PREFACE

La rapide et merveilleuse carrière de Jeanne d'Arc est un rayon de soleil au milieu des plus terribles malheurs de la France ; la catastrophe du siège de Compiègne, en 1^30, la termina comme par un coup de foudre.

Chef d'armée à dix huit ans, la bergère de Domrémy, conduisant à la victoire de rudes soldats, des chevaliers et des princes, accourait avec trois ou quatre cents hommes au secours de Compiègne assiégé par les Anglais et défendu par Guillaume de Flavy. Le jour même de son arrivée, sa troupe, à peine reposée, attaqua vigoureusement le camp des assiégeants, mais ceux-ci battus d'abord, survinrent en grandes masses et refoulèrent la sortie jusqu'au gros rempart établi à la tête du pont de Compiègne:

Alors, soit par sàîie d'ùh'e pàiiiqiKè'ii'es assiégés, craignant de voir les Anglais pénétrer dans'M pl,à]ce pêSe-mêle avec les derniers combattants de la sortie, soit par trahiéon',-dU moment où Jeanne, qui combattait à l'extrême arrière-garkbiyàUûili/'-éMrer en ville, le pont-levis se releva, la laissant se débattre"a grands coups d'épée parmi la foule des Fassaillants. Précipitée à bas de son cheval, elle fui faite prisonnière ainsi que son frère Pierre iVArc et Xaintrailles, et son long martyre commença qui devait finir au bûcher de Rouen.

Depuis celte époque, le souvenir du drame plane sur les rives de rOise, où le vieux pont de Compiègne vit passer Jeanne marchant à V ennemi pour la dernière fois, et le soupçon delà trahison pèse sur le gouverneur de Compiègne, Guillaume de Flavy.

Et pourtant ce gouverneur, après la prise de Jeanne cVArc repoussa toutes les tentatives de corruption cl continua à lutter courageusement sur ses remparts; il défendit pendant six mois contre toutes les attaques la ville confiée à sa garde. Jusqu'au Jour oii une nouvelle troupe de secours étant survenue, il put avec son concours, en Jetant la garnison et les gens de Compiègne sur les bastilles ennemies, emporter tous les retrancliemenls et forcer les Anglais ci lever le siège.

Un frère de Flavy péril pendant le siège et lui-même ne se ménagea pas. Si le pont se releva devant Jeanne, ce ne fut cerlainementpas sur un ordre de Flavy, personne ne l'en accusa alors; il est permis de penser que le crime fut le fait de quelque traître introduit parmi les défenseurs de la porte, et nous pouvons, sur le grand drame historique, aux détails demeurés inconnus, supposer ou_ imaginer telles circonstances et telles explications.

Le vieux ponl n'existe plus, on le connaît cependant par quelques plans et par un dessin datant du règne de Louis XIII, alors que ses défenses extérieures se dressaient encore à peu près intactes ci l'endroit où Jeanne fut prise.

Sur le marché.

ssis à califourchon sur une planche,' en haut d'un échafaudage dressé devant le nouveau grand portail, tout clair et tout frais, de l'église Saint-Corneille, le brave Jehan de Compiègne, ymagicr de son état, c'est-à-dire sculpteur, tailleur d'images en pierre, travaillait avec une animation extraordinaire à grands coups de ciseau, tout en parlant et grommelant très haut comme s'il avait de la peine à s'entendre réfléchir, à travers le bruit du marché qui se tenait en bas.

— Ah! ah! mauvais chien, double pendard, triple larron!... Pan! attrape ce coup sur ton nez de voleur! Tiens!... C'est tout à fait bien ressemblant maintenant, ton museau de détrousseur de braves gens!... Pan! attrape encore! ça me soulagera peut-être, je suis de mauvaise humeur aujourd'hui.

C'était sur une longue gargouille, destinée à rejeter l'eau loin de la balustrade du portail, que Jehan s'escrimait; elle venait d'être tout récemment posée et le sculpteur lui donnait quelques dernières retouches d'un ciseau un peu rude. Cette gargouille, sur un corps d'animal étrange, vampire ou dragon pustuleux et griffu, avait une tête humaine au vaste gosier tordu par la plus horrible et la plus méchante des grimaces. Elle n'était pas seule, tout le long des bâtiments d'autres tendaient la tête : guivres à gueules menaçantes, diables cornus, êtres fantastiques moitié hommes, moitié bêtes, contorsionnés, hurlants ou ricanants, taillés dans la pierre par un ciseau énergique et violemment caricatural.

— Eh bien, et moi? grommelait Jehan, je parle des autres! Est-ce que je vaux mieux, tout de même? Bon garçon, certainement, personne n'a jamais dit le contraire, même ceux avec qui j'ai eu des discussions un peu vives, puisque si je leur avais, par hasard, donné un peu plus que leur compte en coups de poing, je mettais sur leurs bleus un emplâtre d'amitié repentante, avec le baume de quelques jolis flacons!... Et ceux qui oseraient dire que je ne suis pas le plus gentil des garçons, je leur rentrerais vivement leur mauvaise opinion dans la gorge à coups de pied... Mais j'ai le droit de le dire, moi, et de proclamer, et je le proclame, ici tout haut, devant tous ces imbéciles qui m'entendent.

oui! devant vous tous, les gens d'en bas! que je ne vaux pas mieux que ce brigand de Rongemaiile l'usurier! Non, je ne vaux pas mieux... dans un autre genre, c'est vrai, mais pas mieux! pas mieux! non pas mieux! Et celui qui dirait le contraire, je... Hélas! je suis faible! je suis très faible! j'ai

Repos au soleiL

toujours été trop faible, et c'est ce qui m'a perdu... Faible contre le pécbé, contre mon petit penchant pour la bonne chère et la paresse, pour le repos au soleil sous les arbres, le repos accompagné de menues distractions : jambonneries, saucisses et petits vins de Touraine expéditifs! Oui, voilà comme j'étais et comme je suis, c'est-à-dire comme je ne peux plus être, puisque en raison de ces faiblesses coupables, honteuses, abominables... et délicieuses, j'ai mangé tout mon bien jusqu'à la dernière bribe!... Mais à partir d'aujourd'hui, je le jure, me voilà bien corrigé, décidé à rentrer dans la bonne voie, la voie du travail, du pain sec et de l'eau claire!... C'est juré! D'ailleurs je ne pourrais plus faire autrement, puisque de mon tout petit avoir il me reste... Combien me reste-t-il? Oh, inutile de tàter ma bourse plate, il me reste juste un tout petit écu. Aussi me voici repen-

L usurier Rouaremaillc.

tant, bien repentant, — quoique toujours affligé du même appétit, hélas!

Jehan laissa pendre ses bras et prit sur sa planche une attitude contristée.

— Mais qu'est-ce que je dis? Mangé tout mon bien, moi? Tout? Ah! Plût au ciel! Mais ce n'est pas vrai, je n'en ai croqué que la moitié, le quart, peut-être, et c'est ceRongemaille, l'usurier, qui m'a dévoré les trois autres quarts, le gredin!

Jehan, d'un violent coup de ciseau, accentua la grimace de sa gargouille, fendit la gueule un peu plus, puis il se mit à creuser des plis et des rides pour faire saillir les pommettes et ajouter, s'il était possible, à l'expression hypocrite et méchante du museau de la bête.

— Tiens! fit-il en regardant au-dessous de lui, vers une étroite maison serrée entre deux contreforts sur le flanc g-auche de l'église, le voilà sur sa porte, le vilain Ronge-maille, usurier de malheur, araignée des pauvres bonnes

— Fais des gargoirilles, fais des monstres grimaçants I

gens à court d'argent sonnant... Oui! tu guettes quelque imbécile comme moi, à eatortiller et à duper, quelque pauvre diable de débiteur sur lequel tu exerceras tes crocs... Je suis curieux de voir la grimace que tu vas faire quand tu te reconnaîtras dans celle-ci, car tu te reconnaîtras, mon ami, elle te ressemble assez bien maintenant, ma mau-vaise bête de gargouille, c'est toi, c'est bien toi, tout à fait toi... L'abbé de Saint-Corneille me l'a dit en me faisant des reproches — un peu bien mérités, je le reconnais; —il m'a dit maintes fois : « Non, Jehan, mon cher enfant, non tu n'es pas digne de sculpter la Vierge du portail, pas même le tout dernier petit saint du paradis^ tu mènes une vie trop peu exemplaire pour cela... Fais des gargouilles, des monstres grimaçants, tu ne mérites pas autre chose. »

Jehan caressa le mufle de sa gargouille du bout de son ciseau.

— Eh bien, voilà, je fais des gargouilles, puisque je ne suis bon qu'à ça, des monstres avec l'image de tous les vices et péchés capitaux sur la figure. Celle-ci c'est l'avarice, la fringale et la soif de l'argent, celui des autres surtout, donc, rien d'étonnant à ce que ça ressemble à Thibaut Ronge-maille... .l'aurais mieux aimé tailler dans la belle pierre l'image de Motre-Dame que Jacques Bonvarlet, mon bon ami et maître, termine en ce moment, un peu à la ressemblance de sa fille Guillemette... Bonjour, maître Bonvarlet, et bon courage !

Jehan, penché sur sa planche, s'adressait à un autre sculpteur qui, sur un échafaudage placé au-dessous de lui, était très occupé à polir et affiner les longs plis tombants du manteau de la Vierge, dans un groupe de figures occupant le tympan du grand portail.

Maître Bonvarlet s'arrêta dans sa besogne et regarda en l'air.

— Eh bien, Jehan, comment va le travail ce matin?

—Fort bien, je termine ma mauvaise bête qui pourra, aux prochaines ondées, cracher l'eau loin de vos belles figures.

— Notre portail est bien avancé, encore une ou deux années, si la guerre nous laisse un peu de tranquillité, si ces maudits routiers d'Angleterre sont enfin repoussés et chassés du pays de France par celle qui vient de mener sacrer le roi Charles à Reims, et l'Abbaye de Saint-Corneille aura un portail digne de sa grandeur et de sa vieille gloire !

Mailre Jacques Boiivarlct.

Les deux sculpteurs placés, l'un à cheval sur son madrier suspendu en l'air, l'autre sur un échafaudage plus commode, étaient de physionomie et d'allures bien différentes. Le premier, Jehan de Compiègne, dit aussi des Torgnoles en picard, pour son caractère prompt à s'enflammer et sa malheureuse facilité aux querelles, était un grand et gros garçon à mine réjouie, le visage rasé, haut en couleurs, paraissant au plus

Gloussements de poules et de diudous.

àg-é devingt-sept ou vingt-huit ans. L'air vif et franc, tout en dehors, il abondait en gestes et en paroles, sa figure changeait d'expression à toute minute, maintenant épanouie en un large sourire, et l'instant d'après toute renfrognée par le souci ou froncée par la colère.

Maître Jacques Bonvarlet, tout au contraire, était un petit homme d'aspect doux et timide, âgé déjà et tout grisonnant, mince et maigre, les cheveux un peu rares, avec une barbe courte en pointe. Sobre de gestes et de paroles, il s'était remis à l'ouvrage après sa réponse, et l'outil avec lequel il grattait la pierre ne faisait pas plus de bruit que lui.

— Ces braves vendeurs de légumes et de poulailles ne lèvent pas le nez, cria Jehan d'un air vexé, nous sommes bien bons de nous donner du mal pour embellir les bâtiments et édifices de la ville, ils ne regardent même pas !... Pour satisfaire qui travaillons-nous ainsi, maître Bonvarlet?

— Nous ! répondit laconiquement le sculpteur.

— Vous dites bien vrai, fit Jehan des Torgnoles avec un éclat de rire en se laissant glisser en bas de l'échafaudage, au grand émoi d'un groupe de paysannes surprises de le voir tomber du ciel sur leurs têtes.

L'instant d'après Jehan des Torgnoles était attablé devant un broc d'hydromel à l'auberge de la Fleur de Lys

Grognements aigus de petits cochons roses.

ouverte sur la place toute pleine et bourdonnante en ce jour de marché, dans un vacarme de conversations et de cris d'animaux, gloussements de poules ou de dindons, couins couinsdecanards, bêlements de moutons, grognements aigus de petits cochons roses serrés dans des caisses do planches, clameurs de protestation de porcs gras, en-fraînés vers de sombres destins par quelque charcutier faiseur de boudins et de saucisses.

En vérité Jehan des Tor-gnoles semblait avoir oublié ses bonnes résolutions ; à le voir trinquer et rire plein d'animation avec quelques gaillards rubiconds, il paraissait bien avoir remis à plus tard son intention de délaisser ses déplorables habitudes et de s'amender le plus vite possible.

Attablés à l'auberge.

Le pont de Compièguc

II

COMMENT JEHAN LYMAGIER JETA LE TROUBLE DANS LE MARCHÉ DE COMPIÈGNE

Ceci se passait en la bonne ville de Compiègne, serrée entre ses murailles le long de la rivière d'Oise, à l'entrée de la forêt, sur les confins du Valois et de la Picardie. On était au plus fort de la guerre avec l'Anglais, en l'an ï^^ç), année fameuse qui avait vu surgir des marches de Lorraine la bergère de Vaucouleurs, et la victoire revenir avec elle sous les bannières de France si longtemps poursuivies par le malheur. Après cette merveilleuse délivrance d'Orléans assiégé, il y avait eu la campagne rapide et vigoureuse de .[ehanne d'Arc; l'un après l'autre les chefs les plus renomniés des bandes anglaises étaient battus, chassés ou pris, l'une après l'autre les villes retombaient au pouvoir du dauphin Charles; — chevauchée héroïque d'une petite armée qui, abattant ou renversant tout devant elle, venait de pousser

Délivrance d'Orléans,

jusqu'à Reims pour y faire sacrer le roi dans la vieille cathédrale.

Tout n'était pas dit et la guerre continuait, mais l'espérance, à peu près morte si longtemps, était revenue dans les cœurs. Les Anglais tenaient encore bien des villes, leurs partis battaient l'estrade en bien des provinces. Comme toutes les places fortes, villes ou châteaux de la région, Compiègne se gardait soigneusement; quelques centaines de soldats commandés par messire Guillaume de Flavy, capitaine à la main dure et bon homme de guerre, étaient prêts à faire bonne défense.

Les guerres duraient depuis si longtemps, l'habitude en était si bien prise que les gens ne semblaient pas trop soucieux; les ménagères bavardaient par groupes en faisant leur marché, les bourgeois à mine placide tournaient autour des paniers à volaille et des corbeilles de fruits, ou plaisantaient

Entrée en ville.

avec les paysans, et ceux-ci semblaient peu se préoccuper de l'appareil guerrier entrevu aux remparts, alors qu'avant de leur laisser franchir les portes, les soldats de Flavy les examinaient prudemment dansl'avancée, par crainte de surprise. Cependant les amis de Jehan des Torgnoles, ayant quitté les brocs, après les avoir consciencieusement vidés, stationnaient maintenant sur le parvis de Saint-Corneille, juste sous les échafaudages. Le nez en l'air, ils se poussaient du coude et riaient aux éclats depuis quelques minutes. Il suffit qu'une personne dans la rue lève le nez, même quand il ne se passe absolument rien dans les régions supérieures, pour que tous les passants s'arrêtent intrigués et braquent leurs regards vers les nuages qui filent.

11 en fut bientôt ainsi sur tout le marché ; paysans et chalands s'interrompirent dans leurs négociations sur le beurre et les œufs, les légumes ou les volailles, et à leur exemple, dans les rues débouchant au parvis, du Change, de

Tous braquent leurs regards vers les nuages qui filent.

Saint-Antoine ou du pont, les commères regardèrent en l'air sur le pas des portes, les ouvriers se mirent aux fenêtres. Seul Jehan des Torgnoles assis sur un banc à la porte de l'auberge, contemplait- d'un air détaché des choses de ce monde l'enseigne de la Fleur de Lys.

— Qu'est-ce qu'il y a de si joyeux dans le ciel? dit enfin un bourgeois en tapant sur l'épaule d'un des amis de Jehan qui continuait à s'esclaffer.

— Ce n'est pas dans le ciel, c'est sur le toit de Saint-Corneille, aux balustrades, vous ne voyez donc pas!

— Quoi? demandèrent ensemble sept ou huit badauds.

— Cette gargouille toute neuve qui allonge son vilain museau... vous ne reconnaissez pas?

— Celle qui est laide à faire fuir un diable denfer ?

— Oui... Et bien, vous avez donc tous la vue brouillée? Cette vilaine bête qui ouvre si grandement une gueule

Regardez ! Regardez I

une édentée et qui serre une bourse dans ses griffes., bourse volée... c'est tout à fait la ressemblance de...

— Oui! C'est tout à fait, tout à fait maître Thi...

— ...baut Rongemaille ! s'écrièrent quinze voix au milieu des éclats de rire.

— Comme c'est ça ! c'est sa vilaine frimousse, sa grimace... à peine un peu élargie.

— Par ma foi, je le connais, moi, dit un paysan, et même un peu trop... c'est bien lui, quelle bouche! quel gosier! on dirait qu'il veut avaler d'un seul coup de gosier tous les écus du pauvre monde.

— Hou ! hou ! Thibaut Rongemaille !

Jehan des Torgnoles, maintenant, s'avançait nonchalamment dans les groupes, les mains derrière le dos.

— Tiens! tiens, fit-il, qu'est-ce qui se passe donc? que diable voyez-vous là-haut?

— Quel diable ? Rongemaille l'usurier !

— Le digne maître

Thibaut? je le vois d'ici, à la fenêtre de son logis, regardez !

Et Jehan désignait l'original du portrait lui-même, qui avait ouvert une fenêtre et passait la tête pour chercher ce qui mettait en si joyeux émoi les gens du marché. Eu effet, le personnage ressemblait bien à la longue gargouille grotesque toute blanche et toute neuve, qui des balustrades de l'église tendait la tête vers lui. C'était, à

l'exagération près, le même nez pointu, les mêmes joues osseuses et glabres, la même bouche immense aux longues dents, aux lèvres minces, sur un menton rudement équarri. Les yeux cachaient sous une profonde arcature sourcilière leur expression hypocrite; sur le front bas, couturé de rides, les cheveux s'aplatissaient comme pour rejoindre les sourcils.

— Et le voilà également là-haut, le digne maître Thibaut

Qu'est-ce que dit ce va-nu-picds.

C'était le çrouverneur lui-même.

dit un ami de Jehan en levant le doigt vers la balustrade. Chacun d'un même mouvement, regarda alternativement le portrait et l'original que toutes les mains désignaient, pendant que Thibaut Rongemaille, surpris, s'efforçait de découvrir ce qu'on semblait lui montrer.

