torpeur.

Comme si un inconnu parlait en mon nom, je m’entends sceller le pacte de ma trahison.

— Je vous communiquerai la date.

En mon for intérieur, j’espère qu’une solution à laquelle je n’ai pas pensé viendra illuminer les ténèbres.

Il hoche la tête en signe d’approbation.

— C’est noté.

Il a obtenu ce qu’il voulait. Qu’importe le bourbier dans lequel il me plonge.

Je tente un baroud d’honneur.

— Vous m’avez demandé de choisir entre la peste et le choléra. Qu’auriez-vous fait à ma place ?

Il se penche vers moi.

— Je suis conscient que je vous mets dans une merde pas possible. Derrière Pépé, il y a cinq enragés qui sont prêts à tout pour venger Alex et laver l’affront qu’ils ont subi. J’ai retourné le problème dans tous les sens. C’est la solution la moins mauvaise que j’ai trouvée.

Je le regarde au fond des yeux.

J’y lis un mélange de détermination et d’embarras. Cette situation lui empoisonne la vie autant que moi.

— Je vous crois.

Il se relève.

— Je vous sers encore un café ?

— Non merci.

Le premier m’a laissé un mauvais goût dans la bouche. Un goût qui ne m’est pas familier.

Le goût de la défaite.

67

Le cadavre d’un chat

Le dimanche 10 mars 2013, la police fédérale fit deux découvertes majeures dans le cadre de l’enquête sur le casse de Zaventem.

En fin de matinée, deux adolescents qui se promenaient à vélo dans les sentiers du Hellebos tombèrent sur la carcasse calcinée d’une voiture. Le véhicule était dissimulé dans la cour intérieure d’un manège laissé à l’abandon, à l’entrée du village de Perk, à un kilomètre à vol d’oiseau de la tour de contrôle de l’aéroport et à moins de trois cents mètres d’un poste de police.

Dépêchés sur place, les enquêteurs constatèrent que le véhicule était l’Audi S8 qui avait servi lors de l’attaque du 18 février.

Ils relevèrent de nombreuses traces de pneus imprimées dans la terre de la cour, ce qui indiquait que plusieurs véhicules s’étaient rendus à cet endroit peu accessible.

Ils en déduisirent que la cour du manège avait servi de point de chute aux braqueurs après le casse. Sa situation isolée et sa proximité avec l’aéroport en faisaient un emplacement idéal.

D’après eux, les malfrats avaient mis le feu à l’Audi avant de repartir avec trois autres véhicules dont le Mercedes Vito qui avait été retrouvé incendié à Tubize le 26 février.

Dans l’après-midi, à cinquante kilomètres de là, une équipe de la police judiciaire força la porte d’un hangar situé près du barrage de Ronquières.

Ils y trouvèrent une BMW 730 qui avait été volée le 16 février à Bruxelles et une Ford S Max immatriculée au nom du propriétaire du hangar, un homme suspecté de faire partie de la bande à Huzo Grozdanovic, dit Pépé, auteur de nombreux braquages et père d’Alex Grozdanovic.

Dans le coffre de la S Max, ils trouvèrent un lot de fausses plaques d’immatriculation, des gyrophares, des cagoules, des gants et des gilets pare-balles.

Dans une autre partie du hangar, ils mirent la main sur un véritable arsenal : des fusils d’assaut Kalachnikov, des fusils à pompe, des pistolets-mitrailleurs, des grenades à plâtre, de nombreuses munitions et deux kilos de semtex.

Ils remarquèrent que les parois du hangar étaient constellées d’impacts de balles. Des traces de sang sur le sol témoignaient d’un échange de tir nourri.

Le hangar se trouvait à quelques centaines de mètres de l’endroit où l’on avait retrouvé les deux corps dans la camionnette Mercedes. Les enquêteurs en déduisirent que les deux hommes avaient été tués dans l’entrepôt avant d’être transportés à Tubize.

Une équipe de la police judiciaire se rendit au domicile du propriétaire dans la soirée. Ils n’y trouvèrent que le cadavre d’un chat.

68

Ni violence ni haine

Le lundi 17 février 2003, la presse rivalisa de superlatifs pour annoncer le casse qui s’était produit au Diamond Center d’Anvers dans la nuit du 15 au 16.

Si quelques titres mirent l’accent sur l’habileté dont les auteurs avaient fait preuve, la plupart se focalisèrent sur le butin astronomique, qui dépassait les cent millions d’euros.

Franck n’avait pas choisi cette date sans raison. Après une année de préparation, il aurait pu lancer l’opération dès le mois de janvier. Malgré l’insistance d’Alex et de Pépé, il avait refusé de précipiter les choses.

À intervalles réguliers, il avait dû leur rappeler qu’il n’avait accepté de sortir de sa retraite que s’il pouvait monter le coup de A à Z.

Le vendredi 14, il avait réuni l’équipe dans l’appartement de Léonard Finkel, le contact de Pépé, l’homme qui louait un bureau au Diamond Center.

— Demain, Kim Clijsters et Justine Henin, les deux meilleures joueuses belges de tennis, s’affrontent en demi-finale d’un tournoi au Sportpaleis. Tout Anvers fera le déplacement ou passera la soirée devant la télé. La ville sera déserte. Nous lancerons l’opération à 22 heures.

Les membres de l’équipe poussèrent un soupir de soulagement.

En plus de Laurent, Alex et Pépé, Franck avait engagé Lazar et son frère Roman, deux hommes qu’il avait choisis dans le vivier de Pépé, ceux qui lui paraissaient les moins fébriles et les plus débrouillards.

Six mois avaient été nécessaires à Franck pour trouver le maillon faible du dispositif. Il avait étudié les matières qui touchaient de près ou de loin aux systèmes de détection, aux alarmes en tout genre et à la fabrication des coffres-forts.

Il en avait conclu que chaque système, même le plus sophistiqué, comporte ses failles et que les moyens de les exploiter sont souvent d’une telle simplicité que personne ne les envisage.

Malgré les problèmes techniques auxquels il fut plus d’une fois confronté, il n’avait pas fait appel à Julie. Après avoir posé ses conditions à Alex et Laurent, en janvier 2002, il l’avait informée qu’il montait un coup avec eux.

Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu’il était inutile de tenter de l’en dissuader. Elle avait accueilli la nouvelle avec flegme, ne lui avait posé aucune question et ne lui avait fait ni scène ni reproche.

Après quelques jours de froid, elle était revenue sur le sujet.

— Fais comme tu veux. Je ne te demande qu’une seule chose, sois prudent.

Le samedi 15 février, peu avant 22 heures, Franck et son équipe se regroupèrent dans l’entrée du parking du Diamond Center, situé dans une rue adjacente.

Quelques semaines auparavant, Franck était entré dans le parking, caché dans la voiture de Finkel. Il s’était laissé enfermer et avait passé la nuit à analyser le système d’ouverture du volet métallique. En identifiant les fréquences utilisées, il avait réussi à confectionner une télécommande qui permettait d’actionner le portail à distance.

Les hommes se faufilèrent dans le parking, à l’exception de Lazar, chargé de monter la garde. Ils forcèrent une porte et parcoururent le sous-sol en direction de la salle des coffres.

La veille, peu avant la fermeture, Léonard Finkel avait suivi à la lettre les instructions de Franck et était descendu pour utiliser son coffre. Dans le hall qui menait à la chambre forte, il avait neutralisé le détecteur de chaleur en l’aspergeant de vaseline et posé un morceau de ruban adhésif sur le détecteur de lumière.

Ces deux premières alarmes étant hors d’état de nuire, ils allumèrent leurs torches pour localiser le détecteur de mouvement. Laurent s’était longuement entraîné à désamorcer ce type d’appareil.

Il s’agenouilla et se mit à ramper sur le sol, centimètre par centimètre.

Les autres le regardèrent progresser en retenant leur respiration. Parvenu au pied de l’appareil, il se redressa avec une lenteur majestueuse et posa une boîte en polystyrène sur le capteur.

Aucune alarme ne se déclencha.

Il fit un geste de la main, puis un deuxième. Voyant qu’il avait réussi, il se mit à danser dans le hall en fixant les caméras.

Franck soupira.

— C’est bon, Laurent, calme-toi, on est loin du compte.

Pépé et Roman s’attaquèrent à l’obstacle suivant, les contacts magnétiques fixés sur la porte. Ils les fixèrent à l’aide d’une patte métallique pour que les deux parties restent solidaires. La manœuvre terminée, ils dévissèrent l’ensemble. La manipulation leur prit moins de dix minutes.

Franck et Alex partirent à la recherche de la clé. Finkel avait remarqué que les gardiens la mettaient dans un coffret fixé au mur, dans un local attenant.

La serrure céda à la première sollicitation.

Alex transpirait à grosses gouttes.

— C’est trop facile, le ciel va nous tomber sur la tête.

Franck resta concentré.

— Ne crie pas victoire trop vite. Il reste la combinaison.

Franck était en possession du code d’ouverture depuis plusieurs semaines.

Finkel avait réussi à fixer un caméscope miniature sur la caméra placée au-dessus de la porte. Le lendemain, il avait récupéré le film du gardien qui composait le code.

Ils retournèrent dans le hall et glissèrent la clé dans la serrure.

Pépé fit un signe de croix et indiqua la molette à Franck.

— À tout seigneur, tout honneur.

Franck inspira et expira plusieurs fois.

Dans dix secondes, il saurait.

Si les gardiens avaient changé la combinaison entre-temps, ils plieraient bagage et rentreraient bredouilles. Dans le cas contraire, il était sur le point de réaliser un casse plus spectaculaire que celui perpétré par Albert Spaggiari à Nice, en juillet 1976.

Il actionna la molette vers la droite, revint vers la gauche, repartit vers la droite.

Les autres membres de l’équipe l’observaient, les muscles tendus, le cœur battant.

Il arrêta la roulette sur le dernier chiffre et tourna la clé dans la serrure. Un déclic se fit entendre et la porte s’ouvrit.

Ils restèrent quelques instants silencieux, n’en croyant pas leurs yeux.

Pépé fut le premier à réagir.

— Franck, tu es le diable en personne !

Les cent quatre-vingt-neuf coffres leur tendaient les bras.

Finkel avait photographié le sien sous tous les angles, ce qui avait permis à Franck d’étudier le système d’ouverture et de fabriquer un outil apte à le forcer. L’opération prenait tout au plus une minute.

Ce qu’ils découvrirent pendant les cinq heures qu’ils passèrent dans la salle dépassa leurs estimations les plus folles.

Tandis qu’ils ouvraient les coffres et jetaient leur contenu sur le sol, Pépé, le plus expérimenté en pierres, faisait un tri rigoureux, allant jusqu’à négliger de superbes parures qu’il jugeait invendables.

Avant de quitter les lieux, Alex crocheta la serrure du local de sécurité et emporta les cassettes qui avaient enregistré le casse. Ils sortirent par où ils étaient entrés et se retrouvèrent chez Finkel pour que le diamantaire puisse évaluer le butin. Ils avaient convenu qu’il garderait l’ensemble des pierres et paierait chacun au fur et à mesure de la revente.

Comme il l’avait fait avec Cirilli en son temps, Franck avait dû freiner l’appétit de ce dernier. D’entrée de jeu, il avait mis les points sur les i : il n’aurait rien de plus que les autres et toucherait sa part s’il s’impliquait personnellement dans le casse.

