Alexandre Dumas

Bric-à-brac

DEUX INFANTICIDES

On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,-à la suite de deux infanticides.

Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame.

Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce qui tient à son origine.

Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui puisse satisfaire convenablement votre curiosité.

Si vous avez lu, dans mes Causeries, l'article intitulé: les Petits Cadeaux de mon ami Delaporte [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée.

Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons laissée.

Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère.

Aussi fallut-il lui trouver un biberon.

Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un biberon.

On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait.

Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait, le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de trente chèvres ou de douze vaches.

Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait plus d'honneur à ses nourrices.

Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle.

Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces menaces-là, en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte.

Delaporte les rassura: il répondait de tout.

En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel, éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle, faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au Caire un animal de ce sexe et de cette espèce.

Vous comprenez…

Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même temps agréable à un gouvernement allié.

Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes puissances européennes.

D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la France.

Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et s'occupa du transport en France de sa ménagerie.

D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ à sa disposition; mais _l'Albatros_ reçut l'ordre de faire voile pour je ne sais plus quel port de l'Archipel.

Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des Messageries impériales.

Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre.

On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante chèvres, pour subvenir à sa nourriture.

Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils avaient amenés.

Le tout arriva en seize jours à Marseille.

Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa première cargaison.

À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination l'hippopotame et sa suite.

Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille.

À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes.

Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux, semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux.

À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de Delaporte.

C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilité_, parce qu'il n'y a pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là… Pardon, j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En outre,-chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son maître,-il appelle Delaporte papa.

Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte papa.

Abailard, qui, en ce temps-là, n'avait pas encore de nom, ou qui en avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa mère, par une tribu en guerre avec la sienne.

Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux.

On les sépara et on les vendit.

La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien.

Nul ne sait ce que devint la mère.

Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec son maître.

Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié de spécifier l'objet de son commerce.

Il vendait des étoffes.

Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée.

Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte surtout, entre un maître et un esclave.

Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des pieds.

Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher.

L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois.

Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups.

Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître.

L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il fût guéri, c'est-à-dire environ un mois.

Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures.

Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition.

En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres turques, c'est-à-dire à deux cents francs, à peu près. Les mille piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant.

Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la dernière maison de la ville.

Cependant, arrivé à-la maison, une certaine répugnance instinctive le tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et entra dans la maison.

Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri.

Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte était fermée et la barre déjà mise.

Il se prit à trembler de tous ses membres.

Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts.

Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à un ou plusieurs individus.

Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui.

Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les cris.

Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là, son rasoir ensanglanté à la main.

Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu à un marchand d'eunuques!

En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était réservé, l'enfant se trouva mal.

Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain.

Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit.

Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui.

L'enfant était tombé près de la porte.

Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement.

Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il pourrait fuir.

Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet escalier devait donner sur une terrasse.

La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du vent, se dirigea vers la ville.

Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte.

Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas.

Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se laisser reprendre.

Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat français.

Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit prononcé, signifie liberté!

L'enfant se précipita haletant dans la cour.

Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit.

Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de faire des eunuques dans ses États.

L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection.

D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis il livra le marchand à la justice du pacha.

Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux galères.

L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à Delaporte de le prendre pour son domestique.

Delaporte y consentit et en fit son _saïs_.

C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que l'enfant appelle Delaporte papa.

C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard.

Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame; mais nous y revenons.

II

La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se mit à en désirer une neuvième.

Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient:

– À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un hippopotame femelle?

Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir Halim-Pacha au milieu de son harem.

– Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants.

Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans le Nil blanc et envoyée au Caire.

Il y a un pays où le mot impossible est bien autrement inconnu qu'en France, c'est l'Égypte.

Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État, avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont le lait servait à sa nourriture.

Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille.

Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle.

Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris.

Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son hippopotame au Jardin des Plantes.

Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois.

Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte.

Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est une créature privée de tout sentiment généreux:

Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau d'une trentaine de porcs.

Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre en défendant leur petit.

Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, «qu'il est commun que les femelles des mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames.»

On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit de son petit.

À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que, quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie.

Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze mois.

Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau, soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que cette parturition fût si proche.

À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent. Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses, le blessa mortellement.

Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une mâchoire à l'autre.

Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois.

Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois.

La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une violente crispation, elle mit au monde son second petit.

Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement sur le cou et sur le dos de sa mère, qui-l'allaitait en levant la cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne sortirent de l'eau.

Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture.

Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et grossissait à vue d'oeil, et _comme si on l'eût soufflé_. Rapport d'un témoin oculaire.

Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M. Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye de le charger.

M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le savant allemand Funke, qui dit, dans son Histoire naturelle, édition de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et inoffensive.»

Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait.

Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame.

Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement, au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six blessures, dont une mortelle traversant le poumon.

Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter.

M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame, sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile.

Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier soupir.

Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science, mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM. les savants.

C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition, ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la main destructrice de l'homme.

Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes, voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.

Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits.

Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de ceux-ci.

Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité, les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.

Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en captivité, les empoisonnent.

L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette, comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?

Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage, c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat, s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit, il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans sa cage.

Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture; elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère, mais parce qu'elle était trop bonne mère.

Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime, l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la satisfaction d'obtenir un produit.

Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule anx oeufs d'or_.

Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie, ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité.

L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il pouvait féconder, il pouvait être fécondé.

Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était, sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et disséqué.

Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre aux savants de toucher à son petit.

POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS

Avez-vous remarqué ceci:

Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: «Je ne la crains pas!»

Essayons d'expliquer ce fait.

La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.

Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu appréciées des autres peintres et des autres musiciens.

Voyez Scheffer, voyez Schubert.

Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes.

Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un historien, a des compositeurs respectables et des exécutants supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je, moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, Wilhems, les deux Stevens, Leys.

La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en compositeurs, qu'Auber et Halévy.

Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et de Musset: tous deux sont morts.

Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?

C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux arts sensuels.

La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.

La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.

C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le dit Horace, la peinture et la poésie.

Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne sont pas soeurs.

C'est que la peinture est égoïste.

La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.

La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la plume.

Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction s'éloignera de l'original.

Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna, Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique a été aussi bien rendue que possible.

Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.

À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre jugent de la même façon.

Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste à l'endroit du peintre.

Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens.

Le poète dira:

– C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!

– Pourquoi non?

– Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui, de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.

Le peintre vous répondra:

– Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.

Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à soi-même; tout bas:

– Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de Rembrandt que je prierais.

Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au point de vue de la peinture.

Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la haïssent pas?

Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.

La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point affaire à une soeur, mais à une rivale.

En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit, c'est-à-dire sur un véritable échafaud.

Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.

Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.

Le poète a écrit:

L'or est une chimère, Sachons nous en servir.

Le musicien mettra:

Oh! l'or est une chimère. Eh! sachons nous en servir.

Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.

Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les Odes et Ballades, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou plutôt ne pas être écoutés, ils feront Guillaume Tell, _le Prophète_, _la Marchande d'oranges_.

On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais vers.

C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique sur de beaux vers. Preuves: le Lac, de Lamartine, musique de Niedermayer; le Navire, de Soulié, musique de Monpou.

Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers.

Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.

Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles; mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les paroles.

Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira les vers.

Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine.

Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec Scribe.

DÉSIR ET POSSESSION

La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes sphinx que celui où le Mercure apportait, tous les mois, tous les quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou un logogriphe à ses lecteurs!

Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.

Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,-c'est pour l'esprit perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades, -dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant.

Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec, de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou du basque?

Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?-Est-il gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?-Est-il moderne, et est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?-Ou plutôt, ne serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des rossignols?-Ou bien…?

Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre.

Devinez donc, chez lecteur.

Voici l'apologue en question:

Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.

Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait au-dessus de la verte prairie.

Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit, et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives couleurs.

Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant, ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et éblouissant.

L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.

Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau papillon!

Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que, ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère.

De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine aride et semée de ronces.

L'enfant le suivit dans cette plaine.

Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant, ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir.

Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme.

Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le brillant mirage.

Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des fleurs, et battait amoureusement des ailes.

Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance, le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait, léger comme un parfum.

Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la vie.

En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme.

Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui lui restait à descendre lui paraissait aride.

Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants, poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes couchées, les autres debout.

Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la montagne.

Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait, devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la déclivité de la montagne.

Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur des branches d'arbre desséchées.

Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.

Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le vieillard le suivit, entrant par la porte.

Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et tomba.

Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.

Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui tendre les bras.

Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête.

Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui s'affaiblissaient.

Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits, et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant.

Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.

Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort…

Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir s'exhaler au moment où ta main le touchera.

UNE MÈRE

(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN)

Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la plus vive douleur.

L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il soupirait.

La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être avec une tristesse déjà muette comme le désespoir.

On frappa trois coups à la porte.

– Entrez, dit la mère.

Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.

Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié enveloppé, dans une couverture de cheval.

C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage.

Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas ne faisaient pas de bruit sur le parquet.

Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là, l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour ranimer le feu du poêle.

Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.

– N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son hôte sombre.

Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et de la bouche un sourire étrange.

La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits qu'elle n'avait ni dormi ni mangé!

Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle; mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée.

Le vieillard n'était plus là.

– Où donc est le vieillard? cria-t-elle.

Et elle se leva et courut au berceau.

Le berceau était vide.

Le vieillard avait emporté l'enfant.

En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta.

La mère se précipita hors de la maison en criant:

– Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?

Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:

– Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux; alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais!

– Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère, et je saurai bien la retrouver, moi.

– Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu couler tes larmes lorsque tu les chantais.

– Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon enfant.

Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit lui dit:

– Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec ton enfant.

La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche.

À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches.

– N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au buisson.

– Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne suis qu'un glaçon.

La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et le sang coulait à grosses gouttes.

Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le coeur d'une mère!

Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.

Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac, sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le passer à pied.

Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier abord, que cette mère affligée le traversât.

Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.

– N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine.

– Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout, tout, pour arriver à mon enfant.

Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants.

Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un instant la transporta de l'autre côté de ses eaux.

Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs vivantes.

C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été par le soleil.

La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.

Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée; mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.

– Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.

– Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura pitié de moi.

Puis, à la femme:

– Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.

– Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la vieille.

– C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant.

– Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au toucher reconnaîtras-tu le battement du tien.

– Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre.

– Quel âge avait ton enfant?

– Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première fois maman, hier au soir.

– Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me donneras-tu?

– Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez; mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!

– Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires.

– Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les, prenez-les!

Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en échange les cheveux gris de la vieille.

Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur âge.

Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers, des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre, chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva dans la salle des enfants.

– C'est ici, lui dit la vieille.

Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs qui battaient.

Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.

– Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté.

– Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur; car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes humaines.

– Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid?

– C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi de ce que je t'ai dit.

Et la vieille s'enfuit.

À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler.

Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle.

– Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort; comment surtout as-tu pu être ici avant moi?

– Je suis mère! répondit-elle.

Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution, qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.

Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.

Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante, sans force et sans chaleur.

– Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.

– Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère.

– Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la terre et les replante dans le grand jardin du paradis.

– Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant; ou arrache mon arbre en même temps que le sien.

– Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre.

– Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes cheveux à la vieille.

– Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.

– Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.-Mort, si tu touches à la plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.

Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias.

– Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.

– Oh! fit la pauvre femme.

Et elle lâcha les deux fleurs.

Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait un mouvement de pitié.

– Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants, voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les; ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu verras ce que tu voulais refouler dans le néant.

Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli anéantir.

Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un concert de bénédictions.

– Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli être bien coupable.

– Regarde, dit la Mort.

Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions; tout était chez lui larmes, violences et douleur.-Il finissait par le suicide.

– Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda la mère.

– C'était ton enfant, répondit la Mort.

La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre.

Puis, après un instant, levant les bras au ciel:

– O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que vous faites est bien fait.

La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus.

Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui rendant ses deux yeux:

– Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.

Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée.

Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;-il mit la mère au rang des martyrs.

LE CURÉ DE BOULOGNE

Voici une petite histoire gui est populaire dans la marine française, et que je meurs d'envie de populariser parmi les terriens.

Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée.

Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades, traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et suivant l'avenue de Saint-Cloud.

À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée.

– Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez donc un peu, s'il vous plaît.

Le postillon s'arrêta.

Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs.

– Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la voiture, c'est toi, mon cher Rémy?

Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait de l'étonnenient au sourire.

– Ah! dit-il enfin, c'est vous?

– Comment, _vous_?

– Non… c'est toi, Antoine!

– Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville.

– Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq ans que nous nous sommes quittés?

– Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir un instant près de moi, et je te le dirai.

– Mais…

Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur de s'écarter de son domicile.