— C'est ma foi vrai ! fit Jehan d'un air innocent, c'est bien lui! Je ne l'ai pourtant pas fait exprès, mes chers amis... J'avais à tailler dans la pierre l'image d'une bête horrible représentant un péché capital, l'Avarice, vilain vice qui fait commettre de bien méchantes actions, au détriment de pauvres braves gens trop innocents pour savoir se défendre... Alors il n'est pas étonnant que la ressemblance soit venue tout naturellement sous mon ciseau !

— Qu'est-ce que dit ce va-nu-pieds? s'écria Thibaut Rongemaille qui commençait à comprendre.

— Va-nu-pieds ! dit Jehan, je proteste, vous ne m'avez pas

— Qu'as-tu fait encore ? dit l'abbé.

pu prendre mes souliers, parce que sans doute je me suis tiré à temps de vos g-riffes.

— Ce misérable vaurien qui ose s'attaquer à un honnête bourg-eois de la ville!... heureusement l'on me connaît...

Un éclat de rire s'éleva dans la foule.

— Oui, oui, on le connaît!

Ceux qui ne connaissaient pas l'homme riaient de confiance ou demandaient quelques explications à leurs voisins, et des mains, l'index tendu, montraient l'ironique image de pierre, ou Thibaut Rongemaille lui-même que la fureur commençait à gagner. Penché hors de sa fenêtre, il criait des injures qui s'entendaient à peine au milieu des rires et du brouhaha général.

— Filou! va-nu-pieds, claque-patins, mendiant sans le sou! je t'en ferai voir! Je vais réclamer justice, gibier de bourreau ! échappé du pilori, espoir delà potence!...

Il n'eut que le temps de rentrer la tète, car une carotte et quelques navets arrivèrent soudain, destinés à sa figure et qui endommagèrent un peu le vitrage de sa fenêtre.

— Vous êtes tous des oies, des ânes, des...

La tête de Rongemaille paraissait à la fenêtre, criait une injure et rentrait aussitôt pour éviter les projectiles. Le marché tout entier semblait en joie ; on avait abandonné toute transaction, une clameur générale s'élevait, de rires et d'apostrophes joyeuses. Poules et canards eux-mêmes mis en train et quelque peu effarés, se mêlaient au concert.

— Fi! tu te plains, Rongemaille, criait Jehan, au lieu de remercier ces braves gens qui te fournissent de quoi mettre la marmite au feu sans bourse délier... Tiens, reçois encoi^e ces choses pour ton souper, mon ami !

Un tas de trognons de choux et de débris de légumes fournit aux amis de Jehan un supplément de projectiles auxquels répondirent quelques potées d'eau lancées par Rongemaille. Sur ce, quelques cailloux se mêlèrent aux trognons de choux, certaines vitres souffrirent, puis la fenêtre se ferma brusquement, après une bordée d'injures qu'on n'entendit pas, mais l'usurier jaillit de sa porte.

— Je vais réclamer la justice de messire l'abbé de Saint-Corneille, dit-il, et nous allons voir...

Au même instant la porte des bâtiments de l'Abbaye sur la droite du parvis s'ouvrait toute grande et laissait voir messire l'abbé lui-même, accompagné de quelques moines, pendant que de l'autre côté de la place une quinzaine de soldats accouraient du poste du pont, où le tumulte de la place du Marché avait donné l'alarme. Un gentilhomme à cheval, en demi-armure, les conduisait, et ce n'était rien moins que le gouverneur lui-même, Guillaume de Flavy chevalier de haute taille et de forte corpulence, à poing rude et mine sévère, bien propre à refréner vite toute idée de désordre parmi les plus turbulents.

— Eh bien, qu'est-ce? une sédition?... ouvrez vos rangs, bonnes gens, que nous y mettions bon ordre ! criait le sire de Flavy en poussant son cheval sans regarder s'il bousculait un peu les paniers de légumes et cages à poulets.

— Pourquoi tout ce vacarme? dit l'abbé levant la main, pourquoi cette bagarre? qui vient réclamer justice?

— Moi, dit Rongemaille blême de fureur, moi qu'on massacre et qu'on assassine, comme vous voyez!

Un éclat de rire s'éleva, l'abbé réclama le silence.

— Pour un homme massacré, vous avez encore bonne voix, maître Rongemaille, dit l'abbé ; voyons, de quoi vous plaignez-vous? que demandez-vous?

— Je demande... je demande... qu'on le pende ! Un nouvel éclat de rire lui coupa la parole.

— Pendre? s'écria l'abbé, comme vous y allez! qui donc?

— 'l'ous! cria Rongemaille, ou plutôt un, pour le moins, celui-ci, monseigneur, qui se cache derrière les autres.

Ce disant, Rongemaille montrait Jehan des Torgnoles qui avait pris subitement l'air innocent d'un des petits angelots sculptés sur le portail.

— Moi? fît Jehan s'avançant, et pourquoi donc, maître Rongemaille, pourquoi me voudriez-vous voir cruellement attaché à la potence?

— Ah! ah ! dit l'abbé se tournant vers Jehan, encore toi garnement ! Voyons, que te reproche-t-on? Qu'as-tu fait encore?

— Rien, monseigneur, rien qu'essayer, avec mon art et mes faibles moyens, de travailler à l'édification et à l'amélioration de mon prochain, voilà tout l

— Ce qu'il a fait, monseigneur, s'écria Rongemaille, tenez, regardez en l'air ! voyez cette gargouille !

L'abbé, les moines et Flavy levèrent la tête, ébahis,

— Quoi? Eh bien? Cette gargouille?

— Ah! dit Flavy en riant, je vois, moi. Ah! Ah! male-peste, maître Rongemaille, votre effigie au portail de la noble abbaye, quel honneur, et vous vous plaignez!

— Je me plains, mes-sire, d'être ainsi pour-traicturé en animal diabolique, d'être exposé à la risée de tousles passants, car voyez comme ce misérable gueux m'a représenté?

— Mon ami Jehan, tu es coupable, dit l'abbé sévèrement, maître Rongemaille a raison de se plaindre, tu n'avais pas le droit de le pourtraicturer ainsi...

— J'ai voulu représenter l'Avarice qui est un bien vilain péché capital, monseigneur, fit Jehan la mine contrite, ce n'est pas ma faute si maître Rongemaille veut absolument se reconnaître... Il est certain qu'il n'est pas joli, joli, mais est-il vraiment aussi laid que ma gargouille?

— Entendez-vous le gueux ! s'écria Rongemaille. Monseigneur ! je demande justice ! Ça ne peut pas se passer à moins d'une pendaison!

— Je t'avais pourtant averti, Jehan, fit l'abbé; il y a déjà

— Regardez cette gargouille !

dans tes autres sculptures certaines oreilles d'âne qui ont chagriné un honnête bourgeois... cette fois, je reçois une plainte formelle, je suis obligé de sévir...

— Justice, monseigneur! faites bonne et sévère justice ! clama Rongemaille.

— Monseigneur! dit Jacques Bonvarlet qui était descendu du portail et s'était approché de l'abbé, vous savez que Jehan n'est pas un méchant garçon... il a eu tort, c'est certain, mais il y a certaines excuses à son méfait...

— Je sais, fît l'abbé, je sais, maître Bonvarlet, inutilede plaider pour votre élève. Je dois bonne et prompte justice à tous sur le territoire de l'Abbaye et je veux faire justice. Eu conséquence, toutes choses vues et entendues, je reconnais le bien-fondé de la plainte portée en mon tribunal par maître Rongemaille, homme notable, bourgeois de Compiègne connu et apprécié, et je condamne Jehan des Torgnoles à la prison, au pain et à l'eau...

— Je réclame, monseigneur, dit Rongemaille, j'aimerais mieux la potence pour ce va-nu-pieds, et justement sa gargouille pourrait en servir...

— Silence! dit rudement Flavy.

— Je le déclare coupable de médisance envers son prochain et je le condamme à la prison, au pain et à l'eau... pour deux heures !

Un formidable éclat de rire, en dépit de tout respect,

Certaines oreilles d'âne.

accueillit la sentence de l'abbé. Jehan baissa la tête comme un homme accablé, tandis que Ron-gemaille levait en signe de protestation ses deux bras en l'air. — Allons ! cria Guillaume de Flav}' après avoir ri comme les autres; la cause est jugée et bien jugée ! Qu'on se retire ! Comme capitaine de la ville, j'entends maintenir la tranquillité. Or donc, que tous marchands qui ont à vendre, vendent, que tous ceux qui ont à acheter légumes ou poulaille pour leur cuisine achètent, et que les autres s'en aillent à leurs affaires... Nous sommes en guerre, je ne permets ni bruit ni tumulte !

— Mais!... dit l'obstiné Rongemaille.

— Vous ! maître Rongemaille, n'ameutez point le populaire pour faire juger si vous êtes plus beau ou plus laid que cette image. Si vous ne vous taisez, je prie le seigneur abbé de faire grâce entière au coupable.

Je demande qu'on les ponde tous !

Au fond des cachots.

Guillciuette travaillait à reproduire ces rinceaux.

Le sculpteur Jacques Bonvarlet habitait une petite maison dans un quartier fort tranquille, en vue des prairies où la rivière d'Oise coulait nonchalamment, en bonne petite rivière prenant ses aises, aimant à s'étaler sous les saulaies et même, quelquefois, après les pluies, à s'en aller vagabonder à travers champs, jusque vers les collines de Picardie qui l'encadrent à courte distance.

Ce quartier solitaire s'éparpillait dans les anciens jardins d'un palais des rois carlovingiens, le palais de Charle-magne, comme l'appelait le populaire, abandonné ou détruit; il en restait près de la rivière une grosse tour, la tour Beau-regard, qui subsiste encore aujourd'hui après dix siècles, et ruinée seulement depuis trois cents ans.

Sur l'emplacement du palais de Charlemagne, il y avait alors un couvent de JacobinS; et quelques rares maisons. L'une de ces maisons était celle de Bonvarlet, ancienne dépendance du palais sans doute, bâtie sur terrain élevé. Les fenêtres de son unique étage regardaient d'un côté pardessus le rempart, vers la tour Beaure-gard et le pont traversant l'Oise. De l'autre côté, c'était la ville, des toits et des toits, des pignons, des flèches d'églises et la forêt bleuissant au loin. De vieux murs croulants, encadraient le verger rempli de f>-rands eterros arbres, poiriers, pommiers, pruniers,

Au pied de la lour Beauregard.

ques-uns semblaient presque d'âge à avoir vu passer dans le palais Charlemagne et le paladin Roland, et ne portaient plus sur leurs branches tordues que les pampres d'une vigne envahissante.

En cette maison enfouie sous les arbres, Guillemette Bon-varlet, la fille du maître sculpteur, n'aurait rien appris du tumulte occasionné à cinq minutes de chemin, au parvis Saint-Corneille, par l'élève de son père, Jehan des Torgnoles, si la servante Martinotte, en rentrant du marché, ne s'était hâtée de monter en sa chambre pour lui raconter l'événement.

Guillemette étaitune enfantblonde et fraîche, aux traits réguliers et fins, avec un nez d'une ligne idéalement pure, des yeux de candeur profonds et doux comme un ciel de printemps, limpides et claires fenêtres de son âme. Essayer d'esquisser un portrait plus détaillé est bien inutile, Guillemette ressemblait à toutes les statues de Vierges et de saintes que son père sculptait depuis vingt-cinq ans. Elle n'était pas née que déjà son père taillait son image dans la pierre, ce qui s'explique très naturellement, car Guillemette était le vivant portrait de sa mère défunte. Vingt-cinq ans auparavant, c'était le visage de la mère que, sans le vouloir, le sculpteur reproduisait; c'était maintenant celui de la fille.

Assise devant une grande table sur laquelle était étalé un grand dessin de rinceaux pour une frise sculptée, Guillemette travaillait à reproduire ces rinceaux avec son aiguille

Guillemette Bouvarlet.

et des fils de nuances diverses, sur une toile destinée à quelque somptueuse crédence. Elle leva la tête à la brusque entrée de la servante, comprenant à son allure que celle-ci devait avoir sur la langue quelque nouvelle la démang-eant fortement.

— Eh bien, Martinotte, dit-elle malicieusement, que rapportez-vous du marché? Beurre frais, très cher, choux et poireaux, seulement pas encore de cerises, n'est-ce pas?

— Attendez deux mois pour les cerises, si elles osent mûrir avec ces Anglais de malédiction, qui sont par les champs ! Aujourd'hui vous l'avez dit, le beurre est encore augmenté... Mais

Marliiiotto.

VOUS ne savez pas autre chose?

— Non, quoi donc?

— Un malheur ! Votre père vous le dira en détail quand il va venir, moi je peux seulement vous le dire en gros...

— Quel malheur? fit Guillemette épouvantée en jetant ses aiguilles.

— Un malheur arrivé au pauvre Jehan l'ymagier, au portail Saint-Corneille... Jehan des Torgnoles, le pauvre garçon qui était toujours si tant plein de gaîté... plutôt trop même... C'est bien fini !...

— Ah, mon Dieu ! il est tombé du portail... il s'est tué?,..

— Non, il n'est pas tombé, non, il ne s'est pas tué, vu qu'il était encore bien portant il y a cinq minutes quand j'ai quitté le marché, mais il n'en vaut guère mieux...

— Comment? Pourquoi?

— Est-ce que je sais, moi! .le me tue à vous expliquer que je n'y ai rien compris, vu que j'étais un peu loin, mais tout ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est condamné et qu'il est à cette heure au fin fond des prisons de l'Abbaye...

— En prison?

— Au pain et à l'eau sa vie durant... ce qui ne sera pas long, car on connaît ses goûts...

— Pourquoi condamné ? Pourquoi en prison ?

— Quelque chose qu'on lui reproche... je ne sais quoi... Mais c'est grave etilaavoué... vousdemanderezà votre père...

G u i 11 e m e t te ^ ne put tirer d'autre explication. Une chose était certaine. .Tehan avait commis quelque épouvantable crime, et, pris sur le fait, on l'avait, après -~^ jugement immédiat et condamnation régulière, jeté pour le reste de ses jours au fond des cachots de l'Abbaye. Quel terrible événement! — Qui aurait pu penser, dit Martinotte, que ce Jehan des Torgnoles à l'air si bon enfant, compagnon joyeux

An pain fl à l'oau.

et insouciant, s'était trouvé capable d'un forfait aussi noir que le crime inconnu à lui reproché? Un gaillard toujours de belle humeur, riant et chantant si bien d'habitude, que l'on se demandait s'il chantait pour se distraire en travaillant, ou s'il travaillait un peu pour s'occuper en chantant! Ah! il cachait bien son jeu!

Pour Guillemette terrifiée, Jehan était presque un ami d'snfance. Petite fille encore, elle l'avait vu venir, grand garçon de quinze ans, montrer ses essais à son père et lui demander des conseils; elle l'avait toujours vu travailler à côté de Bonvarlet aux menus travaux de sculpture, d abord au dégrossissage des figures de pierre ou de bois, ornements de poutres et poutrelles pour quelque pignon, chapiteaux de colonnes, angelot de portail, écusson lambrequiné pour le manteau de quelque noble cheminée, figure de roi, de prophète ou de saint destinée à quelque église.

Quelle catastrophe pour le pauvre Jehan 1 La prison perpétuelle! châtiment immérité certainement, car il devait être innocent de ce dont on l'accusait... Pourtant il avait avoué... non, c'était impossible.

Guillemette se perdait dans les plus étranges suppositions lorsque son père, qu'elle attendait avec une impatience fébrile, arriva enfin. Il avait la mine soucieuse. Guillemette lui trouva l'air navré.

— Eh bien, père? dit-elle, le malheureux Jehan?

— Ah, tu sais déjà?

— C'est donc vrai !

— Oui, c'est vrai !

— Martinotte m'a dit qu'il avait... qu'il était... enfin qu'il avait été pris, jugé et condamné...

— Et mis tout de suite en prison, c'est exact.

— Ah mon Dieu! et pour... combien d'années? Maître Bonvarlet se mit à rire.

— Combien d'années?... Qu'est-ce que cette bête de Mar-tinotte a bien pu te raconter?

— Est-ce que je sais, moi, s'écria Martinotte froissée, j'ai

Meuus li-avaux de sculpture.

dit ce qu'on m'avait dit, je l'ai pas inventé, pour sûr, même que j'allais quasiment pleurer tout à l'heure avec demoiselle Guillemette qui me mettait en train...

— Tranquillisez-vous, Jehan a été jeté dans les oubliettes de Saint-Corneille à midi, condamné à la prison dure, au pain et à l'eau, mais lorsque deux heures sonneront à l'horloge de l'Abbaye, il sera rendu à la liberté.

— Alors, son crime?

— Pas bien gros. Une imprudence plutôt mais elle peut lui coûter plus cher que les deux heures de prison auxquelles messire l'abbé, qui doit justice à tous, l'a très justement condamné... Jehan a eu bien tort et je l'en blâmerai fortement... Il s'est fait un ennemi dont il ne faudrait pas rire, surtout dans les circonstances actuelles...

— Qu'a-t-il donc fait, mon Dieu?

— lia offensé cruel-lement un homme vindicatif et méchant, qui se vengera s'il le peut, et même qui a déjà commencé... Messire de Flavy, le gouverneur, n'estpas content. Mais nous causerons de cela tout à l'heure, je n'ai pas le temps, il faut que je retourne à l'Abbaye.

— Et le dîner? fît Martinotte qui avait mis la table et approché déjà trois escabeaux, ça va refroidir à cause de ce brigand de .lehan!...

— Nous dînerons avec un peu de retard, tu remettras sur le feu...

— Ca sentira le brûlé.

— Tu m'ennuies !

Maître Bonvarlet était venu changer ses habits de travail et prendre son surcot et son chaperon des dimanches; il

— Ca sentira le brûlé !

avait à parler à l'abbé de Saint-Corneille pour des complications survenues à l'affaire de Jehan depuis son emprisonnement. Il était bien près de deux hevires, il lui restait juste le temps de courir à l'Abbaye avant la sortie du prisonnier.

Guillemette conduisit son père jusqu'au tournant de la tour Beauregard et revint se mettre à une fenêtre avec Mar-tinotte, toutes deux formant mille conjectures sur l'événement. Martinottc, qui avait de l'imagination, émettaitles suppositions lesplusextraordinaires. Tantôt Jehan des Tor-gnoles avait voulu vendre Compiègne au roi d'Angleterre, mais dans ce cas, les deux heures de prison n'étaient vraiment pas une punition suffisante ; tantôt il avait battu et mis en chair à saucisses une douzaine de notables bourgeois... dansée cas le châtiment semblait encore trop bénin... Il fallait que maître Bonvarlet fût réellement un monstre d'égoïsme pour traîner ainsi avant de venir dire ce qu'il y avait au juste !