Au petit matin, ils se séparèrent et chacun reprit la route vers Bruxelles.

Le casse d’Anvers n’avait fait aucun blessé. Aucune arme n’avait été utilisée.

Il n’y avait eu ni violence ni haine.

69

La mort dans l’âme

J’éprouve un mal fou à me concentrer. Je ne perçois qu’un brouhaha et des mouvements dans la salle.

Un procès d’assises s’étire sur deux semaines. Il mobilise de nombreuses personnes et coûte une fortune au contribuable. Un certain nombre de faits considérés comme des crimes par le Code pénal ont été requalifiés pour pouvoir être renvoyés devant un tribunal correctionnel, ce qui évite aux avocats de passer leur vie dans les salles d’audience.

La première journée est consacrée au tirage au sort des douze jurés et des suppléants. Mon rôle est passif, mais ma présence requise.

À tout bout de champ, je décroche et laisse mes pensées s’envoler vers Leila.

Hier, dès la descente du train, j’ai filé chez elle. Je suis arrivé vers 13 heures, mais nous n’avons pas déjeuné comme nous l’avions prévu. Elle a ouvert la porte et nous avons plongé dans les bras l’un de l’autre.

Les préliminaires se sont limités à leur plus simple expression. Brûlants de désir, nous nous sommes déshabillés en un temps record. Notre première étreinte a été foudroyante. La suivante remplie d’attentions et de tendresse.

Vers 17 heures, nous avons émergé.

Nous étions morts de faim. Elle a troqué le plat traditionnel qu’elle avait prévu contre une omelette aux champignons. La dernière bouchée avalée, nous sommes passés sous la douche et avons replongé dans le lit. Ce n’est qu’en fin de soirée que nous sommes sortis de notre parenthèse euphorique.

Comme je m’y attendais, le premier sujet qu’elle a abordé a été mon séjour à Lyon.

Je m’étais interrogé sur la réponse à lui donner pendant le voyage de retour. Il était hors de question de lui révéler les dessous de l’affaire et le marché que j’avais passé avec Jammet. En plus d’être un avocat marron, je l’aurais impliquée de manière indirecte dans la combine.

D’un autre côté, je ne voulais pas évoquer un déplacement professionnel fantaisiste et m’empêtrer dans les mensonges.

J’ai trouvé une solution à mi-chemin.

— J’ai rencontré Franck Jammet. Pour des raisons que je ne peux pas te dévoiler, je te demande de ne pas me poser de questions. Je sais que tu t’es investie pour m’aider dans cette histoire, mais la situation a changé. Laissons cette affaire en dehors de nous.

Ma réponse a jeté un froid.

Elle a senti mon embarras et laissé passer un temps.

— Si c’est ce que tu veux, je ne t’en parlerai plus. Je suis sûre que tu vas arranger ça pour le mieux.

Je n’ai fait que reculer l’échéance.

Quand elle apprendra l’évasion d’Akim, elle comprendra le rôle trouble que j’ai joué.

Notre rupture est programmée.

L’image qu’elle a de moi s’effondrera comme un château de cartes. Même amoureuse, elle me verra comme un pestiféré, un dissimulateur et un menteur.

À midi, je me rends à la buvette réservée aux avocats. La pièce est sombre et mal chauffée. Je grignote un sandwich insipide accompagné d’une bière tiède.

En sortant, je croise l’un de mes confrères. Il me parle de choses et d’autres, de son affaire en cours, de l’élection du prochain bâtonnier. Je l’écoute avec la désagréable sensation de ne plus faire partie de l’Ordre.

Leila m’a proposé de rester pour la nuit. J’ai prétexté que je devais récupérer le dossier du procès et je suis rentré chez moi.

Je me suis retourné dans mon lit sans trouver le sommeil. La mine déconfite de Leila me poursuivait. Une nouvelle fois, j’ai cherché comment me sortir de ce mauvais pas. L’espace d’un instant, j’ai tenté de me convaincre qu’il s’agissait d’un bluff. La manœuvre avait pour seul but de me faire cracher la date du transfert. Jamais Pépé n’oserait déclencher un massacre et tuer Bachir de sang-froid.

J’ai revu son visage, ses yeux menaçants, sa détermination.

Au lever du jour, j’ai envisagé une dérobade.

Comme la loi ne prévoit rien en cas de transfert d’un détenu, l’avocat est en général informé par le détenu lui-même ou par sa famille. Je n’avais qu’à donner le numéro de Jammet à Akim et lui dire qu’ils s’arrangent entre eux, que je ne voulais rien savoir, que je m’en lavais les mains comme Ponce Pilate.

En faisant cela, j’aurais ajouté la lâcheté et l’hypocrisie à ma forfaiture.

À 18 h 30, la présidente décide de lever la séance.

Je suis épuisé.

Je retrouve ma voiture et mon téléphone. Les messages défilent. L’un de mes associés a une question à me poser, mon comptable a des documents à me faire signer, un client me demande de le rappeler.

Le message suivant me donne la sensation qu’on retourne un seau de glace pilée sur ma tête.

Adel Bachir m’informe qu’Akim sera transféré de la clinique Saint-Pierre à la prison de Saint-Gilles vendredi prochain, dans la matinée.

Je pourrais attendre d’avoir retrouvé mon calme, réfléchir, respirer, laisser mon cœur reprendre son rythme normal, gagner du temps.

Je ne ferais que tricher avec moi-même.

Je compose le numéro de Franck Jammet, la mort dans l’âme.

70

Fausse note

Le crime aurait été parfait si Lazar, un des hommes que Franck avait choisi dans l’équipe de Pépé, ne s’était arrêté sur le bord de l’autoroute pour se débarrasser de deux sacs-poubelles dans un sous-bois.

De même, son erreur aurait pu passer inaperçue si le propriétaire du terrain ne faisait quotidiennement le tour de ses terres.

Le lundi 17 février, en fin de matinée, alors que les médias ne parlaient que du casse d’Anvers, l’homme découvrit deux sacs à ordures sur son domaine de chasse.

Ceux-ci contenaient des déchets électroniques, des gants en latex, des outils, un rouleau de ruban adhésif, des sachets d’emballage de sandwiches et une dizaine de petits carrés de papier frappés au logo du Diamond Center.

Il fit le lien avec les événements du week-end et prévint la police qui débarqua sur-le-champ.

Alors que les enquêteurs pensaient avoir affaire à des professionnels qui n’avaient laissé aucun indice, ils identifièrent en moins de vingt-quatre heures trois des six personnes dont ils avaient prélevé les empreintes et l’ADN dans les détritus.

Parmi eux, deux hommes avaient déjà écopé de peines de prison : Alex Grozdanovic et Laurent Nagels. Le premier était en cavale depuis son évasion de Jamioulx en 1999, le second avait disparu à sa sortie de prison, en avril 2001.

Le troisième homme était la plus belle prise. Il était parvenu à passer entre les mailles du filet à plusieurs reprises, mais cette fois, son implication ne faisait aucun doute.

Le mardi 18 février, à 5 heures du matin, deux sections des Unités spéciales, soit une douzaine d’hommes, débarquèrent au domicile de Franck Jammet, à Rhode-Saint-Genèse.

Ils tombèrent sur sa compagne, très choquée par leur intervention, qui déclara que son conjoint était parti skier en Italie avec des amis.

Pour ménager l’effet de surprise, la police n’avait rien divulgué à la presse, mais l’information avait filtré au sein du Diamond Center.

Lundi, en fin d’après-midi, Finkel avait appelé Franck en bégayant sous l’effet de l’émotion.

— Les flics savent. Ils ont trois noms, mais je ne sais pas lesquels.

Franck avait gardé son calme.

— Je préviens les autres. Toi, ne bouge pas, tu ne risques rien. S’ils t’avaient identifié, ils t’auraient déjà chopé.

Laurent était à Paris, Alex se trouvait à Bruxelles. Il lui fixa rendez-vous à l’entrée de l’autoroute de Paris.

— Si je ne suis pas là dans une heure, file sans moi, on se retrouvera à Paris. Dis à Pépé qu’il parte avec Roman et Lazar.

— On n’a pas de temps à perdre, qu’est-ce que tu comptes faire pendant une heure ?

— Je passe chez moi.

— Tu es dingue. Ils t’attendent peut-être.

— On verra.

Il était passé plusieurs fois devant sa maison pour s’assurer que la voie était libre. Il était ensuite entré en coup de vent pour embrasser son fils et expliquer à Julie ce qui se passait.

Elle accusa le coup et eut une réaction qui força son admiration.

— Laisse-toi pousser la barbe et change de coupe de cheveux. Quand les choses se seront tassées, je viendrai à Paris. Maintenant, file !

Arrivé à Paris, il s’installa chez Alex avec Laurent.

Quelques jours plus tard, ils apprirent par la presse de quelle manière ils avaient été démasqués. Les quotidiens précisaient qu’un mandat d’arrêt international avait été lancé contre eux.

Franck prit contact avec Pépé.

— Lazar a merdé.

Pépé était furieux.

— Je sais. Qu’est-ce que je fais ? Comme acompte, je lui ai pété une rotule.

— Tu en restes là, tu connais la règle.

Franck, Alex et Laurent examinèrent la nouvelle donne. Leurs têtes mises à prix, il était préférable qu’ils se séparent. Laurent opta pour l’Afrique du Sud. Franck s’apprêtait à le suivre quand Alex s’interposa.

— J’ai une proposition à te faire. Tu restes à Paris. Je connais une nana à Barcelone. Elle est folle de moi, je vais la rejoindre. Dans quelque temps, tu pourras faire venir Julie et Antoine.

Franck prit Alex dans ses bras et le serra contre sa poitrine.

— Tu es un frère.

Dès ce jour, Franck entama une nouvelle vie. Une vie faite de solitude, de dissimulation et de vigilance, mais aussi nourrie de méditation, d’optimisme et de liberté. Une vie où chaque jour se savourait comme si c’était le dernier.

Petit à petit, il s’adapta à la situation.

Il suivit les conseils de Julie et changea de look. En plus de la barbe, il se laissa pousser les cheveux et s’acheta plusieurs paires de lunettes. Grâce aux contacts d’Alex, il se fit faire de nouveaux papiers et choisit de s’appeler Laurent Guillaume, un nom tellement passe-partout que personne ne le retiendrait.

Pour occuper son temps, il s’acheta un piano électronique, un instrument modeste qui lui permettait de jouer en toute discrétion, sa passion pour le piano étant connue de la police.

Quand il ne revisitait pas le répertoire classique, il se promenait dans la ville, respirait, allait au cinéma, passait ses soirées au théâtre, visitait les expositions, profitait de chaque instant.

Par mesure de précaution, il ne prenait jamais ses repas dans le même restaurant et évitait de nouer des conversations, même anodines, avec les autres clients.

Trois fois par semaine, il téléphonait à Julie.

Ils prenaient soin de changer de carte prépayée après chaque appel. Il terminait en échangeant quelques mots avec Antoine.

Par prudence, ils attendirent le mois de juin pour se retrouver. Julie prit la route un samedi matin et multiplia les précautions pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie.

Leurs retrouvailles leur rappelèrent leur première rencontre et leur coup de foudre. Rongés d’impatience, ils durent malgré tout attendre qu’Antoine s’endorme pour faire l’amour.

Ils passèrent trois jours idylliques dans un Paris éclaboussé de soleil.