Bougainville comprit sa crainte.

– Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il.

Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied.

– C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne m'attend pour dîner.

– Où demeures-tu, d'abord?… Mais assieds-toi donc!

Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit.

– Où je demeure? dit celui-ci.

– Oui.

– À Boulogne… Je suis curé de Boulogne, mon ami.

– Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la vocation.

– Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres.

– Et tu es content?

– Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner aux pauvres.

– Cher Rémy!… Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous perdions le moins de temps possible.

Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la physionomie du curé.

– Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du côté de Boulogne.

– Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et… tu comprends?…

– Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne… À midi juste, tu seras chez toi.

– Voilà qui me rassure… Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce pas l'uniforme de la marine que tu portes là?

– Oui, je suis capitaine de vaisseau.

– Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat.

– Vraiment?

– Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des lois?

– Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!» C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris.

– Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat?

– Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires.

– Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et surtout des dispositions pour les mathématiques.

– Tu te rappelles cela?

– Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége?

– Ah! c'est bien vrai!

– Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie?

Bougainville sourit.

– C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans.

– Ah! pauvre Louis… Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au port… Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne.

Bougainville regarda à sa montre.

– Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite, postillon!

– Comment, plus vite?

– Puisque tu es pressé, mon ami!

– Bougainville!…

– Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq minutes?… Oh! le triste ami que j'ai là!

– Tu as raison… ma foi, cinq minutes de plus ou de moins… Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne grondera plus.

– Marianne me connaît donc?

– Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de toi… Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les mousquetaires, je te retrouve officier de marine.

– C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela. En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre le Canada…

– Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!… Continue, mon ami, continue, je t'écoute.

Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot au grand trot.

Bougainville continua:

– Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi, par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille anglaise sous le fort même qui la protégeait.

– Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le héros…

– N'as-tu pas reconnu mon nom?

– J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme… Comment veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui brûle des flottes au fond du Canada?… Tu comprends bien que ce n'était pas possible.

En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste.

– Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine?

– Nous sommes à Sèvres, mon ami.

– À Sèvres!… Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa montre.

– Il est midi dix minutes.

– Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne pour midi.

– C'est plus que probable.

– Une lieue à faire!

– Une lieue et demie.

– Si, au moins, je trouvais un coucou…

L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus mince véhicule.

– N'importe, j'irai à pied.

– Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville.

– Comment, je n'irai pas à pied?

– Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour avoir fait la conduite à un ami.

– J'irai doucement.

– Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid, tu te donneras une fluxion de poitrine… un imbécile de médecin te purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger, et, trois jours après, bonsoir… plus d'abbé Rémy!

– Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon! postillon! arrêtez… arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au trot.

– Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire.

– Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne Boulogne.

– Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de venir avec moi jusqu'à Versailles.

– Jusqu'à Versailles?…

– Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un coucou qui te ramènera à Boulogne.

– En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais…

– Mais quoi?

L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les deux mains jusqu'au fond de ses goussets.

– Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches.

– Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera, je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner en coucou à Boulogne, et tout sera dit.

– Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres?

– J'en suis sûr.

– Parole d'honneur?

– Foi de gentilhomme!

– Mon ami, voilà qui me décide.

– Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres; mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami.

– Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé qui se dérange, il lui faut une excuse.

– Une excuse?… Oh! si tu découchais, je ne dis pas…

– Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu donc l'intention de me faire découcher?… Postillon! hé! postillon!

– Mais non, n'aie donc pas peur… Au train dont nous allons, nous serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras partir à trois.

– Pourquoi à trois, et pas à deux?

– Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander les cent écus.

– Ah! c'est vrai.

– Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez toi à six heures.

– Que dira Marianne?

– Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence.

– Tu as, ma foi, raison… Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de cette aventure.

– Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles?

– Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire.

– Ah! c'est vrai!… Nous en étions à mon expédition sur le Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas, c'est-à-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir. Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs; Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la campagne de 1761, en Allemagne…

– Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que le roi a fait cadeau de deux canons?

– Qui t'a appris cela?

– Mais je l'ai lu, mon ami, dans la Gazette de la Cour… Aurais-je pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine?

– Et qu'as-tu dit du cadeau?

– Dame, il m'a paru bien mérité… mais, pourtant, j'ai trouvé que le roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux canons… car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne peut pas conduire cela partout où l'on va.