Comme elle donnait sa langue au chat, on aperçut tout à coup maître Bonvarlet dans le jardin avec le criminel lui-même qu'il tenait par un bras et qu'il semblait morigéner avec animation. Les deux hommes venaient d'arriver par une ruelle détournée passant derrière le rempart. Jehan avait un paquet de bardes à la main et un bâton comme un homme qui se prépare à partir en voyage.

A la feuètro.

— Allons, Martinotte, un quatrième escabeau et à table le plus vite possible. J'espère qu'il y aura assez de soupe pour un appétit de plus, dit maître Bonvarlet.

L'ex-prisonnier des geôles de l'Abbaye ne semblait pas avoir pàti dans son cachot malgré sa terrible condamnation, et vraiment il semblait prendre bien légèrement les événements qui faisaient une mine si grave à son maître.

A lable:

— Bonjour, demoiselle Guillemette, bonjour, respectable Martinotte, fît Jehan. Vousvoulez bien qu'une espècede vagabond comme moi, d'échappé de prison, prenne place à côté de vous? Je n'ose vraiment pas... je dois sentir la potence! Vous ne trouvez pas?

Un sourire parut sur la figure de Guillemette tandis que Martinotte fronçait les sourcils.

— Faudrait tout de même savoir? grommela celle-ci.

— Ne riez pas! dit Bonvarlet, la chose est sérieuse... Toi, mon garçon, assieds-toi, mange ta soupe, tu n'en auras peut-être pas toujours à discrétion... Enfin, la bêtise est faite, il faut en subir les conséquences. Ce matin, sur le marché, tu avais les rieurs de ton côté, mais ne rit bien que celui-là qui rit le dernier!... C'est au tour de l'autre maintenant... L'ennemi que tu t'es donné n'a pas perdu de temps, il éât allé trouver le g-ouverneur qui avait ri ce matin et qui se fâche maintenant.

Il est allé trouver lo gouverueur.

— Vraimenl;, interrompit Jehan, messire de Flavy aurait pu s'informer, il n'y a pas dans toute la rue des Lombards pire voleur, plus méchant homme, ni finassier plus habile à manger le bien de son prochain.

— Tant que tu voudras, mais c'est pour le gouverneur un homme à ménager. Ce Rongemaille est en relations avec les gros marchands de France, de Bourgogne et de Flandre et avec bien du monde. Il est riche, il est habile, il est rusé... Or, le trésor du roi Charles paraît bien à sec, ses argentiers sont bien démunis et messire de Flavy, dit-on, ne voit pas souvent venir d'écus pour la paye de ses gens de guerre. La Touraine est loin et Rongemaille, en cas de disette d'argent, peut être utile...

— Oui, oui, mais je ne vois pas Rongemaille faisant sortir ses écus...

— N'importe ! messire de Flavy ne peut tolérer le désordre dans une ville presque assiégée, quand les enn»emis sont aux champs et battent les environs prêts à profiter de toute occasion; or, tu as causé ce matin trouble et bagarre, un gouverneur ne peut permettre querelles et dissensions dans sa ville, il t'a réclamé à l'abbé de Saint-Corneille pour te chasser de Compiègne. L'abbé de Saint-Corneille ne pouvait, pour tes beaux yeux, entrer en conflit avec le gouverneur. Donc...

— Donc, il me met hors de ses prisons et de l'Abbaye en même temps !... Je ne travaillerai plus à votre beau portail... J'espérais pourtant, avec le temps, y montrer un peu mieux le savoir que j'ai acquis en travaillant sous vos yeux, d'après vos conseils...

— Mon ami, personne n'y va plus guère travailler... Plus tard, quand les temps seront meilleurs, on reprendra l'ouvrage, les moines me l'on dit, et tu reviendras... En attendant, tu dois partir, mon pauvre Jehan, maisle bonabbéqui sait que tu n'es qu'un vaurien désordonné toujours à court, m'a chargé de te remettre cet argent en y joignant toutes les admonestations possibles pour tes fautes passées, toutes les recommandations pour l'avenir... Prends donc l'argent et les bons avis, tu auras besoin de l'un et de l'autre. Prends, mon garçon, et ménage-les, ces écus, un peu mieux que les autres. Nobles à la rose, écus de Tours ou de Paris, cela file vite, et par le temps qui court cela ne revient pas facilement!

— Remerciez pour moi l'abbé de Saint-Corneille, un jour^ j'espère, je pourrai témoig-ner ma reconnaissance.

— Tu vas donc partir...

— Pauvre Jehan ! fit Guillemette émue.

— Bon, bon, dit Martinotte, faut-il pas pleurer? Ça vaut toujours mieux que d'être pendu... ou enfermé au pain et à 1 eau pour le restant de ses jours, comme on disait.

— Et je te donnerai, moi, une lettre pour le maître architecte de la cathédrale de Tours, j'espère qu'il te trouvera quelques belles figures à tailler dans la pierre... on ne chôme pas partout, et je te le répète, les mauvais jours passés, ily aura bien encore des édifices en la ville de

Compiègne qui auront besoin des embellissements du noble art de sculpture... Finis de dîner, prends des forces...

Dame Martinotte garnit l'assiette de Jehan avec les trois-quarts du plat de bœuf aux choux. Maître Bonvarlet emplit son verre d'un petit devin de Venette, aigre, mais franc et très-guilleret.

— Et va-t'en! mon cher garçon, plus tôt tu seras parti, mieux cela vaudra. Il faut que tu sois déjà loin à la brune,, quand se fermeront les portes de la ville.

— Bah ! quand même les portes seraient fermées, pensez^

L'abbé de Saint Corneille

VOUS que cela me gênerait pour m'en aller, malgré messire le gouverneur? Ce ne serait pas la première fois que je trouverais le moyen, les portes closes, de passer dehors... Je connais certain endroit dans un angle, près de l'ancienne poterne, où la descente n'est pas trop malaisée pour un garçon qui n'a passes jambes dans ses poches...

— Non, non, pas de cela, tu partiras par la porte et je te conduirai moi-même tout à l'heure, pour être certain que tu ne feras pas nouvelles bêtises!

Adieux.

Sur les routes boueuses.

IV

UN VOYAGEUR AFFAMÉ ET DES ROUTES PEU SURES

Un hiver a passé, depuis que Jehan des Torgnoles a purgé sa peine de deux heures de prison au pain sec et à l'eau claire, dans les geôles de l'Abbaye de Saint-Corneille. Nous le retrouvons un soir de printemps pluvieux, sur une route entre Normandie et Picardie ; un léger bagage dans un sac sur son dos, il marche dans les flaques de boue, la tête basse pour veiller aux ornières, relevant à peine le nez de temps en temps pour regarder sur sa gauche le soleil qui se couche, triste et jaune, derrière des nuages couleur d'ardoise.

Le vent souffle dans les arbres où le feuillage est encore grêle, des moulins à vent tournent mélancoliquement sur les collines bleuâtres au pied desquelles un petit village tout frissonnant dévide dans le ciel des fumées que la bise bouscule et emporte rapidement.

Jehan est triste, plus triste que l'an dernier sur son échafaudage du parvis Saint-Corneille, et il nous faut avouer qu'il y a bien de quoi.

Voilà plus de six mois que les sculptures du portail sont terminées, plus de six mois qu'il a quitté les chantiers de l'Abbaye, où, seul, maître Jacques Bonvarlet avait encore quelques statues d'autel à terminer. Les temps sont durs et mauvais. Depuis six mois Jehan de Compiègne erre, cherchant du travail dans les bonnes villes; mais il n'y a plus de travaux, partout la guerre sévit ou menace, partout les villes ferment, partout les bourgeois guettent avec inquiétude, du haut de leurs remparts, les bandes ennemies qui, de temps à autre, surprennent quelque place et la mettent à sac.

Tous ces soudards et routiers, Anglais, Bourguignons, Flamands, vivent sur le pays, pillant et saccageant, brillant les villages qui résistent, mettant à rançon les châteaux ou les bourgs intimidés. Il y eut bien trêve avec le duc de Bourgogne, mais que valent les trêves pour des routiers qui, lorsque l'occasion est bojine, passent sous les bannières anglaises ! Que fait-il, l'excellent Jacques Bonvarlet, au milieu de toutes ces bagarres, dans le fracas des armes, lui si paisible et si doux, âgé déjà et de santé médiocre, resté seul avec sa fille Guillemette, qui brodait de si belles fleurs d'or et de pourpre sur les aubes des moines de Saint-Corneille?

Jehan rit amèrement en se remémorant les bons conseils que lui a donnés maître Bonvarlet lorsqu'il lui fît ses adieux aux approches de l'hiver, il y a plus de six mois : « Si tu as quatre écus en ta pochette, mon ami, ne te crois point pour cela riche à jamais et ne fais pas le magnifique seigneur par les hôtelleries, avec tous ces bons amis que la moindre piécette d'or nous fait si facilement découvrir ! Apprends à compter !... »

— Oui, maître Bonvarlet, dit tout haut Jehan des Tor-gnoles en posant le pied par distraction au milieu d'une

Les bourgeois guotlenl avec iiiqiiiétudr

flaque, j'apprends à compter, maître Bonvarlet!... ou plutôt non je ne peux plus, comme je n'ai plus même la monnaie d'un écu dans mon escarcelle, ni même d'escarcelle, je ne saurai bientôt plus si un et un font deux ou zéro seulement !... ah, maître Bonvarlet !

Jehan soupira.

— Que me disait-il encore?... Ah oui, « fuis la gaîté, crains, redoute, fuis la gaîté, mon ami Jehan. Je n'en dirais pas autant à tout le monde, chacun n'a pas comme toi une âme disposée à faire explosion à toute minute en rires et en chansons ! Non, mais toi, je te connais, je sais que ta gaîté naturelle te joue de vilains tours et je te dis de prendre garde ! Quand tu te sentiras l'âme en fête, que des chansons te reviendrontaux lèvres, force ton esprit à penser àdeschoses tristes, broie du noir si tu peux, mon ami, tu t'en trouveras bien ! »

Jehan donna un coup de bâton dans un buisson dorties. — Je m'en trouverai bien? cria-t-il, non, maître Bon-varlet, non ! Je pense à de tristes choses, à des choses douloureuses... aïe, à mon estomac quicrie la faim, par exemple... Je pense à cette chose vraiment lamentable qu'est l'appétit... et je ne m'en trouve pas bien. Je broie du noir toute la journée et je m'en trouve mal, très mal, horriblement mal!

Où est-elle raag-aîté naturelle ?Ce digne maître Bonvarlet, en me parlant de ma gaîté naturelle, prenait des mitaines pour me faire entendre que je devais fuir les hôtelleries, les compagnons rubiconds et joyeux, les tables trop avenantes, trop bien garnies d'oies farcies, andouillettes, jambons, flacons de vins de Touraine, d'Anjou ou de Gascogne... Halte-là, ne nous gargarisons pas avec ces mots délicieux, qui donneraient soif et fringale à un estomac repu, ce qui n'est pas le fait du mien!... Parlons-lui bien vite d'abstinence, de navets crus. Rêves douloureux. de raciues coriaces... Broyons

du noir?... maître Bonvarlet, vos conseils ont été entendus, je suis maintenant d'une frugalité extraordinaire, obstinée, farouche, d'une frugalité à toute épreuve !

Jehan desTorgnoles envoya d'un coup de bâton une pierre voler à trente pas.

— Pour le reste de vos conseils, maître Jacques Bon-

\jv vieux tirail sur le licou d'une vaclu

varlet, vous me pardonnerez de les oublier... car j'ai la ferme intention de ne pas les suivre du tout. — « Réforme ton caractère, ne sois plus si prompt aux colères, si querelleur et chercheur de noises... tu t'enflammes, tu t'emportes, tu te fais des ennemis partout... Tâche de prendre du calme et de la modération... etc., etc.. » — Eh bien, maître Bonvarlet, j'en suis fâché, mais je ne vais pas chercher à devenir un agneau bêlant, au contraire, et je vais me plonger délibérément dans les noises et dans les bagarres, je vais chercher les coups tout exprès, on m'appelle Jehan des Torgnoles, je vais cogner, cogner, cogner!!!...

Il exécuta un terrible moulinet avec son bâton, puis tout h. coup se jeta sur le côté de la route comme pris d'une panique soudaine, ce qui semblait démentir bien vite ses déclarations; mais derrière son buisson, tout en restant les yeux aux aguets vers l'horizon, il tirait de son bissac le fer d'un gros marteau et l'ajustait à son bâton.

— Quels sont ces gaillards qui viennent là-bas, traînant une vache et portant des paquets? Soudards ravageurs revenant du pillage ou simples paysans? Français ou Anglais? Bah ! ils ne sont que trois, qu'ils soient n'importe quoi, ce n'est pas pour me faire peur...

Jehan, la main sur les yeux, regarda si rien n'apparaissait au loin sur la route derrière les trois silhouettes, puis sortit délibérément des broussailles.

— Bon, ce sont des laboureurs qui rentrent au logis, dit-il, ils ralentissent le pas, je crois qu'ils ont peur de moi...

Il leva son bonnet en l'air comme une manifestation pacifique pour rassurer les survenants qui bientôt se rapprochèrent.

C'étaient en effet des paysans : un vieux à cheveux blancs tout cassé et deux hommes jeunes et robustes, à l'air inquiet. Le vieux tirait sur le licou d'une vache et les jeunes, quoique chargés de paquets de bardes, avaient en la main droite chacun une fourche.

— Bonsoir, bonnes gens, cria l'ymagier quand il fut à vingt pas d'eux.

— Bonsoir, dirent les paysans, la mine défiante.

— Bon, ne me montrez pas les dents de vos fourches, dit Jehan, je ne suis Anglais ni Brabançon, au contraire ! Rien de mauvais sur la route d'où vous venez?

— Rien de bon non plus, dit le vieux.

— 11 y a danger?

— Peut-être. Les Anglais tiennent bourgs et châteaux à sept ou huit lieues, leurs bandes viennent au butin dans les

Réfugiés dans les caches des bois.

villages tout près d'ici... Tenez, voyez-vous là-bas ces fumées noires qui traînent, c'est un village brûlé avant-hier; plus loin à gauche, ce qui fume encore un peu, c'est un groupe de fermes avec le manoir du seigneur, brûlés aussi après pillage et saccage!... Quelle existence pour de pauvres laboureurs dans ce pays ravagé ! Nos champs restent en friches, le pain est rare, nos femmes et nos enfants sont dans les caches des bois, non pas en sûreté, hélas! mais un peu moins en danger... et voilà notre dernière vache que je conduis là-bas pour la sauver des brigands, si c'est encore possijjle... — Quelle tristesse! dit Jehan.

— D'ailleurs, comment s'en tirer sans dommage, avec toutes les bandes qui courent le pays? fit un des paysans. Si ce sont des soldats du roi, ils nous disent: « Donne ta vache, bonhomme, il faut bien que nous mangions! » Si ce sont des routiers anglais ou bourguignons, ils prennent la vache, nous étranglent à moitié et nous assomment aux trois quarts en nous appelant : Chiens (f Armagnac! Et c'est grande chance quand ils ne mettent pas le feu à la grange et à la maison? Hélas, quand verrons-

" -^{^

Les pillards.

nous la fin de tant de misères? On parle tout bas de miracles et de prodiges qui l'annoncent, mais en attendant il faut se sauver dans les bois.

— Et vous, mon garçon, reprit le vieux, où allez-vous?

— A Compiègne.

— On disait Compiègne pris par les An-glais.

— Que non pas! Les trêves venant d'être rompues avec le duc de Bourgogne, Anglais et Bourguignons sont devant Compiègne, mais pas dedans! La ville est forte... Il paraîtaussique lehanne, la Pucelle d'Orléans qui s'est faite chef de guerre et bat l'Anglais à chaque rencontre, avec l'épée de l'archange saint Michel, dit-on, marche pour délivrer Compiègne comme elle a délivré Orléans l'an dernier. J'y vais donc aussi et ne serai pas le dernier à cogner sur l'ennemi...

— Allez et bonne chance! mais faites attention sur votre route, observez bien les gens, défiez-vous de tout... Des^ cendez sur le Valois pour ne pas tomber dans les bandes de Devant Compièa;ue. routiers, évitez Creil qui vient d'être pus jinr Il.> Anj^Iais, passez par Senlis qui est aux gens du roi Chai les \ 11.

— Bonne chance aussi dans vos bois, gardez-vou^ bien, et bon espoir tout de même!

Les paysans tirèrent sur leur vache et poursuivirent leur route vers les forêts qui barraient l'horizon au Nord, tandis que Jehan piquait vers le Sud, juste dans la direction des fumées sinistres dont les paysans lui avaient révélé l'origine.

Depuis six mois la situation était redevenue bien sombre; après la succession de victoires rapides et surprenantes, presque miraculeuses de l'année j^récédente, après la foudroyante campagne de cette bergère lorraine devenue chef d'armée, enflammant par sa seule présence le cœur des gens de guerre, lançant hommes d'armes et piétons, chevaliers, ducs, princes, archers, piquiers, vieux routiers ou simples soudards des communes, animés de la môme ardeur, hérissés de la même fureur, à l'assaut sur les Anglais, bientôt démoralisés à tel point, que des renforts appelés d'Angleterre refusaient de s'embarquer par terreur des « maléfices et enchantements de la Pucelle »; après cette triomphale chevauchée d'Orléans à Reims, qui promettait une complète et rapide délivrance du royaume, les choses avaient brusquement tourné.

Au lieu de marcher de l'avant pour profiter de l'effet produit, de l'élan des troupes et du désarroi de l'adversaire, soudain la bannière royale avait viré en arrière! Malgré Jehanne, malgré le duc d'Orléans, malgré tous les rudes compagnons des victoires de Jehanne, Pothon, la Hire, Dunois, l'armée était retournée sur la Loire, le roi de France était redevenu le roitelet de Bourges ou de Chinon, un prince d'apparat vivant au milieu d'une cour corrompue, au lieu de chevaucher avec ses gens d'armes, et tout le fruit de la campagne de 1429 avait été perdu.

Les Anglais, rassurés par l'inaction de Tarniée royale à demi dispersée, avaient repris les champs; partout leurs capitaines menaçaient les villes demeurées au parti du roi. Les provinces arrachées à l'ennemi par Jehanne d'Are étaient piétinées et ravagées de nouveau. Noyon était à

Les Anglais avaient repris les champs.

l'ennemi qui déjà arrivait devant Compiègne, après s'être emparé des petites places des alentours et l'investissait pour forcer le passage de l'Oise.