La séparation fut pénible, surtout pour Antoine qui ne comprenait pas la situation. La perspective de leur prochaine rencontre adoucit l’épreuve.

En juillet, Julie et Antoine descendirent à Oppède-le-Vieux.

Trois semaines plus tard, après avoir guetté chaque recoin du village, elle donna le feu vert à Franck. Il était possible que la police française connaisse leur maison, mais ils avaient autre chose à faire que de guetter les allées et venues vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Franck vint la rejoindre. Ils passèrent deux semaines comme une famille normale, à cuisiner, lire, et jouer avec leur fils.

Un soir, Antoine se mit au piano. Au lieu de frapper le clavier du poing comme il l’avait fait à maintes reprises, il appuya sur une touche et tendit l’oreille.

Plusieurs fois d’affilée, il rejoua la même note, en exerçant une pression différente.

Il choisit ensuite une deuxième note et renouvela le scénario, passant du pianissimo au forte.

En septembre, Franck prit contact avec Pépé. Il n’avait toujours pas touché la première partie de l’argent que lui devait Finkel et commençait à s’impatienter.

Pépé soupira.

— Je sais, je suis dans le même cas. Il m’a dit qu’il avait du mal à fourguer les cailloux, mais je crois surtout qu’il panique. Je vais lui tirer les oreilles. Tu auras ton fric, je te le promets.

Fin septembre, l’argent arriva.

Franck remercia Pépé, qui lui avoua que ses rapports avec Léonard Finkel s’étaient quelque peu rafraîchis après qu’il lui avait cassé le nez.

Le 31 décembre 2003, Franck, Julie, Alex et Laurent passèrent le réveillon à Oppède-le-Vieux après avoir changé plusieurs fois de route pour déjouer les éventuelles filatures.

Les quatre amis se réjouirent d’être à nouveau réunis. Il y eut des silences, des larmes et des rires. Personne n’évoqua la rencontre qui avait eu lieu douze mois auparavant.

À minuit, ils accueillirent la nouvelle année et fêtèrent les cinq ans d’Antoine.

Pour l’occasion, ce dernier se mit au piano et joua l’air bien connu, avec beaucoup d’entrain, en utilisant les deux mains et sans faire la moindre fausse note.

71

Sans doute

Cinquième jour du procès, il est midi, l’audience reprendra à 14 heures.

Je sors de la salle avec un poids sur l’estomac. Hier, les choses sérieuses ont commencé avec le début de l’instruction. La matinée a été consacrée à la lecture de l’acte et à l’audition de l’accusé. Cela m’a suffi pour constater que l’avocate générale est brouillonne et imprécise, ce qui présente des avantages comme des inconvénients.

La présidente de la Cour ne m’est pas inconnue. C’est une femme consciencieuse dont j’apprécie la droiture et le pragmatisme. La connaissant, nous aurons droit à l’une de ses inimitables leçons de morale.

Dans une affaire où l’on avait trouvé assez d’armes pour équiper l’armée d’un petit pays, elle avait apostrophé l’inculpé avec le plus grand sérieux.

— Vous savez que les armes, c’est dangereux ? Vous êtes conscient que si le coup part, quelqu’un peut être blessé ?

À la fin de la journée, j’ai filé à Saint-Pierre pour rencontrer Akim et lui transmettre les instructions que Jammet m’avait données.

Il était assis dans un fauteuil et regardait la télé à côté de son geôlier. Il semblait en forme et pas mécontent de me voir.

Quand le gardien est sorti, il s’est levé.

— Mon père vous a prévenu ? Demain, ils me transfèrent à Saint-Gilles. J’irai pas au centre médical. Ils m’ont dit que je resterai quelques jours dans une cellule individuelle. Après, j’irai sans doute à Jamioulx ? Vous croyez que je serai en sécurité là-bas ?

Au regard de Forest, Jamioulx est proche du Club Med. En pleine journée, l’un de mes clients m’a téléphoné avec son portable depuis sa cellule. Un gardien est entré, il ne s’est pas démonté, il l’a salué et a continué à me parler.

J’ai baissé le ton.

— Vous n’irez pas à Jamioulx, vous sortirez demain.

Ses yeux se sont agrandis.

Il oscillait entre soulagement et affolement.

— Demain ? Vous êtes sûr ?

— Quand le fourgon entrera dans la rue Ducpétiaux, vous entendrez deux coups de klaxon. Mettez-vous sur le ventre, bouchez-vous les oreilles et ouvrez la bouche. Quelqu’un viendra vous chercher après l’ouverture des portes. Dites-leur ce que vous savez, n’essayez pas de mentir. Vous ne risquez rien, j’ai reçu leur parole. Après ça, ils vous aideront à quitter la Belgique.

Je n’avais rien à ajouter.

Il m’a rappelé quand j’allais sortir.

— Maître.

Je me suis retourné.

Il a joint les mains sur son cœur et a penché la tête.

— Choukran. Merci.

Il avait changé. Je l’ai trouvé fragile et désarmant.

— Bonne chance, Akim.

J’entre dans la buvette en faisant un effort pour paraître décontracté.

À l’heure qu’il est, Akim est dehors, sauf si l’opération a échoué. Je dois me retenir de foncer dans ma voiture pour consulter mon téléphone. Je suis convaincu qu’une centaine de messages m’attendent pour m’annoncer son évasion ou l’échec de la tentative. Ou pire, sa mort.

Je commande le plat du jour et un Perrier avec la certitude que je ne pourrai avaler ni l’un ni l’autre.

Un policier entre et se dirige vers moi.

— Maître, on vous demande au téléphone.

Ma gorge devient sèche.

— Bien, je vous suis.

Il me dirige vers un bureau à l’étage. Un homme aux traits anguleux me tend le combiné.

Je m’éclaircis la voix.

— Jean Villemont.

— Bonjour, maître, Olga Simon. Je suis au regret de vous informer que M. Akim Bachir s’est évadé ce matin pendant son transfert vers la prison de Saint-Gilles. Un gardien a été blessé pendant l’opération.

Je feins la surprise.

— C’est incroyable, je lui ai parlé pas plus tard qu’hier soir. Rien ne laissait supposer qu’il préparait quelque chose.

— C’est pour ça que j’aimerais vous voir. Je souhaite vous poser quelques questions.

— Bien sûr, c’est urgent ?

— Des questions de routine.

— Je suis aux assises de Nivelles cette semaine et la semaine prochaine.

Elle hésite.

— Lundi, en début de soirée, quand vous aurez fini votre journée ?

— Disons 18 h 30.

— Lundi 18 à 18 h 30. C’est noté. Bon week-end.

Son ton sec et sa fausse désinvolture ne me disent rien qui vaille.

Si ce sont de simples questions de routine, pourquoi n’a-t-elle pas délégué cette tâche aux flics ? En principe, la police est chargée de procéder à l’audition des témoins ou des suspects, même s’il s’agit d’un avocat. Nous sommes soumis au même régime que n’importe quel citoyen.

Une question reste en suspens : suis-je témoin ou suspect à ses yeux ? En principe, un juge d’instruction ne procède lui-même à une audition que s’il entend inculper ou décerner un mandat d’arrêt.

Je redescends et consulte ma montre. Avec l’audition des témoins, l’après-midi risque d’être longue.

Je sors au pas de charge, grimpe dans ma voiture et compose le numéro de Leila.

Elle répond aussitôt.

— Jean. J’allais t’appeler.

— Tu as entendu ?

— À l’instant.

— La juge d’instruction vient de m’appeler.

Elle laisse planer un bref silence.

— Tu le savais ?

Des fourmillements remontent le long de mes mains.

J’aimerais lui dire que j’ai joué un rôle actif dans l’évasion, que je fais partie des comploteurs, que je ne mérite que disgrâce et mépris.

Pour toute réponse, je lui offre un silence éloquent.

Elle retourne le couteau dans la plaie.

— On se voit ce week-end ?

Je suis incapable de jouer dans ce registre.

— Ce week-end, ce n’est pas possible. Le procès prend une tournure inattendue et je dois complètement revoir ma stratégie. Je vais passer les deux jours là-dessus.

Elle encaisse le coup.

— Je comprends.

Sa voix a changé, sa déception est palpable.

Je tente de prendre un ton enjoué, mais il sonne faux.

— Ce n’est que partie remise, cela n’en sera que meilleur la prochaine fois.

Elle répond d’un ton neutre.

— Oui, sans doute.

72

L’arrivée du printemps

En 2004, Franck en eut assez de battre le pavé parisien et prit la décision de faire quelques déplacements. En mars, il partit pour le Cap et rendit visite à Laurent, qui avait ouvert un commerce de vins sous son nouveau nom.

Pour lui, l’Afrique du Sud était le paradis sur terre.

— Les filles sont superbes, il suffit de se pencher pour ramasser du fric, il fait toujours beau et les horloges tournent moins vite qu’en Europe.

Deux mois plus tard, il passa une quinzaine de jours chez Alex, à Barcelone. Après avoir bourlingué, ce dernier avait racheté un bar à bières dans une rue adjacente aux Ramblas.

— Cette ville est incroyable, les Catalans ont le sens de la fête et les femmes sont magnifiques, toujours prêtes à sortir, à rire, à danser et à s’envoyer en l’air.

Franck l’avait taquiné.

— Je croyais que tu m’avais laissé tomber pour rejoindre la femme de ta vie.

Il avait levé les yeux au ciel, fataliste.

— La pauvre, elle ne savait pas cuisiner. Je me suis créé un semainier, chaque jour une autre femme.

Entre la mi-juillet et la mi-septembre, il séjourna huit semaines à Oppède-le-Vieux.

Par mesure de précaution, il ne sortait de la propriété qu’une fois par semaine, au petit matin, pour faire ses courses à Avignon.

Julie vint le rejoindre à la fin juillet. Antoine avait commencé à suivre des leçons de piano avec le professeur de Franck et progressait à grands pas. Franck fut subjugué par l’aisance et la finesse avec lesquelles il jouait de courtes pièces de Schumann.

Louise, la sœur de Franck, vint également passer quelques jours avec lui. Elle emmena Wiménon, qui approchait des quinze ans et gardait la forme. Malgré le temps passé, le chien se souvenait de Franck et ne le quittait pas d’une semelle.

Le 31 décembre, Alex et Laurent déployèrent des ruses de Sioux pour venir à Oppède-le-Vieux et respecter le pacte tacite du rendez-vous annuel. Le plaisir des retrouvailles fut intact, d’autant que Julie ne les avait pas vus depuis un an.

Quand la maison fut calme et Julie endormie, Alex évoqua le prochain coup que Pépé envisageait.

— En février, un vol de la KLM va transporter une centaine de millions en diamants d’Amsterdam vers Anvers. Pépé a besoin d’hommes de votre trempe, qui en est ?

Laurent répondit du tac au tac.

— Présent.

Alex interrogea son ami du regard.

Franck secoua la tête.

— Sans moi. Cette fois, c’est terminé. Inutile d’insister.

Le braquage eut lieu le 25 février 2005, à l’aéroport de Schiphol. Pépé et ses hommes repartirent avec un butin de soixante-quinze millions d’euros.

Plusieurs quotidiens attribuèrent la paternité de ce braquage à Franck, ce qui relança des questions sur sa cavale et son lieu de résidence, certains estimant qu’il n’avait pas quitté la Belgique, d’autres affirmant qu’il vivait dans un pays sans convention d’extradition comme le Venezuela, l’Ukraine ou Andorre.