– Il y a du vrai dans ce que tu dis là, reprit Bougainville en riant; mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité.

– Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines?

– Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo.

– À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là, je les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan.

– Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait pas mieux déterminé leur gisement… Tu t'occupes donc de géographie dans ta cure de Boulogne?

– Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission dans les Indes… J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que j'aurais donné pour faire le tour du monde… autrefois, pas maintenant.

– Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes habitudes… Alors, tu as voyagé?

– Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles.

– Ainsi, tu ne connais pas la mer?

– Non.

– Tu n'as jamais vu un vaisseau?

– J'ai vu le coche d'Auxerre.

– C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée très-imparfaite d'une frégate de soixante canons.

– Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait autorisé à fonder un établissement,-que tu fondas, je n'en doute pas?

– En effet… Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris, firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils m'indemniseraient des frais que j'avais faits.

– Et t'ont-ils indemnisé, au moins?

– Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million.

– Un million?… Peste! joli denier.

Le bon abbé avait presque juré, comme on voit.

– Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?…

– Je vais au Havre.

– Pour quoi faire?… Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je indiscret…

– Indiscret? Ah! par exemple!… Je vais au Havre pour visiter une frégate dont le roi vient de me nommer capitaine.

– Et elle s'appelle, ta frégate?

– La Boudeuse.

– Ce doit être un beau bâtiment?

– Superbe.

L'abbé Rémy poussa un soupir.

Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une frégate.

Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel échange de regards accompagnés d'un sourire.

Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque la voiture s'arrêta devant un grand hôtel.

– Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim!

– Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé d'avance.

– L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend!… Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle!

– Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume… Nous allons dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas l'appétit.

– Oh! sois tranquille… C'est que j'ai véritablement très-faim.

– Eh bien, alors, à table! à table!

– À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy.

Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer.

Tout curé-fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le desservant d'une chapelle sans paroissiens-est aussi un tant soi peu gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son vin pur.

Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne.

Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à l'abbé Rémy.

Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure.

Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté.

– Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres?

– Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis!

– Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la largesse royale; douze cents livres?…

– Douze cents livres.

– Impossible!

– Les voici.

L'abbé Rémy tendit la main,

– Mais le roi me les a remises à une condition.

– Laquelle?

– C'est que tu boiras à sa santé.

– Oh! qu'à cela ne tienne!

Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le goulot de la bouteille.

– Assez! assez! dit l'abbé.

– Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié vide!

– Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela vaut bien un verre entier… Verse tout plein, Antoine, et à la santé du roi!

– À la santé du roi! répéta Bougainville.

– Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui s'appelle une véritable orgie!… Il est vrai que c'est la première que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire une seconde.

– Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la table.

– Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des escarboucles.

– Une chose que tu devrais faire.

– Laquelle?

– Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer.

– Jamais.

– Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi.

– Moi?… au Havre avec toi?… Mais tu n'y songes pas, Antoine.

– Au contraire, je ne songe qu'à cela… Un verre de vin de Champagne.

– Merci, je n'ai déjà que trop bu!

– Ah! à la santé de tes pauvres… c'est un toast que tu ne saurais refuser.

– Oui, mais une goutte.

– Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les premiers seront les derniers…» Un verre plein pour les pauvres de Boulogne, ou pas du tout.

– Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier!

Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi.

– La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour le Havre.

– Antoine, tu es fou!

– Tu verras la mer, mon ami… et quelle mer! pas un lac, comme celte pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde!

– Ne me tente pas, malheureux!

– L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie!

– _Vade retrò_, Satanas!

– C'est l'affaire de huit jours.

– Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans congé, je perdrais ma cure!

– J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant que tu venais avec moi.

– Tu lui as dit cela?

– Oui.

– Et il a signé ma permission?

– La voici.

– C'est, parbleu! bien sa signature!… Bon! voilà que je jure, moi!

– Mon ami, tu es marin dans l'âme.

– Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller.

– Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas.

– Pourquoi cela?

– Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour priver tes pauvres,-c'est-à-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont le Seigneur t'a donné la garde,-de cinquante beaux louis d'or!

– Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est uniquement pour eux que j'y consens.

Puis, s'arrêtant tout à coup:

– Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible!

– Comment, impossible?