Des capitaines de Charles VII s'étaient remis en campagne pour leur compte; Lahire avait pris Louviers et Château-Gaillard et de là se lançait dans des courses sur les pays occupés par l'ennemi. Jehanne d'Arc, enfin, avec une petite troupe, quittait l'armée royale et accourait à la bataille-Elle surprenait les Anglais à Lagny et se disposait à secourir Compiègne oii déjà elle avait été conférer avec le gou-

Jehanue avait été conférer avec Guillaume de Flavv.

verneur Guillaume de Flavy pour réchauffer le courage de la garnison et des habitants.

Le pauvre Jehan de Compiègne, fatigué d'errer dans les villes et provinces plus ou moins touchées par la guerre, où tout travail manquait, où tous édifices en construction étaient arrêtés et paraissaient plutôt destinés à une ruine prématurée qu'à un prochain achèvement, avait pris son parti, 11 s'était dit que ses bras vigoureux habitués à manier le ciseau et le marteau pourraient tout aussi bien tenir une arme et tailler.

sculpter les Anglais à grands coups de fauchard, avec une bonne colère patriotique, avec toute la légitime indignation d'un homme qu'on dérange dans ses habitudes et qu'on empêche de manger à son appétit.

Il allait se faire soldat et pour trouver rapidement l'occasion de passer sa fureur sur le dos de l'ennemi en coups et horions, il tâcherait de se joindre à la petite armée de Jehanne et de gagner Compiègne, où il combattrait côte à côte avec des amis, où il reverrait son vieux maître Jacques Bonvarlet.

Il marchait d un pas rapide tout en surveillant soigneusement sa route, en tournant, par crainte de mauvaise rencontre, autour des villages dont l'aspect morne et silencieux ne lui disait rien de bon. La nuit venait, les seules fumées visibles à l'horizon n'étaient pas celles d'honnêtes cheminées où chauffe la soupe du soir, mais bien des traînées sombres d'incendies mal éteints. Le silence de la plaine était lugubre, rompu seulement par des croassements de corbeaux qui passaient en vols nombreux, rasant les terres ou passant sur les collines, comme mis en humeur par tous ces tragiques bouleversements.

— Et souper? fit tout à coup Jehan. J'oubliais de souper? Voilà des heures et des heures que je marche, je vais, je cours, je tourne, il me semble que j'ai bien gagné mon souper !... Mais ça ne me le donne pas... Où trouverai-je bien mon souper? Je ne vois rien de mangeable dans tous ces champs... l'herbe répugne à mon estomac, il me faut des choses plus succulentes... voyons, voyons?

11 allait d'un champ à l'autre, la tête baissée, sans découvrir autre chose que cette herbe qu'il avait en dédain.

— Ah! fît-il, voilà un hameau tout près d'ici, avançons.

j'ai plus de chances de trouver quelque chose... mais prudence et méfiance, un œil sur les maisons et un œil dans les jardins... Assez misérable, ce hameau... bien sûr je n'y dois pas chercher rôtisseries et cabarets... Ne parlons de ces choses... Bon, rien ne remue par là... Avançons toujours... interrogeons ce clos... Bonté divine, des navets! Dieu du ciel, des carottes! Par mon saint patron, des oignons ! je suis sauvé, je vais faire bombance ! au souper! au souper ! Par une haie éventrée, Jehan pénétra dans le clos à l'aspect abandonné, où se distinguaient dans l'ombre du soir plusieurs vagues carrés de plantes. Vivement il se pencha sur le sol et arracha quelques légumes tout en continuant à monologuer. Jehan, on a pu le remarquer, était bavard; il aimait à formuler ses moindres pensées avec des mots et à défaut d'auditeurs il causait et discutait avec lui-même; à l'occasion aussi, on l'a vu, il se cherchait querelle, se morigénait, se disait des choses désagréables, parfois un peu dures, qu'il entendait sans se fâcher, malgré son mauvais caractère.

Jehan pénétra dans un clos.

— Carottes, bon! jeunes, tant mieux, plus tendres!... JNavets... jeunes, tantpis, fades!... Voyons, voyons, j'ai aperçu oignons, pourtant?... non, c'est poireaux... Contentons-nous-en... Encore carottes... ah? excellent, succuîent, raves? je l'avais dit, festin! noces de prince! banquet royal?... C'est assez, pas d'excès, ne retombons pas dans le vice... Gourmandise, fî! Mais prenons déjeuner pour demain... pas gourmandise cela, mais sagesse, prudence !..

Le bissac de Jehan grossissait, il y avait de l'espoir pour le déjeuner du lendemain. Jehan, caché derrière un arbre, réfléchit et observe.

— Pour souper aussi savou-reusement il faut s'installer, dit-il, et ensuitequelques heures de sommeil, car je suis cassé, brisé, rompu... il y a dans ce clos une grange qui me paraît convenable... Endroit tranquille... Brr! tranquille, je devine bien... toutes les portes ouvertes dans la maison là-bas, des fenêtres brisées, les routiers ont passé par ici, il n'y a plus personne, les gens sont dans les bois... Espérons pour eux qu'il sont dans les bois !... Pour rien au monde je n'entrerais dans les maisons, je suis excessivement poltron, mais la grange me paraît un endroit convenable pour ma nuit...

Jehan tourna autour de la grange, écouta, et glissa la tête

Des carottes, bombances et festins!

par la porte. Rien, pas un bruit. Il entra délibérément et à tâtons chercha un endroit convenable pour s'installer. Après s'être heurté à des tas de bois, à des instruments agricoles, herses ou charrues, il finit par atteindre un coin où s'entassaient des bottes de paille, il s'allongeait déjà voluptueusement sur cette paille lorsque, ses yeux commençant à s'habituer à l'obscurité, il distingua dans une partie de la grange un étage sous le chaume, rempli aussi à ce qu'il semblait, de paille ou de foin.

— Je serai mieux et plus tranquille là-haut, plus chez moi, allons, pas de paresse! Il lança son bâton et son bissac en l'air, puis s'accro-chant aux poutrelles, il eut bien vite escaladé l'étage. Dans les bottes de foin il pouvait se faire un lit aussi doux qu'en bas, mieux abrité des courants d'air, bien serré sous le chaume, dans un angle où des toiles d'araignées pleines de poussière faisaient comme de riches courtines de dentelles. — Soupons! fit Jehan, c'est-à-dire déjeunons, dînons et soupons en même temps, et après le festin, au lit tout de suite, nous aurons de la lune pour une partie de la nuit; dès que cette chandelle indiscrète s'éteindra, je me mettrai en route pour avoir fait quelques lieues avant le lever du soleil et celui de ces canailles de routiers!...

Il eut bien vite escaladé l'étage.

Songes asjri'iibles.

V

DOUCE NUIT UE REPOS TROUBLEE PAR UNE BANDE DE ROUTIERS

Sous le chaume, bien enfoncé dans le foin, .lehan dormait profondément depuis quelques heures. Il s'étirait un peu en dormant et rêvait. Jehan ayant à peu près dîné, ce qu'il ne faisait plus tous les jours, se trouvant moelleusement installé, bien au chaud, s'était efforcé d'éloigner de son esprit avant de s'endormir les tristesses et les inquiétudes présentes, assuré de les retrouver le lendemain, et cet état de bien-être lui avait procuré des songes agréables. Il rêvait que les moines de Saint-Corneille venaient en procession le supplier de reprendre le ciseau et de leur tailler pour lAbbaye les statues de tous les saints et saintes du calendrier sans omettre personne. Logé à l'Abbaye, nourri, abreuvé avec une profusion extrême, et même gênante pour son travail, il sculptait, sculptait, sculptait! Faveur extraordinaire et que personne n'avait jamais obtenue, pas même maître Jacques Bonvarlet, les saints et les saintes daignaient venir en personne complimenter l'imagier... Déjà, —il travaillait vite, malgré les cinq ou six plantureux repas quotidiens — déjà Jehan avait exécuté un saint Christophe de deux cents pieds de haut qu'il s'agissait de placer au sommet d'une tour énorme, fabuleusement élevée. Entreprise difficile ! Jehan se tournait et se retournait dans son foin, il avait beaucoup de peine à remuer son saint Christophe de deux cents pieds de haut. Il lui en venait des gouttes de sueur au front. Tout à coup il ouvrit les yeux, sortit péniblement de son rêve et se dressa sur ses poings. On parlait dans la grange au-dessous de lui, on parlait et on remuait.

Que voulait dire ceci? 11 se frottait les yeux et le front pour tâcher de se réveiller tout à fait. —Oui, dans cette grange où il se croyait seul et tranquille, des gens parlaient. Un magnifique clair de lune étincelait au dehors, des rayons passaient par tous les trous du toit, et pénétraient largement en bas par la vaste ouverture sans porte de la grange. Jehan inquiet prêta l'oreille. Les intrus parlaient assez bas, mais de temps en temps une phrase prononcée avec animation pur une voix rude, avec un accent autoritaire, s'élevait au-dessus du murmure étouffé des autres voix.

— Des routiers ! se dit .fehan, me serai-je jeté dans la gueule du loup? De quel parti? Ils parlent français ou à peu près, car je ne comprends pas tout... écoutons. . Par les cornes du diable! du flamand dans leur jargon... bon! un juron anglais maintenant ! C'est une bande de brigands brabançons et.anglais... Comment me tirer de leurs griffes sans y laisser ma peau? Combien sont-ils?

p. 5V.

Les routiers.

Tout à fait réveillé, avec mille précautions pour ne pas faire crier le foin, il se tourna sur les coudes et glissa peu à peu jusqu'à une ouverture où l'argile manquait entre les poutrelles du plancher et risqua un regard par l'ouverture.

Les routiers se trouvaient juste en dessous, assis oucouchésencercle dans la paille, les uns éclairés en plein par la lune, les autres tout à fait dans l'ombre, taches noires à peine visibles dans le noir, mais sur lesquelles un rayon de lune, passant par un imperceptible trou du chaume, venait çà et là mettre une tache brillante, faire étin-celerl'acier d'un corselet, ou le pommeau d un poignard.

—Combien sont-ils?se demandait Jehan s'effor-çant de les compter. Un, deux, trois, quatre... cette

Un saint Christophe de deux cents pieds de haut.

cotte de maille qui brille à gauche, cinq, à côté, six, oh, les yeux de celui-là, sept, ça fait sept... un nez là-bas que frappe la lune, un grand diable de nez en bec d'oiseau qui ne médit rien de bon ; ils sont huit! Rien à faire qu'à se sauver, s'il y a moyen...

C'étaitvraimentunebande de sacripants que ces huit routiers que les yeux de Jehan, s'habi'aiant à la demi-obscurité, arrivaient à distinguer plus ou moins. Des gaillards de sac et de corde, faces patibulaires, glabres ou mal rasées, sombres figures du iMidi et nez crochus s'allongeant hors d'une barbe hérissée, sous des salades ou bassinets de formes diverses. Costumes de guerre ayant fait déjà nombreuses campagnes, i-ambisons de cuir matelassé, bri-gantines, surcots où brillaient les clous de cuivre maintenant la doublure de plaques d'acier, corselets de fer, hauberts de mailles rouillées. Les armes aussi étaientvariées, les routiers avaient à portée de la main quelques arbalètes, des vouges et des fauchars. Redoublant de précautions, Jehan se retourna sur le dos pour examiner son grenier à foin. Il ne fallait pas songer à se sauver par en bas, était-il possible de trouver une issue par en haut, dans le chaume? Jehan poussa un soupir de satisfaction, la lune lui montrait le chemin. Son grenier avait une espèce de lucarne à cinq ou six pieds au-dessus du plancher, il s'agissait de se hisser par là sur le toit de chaume et de se laisser couler ensuite dans le clos.

— C'est simple, il n'y a qu'à ne pas descendre du côté où

l'vasion.

cette bande de malandrins pourraitm'apercevoir dans le clair de lune, il n'y a qu'à ne pas faire le moindre bruit en sautant, et surtout à ne pas se casser une po.tte ou se fouler bêtement le pied! Et ne perdons pas de temps, car il pourrait leur

— Il V a des rats là-haut'.

prendre Tidée de venir s'allonger sur mon lit de foin, où l'on est plus au chaud qu'en bas...

Doucement, bien doucement pour ne pas faire crier la paille ou le bois, Jehan se g-Iissa vers la lucarne. Ses bras pourraient l'atteindre, mais passerait-il, n'était-elle pas trop étroite? Il se hissa à la force du poignet, oui, il pouvait passer, c'était juste, mais suffisant. Il allait enjamber la lucarne lorsqu'il se ravisa. Jl oubliait son bâton ferré. Comment se défendrait-il, s'il tombait plus loin sur quelque routier?

Avec un redoublement de prudence, il revint à son lit de foin et chercha son arme en tâtonnant. Ses mains rencontrèrent son bissac,

La llirc fsl avec cllo.

hélas il ne pouvait l'emporter, sa provision de carottes et de raves Tempêcherait de passer par l'ouverture. Enfin il mit la main sur son bâton. En cherchant il dut faire tomber des poussières ou des brins de paille sur les gens d'en bas, car l'un d'eux leva le nez en grognant et dit :

— H y a des rats ou un chat là-haut...

Jehan s'aplatit un instant sans bouger sur le plancher, puis reprit sa route vers la lucarne.

— Laissons les rats et résumons ! dit un autre des routiers dont la voix avait un accent d'autorité. Vous avez bien compris ? Il nous faut cet homme, ce messager du dauphin Charles soi-disant roi de France, il nous faut le message... L'argent qu'il porte au gouverneur de Compiègne sera la récompense de ceux qui l'auront tué. Il ne faut pas qu'il passe. Parti d'Orléans il y a quatre jours, il doit arriver sans doute à Senlis demain soir; si on peut le saisir avant Senlis, tant mieux, sinon l'embûche doit être dressée à la sortie. Si vous le laissez prendre par les Anglais de Creil qui doivent être en campagne aussi, vous perdrez la récompense.

— On l'aura avant eux !

— Ce messager ne sera pas difficile à dépêcher. Rappelez-vous bien que ce .lacques Bonvarlet est un homme petit et maigre, à barbe blanche...

Au nom de Jacques Bonvarlet, Jehan qui déjà se dirigeait vers le toit s'arrêta brusquement, le cœur battant. Que tramaient les brigands d'en bas contre maître Bonvarlet? 11 avait entendu confusément qu'il s'agissait de guetter un homme chargé d'un message...

— Notre ami de Compiègne, qui nous a bien renseignés jusqu'ici, nous a dépeint ce Bonvarlet pour que nous ne nous laissions pas berner. Petit et assez vieux, barbe blanche, c'est compris?

— Soyez tranquille, messire, on ne laissera passer aucun petit vieux, avec une barbe grisonnante.

— Une fois son message entre nos mains, monseigneur le duc de Bourgogne saura s'en servir pour tendre quelque bon traquenard au gouverneur de Compiègne. Mais il faut réussir vite, car cette damnée Jehanne la Lorraine marche sur la ville avec une troupe assez faible, mais composée de soudards solides, et La Hire est avec elle.

— Sorcière! grommela une voix dans l'ombre.

— Sorcière ! grommela uue voix.

— Tu grognes, l'Anglais, fît un routier en riant, tu sens encore les horions qu'aux Tournelles d'Orléans et à Patay elle vous a fait pleuvoir sur les épaules, cette bergère capitaine...

— Avec l'aide du diable encore un peu de patience et nous l'aurons aussi.

Nous aurons Coni-piègne et nous aurons Jehanne!

Jehan oubliait toute prudence, la tête presque en dehors du plancher, au-dessus des routiers, il écoutait, le cœur battant d'émotion.

Ainsi, il y avait dans Conipiègne assiégé un traître essayant de livrer la ville, ainsi des pièges se tendaient pour prendre enfin par trahison la vaillante bergère lorraine, pour arracher de ses mains cette bannière aux ileurs de lys qu'elle avait plantée sur les bastilles anglaises àOrléans, qu'elle avait fait flotter victorieusement sur tant de villes arrachées aux soudards d'Angleterre, et qu'elle avait portée devant le roi Charles, dans la cathédrale de Reims, au grand jour du sacre. Et ce messager envoyé au gouverneur de Compiègne, l'homme que ces malandrins parlaient de prendre et tuer, c'était Jacques Bonvarlet, le pacifique et timide Bonvarlet, mêlé de façon extraordinaire à des aventures guerrières.

Tu aimes trop tes aises !

Que faire? Comment arriver à mettre obstacle aux trahisons qui se tramaient? Comment sauver le pauvre Jacques Bonvarlet? Jehan, les mains sur son front, écoutait tout en se creusant la tête.

— 11 y a huit ou neuf bonnes lieues d'ici la ville de Senlis,

— J'étais tailleur de mou état.

disait le chef des routiers, vous allez dormir deux heures, puis en route, il faut que demain vers midi nous soyons au-dessous de Senlis...

— Bon! grommela l'un des routiers, encore une nuit de perdue! Chien de métier! Comme si l'on ne serait pas mieux à rester dans la bonne paille jusqu'au matin?

— La grasse matinée, n'est-ce pas? fit un autre. Toi, Maclou Longbec, tu aimes trop tes aises pour faire jamais un bon et franc soudard!

— Famine et misère! Quand je me suis fait soldat, j'ai éié plus bête à moi tout seul qu'un troupeau d'oies! C'est vrai, j'étais tailleur de mon état; voilà un métier tranquille, camarades! Bien au chaud, assis à la fenêtre dans une belle rue de Rouen, je tirais l'aiguille... Niaiserie de la jeunesse! je me suis dégoûté d'un métier assis! Je trouvais que c'était contraire à ma santé... Par saint Maclou, mon patron! qu'est-ce que je dirais aujourd'hui?

— Allons, silence, cria le chef; qu'on m'écoute! Vous allez donc dormir deux heures, sauf Longbec...

— Oh! fît le routier à demi-voix, toujours debout alors!

— Eh! par la barbe du diable, tu viens de dire que tu n'aimais pas les métiers assis, fit un autre avec un terrible accent de Gascogne.

— Le diable soit ton cousin, Loupias! Veux-tu prendre ma place?

— ... Sauf Longbec et Geoffroy Canteleu, reprit le chef, qui vont partir tout de suite.

— Qui vont partir tout de suite, gémit Longbec, chien de métier!

— Vous connaissez le pays, vous vous rappelez, à une bonne lieue au-dessous de Senlis, le petit bois où déjà nous nous sommes mis à couvert... Le ravin si broussailleux et la petite butte d'où l'on peut surveiller la route au loin...

— Oui, oui.

— Vous commencerez par faire le tour de Senlis en approchant le plus près possible pour voir s'il n'y a rien d'alarmant par là.

— Oui, mais si je vas trop près, dit Geoffroy Canteleu, moi je connais peut-être des gens de la garnison, mauvaise affaire !

— C'est vrai, tu viens de l'armée du dauphin Charles, double traître, tu as l'audace de me rappeler que tu étais l'ennemi il y a un an ou deux!