Franck passa les mois d’été 2005 à Oppède-le-Vieux.

Le vendredi 2 septembre, à l’heure où Julie et Antoine quittaient le Lubéron pour se préparer à la rentrée scolaire, quatre hommes prirent d’assaut un fourgon sur une bretelle de l’autoroute A 55, dans les quartiers nord de Marseille.

Le commando, armé de fusils d’assaut, bloqua le fourgon à l’aide de camionnettes et tira à plusieurs reprises en direction des convoyeurs. L’un des hommes posa un pain d’explosif sur la porte arrière du véhicule qui transportait plusieurs millions d’euros.

Des coups de feu furent échangés avec des policiers arrivés sur les lieux et deux d’entre eux furent légèrement blessés. Les braqueurs réussirent néanmoins à prendre la fuite à bord d’une voiture volée.

Alors qu’il entrait dans le véhicule, l’homme qui dirigeait l’équipe avait perdu sa cagoule.

Interrogés après l’attaque, les convoyeurs et les policiers décrivirent un homme de grande taille, aux yeux d’un bleu intense. Consultés individuellement, tous reconnurent Franck Jammet sur les photos qu’on leur présenta.

Christine Ferjac, une journaliste du Parisien, profita de l’occasion pour rafraîchir la mémoire des lecteurs et retracer le parcours de Franck Jammet en mettant l’accent sur le fait que nombre de ses crimes restaient impunis, qu’il avait réussi à s’en tirer à plusieurs reprises et qu’il se promenait dans la nature depuis deux ans.

Elle conclut son article en précisant que Franck Jammet était armé, dangereux, et lui prédisait une fin similaire à celle de Jacques Mesrine.

En colère après avoir lu l’article, Franck entama des recherches sur la journaliste. Plusieurs sites Internet parlaient de Christine Ferjac en des termes plutôt élogieux. Certains publiaient des photos d’elle. Brune, la quarantaine, elle était partie en guerre contre le crime organisé et saisissait la moindre occasion pour fustiger le laxisme de la police.

La semaine suivante, Franck retourna à Paris et planqua à proximité des bureaux du Parisien, à Saint-Ouen.

Après quelques jours, il avait cerné l’horaire de Christine Ferjac : elle arrivait le matin vers 10 heures et ressortait vers 13 heures pour prendre son déjeuner dans une brasserie située non loin de là. Le soir, elle quittait le bureau entre 20 et 21 heures.

Un midi, alors qu’elle déjeunait en prenant quelques notes, il s’assit en face d’elle.

Elle leva la tête et fixa l’inconnu aux cheveux longs et à la barbe fournie qui s’était invité sans son autorisation.

— Cette place est prise, monsieur.

Franck sourit.

— Non, Christine, ce midi, vous déjeunez avec moi.

Elle parut surprise, mais pas inquiète.

— Qui êtes-vous ?

— Votre ennemi public numéro 1, Franck Jammet.

Elle tressaillit, jeta un coup d’œil à gauche et à droite, mais garda son calme.

— Que voulez-vous ?

— Vous parler.

— Me parler de quoi ?

— Je n’ai rien à voir dans le braquage de Marseille. J’étais à l’autre bout de la France à cette heure-là.

Elle se détendit peu à peu.

— Je suis censée vous croire sur parole ?

— Si je prends le risque de venir vous parler en plein jour, ce n’est pas pour vous raconter des bobards.

Elle le dévisagea longuement.

— En tout cas, vous semblez porter une vraie barbe et de vrais cheveux. Si je m’en tiens aux faits, vous ne pouvez pas être le braqueur de Marseille. Pour ce coup-là, je vous crois. Pour le reste de votre œuvre, permettez-moi de douter.

— Je suis suspecté d’avoir participé au casse du Diamond Center, c’est tout ce que la police a sur moi.

— Parce que vous êtes intelligent.

Franck se contenta de sourire.

— Je peux vous laisser un message, Christine ?

— Un message qui doit rester entre nous ?

— Au contraire, il est à diffuser aux flics et à vos confrères. Dites-leur que je n’ai rien à voir dans le braquage de Marseille. Dites-leur que je suis contre les armes et que je n’ai jamais tiré sur personne. Si un jour les flics me coincent, qu’ils sachent que je ne serai pas armé. Inutile de me trouer la peau. Ça m’a fait plaisir de vous rencontrer, Christine, à bientôt.

Il se leva et quitta la brasserie.

Le lendemain, la journaliste publia un article dans lequel elle relata sa rencontre avec Franck Jammet et le contenu de leur bref échange.

Elle fit appel à une formule percutante pour résumer le message que Franck destinait aux policiers.

Jammet ne tue jamais
Jamais ne tue Jammet

La réaction ne se fit pas attendre.

Une photo anthropométrique de Franck prise en 1997 par la police belge passa au journal télévisé du soir et fut affichée dans tous les commissariats de police du pays.

Malgré cela, Franck resta à Paris. Christine Ferjac avait eu l’élégance de ne pas révéler son changement d’apparence.

Sa cavale dura encore trente mois.

Trente mois faits d’incertitudes et de découragements. Plus d’une fois, il envisagea de se rendre pour répondre de ses actes devant la justice et en finir avec cette vie clandestine.

Le sort allait décider à sa place.

Le 28 mars 2008, alors qu’il sortait d’une brasserie, Franck repéra plusieurs policiers en civil qui faisaient le guet avenue Montaigne. Il retourna aussitôt dans l’établissement, se rassit et épia leurs allées et venues.

Les policiers regardaient dans une autre direction. Il en conclut qu’ils ne l’avaient pas localisé. Il ressortit, partit dans l’autre sens et tomba nez à nez avec un homme d’une cinquantaine d’années qui le fouilla du regard avant de porter la main à son ceinturon.

Franck comprit que ce n’était pas lui qu’ils cherchaient, mais qu’il venait d’être identifié. Il bouscula le policier et se mit à courir à toutes jambes.

Dans son dos, il entendit crier son nom et appeler des renforts.

Après un sprint de deux cents mètres, il déboucha rue Bayard et se mêla à un groupe qui stationnait devant la porte de l’immeuble de RTL.

Des sirènes hurlaient de tous côtés. Franck comprit que le quartier allait être bouclé et qu’il avait perdu la partie.

Il se fraya un passage dans la foule, trompa les gardiens et monta quatre à quatre les marches de l’escalier qui menait à l’étage de la rédaction. Il fit irruption dans une vaste salle occupée par une dizaine de bureaux et s’adressa aux journalistes.

— Je suis Franck Jammet, les flics sont derrière moi, je ne suis pas armé.

Il ôta sa veste pour prouver sa bonne foi.

L’un des journalistes approcha.

— On reste avec vous, vous ne risquez rien.

Plusieurs policiers de l’OCRB épaulés par des hommes du RAID investirent l’immeuble. Un quart d’heure plus tard, ils firent irruption dans le bureau. Deux des journalistes qui entouraient Franck allèrent au-devant d’eux et parlementèrent pendant quelques instants avant de lui adresser un signe d’apaisement.

Franck leva les mains et s’avança.

Le soir même, il fut placé sous mandat d’arrêt et incarcéré à la prison de la Santé.

Le 4 février 2009, il fut condamné à cinq ans de détention pour le braquage du fourgon à Marseille.

Durant sa détention, Christine Ferjac vint lui rendre visite plusieurs fois, mais il la dissuada de rédiger un article dénonçant l’erreur judiciaire dont il était victime.

Il fut libéré le 21 mars 2012, le jour de l’arrivée du printemps.

73

Nous revoir très bientôt

Cléopâtre m’a reconnu. Elle se met à hurler dès mon entrée dans le bureau.

Olga Simon lance un coup d’œil à sa perruche et remue la tête.

— Qui voilà ? Bonsoir, maître. J’ai cru que vous ne viendriez plus.

— Veuillez m’excuser, l’audience s’est terminée plus tard que prévu.

Comme je m’y attendais, elle n’est pas seule.

Un homme d’une quarantaine d’années est assis en face d’elle. Visage émacié, cheveux taillés en brosse, allure décontractée, il sent le flic à plein nez.

Olga Simon fait les présentations.

— Je vous présente le commissaire Jacques Labbé.

L’homme se lève et me tend la main.

La juge entame les mondanités sans prendre le temps de m’expliquer les raisons de sa présence.

— Comment se passe votre procès ?

— On est dans les temps. Cet après-midi a eu lieu l’audition des psychiatres et des psychologues. Demain, c’est la fin de l’instruction et le début des débats sur la culpabilité.

Par chance, elle ne m’a pas demandé comment s’était passé mon week-end. J’aurais éprouvé des difficultés à lui dire qu’il avait été idyllique.

J’ai tourné en rond dans l’appartement en consultant ma montre toutes les deux minutes. Dimanche matin, je n’ai pas osé me montrer à la salle d’escalade et l’après-midi a été l’une des plus cafardeuses de ma vie.

Plus d’une fois, j’ai failli téléphoner à Leila, mais je me suis ravisé.

— Tant mieux. Ces procès sont longs et fatigants. Le commissaire Labbé et moi-même avons quelques questions à vous poser.

Mon estomac se noue.

— Je suis là pour y répondre.

Labbé amorce les débats.

— Comme vous le savez, M. Akim Bachir s’est évadé vendredi, lors de son transfert de la clinique Saint-Pierre vers la prison de Saint-Gilles.

Simon termine la phrase.

— Le fourgon qui le transportait a été attaqué par trois individus.

Je reste calme, en apparence du moins.

— J’ai appris ça.

Tous deux hochent la tête.

Le policier reprend.

— Le mode opératoire qui a été utilisé est le même que lors de l’évasion d’Alex Grozdanovic, en 1999.

Je grimace.

— Il y a quatorze ans de cela, pourquoi revenez-vous sur cette affaire-là en particulier ? Il y a eu un tas d’évasions similaires depuis.

Olga Simon prend la relève.

— Parce que Akim Bachir et Alex Grozdanovic se sont connus à Andenne en 2008. Il semble d’ailleurs que Bachir ait aidé Grozdanovic à s’évader en 2010.

Je feins l’ignorance.

— Vous me l’apprenez.

Labbé intervient.

— Vous ne le saviez pas ?

— Non. Monsieur Bachir n’est mon client que depuis cette année.

— Et Grozdanovic ?

— Il n’a jamais été mon client.

Il recule sur sa chaise et échange un regard qui en dit long avec Simon. J’en conclus que je viens de commettre une erreur.

Elle reprend le flambeau.

— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous allé à ses funérailles ?

J’encaisse sans broncher et réfléchis à toute vitesse.

— Je comptais y voir l’un de mes clients.

— Qui ça ?

— Je ne suis pas tenu de répondre à cette question.

Elle ne se démonte pas.

— Franck Jammet ?

— Je ne connais pas Franck Jammet.

J’ai répondu trop vite, j’en ai peur.

Cela dit, ils ne peuvent pas être au courant. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, en France qui plus est.

Tous deux échangent un regard entendu.

Olga Simon prend un document sur son bureau et le retourne vers moi.

— Regardez ce que nos amis français nous ont fait parvenir.

La photo est prise au téléobjectif. Je reconnais le décor au premier coup d’œil. Je suis assis dans le restaurant lyonnais, au sommet du Crayon. Franck Jammet me fait face. Nous sommes en grande conversation.