– Et Marianne!…

– Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète.

– Que lui dirai-je, mon ami?

– Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il t'a donné une mission pour le Havre.

– Ce sera mentir, cela!

– Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu.

– Elle ne me croira pas.

– Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque.

– Tiens, c'est vrai… Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins, ils ont réponse à tout.

– Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier?

L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix, car, tout à coup:

– Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour… Mais elle me croira mort.

– Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant.

– Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion, enlève-moi!

– Rien de plus facile!

Puis, se tournant vers les deux officiers:

– Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas?

– Oui, capitaine.

– Eh bien, en voiture, alors!

– En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête baissée dans un péril inconnu.

– En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers.

On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à cinq heures du matin, on était au Havre.

Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami, lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi.

Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et ouvrit les fenêtres.

L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient sur la mer.

À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement la Boudeuse, affourchée sur ses ancres.

– Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment?

– Mon ami, dit Bougainville, c'est la Boudeuse, où nous sommes attendus pour dîner.

– Comment, tu veux que je m'embarque?

– Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome sans voir le pape.

– C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous?

– Cela te regarde… après dîner, quand tu voudras… Tu donneras tes ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord.

– Eh bien, partons plus tôt que plus tard… Nous avons mis quatorze heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en aller.

– Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?

– Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne…

– Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?

– Tu crois que ce seront des cris de joie?

– Mordieu! je l'espère bien!

– Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y avait dans son esprit plus de doute que d'espérance.

Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins:

– Allons, allons, dit-il, à la frégate!

Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait crié: «Au Havre!» il avait trouvé la calèche tout attelée, de même, en criant: «À la frégate» il trouva la yole du capitaine toute parée.

Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées.

Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup.

La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent sur leurs longues pattes.

En moins de dix minutes, on était à bord.

Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque agrès.

De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées.

Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi.

L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger.

La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à celle du plus riche château des environs de Paris.

L'abbé marchait d'étonnement en étonnement.

Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six mois.

L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine, et celles du capitaine lui-même.

Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de la frégate augmentait.

Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé d'une savante théorie sur les marées.

L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des observations qui parurent ravir en admiration les officiers.

Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient eux-mêmes.

Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation intéressante arrosée de bon vin.

Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa prédilection.

Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil.

Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du dernier siècle.

Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le pont.

Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au café moka et aux liqueurs de madame Anfoux.

La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux bonnettes de perroquet.

Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées.

On pouvait filer onze noeuds à l'heure.

Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes ses voiles.

Puis il s'aperçut que la frégate marchait.

Puis il regarda autour de lui.

Puis il poussa un cri de terreur.

La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon.

Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des reproches que peut faire à un ami la confiance trompée.

– Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir, toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que nous ne nous quitterions que le plus tard possible… Il me fallait un aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus d'appointements… Voici ton diplôme.

L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination.

– Mais, dit-il, où allons-nous?

– Faire le tour du monde, mon cher.

– Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du monde?

– Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus… Mais compte plutôt trois ans et demi que trois ans.

L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart.

– Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant Marianne!…

– Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta paix avec elle, dit Bougainville.

Le 15 mai 1770, la frégate la Boudeuse rentrait dans la port de Saint-Malo.

Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre; Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour.

Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.

Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu entre l'abbé Rémy et Marianne!

UN FAIT PERSONNEL

Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en faire.

Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle Augustine Brohan, correspondante du Figaro, sous le nom de Suzanne, venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.

Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple sentiment qui m'attache à Victor Hugo.

Je le connais depuis la soirée de Henri III, c'est-à-dire depuis le 11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, j'étais son admirateur: je le suis toujours.

Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième, pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.

Victor Hugo est proscrit.

Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et l'admire?

Quelque chose comme une religion.

Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme!

Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément.

Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante:

«Monsieur,

» J'apprends que le courrier du Figaro, signé Suzanne, est de mademoiselle Augustine Brohan.

» J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration, que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne joue plus dans mes pièces.

» Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y joue mademoiselle Brohan.

» Veuillez agréer, etc.

» ALEX. DUMAS.»

Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan.

Je protestais, voilà tout.

Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur.

Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris le rôle de mademoiselle Brohan.

Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan avait conservé son rôle.

C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée, et que je la publiai.

Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,-à peine oserai-je le dire-un acte de courage.