— Mon père était Bourguignon, ma mère Champenoise, et dame, il y a dix-huit mois, avant que je vous aie rencontrés, je suivais le côté de ma mère, j'étais Champenois... Mais l'année d'avant, c'était le côté de mon père qui l'emportait, j'étais piéton dans les armées du duc... On avait du

— Le pillage rapportait davantage.

bon temps, le pillage rapportait mieux... c'est maigre aujourd'hui, même avec vous!

— Donc, après avoir fait le tour de Senlis et tâché d'éventer toute embuscade, vous reviendrez au petit bois que vous connaissez, vous y trouverez Touquart, Goldenbach et Craeswerbrouck. C'est assez, cinq gaillards comme vous pour venir à bout de ce Bonvarlet... Mais ne vous trompez pas, n'arrêtez aucun autre! Il vous tomberait sous la patte un gros marchand chargé d'écus, que vous devriez ne pas le voir, pour ne pas donner l'alarme au vrai gibier... Les routiers ricanèrent.

— Moi, reprit le chef, j'attendrai l'homme au delà de Senlis, pour le cas où vous auriez été assez bêles pour le laisser passer.

— Ah bien, gémit tout bas Maclou Longbec, on ouvrira l'œil! D'abord moi j'en ai assez! Je quitte l'arbalète, je ne

Tu es couché sur mon arbalète !

suis plus homme d'épée, je redeviens homme d'aiguille et avec ma part de prise, je m'établis à Rouen ou à Paris! La tranquillité, quelle douceur! Et puis, vois-tu, Loupias, Gascon sec et dur comme un caillou, moi je suis un homme doux et paisible et sujet aux rhumes... Hein! quel temps!... Et ce chien de métier de soldat n'est guère bon pour la santé... Craeswerbrouck, animal de Flamand, tu es couché sur mon arbalète, tu ne t'en aperçois pas, tant tu es bardé de lard !

— Alors, bâilla Canteleu, on va se resangler au lieu de dormir...

Jehan des Torgnoles en savait assez. Il fallait maintenant partir au plus vite, s'évader de ce guêpier, arriver à tout prix à tirer le pauvre Bonvarlet du terrible danger qui le menaçait, d'autant plus qu'en le sauvant on sauvait peut-être la ville de Compiègne et la bergère qui avait rendu l'espoir et le courage aux gens de guerre, et qui combattait si vaillamment avec eux pour Lfi délivrance du malheureux pays de France. -

Profitant de ce que les routiers faisaient un peu de bruit, les uns se préparant à partir, les autres en s'allongeant sur la paille, il se leva vivement et gagna la lucarne. Quand il se fut hissé dehors sur le chaume, il tira vers lui son bâton ferré et se laissa couler avec précaution.

Le chaume descendait par bonheur assez bas, en se pendant par les bras il n'y aurait qu'un saut de quelques pieds à faire. Jehan inspecta les environs. Rien ne bougeait, la solitude semblait complète. Sans abandonner son bâton ferré, il s'accrocha aux dernières brindilles de chaume et s'apprêta à sauter avec le moins de bruit possible.

Saisi par une jambe.

Tout à coup comme il allait lâcher les mains, il se sentit saisir par une jambe. Juste au-dessous de lui un homme jaillissait de Fembrasure d'une porte où il se tenait enfoncé, invisible pour Jehan sous la saillie du toit de chaume.

— Alerte! par saint Georges! alerte! cria l'homme.

D'un violent coup de pied de la jambe libre, Jehan se

Son bâton ferré s'abattit.

dégagea et sauta sur le sol. Il y eut un éclair d'épée sous un rayon de lune. Jehan, d'un brusque mouvement de côté, put éviter la lame qui allait lui trouer la poitrine, mais une estafilade lui déchira l'épaule. Il rugit de douleur et de colère et son redoutable bâton ferré, massue formidable, s'abattit sur son adversaire. Un bruit sourd, un second rugissement et l'homme tomba la face contre terre; la massue avait rencontré la tête.

Jehan ne prit pas la peine de regarder en arrière. Il entendait les routiers sortir de la grange. En trois bonds il traversa le courtil, passa au travers de la haie et fila tout droit

Lus ronUi'r surlaii-nl la jj'i'atïge.

d'instinct vers un petit bois qui par bonheur se perdaitdans un pli de terrain à l'abri de la lune.

Les routiers en désordre étaient tombés sur leur camarade; ils avaient hésité un instant avant de se lancer à la poursuite de l'ombre qu'ils avaient à peine entrevue.

— Allons donc ! allons donc ! cria le chef, laissez là l'imbécile qui s'est fait assommer et attrapons l'homme... Camarades nous étions épiés, l'homme a certainement entendu, il nous le faut ou tout est manqué... Hardi, compagnons, du jarret! nous le tenons!

Jehan fonçait h travers le taillis comme une trombe, le bois par malheur n'était pas profond et de l'autre côté c'était la plaine découverte en pleine lumière, sous un ruissellement d'étoiles, dans la nuit claire et froide. Mais il avait une avance de plus de deux cents pas et une fois sous les arbres, invisible aux poursuivants, Jehan pointa sans hésiter vers la gauche, suivit le bois dans sa plus grande longueur pendant que les routiers perdaient quelques minutes en hésitations.

Par ici! par ici! cria le chef, je l'ai entendu! Eparpillez-vous à dix pas les uns des autres, faites silence et g'agnez vivement le bout du bois.

Par bonheur, au bout du bois, Jehan rencontra un terrain en partie défriché, encore rempli de broussailles, avec de grosses souches çà et là, et des troncs abattus. Plus loin, le sol s'escarpait, formant une ligne de collines ondulées. Courbé, sautant de buisson en buisson, presque à quatre pattes parfois, évitant les points éclairés, Jehan atteignit le haut de la colline. 11 était temps, les routiers sortaient du bois. Il les vit après un court conciliabule gravir la pente en sondant chaque trou, chaque repli broussailleux.

— Bons chiens de chasse, se dit Jehan après avoir soufflé une minute, mais vous ne tenez pas encore votre gibier, détalons vite ! Heureusement ma mère m'a donné de bonnes jambes...

Détalons 1

Les routiers.

VI

UNE l'OiRsuni: mouvementée

Le soleil se levait blafard derrière les masses de nuages qui promettaient encore de la pluie pour la journée. Depuis trois heures peut-être Jehan couraitou marchait, le plus possible à couvert sous bois, quand il rencontrait des bois, ou dans des sentiers accidentés, à travers champs. Le gibier ne s'était pas laissé prendre. Pendant longtemps il avait senti les chasseurs sinon sur ses talons, du moins à courte distance. Maintenant il croyait être sûr de les avoir dépistés ou distancés.

Il n'y avait plus de danger immédiat. Mais Jehan, les coudes au corps, réglant le mieux possible sa respiration, courait toujours, l'œil et l'oreille aux aguets, évitant les villages et les grandes routes. Où se trouvait-il exactement? les villages étaient-ils en la possession de l'ennemi? Il l'ignorait. Mais il se savait à peu près dans la bonne direction, marchant du côté delà rivière d'Oise, vers le pays de Senlis. Car son parti était pris, coûte que coûte, il lui fallait arriver là-bas avant les routiers pour sauver Bonvarlet, lui faire quitter sa route pour aller avec lui à Compiègne, avertir le gouverneur Flavy et Jehanne la Lorraine des trahisons qui se préparaient.

11 y laisserait sa vie si le sort le voulait, mais plutôt que de voir le pauvre Bonvarlet tomber dans l'embuscade, il attaquerait les routiers, même seul.

Ils étaient donc neuf, pensait-il en sa route, j'en ai abattu un qui, je crois, est mal en train de courir maintenant... Reste huit... Je connais leur plan, quatre dans l'embuscade en avant de Senlis, quatre en arrière de la ville. Je vais en avant. Oh ! j'arriverai ! Je verrai Bonvarlet avant eux et l'avertirai, ils ne le tiennent pas, quand je devrais leur tomber dessus... J'ai une faim de loup... Courir ainsi creuse... Et je n'ai plus mon bissac ! Rien dans les champs! Il me faudrait passer près des villages pour trouver des jardins, des raves et des oignons... Mon dîner d'hier qui était le seul repas de la journée est loin ! Tais-toi, mon estomac, ne réclame pas... sois raisonnable, je te revaudrai ça un autre jour, si je peux !... d'ailleurs tu devrais commencer à t'habi-tuer à la diète !...

En passant près d'un petit ruisselet, Jehan sejeta à terre pour boire un peu et se reposer cinq minutes à l'abri d'un bouquet d'arbres. Son estafilade à l'épaule, à laquelle il ne pensait pas en courant, lui fit faire une grimace douloureuse. 11 eut un instant la tentation de mettre un peu d'eau fraîche sur sa blessure, mais le sang avait séché et collé ses vêtements, il valait mieux n'y pas toucher.

— Quelle chance, se dit-il, que ce soit à l'épaule gauche ! A l'autre cela m'empêcherait de manier convenablement mon

Johaii se jeta à terre.

assomme-brigands, mon brise-carcasse à routiers! Mais la droite est bonne et je le leur montrerai!

Il se leva et fit un rapide moulinet avec son bâton ferré.

— Tout va bien ! en route !

Pas de routiers à l'horizon. Certainement ils avaient abandonné la poursuite et repris la route de Senlis. Jehan chercha à s'orienter. C'était à quelques lieues de Gisors qu'il avait eu cette heureuse chance de rencontrer les routiers et d'être mis au courant de leur plan. 11 avait dû obliquer vers le Sud pour leur échapper, mais il avait depuis repris la bonne route. Senlis devait être encore à sept ou huit lieues. Il fallait aller passer l'Oise du côté de Beaumont et piquer ensuite le long des forêts pour couper la route de Bonvarlet avant l'endroit dangereux.

Par malheur la pluie qui menaçait depuis l'aube com-

Sous les averses

mença bientôt à tomber. Petite pluie d'abord, averse violente ensuite. Lèvent soufflait; quand un nuage avait crevé, un autre arrivait en grande course du fond de l'horizon et se déversait sur la plaine et sur le pauvre piéton trempé bien vite jusqu'aux os.

Jehan ne s'en inquiétait pas. Ce qui le consolait c'est que la pluie tombait aussi sur les routiers. Il se les représenta pataugeant derrière lui sous l'averse, dans les chemins boueux; cela le fît rire et lui redonna des jambes. Cette pluie lui fît même gagner trois quarts d'heure. Comme il ruisselait SOUS la bourrasque, il songea qu'il était bien inutile d'aller chercher un pont pour traverser l'Oise. Le plus simple c'était de marcher droit à la rivière et de la franchir à la nage. Jl n'en serait pas beaucoup plus mouillé.

Des collines bordant la rivière il put apercevoir une étendue' de pays, bien mélancolique sous la bourrasque qui faisait rouler les gros nuages et crever les averses. Des plaines parsemées de masses vertes, de gros bouquets de bois qui peu à peu se serraient et se réunissaient pour ne plus former qu'une immense forêt occupant tout l'horizon, presque sans solution de continuité, sous divers noms : forêt de Chantilly, forêt de Halatte, bois divers à perte de vue, se reliant sous \ erberie et Béthisy à la grande forêt de Guise ou de Compiègne. Jehan dévala au grand trot la pente de la colline et sauta sans hésitation dans l'Oise. Oui, vraiment, on n'y était pas plus mouillé qu'à travers champs.

En abordant sur l'autre rive il se secoua comme un chien

Sortie de la rivière.

mouillé et reprit sa course. Un rayon de soleil vint un instant entre deux nuages le réchauffer un peu sans le sécher tout à fait.

Il se défiait des bois propices aux embuscades et se tenait à la bonne distance de la ligne sombre de la forêt.

— Où vas-tu donc, pauvre garçon? lui cria au passage dans un hameau de bûcherons, une bonne femme apitoyée par sa figure hâve et ses vêtements mouillés, est-ce qu'on te poursuit?

— Vous n'avez pas vu de routiers anglais par ici ? demanda Jehan s'arrêtant pour souffler un instant.

— On n'en avait pas vu depuis une semaine au moins, fit un homme passant la tête à une fenêtre, mais...

— Mais quoi ?

— Mais il vient de passer tout à l'heure, là-bas, à l'entrée du bois, quatre ou cinq gaillards à mines d'écorcheurs... Entre te sécher ici, il vaut mieux que tu ne les rencontres pas !

— Merci, dit Jehan, je n'ai pas le temps... Ce sont mes brigands qui courent à leur embuscade, pensa-t-il, raison de plus pour me dépêcher, je marchais, il faut que je coure !

— Il a froid et faim aussi, peut-être, dit la bonne femme, prends au moins ce morceau de pain, mon garçon, il est de la quinzaine passée, mais tu as de quoi mordre !

Jehan attrapa le morceau de pain au vol et reprit sa course en expédiant le pain à grands coups de dents.

Enfin Jehan atteignit un chemin qu'il reconnut. C'était bienlaroutedeSenlis. Là devait passer Bonvarlet pour s'en aller vers les routiers qui le guettaient.

La route, aussi loin que le regard pouvait la suivre, était déserte. Pas une âme, pas une charrette. Chacun devait se rencogner chez soi et ne se risquer dehors que pour des raisons sérieuses, par ce mauvais temps, avec la crainte des g-ens de guerre courant les champs.

Un monticule couvert de bois dominant des deux côtés

— Où vas-tu donc, pauvre crarçon ?

une longue partie de la route, parut à Jehan exténué un bon poste pour attendre Bonvarlet. II trouva dans les branches d'un chêne une place point troj) mouillée et assez commode pour surveiller la route.

— Et maintenant patience, patience ! monologua Jehan une fois installé, et ne faisons pas le douillet. D'abord, c'est entendu, je ne suis pas fatigué, je n'ai pas faim, je n'ai pas froid, je ne suis pas mouillé! Nous causerons de toutes ces bètises-Ià plus tard, quand j'aurai tiré maître Bonvarlet du danger qui le menace... Mais par moirsaint patron, qu'il vienne le plus vite possible.

Ce Jehan qui n'avait pas froid et qui n'était pas mouillé, claquait des dents cependant, et son estomac se remettait à crier famine. Et le messager royal envoyé à Compiègne, le digne maître Bonvarlet, attendu ici par Jehan et guetté par

Dans les branches d'uu chêne.

les routiers, n'arrivait pas. Jehan maintenant engourdi sur la branche avait de la peine à se tenir éveillé. Il se contait des histoires pour tacher de ne pas laisser son esprit s'engourdir comme son corps ; il se remémorait ses différends avec Thibaut Rongemailie l'usurier, et s'efforçaitde se mettre en colère au souvenir des écus laissés entre ses griffes.

Cependant la nuit tombait tout à fait et maître Bonvarlet n'arrivait pas.

Maintenant Jehan des Torgnoles frissonnait tout transi de fièvre; le froid, la phiie, la faim, la fatigue, tout l'acca-blait; sa blessure lancinante le tenait à peu près éveillé. Il avait presque des hallucinations. Il était sorti du fourré et marchait d'un pas saccadé sur la route. Dans l'obcurité il croyait à tout instant voir arriver sur lui des fantômes à longs bras qui devenaient simplement des arbres quand il se cognait la tète dans les branches.

— C'est vous, maître Bonvarlet? demandait-il à voix basse au moindre bruissement du vent dans les broussailles. Rien! Personne! Les heures passaient. De temps en temps, il se laissait tomber épuisé dans l'herbe mouillée. Tout à coup dans la nuit il perçut, très nettement cette fois, un trot (le cheval. Comme il était alors par terre, il se contenta de lever la tète pour écouter. Oui il arrivait sur la route, du côté de Senlis, non pas un cavalier, mais trois

Les trois cavaliers s'arrètèrcul.

au moins. Les cavaliers passèrent. Jehan s'enfonça dans le feuillage', car il avait vu luire des corselets d'acier et distingué de longues épées. La tournure des trois hommes ne lui disait rien de bon. Les cavaliers s'arrêtèrent à quelque distance comme pour tenir conseil. L'un d'eux partit au galop en avant et disparut vers la plaine, tandis que les autres, descendus de cheval, s'asseyaient dans un buisson à deux pas de Jehan.

Celui-ci avait repris toute son énergie et à tout hasard, pour être prêt à tout, serrait entre ses mains son bâton ferré. 11 resta bien trois quarts d'heure ainsi, se rapprochant insensiblement des deux hommes et se demandant souvent s'il ne ferait pas bien de les attaquer.

Les deux cavaliers semblaient s'impatienter ; de temps en temps ils se levaient, piétinaient pour se réchauffer et se rasseyaient en grommelant.

— Non, non, j'en ai assez du métier, toujours sur ses pattes...

— Bah, puisque le capitaine a pu demander des chevaux aux Anglais de Creil...

— Je n'en suis pas moins fourbu! Chien de métier!

— Tais-toi donc ! tu n'aimes pas les métiers assis, tu n'aimes pas les métiers debout, tu réclames toujours. Tu ennuies le diable à la fin! Mais je voudrais te tranquilliser. Vois-tu, il ne faut pas se faire débile, car tout finit par s'arranger... Sais-tu ce qu'il arrivera?... Tout vient à point à qui sait attendre, tu finiras à ton goût, ni assis, ni debout... tu finiras pendu !

— La corde t'étrangle toi-même, gémit le routier, on ne doit pas parler de ces choees-là entre honnêtes gens, ça porte malheur!

Jehan ne pouvait plus conserver de doute, il avait devant lui_deux des malandrins de la grange. Que faire? Fallait-il tomber dessus en profitant de leur surprise pour en débarrasser la route? Comme il hésitait et cherchait à s'approcher davantage, il entendit au loin dans le silence de la nuit le

— Je n'en suis pas moins fourbu.

martèlement d'un galop rapide. C'était l'autre cavalier qui revenait à pleine course : bientôt il fut à portée de voix.

— Holà hé! cria-t-il, Canteleu, Longbec, alerte, en selle!

— Quoi? firent les routiers en se relevant, le messager? Jehan frémit et se redressa dans l'ombre.

— Non! dit le cavalier arrêtant un instant sa monture; non, par le diable il est passé! Pendant que nous nous morfondions sous bois à tendre nos souricières, il filait d'un autre côté!... Il a dû glisser par je ne sais quels sentiers... 11 faut le trouver... Vite, vite, en selle, il s'agit de le rattraper avant Compiègne.

l ne belle troupe de gens de guerre.