Ma voix flanche quelque peu.

— Je suis avocat, je n’ai pas de comptes à rendre sur mes clients.

Elle me fustige du regard.

— Je connais l’article 458 par cœur. Je vous informe qu’il s’applique, je cite, « hors le cas où vous êtes appelé à rendre témoignage en justice ou devant une commission d’enquête parlementaire ».

— Vous m’avez parlé de questions de routine concernant l’évasion d’Akim Bachir. Je ne vois pas le rapport qu’il y a avec Alex Grozdanovic et Franck Jammet.

Simon fait signe à Labbé, qui embraie aussitôt.

— Nous nous sommes penchés sur le cas Bachir. Ce gamin n’est pas ce que j’appellerais une figure marquante du grand banditisme. Ses anciens complices sont des petits voyous, pas des caïds qui se trimballent avec des Kalachnikovs et des lance-roquettes. Qui s’intéresse à lui au point de vouloir le tuer en prison et de le faire évader ? Le 25 février, vous êtes venu voir madame la juge et vous avez demandé son transfert. Vous avez parlé de menaces. Qui le menaçait ?

— Il m’a dit qu’il se sentait menacé, sans me donner de détails ni de noms.

Olga m’apostrophe avec cynisme.

— L’article 458, c’est ça ?

Labbé continue son travail de sape.

— Ceux qui ont voulu le tuer l’ont raté. Par contre, ceux qui l’ont fait sortir ne voulaient pas l’éliminer, sinon ils l’auraient exécuté sur place.

— Sans doute. Je n’ai aucune information sur son évasion. Je l’ai vu la veille et il ne m’a parlé de rien.

Il acquiesce pour la forme.

— Bien sûr. Nous sommes allés plus loin. Selon un témoin, Bachir et Grozdanovic se sont revus il y a peu. Le 18 février, Grozdanovic participe au casse de Zaventem et est éliminé quelques heures après. Le lendemain matin, Bachir braque un bureau de poste. Dans les romans policiers, on appelle ça de troublantes coïncidences.

— Je ne vois aucun rapport entre les deux événements.

Il poursuit sur sa lancée.

— Certains témoins ont parlé d’une BMW qui attendait Bachir devant le bureau de poste.

— J’en ai parlé aussi.

— Je sais, mais un élément nouveau est survenu hier.

Un filet de sueur glaciale dégouline dans mon dos.

— De quel élément parlez-vous ?

Le chassé-croisé continue, Simon reprend la parole.

— On a découvert les cadavres de deux hommes dans le sous-sol d’un immeuble, à Molenbeek. Les frères Milic, Roman Milic, dit le Bègue, et Lazar Milic, dit le Boiteux. Deux truands suspectés d’avoir commis plusieurs braquages, dont celui de la bijouterie de la place Vendôme le 6 juillet 1999, avec, devinez qui, Alex Grozdanovic. Ça vous dit quelque chose ?

— Rien du tout.

Labbé murmure entre ses dents.

— Entre nous, je peux vous dire que les frères Milic ont solidement dégusté avant d’être achevés.

Je fais une moue de compassion.

— Je suis navré de l’apprendre. Quel rapport établissez-vous entre ces deux morts et Akim Bachir ?

— Roman Milic était propriétaire d’une BMW du même type et de la même couleur que celle décrite par les témoins. Entre-temps, il l’a troquée pour une Mercedes haut de gamme. Il a dû gagner à la loterie.

— Il y a des milliers de BMW grises sur les routes.

Labbé adopte un ton triomphant.

— Je n’ai pas dit qu’elle était grise.

— Je sais lire un procès-verbal.

Il a perdu l’échange, pas le match.

— Nous sommes intimement convaincus qu’il y a un lien entre Bachir, Grozdanovic, les frères Milic, le casse de Zaventem et l’évasion de Bachir.

Olga porte l’estocade.

— Et vous en savez sûrement plus que vous ne le prétendez.

Je me lève.

— Non, je suis désolé, je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit.

Je guette Cléopâtre du coin de l’œil.

Les deux se lèvent à l’unisson.

La juge clôt la séance.

— Dans ce cas, il nous reste à vous souhaiter une bonne soirée, maître. Je suis certaine que nous allons nous revoir très bientôt.

74

Mardi ou mercredi

Je rentre chez moi, les jambes coupées, l’esprit troublé.

Ils m’ont ferré, ils ne me lâcheront plus. Je revois leurs regards croisés, le rictus moqueur de Labbé, l’air suspicieux de Simon. Ils vont se payer un avocat. Villemont, qui plus est. Ça va les changer de la petite racaille, des vols de voitures et des abus de biens sociaux. Ils pourront jouer les monsieur et madame Propre et parader dans les magazines.

Je mets un plat préparé au four avec la conviction que je serai incapable de manger quoi que ce soit. Mon estomac a implosé.

L’assassinat des frères Milic est à coup sûr l’œuvre de Pépé. À l’heure qu’il est, Jammet sait qui est le chef d’orchestre et Akim doit croupir dans une planque quelconque, en Belgique ou à l’étranger.

Ai-je vraiment envie de connaître le fin mot de l’affaire ?

J’ouvre une bouteille de vin avec l’intention de lui régler son compte dans l’heure qui suit.

À quel moment ai-je foiré ?

Quand ai-je atteint le seuil critique, l’instant qui a marqué le début de ma chute irrémédiable ?

Jusqu’au 31 décembre de l’année passée, j’étais un homme comblé. En l’espace de quelques semaines, tout s’est déglingué. Ma vie privée, avec la trahison d’Estelle, suivie de près par ma vie professionnelle.

J’allume la télé.

Je passe d’une chaîne à l’autre et m’arrête sur un documentaire retraçant la rivalité qui opposait Steve Jobs et Bill Gates.

Je suis incapable de me concentrer. Je n’en veux pas à Franck Jammet. Curieusement, j’ai de l’estime pour lui.

La sonnerie du four m’informe que mon plat est prêt.

Quand elle aura rassemblé assez de preuves, Olga Simon m’inculpera pour complicité d’évasion.

En Belgique, se faire la belle n’est pas un délit, c’est même considéré comme un droit. Un évadé ne peut être poursuivi que pour les délits qu’il commet lors de sa fuite, destruction, violences, prise d’otages. S’il est vêtu de son uniforme de détenu lors de sa fuite, il peut être poursuivi pour vol.

Jusqu’à présent, ça me faisait sourire.

En revanche, les complices d’une évasion sont punissables. Si je suis bien défendu, je prendrai entre neuf et quinze mois. Après cela, il me restera à trouver un autre boulot. Rares sont les avocats qui se remettent d’une condamnation.

Je grignote quelques pâtes en avalant coup sur coup deux verres de vin.

Dans tous les cas de figure, je suis fini. Le documentaire s’achève. Bill Gates est déclaré vainqueur par décès prématuré de son adversaire.

J’avale un troisième verre et décide d’aller me coucher.

Simon, Labbé, les perruches, Steve Jobs, les frères Milic, le merdier dans lequel mes pieds s’enfoncent.

Impossible de fermer l’œil.

Je me retourne dans mon lit en regardant les heures défiler sur le réveil. J’avance dans une impasse. Peu à peu, la lumière s’estompe. Je m’enlise dans les ténèbres.

J’ouvre les yeux.

Un sentiment de plénitude m’envahit. Je me raccroche au rêve qui s’effiloche.

Je suis au sommet du Cervin, épuisé, triomphant. Je jette un regard conquérant sur la vallée endormie, le torse bombé. J’ai quarante ans, c’est le plus beau jour de ma vie. J’ai surmonté tous les obstacles, vaincu mes peurs, affronté le regard des autres. Je suis invincible, rien ne peut m’atteindre, rien ne peut m’abattre.

Je me lève d’un bond.

Un orage éclate dans ma tête.

6 h 15.

En saison, il se lève à l’aube pour donner ses cours de ski.

J’attrape mon téléphone. Tout en composant le numéro de Luigi, j’allume l’ordinateur et vais sur Google.

Sa voix rocailleuse vibre dans mon oreille.

— Pronto.

— Bonjour, Luigi, c’est Jean.

— Jean ? Comment vas-tu ?

Autant éviter de répondre à cette question.

— J’ai changé d’avis.

Il prend un temps pour déchiffrer le sens de ma phrase.

— Tu ne veux plus faire la Kuff ?

— Je ne veux plus la faire en juillet, je veux la faire maintenant.

Il éclate de rire.

— Tu as vu quel jour on est ?

Je me penche vers l’écran de l’ordinateur.

— Nous sommes le 26 mars. Je t’informe que ton confrère et compatriote Arturo Ottoz a réalisé cette course avec succès le 23 mars 1949, dans des conditions hivernales.

Il fait chantonner son accent.

— Tu n’es pas Ottoz, Jean.

— On n’est plus en 1949, Luigi.

— Le refuge de la Fourche sera inaccessible.

— On partira de Torino.

— Tu as réponse à tout.

Le défi le séduit, je le sens.

Luigi est un vrai montagnard. L’arête Kuffner en hivernale a tout pour le changer des leçons de ski avec les touristes et des courses faciles. Pour lui, ce sera une cure de jouvence, pour moi, la plus noble des échappatoires.

Il tente une dernière objection.

— S’il y a trop de neige, on renonce.

— D’accord, mais j’ai regardé la météo, c’est jouable.

— Pourquoi veux-tu faire ça maintenant ?

— J’ai besoin de recul, de me retrouver, je t’expliquerai.

— Attends.

Je l’entends manipuler des objets, froisser du papier.

— Tu serais là quand ?

— J’ai un job à terminer cette semaine. Je pourrais être à Valtournenche dimanche.

— Dimanche ? Il faut que je m’arrange.

Il pose le téléphone, interpelle quelqu’un en italien.

Le dialogue dure quelques minutes.

Il revient vers moi, sa voix trahit l’excitation qui le gagne.

— C’est d’accord, Jean. Si le temps se maintient, on pourrait la faire mardi ou mercredi.

75

Pas plus de cinq minutes

Cinq ans.

Mes confrères déclareront que c’est une victoire sur toute la ligne. Mon client avait été condamné à neuf ans en correctionnelle et en risquait minimum vingt.

Hier, à la toute dernière minute, j’ai défendu le fait que la cour d’assises ne pouvait aggraver une peine prononcée en correctionnelle. L’avocate générale s’est insurgée. D’après elle, le jugement précédent ayant été annulé, on reprenait à zéro. Après une interminable suspension d’audience, j’ai eu gain de cause.

Ce matin, le jury a délibéré.

Cinq ans.

Mon client m’est tombé dans les bras.

Je n’ai pas ressenti la même joie que lui.

Le piège se referme sur moi. Ce matin, un de mes confrères m’a tendu un journal, l’air embarrassé.

— Tu as vu ?

Il a ouvert la gazette.

Le titre était en gras.

L’évasion d’Akim Bachir : l’arbre qui cache la forêt ?

J’ai pris l’air dégagé.

— On parle de moi ?

— Ils parlent de son avocat, tu n’es pas nommément cité.

J’ai pris le journal et l’ai glissé sous mon bras, comme s’il s’agissait d’un fait sans importance.

Ce midi, j’ai eu un appel d’Olga Simon. Elle me proposait une nouvelle rencontre, pour répondre à de nouvelles questions. Malgré le ton courtois, sa proposition ressemblait à une convocation.