De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui court!

La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs.

Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres.

Je me contenterai de citer trois de ces lettres.

«Monsieur Alexandre Dumas,

» Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier de votre noble lettre à M. Empis.

» Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD.»

«Cher Dumas,

» Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères gloires: la sienne s'appelle Souffrance et la vôtre _Bonté_,

» Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.

» MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].»

«Cher Dumas,

» Les journaux belges m'apportent, avec tous les commentaires glorieux que vous méritez, la lettre que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français.

» Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses consolations.

» Je vous remercie.

» Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de vous qu'autour de moi.

» Votre frère,

» VICTOR HUGO.»

N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier mouvement de coeur?

Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème, quand vous avez dit: «Ne cédez pas à votre premier mouvement, car c'est le bon.»

Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en celui-ci.

Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre.

Un matin, on m'apporta le Constitutionnel, et j'y lus cette lettre:

«Monsieur le Rédacteur,

» J'ai lu, dans _l'Indépendance belge_, une lettre par laquelle M. Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou à distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans ces ouvrages.

» M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution.

» Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.

» Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_, pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les instances réitérées de M. Empis.

» J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de prouver en cette occasion mon désir de lui plaire.

» Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés, ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates, moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil doublement sacré.

» Agréez, etc.,

» A. BROHAN.»

Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.

Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de Belle-Isle.

Quant au rôle secondaire de madame de Prie, qu'elle a joué par complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente actrice.

Passons à mon ingratitude envers mes bienfaiteurs.

Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers mes bienfaiteurs, je remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie.

Attaqué, je dois répondre.

Ceux qui ont lu mes _Mémoires_ savent qu'entré dans les bureaux du duc d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai sept ans:

Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs;

Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs;

Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs;

Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs.

Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans (Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf heures de mon temps par jour.

En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la dire tout haut.

Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir.

Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle du prince royal.

Ah! celui-là fut mon véritable bienfaiteur.

J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères.

J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort.

Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère.

Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.

C'était à la première représentation des Mousquetaires, à l'Ambigu, le 27 octobre 1845.

La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent soixante représentations consécutives.

Le duc de Montpensier assistait à la représentation.

Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge.

– Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.

– Pour quoi faire?

– Mais pour te faire ses compliments.

– Je ne le connais pas.

– Vous ferez connaissance.

– Je suis en redingote et en cravate noire.

– Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près.

Je suivis Pasquier.

Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à M. Hostein.

Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la Reine Margot, comme pièce d'ouverture.

Je paye aujourd'hui deux cent mille francs ce bienfait de M. le duc de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.

Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette lettre dans le journal _la Presse_:

_À monseigneur le duc de Montpensier_.

«Prince,

» Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.

» Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me traiter presque en ami.

» Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le réclame.

» Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de ceux qui lui sont acquis.

» Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion de la tombe et le culte de l'exil.

» J'ai l'honneur d'être avec respect,

» Monseigneur, de Votre Altesse royale,

» Le très-humble et très-obéissant serviteur,

» ALEX. DUMAS.»

À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre.

Et vous allez le voir, chers lecteurs.

Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois jours de 1848.

Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.

J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde nationale de Saint-Germain.

Je revenais de la Bastille.

Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière moi.

À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.

En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me suivait avec eux.

En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi.

– C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle Montpensier _monseigneur_?

– Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.

– Eh bien, tiens, continua le citoyen X…, voilà pour ta peine.

Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit sur la poitrine.

Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du citoyen X…

Le pistolet partit en l'air.

J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du corps du citoyen X…; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai chez moi.

L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins seraient là pour affirmer ce que je raconte.

Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan.

Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque, surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait la Marseillaise.

Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville.

Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses aides de camp vint me trouver de sa part.

C'était un capitaine de frégate.

– Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre sur les rangs pour la députation.

Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.

Le capitaine continua.

– Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit être rédigée sa profession de foi.

– Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille de papier, et j'écrivis:

«Saint-Jean d'Ulloa.-Tanger.-Mogador.» Retour des cendres de Sainte-Hélène.» JOINVILLE.»

– Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince de Joinville.

Le prince de Joinville adopta une autre rédaction.

Je crois qu'il eut tort.

L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil.

J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires.

Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille.

_La Liberté_ était devenue une puissance.