De l'autre côté des épaisses forêts qui du Parisis au JN'oyonnais ne faisaient pour ainsi dire qu'une longue masse verte, dans l'après-midi du jour où Jehan de Compiègne, après la mauvaise rencontre des routiers dans la grange abandonnée, se lançait à la recherche de maître Bonvarlet, une belle troupe de gens de guerre, marchant sous la bannière bleue aux fleurs de lys d'or, s'avançait sur la route de Crépy-en-Valois. II y avait une cinquantaine d'hommes d'armes chevauchant sous la lourde armure de fer, la salade sur la tète ou accrochée à la selle; des écuyers en harnois plus léger ou des coutiliers à pied à côté d'eux, portaient les grandes lances des chevaliers. En avant et en arrière mar-chaient environ deux cent cinquante piétons, une cinquantaine d'archers, autant d'arbalétriers chargés du grand pavois dans le dos, avec la trousse pleine de viretons au côté, et environ cent cinquante hommes armés de longues piques, de guisarmes, vouges, fauchards à longues lames tranchantes, hérissées de pointes et de crocs pour saisir et accrocher les gens d'armes par leurs armures, éventrer les chevaux ou leur couper les jarrets.

La chanson de route

Quelques piétons, pour oublier la fatigue de cette longue route et la pluie qui leur fouettait le visage, de temps en temps chantaient, sans excès d'harmonie il faut l'avouer, quelque vieille chanson, la complainte de V Homme armé qui disait naïvement les ennuis du soldat, la tristesse des départs, et reprenait quelque gaieté par une ritournelle comique au refrain, la chanson de marche enfin, aussi vieille que les premières armées.

Un homme qui venait de sortir d'un petit bois à la vue des bannières françaises, les regardait passer sur la route.

C'était, lui aussi, un voyageur; son bâton, ses chausses couvertes de boue l'indiquaient. Comme un piéton s'arrêtait sur le bord du chemin pour relacer ses brodequins, le voyageur l'interrogea :

— Archer, mon camarade, dit-il, messiré La Hire est-il avec vous?

— Il y est, répondit l'archer, tenez, là-bas, le chevalier dont le bassinet a une longue plume rouge. Et celui qui chevauche à côté de lui est messire Pothon de Xaintrailles.

— Je le vois, merci, je vais lui parler.

— Eh, l'homme, dit un soldat qui portait sa salade à la ceinture parce que son front était entouré d'un linge légèrement rougi par places, vous savez qu'il est de mauvaise humeur aujourd'hui...

— Mais non, dit un troisième, il est de très bonne humeur, parce que nous avons joliment battu les Anglais hier à Lagny!

— Il est de mauvaise humeur, te dis-je, parce qu'on a laissé échapper de la déroute une quarantaine d'Anglais, alors que tous, à son compte, auraient dû rester sur le terrain.

—Je vais toujours voir, fîtlevoyageur enallantau-devant d'un groupe de gens.d'armes qui s'avançaient assez lentement sur leurs grands et lourds chevaux à l'air fatigué.

La Hire, un des plus fameux capitaines de Charles VII, de ceux qui, dans la bonne ou la mauvaise fortune, portèrent les plus rudes coups aux Anglais, était alors nn homme d'environ quarante-cinq ans, chevalier massif et robuste, aux traits accentués, aux yeux aigus sous des sourcils épais et farouches réunis en un large accent circonflexe noir, justifiant son surnom de La Hire, c'est-à-dire la Colère. Malgré le froncement de ses sourcils, son humeur ne semblait pas trop hargneuse ce jour-là, et même il souriait discrètement à quelque chose d'assez plaisant sans doute que venait de lui dire Pothon de Xaintrailles. Celui-ci aussi avait fîère allure; un peu plus jeune que La Hire, grand et solide chevalier aux bras énormes, il redressait sa haute taille dans une armure un peu rouillée aux endroits visibles, recouverte d'un surcot rouge dans lequel se voyaient quelques déchirurec.

La Hire et Xaintrailles, toujours en expéditions contre les Anglais, en courses rapides aux terres de Normandie, Bretagne ou Picardie, guettant les occasions, prompts à fondre sur une place forte qui ne les attendait pas, ou à surprendre quelque corps de routiers aventuré, avaient été des compagnons de Jehanne d'Arc pendant ^a superbe campagne de l'année précédente, conquis tout de suite par la belle vaillance de Jehanne et par cette miraculeuse entente de la guerre que cette bergère de dix-huit ans avait montrée tout de suite.

Le voyageur laissa passer un peloton d'hommes de pied et s'avança ensuite en saluant devant La Hire, qui le regarda tout d'abord d'un air surpris.

Messire La Hire est-il avec vous

— Bonjour, que voulez-vous? fit-il de son air brusque. Tiens, mon hôte de Compiègne, c'est vous, maître Bonvariet?

L'homme s'inclina.

— Oui messire, c'est moi, dit-il, bien heureux de vous rencontrer et de vous féliciter pour votre victoire d'hier.

— Oui, messire Pothon me rappelait à l'instant la mine

Toujours prêts à foudre sur l'enuemi

déconfite des Anglais qui rentraient de l'expédition avec du butin lorsqu'ils nous virent et nous sentirent tout à coup leur tomber sur le dos. Vous voyez, en y pensant, je suis presque malade de rire...

Décidément messire La Hire était de bonne humeur, il ouvrait largement mais silencieusement la bouche, pensant probablement rire à gorge déployée.

— Mais, reprit-il, que faites-vous sur les routes, maître Bonvarlet? Quand je fus votre hôte, en votre logis près de la grosse tour Beauregard, lorsque nous allâmes à Compiègne il y a quinze jours avec Jehanne, vous ne m'aviez pas paru aimer beaucoup à courir les champs... Et votre si gente et si douce fille, l'auriez-vous laissée seule eu une ville assiégée ? — Messire, dit tout bas Bonvarlet, pendant que vous che-

Oui, messire, c est moi !

vauchiez en quête de bons coups de lance, je fus chargé par le capitaine de Compiègne, messire de Fiavy, d'aller voir les gens du roi Charles à Orléans, pour remettre lettres et en rapporter argent pour les nécessités de la guerre. Je ne suis pas homme de bataille, je ne me crois aucune vaillance, et je serais d'une faible utilité dans un assaut, vous vous en doutez à me voir, n'est-ce pas? Je vous avoue donc humblement que je n'eus pas le cœur très réjoui de la mission... Messire de Flavy, pour ni'amadouer, parla de la confiance qu'il mettait ainsi en moi, sur la recommandation du seigneur abbé de Saint-Corneille, il ne me cacha point les dangers .qui pouvaient m'attendre en chemin, ce qui n'était pas pour me rassurer...

— Oui, oui, fît La Hire.

— Ces dangers vous feraient rire, mais moi cela me gênait tout de même quelque peu, mais enfin je suis parti, j'ai rem-

Messire de Flavy pour m'amadouer...

pli ma mission assez heureusement jusqu'ici et je reviens...

— Vous revenez avec des finances?

— Oui, dit tout bas Bonvarlet, mon pourpoint est cousu de pièces d'or. C'est une riche armure, mais je ne voudrais point me heurter sur la route à des routiers de Bourgogne ou d'Angleterre. Je vais de ce pas à Senlis oii je dois laisser une partie de cet or. Averti des dangers possibles, j'ai pris par le plus long, je serai à Senlis dans quelques heures par chemins détournés et j'en repartirai demain pour Com-piègne.

— Gardez-vous bien, dit Pothon de Xaintrailles, maître

Jehanne d'Arc et la troupe de secours.

Bonvarlet, la force manque peut-être à vos bras, mais non le cœur en votre poitrine, vous êtes un brave homme !

— Oui, gardez-vous bien ! reprit La Hire, et que Flavy continue à bien garder Compiègne ; avertissez-le que nous serons chez lui dans deuxjours prêts à bien faire. Tenez, maître Bon-A^arlet, voici Jehanne, notre bergère capitaine, ([ui s'avance avec son frère et son écuyer. Regardez-la, elle chevauche hardiment comme un vieux chevalier, son cœur déborde de flamme quand elle voit Tennemi, et elle a force de rude soudard pour bouter en avant dans un assaut ou une charge.

Un groupe de cavaliers arrivait en pressant le trot de leurs chevaux fatigués. Jehanne marchait parmi eux reconnaissable à ses cheveux très courts pour une femme, un peu longs pour un homme, et au grand surcot qui couvrait son armure. Son casque, un bassinet en tout semblable à celui des hommes d'armes, pendait accroché au chanfrein de son grand cheval. Elle semblait de taille

moyenne, mais tout en elle respirait la force et la vaillance. Il était difficile de discerner à première vue ce qui lui donnait cet indéniable ascendant sur tous ces rudes soldats éprouvés par tant de guerres, peut-être son regard franc, la simplicité de ses allures et ce courage sans hésitation ni défaillance, ([ui la faisait se jeter au plus fort du combat en méprisant les volées de flèches, les boulets des bombardes et les épées levées sur elle.

Quelques bous joueurs de bombarde.

A côté d'elle marchaient son frère Pierre d'Arc, robuste soldat lui aussi, et son écuyer d'Aulon qui portait sa bannière particulière, semée de fleurs de lys et ornée de peintures.

— Et bien, messire La Hire, nous nous arrêtons?

— Pour ouïr des nouvelles de Compiègne, répondit La Hire, Flavy est toujours le capitaine vaillant que nous avons vu; soldats et bourgeois combattent de leur mieux, mais cola fait toujours peu d'hommes de guerre aux remparts,

— C'est vrai, dit Bonvarlet, mais je ne suis plus incpaiet, messire, si vous y venez avec la vaillante .lehanne, avec messire Pothon de Xaintrailles.

— Les assiégeants sont nombreux, les Bourguignons ont rejoint les Anglais, ils veulent la ville, fit Xaintrailles la mine soucieuse, et nous avons peu de gens à mener à la rescousse contre l'armée du comte d'Arundel et du duc de

J irai voir mes bons amis de Compiègne.

Bourgogne, nous ferions peut-être bien d'attendre à Crépy d'avoir réuni plus de monde.

— Bah ! nous avons cinquante lances, trois cents bonnes épées, quelques arbalètes, plus quelques gaillards qui sont bons joueurs de bombardes et couleuvrines et qui l'ont bien prouvé au siège d'Orléaiis.

— Juste comme messire de Flavy en réclame pour le rempart, fit Bonvarlet.

— En roule.

— Tous de vaillantes gens qui n'ont pas voulu laisser rouiller leurs épées dans l'inaction de l'autre côté de la Loire, s'écria Jehanne, et qui viennent de bon cœur au combat, les Anglais l'ont vu hier à Lagny. On nous promettait défaite et trahison, et vous voyez, la déroute a été pour l'ennemi, comme à Beaugency, comme à Pata3..

— Oui, c'est assez pour donner bon aide à ceux de Compiègne, acheva La Hire en faisant sonner son gantelet sur son genou, un jour de repos k Crépy pour laisser souffler hommes et chevaux et ensuite nous boutons en avant!

— C'est dit. Pour moi, après-demain, déclara Jehanne, quoi qu'il arrive, j'irai voir mes bons amis de Compiègne...

— Et nous tombons sur l'Anglais. Allez votre chemin, maître Bonvarlet, continua La Ilire tout bas, et aussitôt à Compiègne, prévenez Flavy qu'à l'aube d'après-demain nous arrivons par la forêt et que tout soit prêt pour l'attaque.

— Que Dieu vous garde! fît Bonvarlet d'une voix grave en levant son bonnet.

Déjà la petite troupe reprenait sa marche, le groupe des chevaliers, avec Jehanne au milieu, s'éloignait dans un bruit de fer froissé, d'épées frappant sur les jambards des hommes, sur les bardes des chevaux. On entendait en avant quelques voix de soldats qui reprenaient une chanson pour égayer un peu la marche en cette journée maussade et pluvieuse.

Sons lo liastioii de la Vierga

II ne pleuvait plus et la nuit était belle. Lorsqu'une éclaircie se produisait dans les masses de nuages tourbillonnant et roulant dans le ciel, poussée par le vent, la lune apparaissait éclairant la ligne des remparts de Com-piègne, du côté tourné vers la forêt près de la porte Pierre-fonds, sous une grosse tour en forme de trèfle qui défendait un saillant de l'enceinte. Cette grosse tour, d'aspect très particulier, s'appelait le bastillon de la Vierge, en raison d'une statue placée à la pointe du trèfle, au-dessus des créneaux.

La forêt qui venait alors presque jusqu'aux murs de la ville, masse sombre aux profondeurs mystérieuses, semblait dans la nuit hostile et menaçante.

Ce n'était pas alors la belle forêt aménagée aux trois derniers siècles, percée dans tous les sens de routes innombrables et de larges avenues que nous connaissons. Cette forêt de Guise ou de Compiègne formait un immense territoire sauvage, à peine traversé par quelques mauvais chemins, comme l'antique voie romaine dite chaussée Brunehaut, les chemins de Senlis, de Crépy et de Pierrefonds ; ici fourré impénétrable coupé de gorges profondes, de sombres ravins où venaient se perdre des cours d'eau, ailleurs futaies séculaires autour des étangs, filés majestueuses de grands hêtres, chênaies aux arbres formidables étendant leurs grandes branches tordues, cavernes de feuillage où les mystères druidiques avaient été célébrés, taillis enchevêtrés, antres broussailleux habités par toutes les bêtes fauves, où le loup avait son repaire, le sanglier sa bauge, où les bardes de cerfs et de biches passaient sous la protection de vieux mâles farouches aux bois immenses.

Dans cet enchevêtrement très peu pénétrable, il y avait pourtant çà et là en des clairières difficiles à découvrir, des hameaux de bûcherons reliés par des sentiers, des monastères enfoncés dans le silence de quelque vallon perdu, des postes fortifiés pour les sergents forestiers chargés de la garde et juridiction dans l'immense domaine; mais depuis les soixante années de guerre qui ravageaient le Valois, savait-on ce que la forêt recelait de dangers dans ses profondeurs? Où étaient bûcherons et forestiers? Quelques prieurés et ermitages avaient été ruinés, les nonnes de l'abbaye de Saint-Jean-aux-Bois devaient trembler derrière leurs murailles, ou s'étaient réfugiées dans la cité de Comsâ.

gi

piègne, remplacées ^^^ peut-ôtre par quelque bande

de brigands.

Cependant depuis un mois déjà que la ville de Conipiègne était assiégée, le côté du rempart en face de la forêt demeurait libre. Les assiégeants ne tenaient que la rive droite de l'Oise et n'aventuraient de l'autre côté que des partis de batteurs d'estrade qui se risquaient peu en foret. Depuis'un mois la ville faisait bonne défense, mais les forces ennemies augmentaient tous les jours; sentant qu'elle était la clef de l'Ile-de-France, Anglais et Bourguignons avaient décidé de l'avoir à tout prix. Ils tenaientJNoyon, ainsi , , ., , .. que toutes les places d'alentour, et le château de Choisy, à une lieue de Compiègne, venait de tomber

entre leurs mains; ils allaient donc pousser le siège avec vigueur. En attendant un secours des troupes que Jelianne d'Arc, la Hire et Xaintrailles essayaient de réunir, les gens de Compiègne se montraient pleins de résolution.

Dans les taillis à l'extrémité de la forêt, un homme à figure hâve, auxvêtements déguenillés, boueux et sanglants,

Dans les ruiii'

s'avançait à grands pas, le corps penché en avant, avec des marques d'extrême fatigue, en s'appuyant sur un énorme bâton, massue plutôt, terminé par un marteau de fer. C'était Jehan des Torgnoles dans un assez triste état. Presque sans repos depuis la nuit précédente, il errait dans les bois entre Senlis et Compiègne, tantôt poursuivant, courant derrière les routiers avec l'espoir d'empêcher le malheureux Jacques Bonvarletde tomber entre leurs mains, tantôt poursuivi lui-même et traqué dans les halliers.

Comme il succombait à la fatigue et à la faim, il avait pu, dans le courant de la journée, en fouillant les ruines d'une ferme brûlée tout récemment par les Anglais de Creil, dénicher un morceau de lard encore accroché dans la cheminée, (irâceà cette bonne aubaine il avait repris quelques forces et retrouvé la lucidité de son esprit troublé par la fièvre de sa blessure, l'extrême tension de ses nerfs et la violente excitation de toutes ces courses éperdues et anxieuses.

A travers bois.

Maintenant c'est fini. Après tant d'heures d'angoisses, il arrive désespéré. Hélas, tousses efforts ont été inutiles ! il n'a pu rejoindre le messager royal, le pauvre Bonvarlet, sans doute tombé dans l'embuscade et gisant à cette heure sans vie dans quelque fourré de cette forêt où rôdent des soudards ennemis. Plusieurs fois dans la journée il a cru l'apercevoir au loin, dissimulant sa marche par les sentiers détournés et s'est lancé à sa suite à travers bois. Mais l'homme entrevu, le sentant à ses trousses, avait trouvé quelque ravin pour disparaître, et c'était ensuite Jehan qui, subitement, se trouvait forcé de détaler devant quelques routiers surgissant au détour d'un sentier.

Enfin, si le pauvre |]onvarlet est pris, il reste la ville à sauver. Et rappelant toute son énergie, Jehan a continué sa route sur Compiègne et il arrive à bout de forces en vue des murailles. 11 est déjà tard dans la soirée. Les portes sont closes depuis longtemps. Il faut pourtant pénétrer dans la ville et prévenir le gouverneur. Mais comment se faire ouvrir à cette heure? Va-t-ilfalloir, pour attendre le matin, chercher asile dans les maisons dévastées des faubourgs? Et si pendant ce temps quelque traître pénétrait en ville avec le message arraché à Bonvarlet?

Il faut entrer. Jehan des Torgnoles approche de la porte Pierrefonds sombre et silencieuse dans la nuit. Un petit ouvrage extérieur palissade" défend le fossé; derrière les palissades des sentinelles veillent, car lorsque Jehan sort de l'ombre et se présente dans l'espace éclairé par la lune, un carreau d'arbalète siffle à son oreille. Il se jette vivement de côté et tente de parlementer.

— J'apporte mes bras pour combattre l'Anglais avec vous, bourgeois de Compiègne, et j'ai des nouvelles à communiquer au gouverneur..., ouvrez à un homme seul!

— Au large! risposta une voix, et reviens demain matin ! Si tu es ce que tu dis, on t'accueillera, si tu es un espion, c'est assez tôt pour être pendu.