— Lundi matin, à 11 heures, ça vous convient ?

— Sauf imprévu, je serai là.

Je sors de la salle.

Quelques journalistes attendent dans le hall. Les questions fusent. Dans le brouhaha, je capte les noms de Bachir, Grozdanovic, Jammet.

Je fends la meute.

— Je ne ferai aucun commentaire.

Quelques sangsues m’emboîtent le pas en me pressant de répondre.

Je m’arrête net et les affronte du regard.

— Vous avez entendu ? Je ne ferai aucun commentaire.

Ils tournent les talons en maugréant et se mettent à la recherche d’une autre proie.

Je mets le nez à l’extérieur. Le ciel est sombre, il pleut à grosses gouttes. Gilbert, le fouille-merde du crématorium, m’attend au bas de l’escalier.

Il me connaît, il connaît ma voiture et il connaît son métier.

— Bonsoir, Jean. Bravo, bien joué. Tu as quelque chose à me dire ?

Je passe devant lui sans un mot.

Après quelques pas, je me retourne.

— Ton lacet est défait.

À peine assis dans la voiture, j’accomplis mon rituel. Je consulte mes appels et mes mails et écoute mes messages vocaux.

Entre les tracasseries d’usage, Leila me demande de la rappeler et Franck Jammet m’a envoyé un mail. Il me donne un numéro de téléphone où je peux le joindre. Il prétend que c’est important. Le numéro commence par l’indicatif de la Belgique.

Autant m’en débarrasser au plus vite.

La sonnerie retentit une bonne dizaine de fois avant qu’il ne réponde.

— Maître Villemont, bonsoir.

Quelqu’un joue du piano.

Je prends les devants avant qu’il n’entame une discussion.

— Monsieur Jammet, je vous informe que vous êtes pisté jour et nuit par la police française. Ils ont transmis une photo de notre déjeuner à la justice belge. Je pense que votre téléphone est sur écoute et que le mien risque de l’être aussi.

Un blanc me répond.

Il concocte un message qui ne risque pas de lui causer du tort.

— J’ai lu la presse. Je suis à Bruxelles jusqu’à mercredi prochain, j’ai quelque chose pour vous.

— Je m’en vais demain en Italie. Vous me direz ça une prochaine fois.

— Ce n’est pas possible. Il faut que je vous voie avant. Vous comprendrez quand vous saurez de quoi il s’agit. Je n’en ai que pour quelques minutes. Vous avez le temps de passer ce soir ?

Je consulte ma montre.

— Où et quand ?

— Disons 20 heures, dans le hall d’entrée du palais des Beaux-Arts.

— J’y serai, mais je ne resterai pas plus de cinq minutes.

76

Dans le tunnel

Postés aux entrées, des étudiants distribuent des tracts qui vantent les prochains spectacles. Dans le hall, une foule compacte se presse devant les comptoirs. Des gens courent en tous sens, d’autres s’interpellent, des billets à la main. Dans quelques minutes, le London Symphony Orchestra jouera Stravinski.

J’ai toujours aimé l’effervescence qui règne aux Beaux-Arts les soirs de concert.

Franck Jammet est planté au milieu du passage, le menton levé, à l’affût de mon arrivée. Personne ne semble lui prêter attention.

Il me repère et me fait signe.

— Bonsoir. Suivez-moi.

Nous traversons la foule, l’un derrière l’autre. Il se dirige vers le fond du hall et se présente devant l’un des portiers. L’homme acquiesce et s’écarte pour nous laisser passer.

Jammet se retourne et m’adresse un sourire.

— Je vous emmène dans les entrailles du palais.

Nous dévalons plusieurs volées d’escaliers et parvenons au sous-sol. Il me fait entrer dans un salon ovale qui sent l’encaustique. Des colonnes forment un péristyle autour de la pièce. Au centre, deux pianos sont installés en vis-à-vis.

Il suit la direction de mon regard.

— En principe, cette pièce est prévue pour des réunions ou des cocktails. J’en ai fait une salle de répétition.

Quelques chaises sont disposées autour des instruments.

Il m’indique l’une d’elles.

— Asseyez-vous.

Il glisse une main dans la poche de sa veste et en retire deux enveloppes.

— Elles viennent d’Akim. La première est pour vous, l’autre pour son père et son frère. Il aimerait que vous leur remettiez cette lettre en mains propres.

Je prends les enveloppes et les examine. Mon nom est sur l’une d’elles, il manque un « l » à Villemont. Quelques mots en arabe sont inscrits sur la deuxième.

— Vous pouvez compter sur moi. C’est tout ?

— C’est tout. Comme je vous l’ai dit, l’affaire s’arrête là.

— Parlez pour vous. Pour moi, les ennuis ne font que commencer.

Il soupire.

— À mon avis, ils n’ont rien, ou pas grand-chose. Ils vous mettent sous pression.

— Ils m’ont posé un tas de questions précises, ils ont des photos, ils ont fait des liens.

— C’est peut-être un coup de bluff. Les juges d’instruction ne sont pas toujours aussi impartiaux qu’ils devraient l’être.

L’argument me paraît léger.

— Je ne savais pas qu’ils jouaient au poker.

Il fronce les sourcils.

— Je vais vous raconter quelque chose. Après cinq ans de cavale, j’ai été arrêté à Paris et inculpé pour un braquage de fourgon à Marseille. J’étais sûr que j’allais être innocenté, mais que la Belgique allait demander mon extradition.

— Ce qu’ils ont fait, je présume ?

Il secoue la tête en signe de dénégation.

— Les choses se sont déroulées autrement. Je suis passé aux assises pour l’attaque de Marseille. Je n’avais pas d’alibi et quatre témoins m’ont reconnu, dont deux flics. J’ai été condamné. Pour ce qui est du dossier belge, il était pour ainsi dire vide. Les flics avaient fait circuler une fausse information disant qu’ils avaient mon ADN, mais ils n’avaient qu’une empreinte partielle sur un tournevis. N’importe quel avocat leur aurait ri au nez. Le juge d’instruction français a discuté avec son homologue belge. Après concertation, le Belge a décidé de laisser tomber la demande d’extradition. En conclusion, j’ai fait cinq ans de cavale pour un dossier bancal et quatre ans de taule pour un braquage que je n’ai pas commis.

Il ne me viendrait pas à l’idée de le plaindre ou de lui dire que, l’un compensant l’autre, il s’en est bien tiré.

— Plus rien ne m’étonne en ce domaine, je sors d’un procès surréaliste.

Il m’indique les enveloppes.

— J’ai respecté ma promesse. Bachir a de nouveaux papiers et il est en route pour le Maroc. Si tout se passe bien, il devrait débarquer là-bas au début de la semaine prochaine.

— D’après ce que j’ai appris, Pépé a également tenu parole. Il paraît que les frères Milic en ont bavé avant de rendre leur dernier soupir.

Il se redresse, piqué au vif.

Mon allusion aux derniers instants des frères Milic est une insulte à son code d’honneur.

— C’était une affaire entre Pépé et eux. Ils ont tué son fils de sang-froid. Ces deux types sont de vieilles connaissances. On ne s’attendait pas à les revoir. Pas dans ce rôle-là, en tout cas.

— Avec le pouvoir de conviction de Pépé, je présume qu’ils vous ont conduit au chef d’orchestre.

Il plisse les yeux.

— Une vieille connaissance, lui aussi. Certaines personnes ont une mémoire d’éléphant et une cupidité sans bornes. Je me suis occupé de lui, à ma manière, comme je vous l’ai dit.

Je l’arrête d’un geste.

— Je ne souhaite pas en savoir plus.

Je me lève et jette un coup d’œil à ma montre pour signifier que les cinq minutes sont écoulées.

Il se lève à son tour.

— Vous m’avez dit que vous partiez demain pour quelques jours. Vous serez de retour mardi soir ?

— Mardi soir, je serai loin d’ici.

Il m’indique les pianos du menton.

— Je le regrette, j’aurais aimé que vous assistiez au concert.

Je revois les deux pianos pharaoniques dans son salon.

— Vous ne m’avez pas dit qui était votre partenaire quand je suis venu chez vous.

Son expression change, ses traits se durcissent.

Il hésite.

— Vous avez encore deux minutes à me consacrer ?

Venant de lui, de telles précautions de langage ont de quoi surprendre.

— Bien sûr.

Nous reprenons place.

Il semble chercher ses mots.

— Quand je suis arrivé à la Santé, ils m’ont collé l’étiquette de détenu dangereux et m’ont envoyé à la deuxième division. Elle se trouve au sous-sol de la prison. Pour une première expérience de détention, j’ai été servi. Il faisait sombre et je pouvais à peine bouger. Je devais monter sur la chaise pour espérer voir un coin de ciel en haut du soupirail, mais une grille aux mailles serrées m’empêchait de voir autre chose que la cime des marronniers du boulevard Arago. En hiver, je crevais de froid. En guise de chauffage, un tuyau passait à travers les murs de la cellule. L’eau qui y circulait était tiède. Je devais mettre des chaussettes aux mains pour ne pas avoir les doigts gelés. La douche se trouvait au bout de la coursive. J’avais le droit d’en prendre deux par semaine et l’eau était parfois glacée. Je pouvais sortir trente minutes par jour, seul, dans un camembert, une minuscule cour en triangle surmontée d’un grillage. Pendant la promenade, un type m’a dit à travers le mur que j’avais le choix entre l’évasion, le suicide ou la folie. Il a ajouté qu’il y avait eu trois évasions à la Santé depuis sa construction, la dernière datait de 1986. Il me restait la mort ou la folie. J’avais un fils, j’ai choisi la folie.

Il passe une main dans ses cheveux.

— Après quatre semaines, Julie a reçu une autorisation de visite. Elle est venue avec Antoine pour trente minutes de parloir. Il était terrorisé et n’a pas voulu me parler. Après ça, il a refusé de venir et j’ai fait un grand pas vers la folie. Une nuit, j’ai eu une inspiration. Je me suis levé et j’ai dessiné un clavier sur la vieille table en bois. Elle était étroite et mon piano imaginaire n’avait que cinq octaves, mais ça me suffisait. J’ai posé un doigt sur une touche et le miracle s’est produit. La note a résonné dans ma tête. J’en ai essayé une deuxième, puis une troisième. Enfin un accord. Je captais chaque son. J’ai pris une feuille de papier, j’ai tracé une portée et j’ai écrit les premières notes.

Il penche la tête en avant.

Les souvenirs refont surface. Il est dans sa cellule. Il revit l’instant.

Après quelques secondes, il relève la tête.

— En musique, un concerto est une forme de dialogue entre un soliste et un orchestre. L’idée m’est venue d’écrire un concerto pour quatre mains. Un piano qui dialogue avec un piano. Après avoir écrit les premières mesures, je les ai envoyées à mon fils. En face d’une portée, j’ai écrit moi, sur la seconde toi.

Il s’arrête.

Respire.

— J’ai attendu trois semaines, les plus longues de ma vie. Un matin, le courrier est arrivé. Il n’y avait que les feuillets. Aucun mot, aucun commentaire. Il avait changé des notes dans les deux portées. J’ai essayé. Ça sonnait mieux. On a continué à se renvoyer la partition pendant plusieurs mois. Je ne recevais que ses modifications, au crayon rouge. Un jour, il a écrit ses premiers mots.

La cuirasse se fendille.

Je n’ai plus un caïd devant moi, mais un homme sans artifices, fragile, sensible.

— Il a écrit : « Ma partie est plus difficile que la tienne. » J’ai relu cent fois ses lignes et j’ai répondu : « Tu es plus doué que moi. »

Ses yeux brillent d’une flamme soudaine.

— Mardi soir, Antoine et moi jouerons notre concerto pour quatre mains dans la salle de musique de chambre. J’ai invité cinq cents personnes. Mes amis aux premiers rangs, avec ceux qui m’ont soutenu. Quelques ennemis aussi, des flics, des juges et les journalistes qui m’ont torpillé. La plupart ont répondu sans savoir ce qui les attend.

J’ai le souffle coupé.

Il sourit.

— Nous sommes différents, vous et moi, mais nous avons des points communs. Vous allez au bout des choses, vous avez des valeurs fortes et vous respectez les gens qui vous entourent. Vous êtes un homme d’honneur, Jean. J’aurais aimé que vous soyez des nôtres. Je vous aurais installé avec mes amis.

Je n’aurais jamais pensé qu’il parviendrait à me troubler à ce point.

Je me lève, ému, et lui serre la main.

— Merci, monsieur Jammet. Bonne chance pour votre concert.

— Au revoir, maître.

Je tourne les talons et remonte à la surface. Le concert de Stravinski a commencé, le hall s’est vidé. Malgré moi, j’ai une boule dans la gorge.

Je retrouve ma voiture au parking.

Je prends mon courage à deux mains et compose le numéro de Leila.

Elle répond instantanément.

Son ton est enjoué, mais le cœur n’y est pas.

— Jean, je suis contente que tu me rappelles.

— Bonsoir, Leila, le procès s’est terminé tout à l’heure.

— J’ai lu ça. Tu as finement joué.

— J’ai quelques ennuis. Il faut que je prenne du recul, que j’y voie clair. Je vais partir quelques jours à la montagne, respirer, me ressourcer.

— Je comprends. Tu as raison. Prends du temps pour toi.

Elle semble chercher ses mots.

— Avant que tu partes, j’aimerais te dire quelque chose, Jean.

— Je t’écoute.

— Tu me manques.

Je cherche l’air.

— Tu me manques aussi.

Sa voix dérape.

— Je me fiche de ce qui se passe autour de toi. J’ai envie de te revoir, Jean. Je t’embrasse.

Je la laisse raccrocher.

Je reste de longues minutes le téléphone collé à l’oreille, à écouter le silence, à humer les derniers souffles de sa présence.

J’aimerais la rappeler, entendre sa voix, guetter sa respiration, lui dire ce qu’elle représente pour moi, lui dire combien elle a compté pour moi.

Je mets le contact et démarre en trombe.

Je débouche place Royale et descends la rue de la Régence. La nuit est tombée. La lune est pleine et semble démesurée. Le Palais de Justice revêt des allures fantomatiques sous la clarté laiteuse.

Je contourne la place Poelaert et m’engouffre dans le tunnel.

77

Dans les heures qui suivent

Dans l’édition du Parisien du mardi 2 avril 2013, la journaliste Christine Ferjac signa un article qui fit grand bruit.

Intitulé Le casse de Zaventem résolu, elle y établissait un rapport entre plusieurs événements qui avaient défrayé la chronique judiciaire belge durant les mois de février et mars.

Selon elle, le vol des diamants, les cadavres d’Alex Grozdanovic et de Laurent Nagels découverts calcinés à Ittre, l’évasion spectaculaire d’Akim Bachir et l’assassinat des frères Milic étaient liés.

À l’origine de ces faits se trouvait un diamantaire anversois.

Comme l’ensemble de ses confrères, il avait connaissance des dates des transferts et savait qu’une livraison importante aurait lieu le 18 février.

Il avait élaboré un plan tortueux pour s’emparer des diamants tout en restant à l’écart. Son idée était d’approcher des braqueurs professionnels pour qu’ils réalisent le coup et de leur subtiliser le butin après l’intervention.

Pour ce faire, il avait engagé les frères Milic, deux petits truands spécialisés dans le trafic de voitures.

Dans un premier temps, l’un des frères Milic avait approché Akim Bachir. Ce dernier avait noué des liens d’amitié avec Alex Grozdanovic lorsqu’ils étaient à la prison d’Andenne et l’avait aidé à s’évader.

Milic lui avait donné l’ordre de prendre contact avec Alex Grozdanovic et de le tuyauter sur le transfert pour qu’il mette sur pied le casse. Soumis à un chantage, Akim Bachir avait obéi et proposé l’affaire à Grozdanovic.

Celui-ci avait mordu à l’hameçon et réalisé l’opération en compagnie de Laurent Nagels et de six hommes de main.

Le braquage accompli, Grozdanovic et Nagels s’étaient fait délester du butin et assassiner par les frères Milic. Ces derniers comptaient faire disparaître Akim Bachir dans la foulée, mais il leur avait échappé en simulant l’attaque d’un bureau de poste à Anderlecht.

Par crainte que Bachir les dénonce à la police, ils avaient mis un contrat sur sa tête et fait appel à des détenus russes pour qu’ils se chargent de lui régler son compte à la prison de Forest, mais cette tentative avait également échoué.

La journaliste était moins catégorique quant à l’évasion de Bachir.

L’attaque du fourgon cellulaire aurait vraisemblablement été exécutée par des membres de l’équipe d’Alex Grozdanovic, désireux de connaître le nom de ceux qui les avaient floués et tué leur chef.

Ces hommes auraient retrouvé la trace des frères Milic et seraient responsables de leur mort.

À la fin de l’article, elle établissait un lien avec l’arrestation de deux individus à Genève affirmant que, pressé par l’appât du gain, le diamantaire aurait commis l’erreur de leur revendre des diamants non retaillés.

Appelée en fin de matinée par une station de radio belge, la journaliste accepta de répondre en direct à quelques questions.

Elle précisa qu’elle tenait ces informations de source fiable et que la police ne tarderait pas à les confirmer. Interrogée sur le diamantaire anversois, elle répondit qu’elle ne connaissait pas son identité, mais ajouta qu’il ne serait pas difficile à identifier.

À l’annonce de la mort des frères Milic, celui-ci avait sans nul doute fait ses valises et quitté la Belgique pour éviter de subir le même sort.

Le journaliste belge tenta de la pousser dans ses derniers retranchements.

— Dans votre article, vous parlez de membres de l’équipe de Grozdanovic. Ce seraient eux qui auraient fait évader Akim Bachir et exécuté les frères Milic. Qui sont-ils ?

— Je n’ai aucune information sur ces hommes. Je pense qu’Alex Grozdanovic les a recrutés à l’étranger. Ce sont probablement des Italiens, des Russes ou des Français.

Enfin, le chroniqueur revint sur les différents contacts que la journaliste avait eus avec Franck Jammet lors de sa détention.

— Nulle part vous ne parlez de Franck Jammet. La police l’a interpellé à plusieurs reprises depuis le casse de Zaventem.

— Pourquoi vous en parlerais-je ? Il n’a rien à voir dans cette affaire.

— Vous avez eu des contacts avec lui récemment ?

Elle prit un ton énigmatique.

— Je pense que vous devriez avoir de ses nouvelles dans les heures qui suivent.

78

Akim

Akim Bachir débarqua à l’aéroport Mohamed V le mardi 2 avril, en fin de matinée.

Après l’explosion qui l’avait laissé choqué, mais indemne, des hommes l’avaient sorti du fourgon et conduit dans une maison de Saint-Gilles, à quelques centaines de mètres de son domicile.

D’entrée de jeu, il leur avait dit ce qu’il savait. Après leur avoir parlé du Boiteux et de son frère, l’homme en colère était sorti de la pièce sans un mot.

Il ne l’avait plus revu après.

Pendant une semaine, il était resté enfermé dans une petite chambre au dernier étage. Deux hommes s’occupaient de lui, le soignaient et lui donnaient à manger.

Le vendredi suivant, ils lui avaient remis des vêtements, deux mille euros et des papiers d’identité en lui assurant qu’ils étaient plus vrais que nature et qu’il ne risquait rien.

Le lendemain, l’un des hommes lui avait dit qu’ils partaient pour Paris et que là s’arrêterait leur mission, qu’après, ce serait à lui de se débrouiller. Il avait surmonté sa peur et demandé à pouvoir faire un bref passage chez lui. Il avait dû insister avant que l’homme ne déclare qu’il prenait un risque inutile et qu’il ne lèverait pas le petit doigt s’il lui arrivait quoi que ce soit.

Par chance, il n’avait croisé personne et l’aller-retour ne lui avait pris que quelques minutes.

Il avait ensuite emprunté la route pour Paris où il avait passé le week-end dans un hôtel modeste, près du boulevard Saint-Michel.

Le lundi matin, il avait pris un billet sur un vol pour Casablanca de la Royal Air Maroc.

Il pénétra dans l’aérogare et se rangea dans la file qui s’allongeait devant les bureaux de contrôle. Lorsque ce fut son tour, il resta tétanisé devant le policier qui lui jetait des regards suspicieux. L’homme examina ses papiers sous toutes les coutures avant de les lui rendre.

Il sortit de l’aéroport en nage et resta planté sur l’immense terre-plein, immobile, son sac à bout de bras. Il ferma les yeux, respira l’air de son pays, écouta les gens qui parlaient dans sa langue.

Une heure plus tard, il vit apparaître la vieille Mercedes jaune de l’oncle de Rachida.

L’homme s’arrêta à sa hauteur et ouvrit la fenêtre.

— Monte à l’arrière.

Akim obéit et grimpa dans la voiture.

La Mercedes sortit de l’enceinte de l’aéroport et prit la direction du sud. Elle sentait l’essence et grinçait de toutes parts. Après une trentaine de minutes, le chauffeur ouvrit la bouche.

— Ton père sait où tu es ?

Akim répondit entre ses dents.

— J’ai laissé une lettre.

Après une nouvelle heure silencieuse, la Mercedes ralentit à l’approche de Khouribga. L’homme s’arrêta sur le bord de la route et indiqua un chemin de terre qui menait à un hameau d’une dizaine d’habitations.

— C’est là-bas, à trois cents mètres, la troisième maison.

Akim agrippa son sac.

— Merci, Farid. Merci pour tout ce que vous avez fait.

L’homme ne répondit pas.

Akim sortit et emprunta le chemin sans quitter des yeux la maison que Farid lui avait montrée.

Un vent doux balayait les champs en friche et soulevait une poussière rougeâtre.

Alors qu’il était à mi-chemin, la porte de la maison s’ouvrit et il vit apparaître la silhouette de Rachida. Elle tenait Badri dans ses bras.

Il pressa aussitôt le pas. Après quelques mètres, il se mit à courir. Ses jambes se dérobaient sous lui, ses poumons lui brûlaient, sa vue se brouillait.

À bout de souffle, il arriva devant la maison, posa son sac, attrapa son fils et le brandit à bout de bras au-dessus de sa tête. Le garçon riait aux éclats. Il l’embrassa sur le front et s’approcha de Rachida.

Elle le regarda avec gravité. D’un geste délicat, elle passa ses mains sur son visage. Ses doigts parcoururent la cicatrice qu’il avait au coin de l’œil.

Il se pencha, attrapa un objet dans son sac et le lui tendit.