Jehan entendait les hommes de garde arriver pour garnir les meurtrières de la palissade, il comprit qu'il était inutile d'insister et battit en retraite, il n'y avait rien à faire qu'à chercher quelque trou pour dormir jusqu'à l'aube. Comme, d'un pas hésitant, il suivait à quelque distance les contours du fossé, il se rappela un coin des remparts dans l'angle d'une tour, où les débris d'une échauguette au-dessus d'une poterne condamnée, pouvaient se prêter à une escalade. Mais n'avait-on pas apporté des modifications à ce point faible du rempart? 11 fallait voir. Jehan s'avança avec précaution . J ustement une nouvelle bande de nuages allait masquer la lune pendant quelques minutes. Quand l'obscurité attendue fut venue, Jehan cour ut ver s le fossé et se laissa glisser dans l'herbe humide. Oui, c'était bien là. Pas de changement à l'ancienne poterne. Il y avait toujours les pierres en saillieque Jehanconnaissait. Grimpé sur le talusde la tour, il se ro««SSi3L CM

Double escalade.

hissa aux premières pierres avec d'infinies précautions pour ne donner l'éveil à aucune sentinelle et pour ménager aussi son épaule qui le faisait cruellement soufï'rir à chaque mou-\ement des bras. Il mesurait de l'œil dans le vague de la nuit la hauteur du mur lorsque, de stupeur, il faillit pousser un cri et lâcher prise. Un homme montait devant lui et cet homme, parvenu en haut, enjambait déjà le parapet!

Sur le rempart

Encore la trahison.

Jehan, surexcité par la fureur, oublie son épaule; il se hisse rapidement de pierre en pierre et à son tour il enjambe le parapet. 11 se trouve sur un rempart terrassé d'où une pente douce descend dans une ruelle bordée de jardins. Tout dort de ce côté, les maisons au fond des petits jardins n'ont pas une lumière. Il fait sombre, la lune est encore voilée.

Oii peut se cacher l'homme qui devant lui a escaladé la muraille? Quelque chose a remué au fond de la ruelle, une ombre s'entrevoit qui disparaît aussitôt dans le noir.

— Ah, brigand! je t'aurai! s'écria Jehan.

Son bâton ferré était resté dans le fond du fossé. N'importe, il avait ses poings et saurait s'en servir. Au bout de la ruelle Jehan se trouva un instant embarrassé; il y avait là un carrefour de rues tortueuses dont les unes descendaient vers le centre de la ville, tandis que les autres suivaient la courbe des remparts en remontant derrière des couvents. Laquelle prendre de ces rues, toutes ég-alement sombres et silencieuses? Jehan courut d'un côté, écouta, regarda vainement dans tout ce noir et revint au carrefour. Enfin d un autre côté il devina plutôt qu'il n'entendit un bruit de pas déjà lointains. Jl prit sa course, l'homme poursuivi se dirigeait vers ce quartierque.lchan connaissait si bien, au centre de la ville, sous les murailles de l'abbaye de Saint-Corneille.

Comme Jehan la tête en feu, le cœur battant, arrivait sur le parvis, l'homme arrêté sous l'abbaye même, disparaissait dans une petite inaison que Jehan connaissait aussi, la maison de l'usurier Thibaut Rongemaille! Jehan stupéfait, se frottait les yeux, mais cela ne faisait pas doute. 11 avait vu la porte s'entre-bâiller et l'avait entendue se refermer. D'ailleurs une raie lumineuse

L homme arrivait à Saint-ConioiUc.

apparaissait sous un volet du premier étage. L'homme était bien là.

— Eh bien, non, je suis trop bète de m'étonner, pensa-t-il, s'il y a machination et trahison, il est tout naturel que le Thibaut Rongemaille en soit... Oui, oui. j'y suis, je comprends tout! c'est lui le traître dont parlait le chef des routiers dans la grange! Pas de doute, c'est lui.

Instinctivement, pour éviter d'être aperçu par Ronge-maille, Jehan s'était jeté dansl'ombredu portail de Saint-Corneille. Il monta quelques marches et se trouva sous le porche profondément enfoncé; de là il pouvait, sans craindre d'être vu, surveiller la porte de Rongemaille.

— A côté de mon abri de la nuit dernière, de mon trou à grenouilles ou à crapauds, ce porche me semble un appartement douillet et chaud. J'y reste! Demain je tirerai cette affaire au clair avec messire le gouverneur. Un bourgeois traître dans la ville recevant des espions du dehors! Par la fourche du diable! je pense que messire de Flavy, qui n'est pas commode, en fera bonne et prompte justice!

Jehan, allongé sur les dalles, veillait les yeux fixés sur la maison de Rongemaille; mais peu à peu, écrasé par la fatigue, affaibli par tant d'alertes successives, malgré sa volonté de ne pas perdre de vue la maison du traître, ses yeux se fermèrent et il tomba dans un sommeil qui était presque un évanouissement.

Sommeil on ovanouissemcnt.

Jehan ne s'était pas trompé; l'homme qu'il poursuivait dans les rues de Compiègne après avoir franchi la muraille derrière lui, avait bien trouvé asile chez l'usurier Rongcmaille, mais il tombait comme on va le voir, dans une erreur complète en le qualifiant du nom de traître.

Il allait être onze heures du soir, c'est-à-dire que le couvre-feu, sonné de bonne heure dans la ville assiégée, avait depuis longtemps fait éteindre toutes les lumières. Cependant Thibaut Rongemaille ne dormait pas, il se promenait de long en large dans une chambre aux volets soigneusement clos, éclairée par un pâle lumignon, lorsqu'un coup frappé en bas l'avait fait sursauter. Descendu immédiatement il regarda avec circonspection par le guichet de sa porte; l'homme qui frappait s'était mis le visage en plein sous la clarté de la lune pour être reconnu.

— Comment! s'écria Rongemaille en ouvrant rapidement sa porte, vous, maître Bonvarlet, entrez, entrez vite! C'était bien maître Bonvarlet, la mine presque aussi défaite que celle de Jehan, les traits tirés, les vêtements boueux. Il suivit Rongemaille et se laissa tomber sur un escabeau que celui-ci lui avançait.

— C'est moi, fit Bonvarlet. Je pensais que je ne reverrais plus Compiègne ni ma pauvre Guillemette!...

— Je vous ai attendu toute la journée, je suis resté jusqu'à dix heures de nuit à la porte Pierrefonds... Mais comment vous a-t-on ouvert sans Tordre du gouverneur?

— On ne m'a pas ouvert... Poursuivi, traqué depuis des heures de buisson en buisson dans la forêt, je croyais avoir enfin dépisté les malandrins et j'arrivais en vue de la ville lorsqu'ils m'ont rattrapé... Je les avais sur les talons, un surtout, acharné à ma poursuite... Impossible d'aller à la porte Pierrefonds, les routiers m'en coupaient la route...

— Et alors?

— Alors, je me suis rappelé un endroit du rempart où l'escalade était possible, à la poterne abîmée au dernier siège... et que je vais signaler au gouverneur... l'endroit m'avait été montré par un certain gaillard qui se moquait bien de la fermeture des portes, mon élève Jehan...

Maître Bonvarlet se mordit les lèvres, se remémorant soudain la grande querelle de Jehan avec l'usurier.

— Oui, oui, grommela Rongemaille, un sacripant!

— Là, j'ai cru vingt fois que je roulerais dans le fossé... Et sur le bord du fossé, maître Rongemaille, il y avait déjà, furieux de m'avoir manqué de la longueur d'une pique, ce misérable routier qui me poursuivait!... Enfin, me voici...

— Votre mission? demanda Rongemaille.

— A réussi... Je rapporte des lettres et l'argent pour la solde de la garnison... Vous allez prendre votre manteau et . votre lanterne et nous allons courir chez le gouverneur... j'ai hâte de rassurer ma chère petite Guillemetle qui doit trembler pour moi... Dépêchons, maître Rongemaille...

— Un instant... Vous avez l'argent pour le gouverneur?

— Oui, tenez, soulevez mon surçot... je suis cuirassé d'or... et pesez ma ceinture, j'apporte l'or et ce qui est meilleur, de bonnes nouvelles... J'ai vu messi-res Polhon et I.a Hirc et Jehannela Lorraine, ils partent cette nuit de Crépy et seront ici demain à l'aube, c'est-à-dire dans quelques heures, pressés de combattre pour notre délivrance...

— Vous avez l'or? répéta Rongemaille.

— Je vousj'ai dit.

- Et vous n'êtes pas entré par la porte Pierrefonds où l'on vous attendait?

— Je vous l'ai dit ! Impossible, on me guettait aux abords, j'ai eu peine à échapper...

— Alors, fit Rongemaille se promenant de long en large, alors personne ne vous sait à Compiègne.

— Personne...

— Mettez-vous à Taise, vous êtes fatigué!

— Je ne le serai plus quand j'aurai vu le gouverneur et embrassé mon enfant.

— Mais asseyez-vous donc, cria Rongemaille en prenant

Vous avez l'or '.

Bonvarlet par les épaules et en palpant ses vêtements, vous avez l'or... Oui, l'or est là, je le sens... Et personne ne vous a vu entrer ici, personne?

Les yeux de l'usurier luisaientétrangement et ses mains s'appuyaient violemment sur Bonvarlet.

— Allonschezle gouverneur, dit Bonvarlet, si vous n'êtes pas prêt, j'y vais seul.

— Jamais!... Seul, avec cet or? imprudent!... ah! ah! les routiers le guettaient, cet or... je vous accompagne, avec cette dague, une bonne dague cfui a le fil... Attends ! mais attends donc! hurla Rongemaille.

Ses doigts qui cherchaient l'or sautèrent soudain à la gorge de Bonvarlet; celui-ci tomba sur la table en jetant la lumière à terre, la main droite de Rongemaille fit voler en l'air le fourreau de la dague, puis la dague elle-même disparut tout entière dans le dos du malheureux Bonvarlet qui ne poussa qu'un faible cri, étouffé au passage par les doigts crispés de l'usurier. Tous deux étaient par terre, la lampe éteinte, éclairés par un rayon de lune, Bonvarlet râlant, l'assassina genoux sur sa poitrine etfouillant sesvêtements...

Tous doux élaieiit à terre.

Un cadavre criblé do coups de poiguard.

Jehan des Torgnoles avait beaucoup de sommeil à rattraper. Malgré sa ferme intention de rester éveillé, il dormit jusqu'au matin d'un sommeil lourd et fiévreux, coupé de cauchemars et de demi-réveils, pendant lesquels il prononçait vaguement de terribles paroles de menaces, agitait bras et jambes et lançait des coups de poing et des coups de pied à des ennemis invisibles.

Lorsque l'aube dora les toits de la ville, une rumeur s'entendit au loin, se propagea, fit ouvrir des fenêtres et des portes, pousser des cris de joie à des gens qui se précipitaient dehors. Des Angélus sonnèrent. Jehan continuant son rêve ouvrit pourtant les yeux, tout en restant couché, les membres rompus et engourdis. Des gens couraient toujours; des Noël! Noël! desclameursjoyeusessemblaient voler de rue en rue et arriver jusque vers Saint-Corneille, puis ce furent des froissements de fer, des bruits de chevaux qui s'arrêtaient devant le parvis et des Noël ! Noël! plus nourris.

Jehan s'était redressé sans pouvoir pourtant se lever.

— C'est Jehanne ! avec messires La Ilire et Xaintrailles! Noël! Noël! de la belle chevalerie!... et des archers! Une armée?... Non, rien que lavant-garde... La ville va être délivrée... le gouverneur accourt... on va attaquer [les Anglais...

Des gens en courant se jetaient ces mots de l'un à l'autre. Jehan cherchait à reprendre ses esprits, mais la fièvre le travaillait ; sa blessure à l'épaule s'était rouverte, il souffrait cruellement, son sang coulait et il continuait à demi éveillé le cauchemar qui avait troublé son lourd sommeil. Quoi? Jehanne d'Arc et La Hire? Une sortie ? mais les trahisons tramées, le traître entré dans la ville? Il essaya de se lever pour se mêler aux gens du parvis. A sa grande épouvante un cadavre dans une flaque de sang était étendu à côté de lui, le visage contre terre. Il poussa une exclamation. Des gens se retournèrent vers le porche encore dans l'ombre et des cris d'horreur firent taire les acclamations.

Deux corps gisent aux pieds des statues de saintsdu portail, un cadavre criblé de coups de poignard et un homme couvert de sang, à demi couché à côté de l'autre. Cet homme tremble et balbutie, les yeux effarés. On s'occupe <l'abord de l'autre. Le cadavre est descendu sur le parvis. Au bout de la place des gens continuent à fêter les archers et les hommesd'armes, àqui chacun apporte vivres et rafraîchissements; sous le portail on se presse, on se bouscule pour voir le cadavre qu'entoure un groupe de bourgeois. Nul espoir he reste, l'homme est bien mort.

... Mais on le connaît! C'est maître Bonvarlet, l'ymag-ier, le messager attendu par le gouverneur ! lie nom circule parmi la foule, des soldats courent prévenir Flavy en conférence avec les chefs du secours.

Jehan des Torgno-les entend le nom, d'ailleursila reconnu la tête pâle de l'assas-

sine, sans doute son

cauchemar continue.

Il n'a pu sauver le pauvre Bonvarlet! Mais les trahisons qui se préparaient, com-mentles empêcher?... Soudain il est soulevé à son tour par des gens à figures menaçantes, il est bourré de coups, dans un tumulte décris et jeté en bas des marches du portail. Jl n'y a pas de doute, c'est lui l'assassin du pauvre Bonvarlet! Blessé

8

1."entrée doJelianne d'Arr.

dans la lutte, il sera tombé sur le corps de sa victime. Il faut pendre le misérable surpris dans son crime, il faut faire justice immédiate ! Attendre le gouverneur? A quoi bon ? Le gouverneur a bien autre chose à faire que de s'occuper de ce / brigand, il va aujourd'hui livrer bataille aux Anglais, les balayer de leurs retranchements et sauver la ville, avec le secours amené par Jehanne la r^orraine... Une corde tout de suite, une bonne corde.

C'est l'avis de tous, aussi bien des gens sur la place que de ceux (|ui garnissent toutes les fenêtres des maisons. C'est notamment l'avis de maître llongemaille, apparu sur son huis avec la mine d'un homme qui se r(;-veille à peine.

Une corde, une bonne corde? Tout de suite, maître Rongemaille va vous trouver cela. Vous avez bien raison ! Inutile de déranger le bourreau pour cegredin qui a assassiné le messager du gouverneur.

Jehan des Torgnoles, assis à terre, maintenu autant par sa faiblesse que par des poings vigoureux, regarde et entend sans comprendre tout à fait. Hélas, l'horrible rêve continue. IjCS gens qui l'entourent sont-ils des routiers anglais? Est-ce du populaire de Compiègne? Il ne sait au juste. Est-il en ville ou bien encore dans les halliers de la forêt? Il ne reconnaît vraiment que le pauvre Bonvarlet étendu sur le pavé, figure tragique. Et aussi, au premier ramg des gens qui l'en-

A demi assommé.

tourentetle plus acharné aie maltraiter, l'usurier Rongemaille au rictus féroce.

"Quoi? on l'accuse d'avoir assassiné Bonvarlet?C'est un cauchemar causé par la fièvre et qui va se dissiper tout à l'heure ! Mais des mains lui passent une corde au cou, on le pousse, on le soulève, on le hisse. La corde est jetée à la première balustrade du portail. Il n'y a plus qu'à tirer et justice sera faite de l'assassin de Bonvarlet.

Cette fois Jehan se débat, il se secoue violemment pour se réveiller et pousse des cris de fureur. Moi? assassin de mon maître Jacques Bonvarlet ! Moi qui courais depuis deux jours et deux nuits pour le sauver ! Moi qui ai failli tomber sous les coups des routiers qui le poursuivaient!... Je veux voir le gouverneur ! Prévenez-le ! Il y a dans Compiègne des

La corde impitoyable'se tend.

traîtres qui doivent livrer la ville... A moi, messiredeFlavj! Il y a des traîtres... Tenez dans cette maison que je guettais cette nuit...

La main de Rongemaille tire sur la corde. Mais .lehan, hagard, les yeux hors de la tête, a retrouvé toute sa force, il se dégage à demi, étend le bras vers le portail.

— Vierge de pierre, saints et saintes du portail, s'écrie-t-il, je vous appelle en témoignage. Vous avez vu ce meurtre horrible, vous avez vu l'assassin! Est-ce moi. Vierge de pierre? Parlez, je vous adjure! Dites que je ne suis pas coupable de ce crime ! Dragons, serpents, basilics sculptés dans la pierre, parlez !

Hélas, sous la fureur de la foule, la corde impitoyable se tend, Jehan va périr.

— L'assassin, crie Jehan à demi étranglé, le traître qui veut livrer la ville aux Anglais, il est dans cette maison, je vous dis... Mais non, il est ici, je le vois le traître, l'homme-des Anglais... c'est...

Un cri de femme lui répond dans la foule. Une jeune fille qui accourait en larmes et venait de s'écrouler sur le corps du pauvre Bonvarlet, a levé la tête et reconnu Jehan porté au-dessus des têtes furieuses.

Elle voit la corde et devine avec horreur l'accusation qui pèse sur le malheureux, l'affreux péril où il se trouve.

— Lâchez-le, ce n'est pas lui! Il est innocent! Oh ! Jehan, peut-on t'accuser de m'avoir tué mon père, non, non, c'est impossible, ce n'est pas lui, lâchez-le au nom du ciel, au nom de mon père, il est innocent je le jure !

— Merci, Guillemette, murmura Jehan, vous me croyez, vous!...

— Et moi donc! cria d'une voix indignée la servante

Martinotte qui avait suivi Guillemette et sanglotait à genoux de l'autre côté du cadavre, je le jure bien aussi, qu'il est innocent, le pauvre agneau. Làchez-le tout de suite, tas de monstres, ou je vais vous arracher les yeux à tous!. .

— Et pourquoi l'aurais-je tué? s'écria Jehan profitant de l'hésitation de la foule, pourquoi?

— Pour voler l'or qu'il rapportait à la garnison, hurla Rongemaille les yeux hors de la tète, et s'efforçant de tirer sur la corde, à la potence, le gueux!

Au même instant, une détonation retentit. C'étai t une bombarde anglaise, de l'autre côté de l'Oise, qui tirait sur la ville. Quelque chose passa dans l'air avec un sitllement strident, il y eut un fracas de pierres tombant sur le pavé, au milieu des cris d'épouvante de la foule.

Le boulet venait de fracasser une gargouille de Saint-Corneille, juste celle dont la tête était à la ressemblance de l'usurier Rongemaille, et avec elle la balustrade où l'on avait passé la corde pour pendre .Tehan des Torgnoles.

Jehan à demi suspendu tomba à terre, lâché par ceux qui le tenaient. Les plus furieux s'écartèrent vivement sous les fragments de pierres qui pleuvaient.

— Lâchcz-le, il est inuoccut

Jehan poussa un cri de ti^iomphe.