Elle reconnut le vieil album photo qui contenait sa vie : les quelques clichés qui lui restaient de ses parents, son enfance à Casablanca, ses années d’études au lycée Lyautey, son départ pour la France, son arrivée en Belgique, son mariage. Dans les dernières pages, quelques épreuves de la naissance de Badri.

Les joues humides, elle s’empara de l’album, l’ouvrit et caressa les dernières pages vides. Elle glissa ensuite un bras autour de la taille de son mari et posa sa tête contre son épaule.

— Il nous reste tellement de moments à vivre, Akim.

79

Franck

Franck s’attendait à ce qu’une personne sur deux accepte l’invitation, ce qui aurait drainé quelque deux cents spectateurs, soit la moitié de l’auditorium.

À sa surprise, tous les sièges étaient occupés quinze minutes avant l’heure fixée et une trentaine de personnes stationnaient dans les allées et au fond de la salle.

Dans les rangées, les discussions allaient bon train. Hormis quelques proches, l’assistance ignorait l’ordre du jour. Certains penchaient pour une conférence de presse, d’autres pour l’annonce de la publication d’une biographie chez un grand éditeur.

Quelques sceptiques n’avaient pas cru bon d’enlever leurs manteaux et se tenaient droits, silencieux, prêts à quitter les lieux s’ils faisaient l’objet d’une mauvaise plaisanterie.

À 20 heures précises, Franck fit son apparition en maître de cérémonie, dans un smoking impeccable, le sourire étincelant. Dans le même temps, le rideau se leva, dévoilant les deux pianos.

Un murmure circula dans l’assemblée.

Il attendit que le silence s’installe et lança la phrase sibylline qu’il avait préparée.

— Ce soir, j’espère entrer dans la légende.

Quelques plaisanteries fusèrent.

Il poursuivit, sans se départir de son sourire.

— Vous allez assister à la première et à la seule représentation du Concerto pour quatre mains, une pièce instrumentale pour deux pianos que mon fils et moi avons composée. Le concert sera filmé et enregistré.

Avec décontraction, il s’assit au bord de la scène et prit le ton de la confidence.

— Avant d’appeler mon fils sur scène, j’aimerais vous raconter l’histoire de ce concerto.

Il observa une pause.

Personne ne se manifesta, il était parvenu à accrocher le public.

D’une voix sobre, il expliqua la genèse du concerto et les conditions dans lesquelles il avait été créé. Il décrivit la cellule de la Santé, le clavier rudimentaire et relata le long échange de courrier qu’il avait eu avec son fils. Il ajouta quelques mots sur l’œuvre en elle-même, précisant qu’elle était formée d’un seul mouvement qui durait une trentaine de minutes.

À la fin du récit, Antoine fit son entrée sur scène, accueilli par quelques applaudissements.

Les deux pianistes s’installèrent, prirent leur respiration et échangèrent un regard chargé de complicité.

Antoine posa les mains sur le clavier et arpégea le premier accord, sombre, mystérieux, insaisissable.

Franck lui répondit par une basse profonde.

Un deuxième accord survint, plus accentué, aussitôt suivi par la même basse. Les premières mesures faisaient penser au début du deuxième concerto de Rachmaninov.

Après ces quelques échanges, l’orage gronda, une cascade d’accords déferla et les spectateurs se figèrent.

Le premier tiers de la pièce était rageur, chargé de hargne et de révolte. Le vent soufflait, les flots se fracassaient contre les rochers, la tempête se déchaînait.

Ensuite vint l’accalmie.

La partie centrale était construite autour d’un dialogue empreint de finesse et de sensibilité. Le phrasé délicat évoquait la quiétude des matins d’été, l’air parfumé et le réveil de la nature.

Peu à peu, le rythme s’emballa, augurant d’un final étincelant. Les enchaînements d’accords se combinèrent, les démonstrations de virtuosité se succédèrent, les deux pianistes rivalisant de brio et d’inventivité dans une éblouissante lutte au coude à coude.

Après un long et fulgurant passage d’octaves staccato, ils plaquèrent en chœur l’accord final, offrant un exutoire libérateur aux spectateurs magnétisés.

Un tonnerre d’applaudissements éclata.

Quelques personnes se levèrent, rapidement suivies par d’autres. En l’espace de quelques secondes, la totalité du public fut debout.

Franck et Antoine restèrent assis un instant, le regard fixe, encore noyés dans leur œuvre. Enfin, ils se levèrent, avancèrent vers le public et s’arrêtèrent au bord de la scène pour saluer.

Aux applaudissements se mêlèrent des coups de sifflet et des bravos.

Triomphant, Franck tendit la main vers Antoine. Celui-ci en fit autant, dans la plus pure tradition des shows à l’américaine.

Alors que les vivats s’élevaient de toutes parts, Franck posa une main en visière, scruta la salle et fit un signe de la main.

Julie se fraya un passage en chancelant.

Quelques personnes du premier rang l’aidèrent à monter les marches qui menaient à la scène.

Elle fit quelques pas timides, caressa les cheveux de son fils qui la dépassait d’une tête et s’enfouit dans les bras de son Franck.

80

Jean

Luigi assure sa prise et se tourne vers moi.

À chaque expiration, de petits nuages s’échappent de ses narines et s’évaporent dans l’air glacial.

— On arrive à l’Androsace. On va redescendre un peu pour l’attaquer par la gauche.

Les battements de mon cœur s’accélèrent.

— Je te suis.

À 4 heures, nous avons quitté le refuge de la Fourche. Pendant les premières heures, nous avons marché à la lueur de nos torches frontales. J’avais l’impression d’explorer un univers imaginaire. Selon la difficulté des passages, Luigi ouvrait la voie ou me laissait prendre l’initiative.

Contrairement à mes craintes, l’enneigement ne représente pas une difficulté insurmontable. En revanche, le froid est impitoyable. Il s’insinue jusqu’au cœur de ma moelle. À quatre mille mètres, il fait moins douze. Des picotements me mordent le visage et mes doigts s’engourdissent dans mes gants.

Je savais ce qui m’attendait, Luigi m’avait dressé le menu des réjouissances quand je suis arrivé chez lui, dans la nuit de samedi à dimanche.

— Tu veux faire la Kuff ? On va la faire, mais je te préviens que nous allons souffrir. Nous suivrons la voie normale. Lundi, cinq cents mètres de dénivelé et on dormira au refuge de la Fourche. Mardi, départ à l’aube pour le sommet. Il y aura de la glace dans certains passages. Autant que tu le saches, une fois passée l’Androsace, il n’est plus possible de faire demi-tour.

Nous sommes partis lundi matin de Valtournenche pour rejoindre Courmayeur. Nous avons commencé la course à l’heure de mon rendez-vous avec Olga Simon. J’ai coupé mon téléphone et ne l’ai plus rallumé.

Après un ultime coup de piolet, j’arrive à sa hauteur.

La vue est époustouflante.

Le soleil se lève sur les aiguilles du Diable. Les premiers rayons font scintiller la neige.

Je ferme les yeux et grave cette image dans ma mémoire.

En quittant Bruxelles, j’ai fait une halte chez Bachir.

Dans la lettre qu’il m’avait adressée, Akim me demandait de remercier Leila. Elle avait réussi à gagner sa confiance. Il lui trouvait toutes les qualités. Il voulait également que je remette la deuxième lettre à son père et à son frère en précisant qu’ils devaient la lire ensemble.

Avant qu’Adil Bachir ne se lance dans un discours-fleuve, je lui ai demandé d’aller dans l’arrière-boutique et d’appeler Youssef. La femme était là, assise dans la pénombre. Adil et Youssef ont pris place. Ils ont posé la lettre sur la table et l’ont lue en silence.

Quand Adil a sorti son mouchoir pour s’essuyer les yeux, la femme s’est manifestée. Je ne comprenais rien à ce qu’elle disait, mais elle gémissait, se lamentait.

Après quelques minutes de ce manège, Adil s’est retourné et lui a lancé quelques mots d’une voix autoritaire. Elle s’est tue instantanément. À la tête de Youssef, j’ai compris qu’il venait de remporter une victoire.

Je rouvre les yeux.

— Merci, Luigi.

Je lui donne une tape sur l’épaule.

— Merci, Luigi.

— Ça va, tu l’as déjà dit. On n’est pas encore au sommet.

L’Androsace est à mes pieds, fidèle à ce que je sais d’elle, une liane fragile tendue entre deux précipices.

Il tend une main, indique la voie.

— Passe devant.

Il m’offre la primeur.

— D’accord.

J’enfonce un pied dans la neige et m’engage sur l’arête.

Luigi me guide.

— OK, c’est bien, avance, doucement.

De chaque côté, le vide vertigineux se perd dans la brume.

J’avance, pas après pas.

Vers le milieu du passage mythique, je marque l’arrêt.

Je contemple le ciel bleu sombre, les nuages rougeoyants, le soleil naissant, les sommets enneigés.

Luigi s’impatiente dans mon dos.

— Qu’est-ce que tu attends ?

Mes pensées filent vers Estelle.

Je revois nos années heureuses, notre complicité. Comme dans un fondu enchaîné, le visage d’Estelle s’estompe et celui de Leila apparaît. Elle me sourit, ses yeux pétillent. Elle s’approche, me frôle, s’enroule autour de moi. Je ferme les yeux. Mes mains cherchent son corps.

J’inspire profondément et bloque l’air dans mes poumons.

D’un geste lent, j’ouvre le mousqueton et libère la corde.

Luigi hurle dans mon dos.

— Jean, qu’est-ce que tu fais ? Jean !

Remerciements

Une partie de ce roman a été rédigée dans un parloir de la prison d’Ittre, lors de mes visites hebdomadaires à François Troukens. Une autre, pendant un procès d’assises au Palais de Justice de Nivelles ou dans le bureau encombré de dossiers de Pierre Monville.

Il me tient à cœur de remercier ces deux personnages hors normes pour leur apport inestimable à ce titre, même si j’ai de temps à autre fait la sourde oreille à leurs prescriptions pour privilégier la trame romanesque de l’histoire.

Pierre Monville est avocat, inscrit au Barreau de Bruxelles depuis 1990. Il est Maître de conférences, assistant en droit pénal à l’université de Liège et auteur de très nombreuses publications sur le droit pénal.

Il m’a permis de mieux comprendre le fonctionnement (et les dysfonctionnements) de la justice belge et de me frayer un chemin dans le labyrinthe inextricable des procédures.

Grand amateur d’alpinisme, il m’a en outre fait profiter de son expérience des hauts sommets. Pierre est également connu pour son sens de l’humour et son impressionnante collection de couvre-chefs.

François Troukens a été braqueur de haut vol. À l’époque, la presse belge l’a qualifié d’ennemi public numéro 1. Après neuf années de prison durant lesquelles il a décroché deux diplômes universitaires, il est aujourd’hui auteur, cinéaste, chroniqueur, écrivain, réalisateur et scénariste.

Fin 2013, il a vu sa libération conditionnelle révoquée pour avoir rencontré Joey Starr dans le cadre de son projet de cinéma. En effet, une clause lui interdisait de fréquenter d’anciens détenus et le comédien avait fait de la prison.

C’est au long de ces sept mois de détention qu’il m’a guidé dans les arcanes du grand banditisme et de l’univers carcéral.

Durant la rédaction de ce roman, Pierre et François sont devenus amis.

Et les miens par la même occasion.