— Je vais vous le montrer, le traître, l'assassin ! Vous voyez bien que je suis innocent, que je n'ai pas commis le crime, vous voyez bien, la bombarde anglaise elle-même a proclamé mon innocence, et elle a montré le coupable... A moi, braves gens, à moi, accourez, le traître, je vous le livre, le voici!

Et, traînant la corde toujours attachée à son cou, bousculant bourgeois et soldats, Jehan sauta à la gorge de Ronge-maille terrifié.

— L'assassin, c'est lui! Croyez-moi, braves gens ! c'est lui! lui!... J'y suis maintenant, je comprends tout!... l'homme entré devant moi par le rempart c'était maître Bonvarlet, c'estlui que j'ai suivi jusqu'ici et que j'attendais sous le portail... Celui qui l'a assassiné, c'est Rongemaille... Le traître qui est dans Compiègne et dont j'ai entendu le chef des routiers parler, le traître qui doit livrer la ville aux Anglais, c'est Ronge-maille!... Voyez comme il tremble! Assassin, tu avoues! A moi! à nous! tenez-le! mais tenez-le donc!

Rongemaille et Jehan avaient roulé à terre, hagards tous les deux, Rongemaille de terreur, Jehan hors de lui par la fureur et par la douleur que lui causait son épaule. De plus la corde qu'on lui avait passée au cou le serrait toujours, il se

Le boulet fracassait la gargouille.

trouvait à demi étrangié, et Roiigemaille cherchait à lui enfoncer sa dague dans lo. poitrine, la dague qui avait tué Bonvarlet. Enfin, d'un effort violent, Rongemaille se dégagea et bondit en arrière, renversant quelques bourgeois. Sa porte derrière lui était ouverte, il se jeta dans sa maison et on l'entendit tout de suite qui barricadait l'huis aux montants solides.

L'assassin, c'est lui !

Personne ne doutait plus maintenant; les plus acharnés contre Jehan tout à l'heure se montraient les plus indignés et les plus enragés contre Rongemaille.

— Le brigand! le traître! Il ne faut pas le manquer, lui!... — Jl a bien une tête d'assassin! Où avions-nous les yeux tout à l'heure? — Pauvre Jehan, qu'allions-nous faire? — Oh, moi, j'ai toujours prédit que le Rongemaille finirait mal!... Hardi! Enfonçons la porte! Portons-le à messire de Flavy !...

Cependant la foule, avecJehanen tête, se jetait sur laporte de Rongemaille pour l'enfoacer. Elle eût résis-lié longtemps si (les compagnons forgerons ne s'en fussent mêlés avec des haches et des leviers. Aussitôt enfoncée, les assaillants se précipitèrent. Le logis n'était pas grand, on eut bien vite parcouru les chambres du rez-de-chaussée et de l'étag-e. Personne. Rong-emaille avait disparu. Dans une chambre on aperçutquelques pièces d'or par terre sur un parquet fraîchement lavé. On grimpa au grenier, le grenier était vide. Comment Rongemaille pouvait-il avoir disparu? Dans quelle cachette s'était-il jeté? On sondait les murs, on regardait dans le puits, on explorait la cave, profonde comme elles sont dans toutes les vieilles cités et qui pouvait communiquer avec les caves voisines ou même les souterrains de l'abbaye. Rien. Personnel IjO misérable Rongemaille semblait s'être littéralement évaporé.

Pendant que Jehan et quelques hommes fouillaient de fond en comble le logis de Rongemaille sans parvenir à mettre la main sur le misérable, le corps du pauvre Bonvarlet était porté dans sa maison sous la tour Reauregard, suivi seulement de quelques amis de l'ymagier, qui s'efforçaient de soutenir Guille-mette à moitié évanouie, et la grosse Martinotte suffoquant sous les sanglots.

Jehan aurait voulu rejoindre les deux pauvres femmes pour pleurer avec elles, mais il avait d'autres devoirs, il devait rendre compte au gouverneur de ce qu'il avait vu et entendu en essayant d« sauver le messager, et l'avertir de la trahison

11 barricadait l'iiiiis.

préparée pour livrer la ville. Guillaume de Flavy connaissait déjà la fin de Bonvarlet. Comme il accourait pour recevoir la troupe de secours amenée par Jehanne d'Arc, I.a Mire et Xaintrailles, on lui avait appris la funèbre découverte faite sous le porche de Saint-Corneille, mais il croyait que la foule avait immédiatement fait justice du meurtrier pris sjur le fait.

La petite troupe, hommes d'armes et piétons, se reposait de sa marche de nuit; les chevaux dans les écuries des hôtelleries, aux approches du pont, recevaient bonne provende; les hommes, dans un vaste enclos, débris de l'ancien palais de Charles le Chauve, au-dessous de la vieille tour Beauregard, étaient fêtés joyeusement par les Compiégnois ; ils arrosaient du vin guilleret des coteaux de l'Oise, cru dédaigné aujourd'hui, un repas suffisamme nt plantureux pour un festin d'assiégés, et se préparaient pour le combat prochain.

Pendant ce temps, le gouverneur s'en allait avec les chefs faire le tour des remparts, pour reconnaître la force de la ville et les positions de l'ennemi sur les coteaux de la rive droite de l'Oise.

Les défenses étaient encore bonnes, malgré les dégâts

Des cooipaguous forgerons s'en mêlèrent.

des sièges précédents; Compiègne, depuis moins de douze-ans seulement, avait été pris et repris cinq ou six fois, par les Bourguignons, par les troupes royales, ou par les Anglais qui l'avaient conservé de 14^3 à 1/^29, mais grâce aux répa-

Rcpos et rafraichisscmeuts avant la bataille.

rations et renforcements on avait une enceinte de murs solides, des tours nombreuses suffisammeut rapprochées l'une de l'autre, avec quatre portes et deux poternes.

L'ennemi ne menaçait encore que la partie du rempart baignée par la rivière d'Oise. 11 occupait, en face du pont, à deux portées d'arbalète le village de Marguy, et plus loin à droite et à gauche, ceux de Glairoix et de enettc.

Face à reimemi, le pout charg-é de maisons et de moulins sur un côté de ses piles, était défendu par de bonnes tourelles appuyées à la m issive tour Beauregard et par une grosse bastille extérieure sur la rive droite, entourée elle-même d'un fossé.

Les derniers préparatifs de la sortie s'achevaient, les hommes de la garnison étaient rassemblés, des soldats garnissaient toutes les défenses de la tête de pont, des bateaux couverts de solides pavois étaient amenés, pour recevoir des archers chargés de garder la rivière et de soutenir au retour les hommes de la sortie.

Ainsi, massés tout près de l'ennemi, n'ayant plus que le pont à traverser pour se précipiter sur lui. ils <ittendaient avec confiance l'instant où Jehaane, la bannière royale à humain, viendrait se mettre à leur tète.

Cortège funèbre.

XI

UN TRIO Ui: MAKA.MJlîl.XS

Rongemaille épouvanté n'avait pas perdu de temps ; aussitôt sa porte fermée, il s'était jeté dans sa cave, avait g-ag'né un caveau qui n'était séparé d'une cave voisine que par une barrière do planches. Avec une agilité qu'il ne se soupçonnait pas, il escalada la barrière, remonta chez le voisin sans mauvaise rencontre et se trouva de l'autre côté des maisons du parvis, sur le Marché aux Herbes. Toute la population courait du côté où passaient Jehanne et La Hire. Personne en vue. Rongemaille se g-lissa dans un quartier de ruelles sombres et désertes, à peine larges de quelques pieds, circulant derrière des hôtelleries et des maisons du marché. 11 respira un instant. Mais où aller ? A qui demander refuge ? Comme il débouchait sous l'Hôtel-Dieu, il fit un brusque saut

en arrière. Un cortège s'avançait, une civière suivie de deux femmes en larmes. C'était le corps de Bonvarlet que l'on portait chez lui ; Rongemaille se rejeta dans les ruelles, tourna sur lui-même et quelques minutes après se trouva devant la porte du pont. Comme il passait sous une fenêtre ouverte, une main s'allongea et le saisit par l'épaule. Il eut un haut-le-corps de terreur et tenta de reculer, une seconde main lui tomba sur l'autre épaule. Rongemaille allaitse débattre avec rage, mais, se retournant vers ces deux poignes, il poussa un soupir de soulagement. Il avait affaire à des amis.

— Vous! Gauthier Longbec. Vous, Canteleu ! C'est vrai,, je vous oubliais depuis hier... Vous êtes de garde au pont... Vous m'avez fait une belle peur ! fit-il à voix basse. Mais vite, cachez-moi !

— Qu'y a-t-il?

— Nous sommes pris! Cachez-moi vite!

Gauthier Longbec et Canteleu sursautèrent à leur tour.

— Hein? Quoi? Chut!... et les autres?...

— Je vous expliquerai, mais pas ici... allons vers le bas-tillon de l'autre côté du pont.

Vivement les trois hommes s'engagèrent sur le pont, parlant à voix basse.

— Belle idée, gémissait Geoffroy Canteleu, de nous avoir fait entrer dans Compiègne pour prendre service dans les archers de messire de Flavy ! J'avais bien besoin de me souvenir que ma mère était Champenoise. J'aurais dû rester Bourguignon comme mon père.

— Tout est découvert, mais ne désespérons pas, dit rapidement Rongemaille. Vous trouverez bien dans la tour un coin pour me cacher. Menez-moi là-bas comme un bon ami qui vient faire une petite causette.

— Misère ! gémit Longbec, je sens déjà la corde!...

— e suis découvert, mais vous ne l'êtes pas, vous no courez aucun danger immédiat... tranquillisez-vous et tachez de me tirer de là... dans votre propre intérêt! ..

— Vous serez pendu, c'est votre affaire, mais vous avez

répondu de nous

au

gouverneur

hier, et le premier soin de messire de Klavy, vous expédié, sera de nous i'aire passer par la même cérémonie, et, dame, ça nous touche davantage!

— C'est beau-cou]) plus ennuyeux et décourageant, fitCanteleu.

— Encore une fois, faisons tête au danger... tâchons d'exécuter le plan convenu et délivrer une porte à votre capitaine... et le plus vite possible.

— Ou de nous échapper la nuit prochaine... ce serait plus sain...

— Oui, mais si nous pouvons entre-bàiller seulement une porte ou une poterne aux Anglais, nous aurons la récompense, dit Canteleii, et alors plus de périls, Longbec, nous sommes riches...

— Alerte! s'écria Longbec en se retournant, voilà le gouverneur avec une troupe qui arrive ! Glissex-vous là, maître

Misère ! je sens déjà la corde.

Kong-emaille, et filons! Alei^te, Canteleu, ayons l'air joyeux! Mais, barbe du diable! que je voudrais donc encore être avec les camarades, en forêt comme hier! Oui, lapour-suite de ce maudit messager peut nous coûter cher... Entrer dans Com-piègne, nous donner pour de boiis garçons de soudards français échappés aux pattes des Anglais, c'était trop risquer ! Vois-tu, Canteleu, mon idée valait mieux, lâcher la bande du capitaine, attirer l'homme de Compiè-gne, ce Rongemai Ile maudit dans un bon buisson désert et le mettre à rançon... Assez de fatigues et de dangers! Avec ma part de ses écus, je quittais l'épée, je me refaisais tailleur...

— Attention, le gouverBeur... Oh! oh! La Hire, Jehanne...

C'était en effet Flavy qui s'engageait sur le pont avec une troupe de cavaliers. A côté de lui marchaient .[ehanne, en armure complète recouverte d'un surcot cramoisi -déchiqueté en longues bandes, Xaintrailles et La Hire, Pierre d'Arc et une demi-douzaijie de chevaliers.

Les soldats du poste s'étaient rangés après la voiàte de la porte, les deux routiers parmi eux, la vouge au poing. Juste

derrière, Jehan des Torg-noles, qui venait de faire le tour des remparts sans pouvoir joindre Flavy, se tenait appuyé au mur, soutenu, porté presque par ceux qui l'avaient à demi assommé tout à l'heure, devenus maintenant ses meilleurs amis.

— Allons, allons, malpendu, lui criait du ton le plus aimable un ami qui lui avait précédemment poché un œil et presque démis un bras, tu lui parleras tout à l'heure, au gouverneur !

— Puisque tu es si pressé d'obtenir audience, disait un autre, il fallait nous laisser faire... une fois hissé à la potence, il n'aurait pas manqué de te voir et tu aurais pu lui faire à ton aise un discours sur cette canaille de Rongemaille, et sur les traîtres qu'il a introduits en ville... Un peu de patience, on les trouvera et on ne les manquera pas, les gueux!

Longbec ne perdait pas un mot de la conversation, il frémit et donna un coup de coude à son acolyte qui se garda bien de se retourner.

Lougbec douua un coup de coude

L'attaque du camp auglais.

XII

APRES LA CATASTROPHE

La sortie a lieu.

A peine reposées les troupes de secours amenées par Jehanne d'Arc, renforcées par cent cinquante hommes de la garnison, vont assaillir les positions des assiégeants.

Des bombardes placées à l'avancée tirent sur les barricades élevées devant les défenses du pont, puis le pont-levis de l'avancée se baisse, hommes d'armes et piétons se précipitent, Jehanne, La Hire et Xaintrailles en tête. A grands coups de vouges et de guisarmes, chevaliers et piétons ouvrent des brèches sanglantes au plus épais des rangs ennemis bousculés et refoulés. Il semble que Jehanne encore une fois, apporte la victoire dans les plis du glorieux étendard d'Orléans.

Mais des renforts nombreux arrivent des cantonnements anglais; de tous les côtés des bandes de soudards furieux

Jehanne d'Arc prisonnière.

tombent sur les gens de la sortie, à leur tour obligés de reculer. Les flèches et les carreaux d'arbalète pleuvent sur eux. Ils sont ramenés et poussés en désordre par la masse des assiégeants jusqu'au bastillon du pont, au bruit lugubre du tocsin sonnant à toutes les églises de Compiègne.

On s'égorgeait dans un étroit espace, le long des barrières conduisant au premier pont-levis et sur la berge, où les survivants purent être recueillis par les bateaux couverts. Jehanne, la dernière, soutenant la retraite avec quelques hommes d'armes, allait rentrer en ville, lorsque, panique des soldats de garde ou trahison, pendant que Flavy, dans la

Tout est silencieux sur le pout

tour, dirigeait archers et arbalétriers qui couvraient de traits les assaillants, le pont se releva et Jehanne, jetée à bas de son cheval, resta aux mains de l'ennemi. . . . .

C'est la nuit après la catastrophe. Tout est silencieux sur le pont de Compiègne. Au fond d'un ciel livide et traversé de gros nuages, la lune se lève rouge, couleur de sang. Pas un bruit derrière les sombres remparts, dans la ville assiégée, lugubre, toute à sa douleur. Les soldats qui veillent autour d'un falot, à l'abri des palissades de l'avancée, sont mornes

Dans ce noir, dans cette tristesse de la nuit sinistre, une des sentinelles du pont eut comme une vision.

Tout à coup le silence du côté de la ville fut troublé par un bruit de pas précipités et du noir de la voûte, au bout du pont, un homme apparut, jaillit plutôt, un homme effaré, haletant, les yeux comme des points blancs, écarquillés par l'horreur, la bouche ouverte pour un cri qui ne sortait pas, les bras tremblants levés en l'air.

Et l'homme fuyait sur le pont, poursuivi dans le ciel par des bêtes fantastiques au vol silencieux, dragons aux gueules formidables, guivres cornues au rictus effrayant, aux griffes

L'eau sembla bouillonner.

tendues, chimères à têtes farouches, aux ailes griffues, bêtes étranges qu'on ne voit pourtant qu'iiux balustrades des cathédrales, sculptées dans la pierre, solidement accrochées au-dessus des contreforts! Elles allaient, ayant ainsi quitté les murs des églises de Compiègne, elles volaient, déchirant l'air dans un coup de vent silencieux, menaçant l'homme du bec, des dents, desgriffes, tandis que dans le fond au-dessus de la ville, apparition vague, un archange se dressait, l'épée flamljoyante à la main...

p. 12U.

Le traître.

lag

Ainsi le rapporte la légende. L'homme c'était Ronge-maille le traître, qui, dans la bagarre, à la rentrée des soldats repoussés, a levé, aidé par Longbec et Canteleu, le pont qui laissait Jehanne aux mains de Tennemi sur le revers du fossé, — Rongemaille le traître, qui, profitant de la nuit, s'était glissé en ville jusqu'à sa maison pour prendre son or, l'or du crime.

Poursuivi, happé par les becs, déchiré par les griffes de pierre, Ilonge-maille hurlant et gesticulant, semant son or sur les pavés, sauta d'un bond sur le parapet entre deux moulins et se précipita dans la rivière. L'eau sousle chocsemblabouil-lonner et se referma. La lune se voila d'un nuage, dragons et guivres de pierre disparurent subitement et la figure de l'archange s'effaça

Au matin.

Au matin, sur les talus de la bastille défendant le pont, les assiégeants purent voir s'élever deux potences auxquelles furent accrochés les deux routiers complices de Ronge-maille, Canteleu et Longbec.

Guillaume de Flavy continua pendant six longs mois à défendre énergiquement la ville confiée à sa garde, plus étroitement serrée et plus rudement attaquée après la prise de Jehanne d'Arc, et il eut le bonheur de la conserver jusqu'au jour OÙ, avec l'aide d'un nouveau corps d'armée de secours, les Compiégnois assiégèrent à leur tour les Anglais dans les bastilles construites devant les murs ébréchés, les prirent d'assaut et forcèrent l'ennemi à décamper.

Jehan des Torgnoles fut de ceux qui bataillèrent avec le plus de cœur et aussi les meilleurs bras, tant sur les remparts attaqués, que dans la sortie dernière, à la délivrance de la ville, superbe occasion pour lui de se laisser aller franchement à son appétit pour les bagarres et les coups. Il en eut tout son compte, c'est-à-dire ce qui eût amplement suffi pour quatre, mais finalement, par bonheur pour la pauvre Guillemette restée sans famille, il se tira de toutes les mêlées sans horions par trop graves.

Redevenu de soldat ymagier, passé homme grave, il reprit avec ardeur le ciseau et le marteau pour se remettre aux sculptures de Saint-Corneille et mener à bonne fin les statues du portail laissées inachevées par son infortuné maître Bonvarlet.

Il reprit avec ardeur le ciseau.

CHAPITRE VU Où maître Bonvarlet rencoutre Jehauue d'Arc et La Hire ... 82

CHAPITRE VIII

Comment Jehau, malgré les archers de garde, s'introduisit eu ville . y3

CHAPITRE IX Le logis de Thibaut Rongemaille io3

CHAPITRE X

Où Jehau des Torgnolea subit nii commencement de pendaison 107

CHAPITRE XI

Uu trio de uialandrius lao

CHAPITRE XII Après la catastrophe laS