C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef.

Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les membres de la famille d'Orléans.

J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de l'insérer.

Je rompis mon traité avec _la Liberté_.

Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.

Tous refusèrent.

J'allai à la Commune de Paris, c'est-à-dire dans la gueule du lion. J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.

La Commune de Paris fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle inséra ma protestation.

Ce n'est pas tout.

Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République, je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et qui fut publiée par le Journal _l'Événement_.

Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo!

Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19 décembre.

Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant, j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du duc d'Orléans.

Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.

Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine Brohan n'était pas encore journaliste.

Une dernière anecdote.

On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le Théâtre-Historique s'était ouvert.

Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique.

La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante.

J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à personne, la prenant pour mon compte.

M. Hostein y consentit.

Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait.

Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation, recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville.

Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un voyage à Paris.

À peine arrivé, il accourut chez moi.

Il venait me faire des compliments de la part du prince.

Après avoir causé de beaucoup de choses,-les sujets de conversation ne manquaient point à cette époque,-nous en arrivâmes au Théâtre-Historique.

– À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées?

– Où cela?

– Au Théâtre-Historique.

– Parbleu!

– Je veux dire mes entrées sur la scène.

– Avez-vous toujours votre clef de communication?

– Oui.

– Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement, à mon tour.-À propos…

– Quoi?

– Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?

– Certainement.

– Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier?

– Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!»

– Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à pleurer.

J'allai à mon bureau.

– Vous écrivez? me demanda Latour.

– Oh! rien, un mot.

J'écrivais, en effet.

J'écrivais à M. Hostein:

«Mon cher Hostein,

» Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de payer une loge à l'année pour faire rire un prince.

» Tout à vous,

» ALEX. DUMAS.»

COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS

Un jour,-il y a dix-huit mois de cela,-je reçus une lettre de Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas? vous l'avez assez applaudie dans _la Grâce de Dieu_ et dans _la Bergère des Alpes_.

L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour Jenneval, dont elle me vantait le talent, un Antony censuré.

Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât Antony à Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille.

J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots d'un drame tiré d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idée, au lieu d'envoyer Antony à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir Jane Eyre.

Peut-être la pièce ne valait-elle pas Antony, qui, du temps de l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux théâtres, et leur firent part de ma proposition.

Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes conditions.

J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions moi-même.

Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille.

Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne furent pas longues à débattre.

Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé.

À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du conseil municipal.

Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins solennel du monde.

Enfin, je tirai mon manuscrit de Jane Eyre, et lus, tant bien que mal, le prologue et les trois premiers actes.

Par malheur ou par bonheur,-vous allez voir combien les desseins de Dieu sont impénétrables,-le copiste qui m'avait promis de m'apporter les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.

Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi suivant.

L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.

C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences.

Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement.

Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à Bruxelles.

J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand.

J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé:

J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert.

C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous connaissez l'axiome, chers lecteurs: Credo quia absurdum.

À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi, je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il m'était impossible de laisser jouer maintenant Jane Eyre.

Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère:

– Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames, voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?

Ma proposition souleva une tempête.

– Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie.

– Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.

On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.

– Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être archichancelier sous Napoléon Ier.

La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord avec ce que je disais.

Je continuai.

– Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20 janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome…

Ici, je fus interrompu pour tout de bon.

– Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame des Girondins au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et pourquoi êtes-vous toujours là?

– Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme un homme sûr de son droit.

– Qui êtes-vous donc?

– Je suis le premier murmure,

J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de comparses, était, en effet, le premier murmure.

Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure, qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre encore!

– Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: «César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas un homme, tu es un serpent!

Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à cette seconde période de mon histoire de Cambacérès.

– Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever.

On concéda.

– Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration devant lui.

– Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:

Et le turbot fut mis à la sauce piquante.

– Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec une sauce hollandaise.

Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son tort.

– Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de pareille taille.

– Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous éloignez de plus en plus de la question.

– Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.

Le premier murmure devint second murmure.

Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: «Je te connais, beau masque,» et je continuai.

– Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres éloquentes et gourmandes:

»-Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents.

» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en cuisine, quand l'archichancelier avait dit:

»-Soyez tranquille.

» On ne s'inquiéta plus de rien.

» Le même soir, les ordres furent donnés.

» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table.

» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient aucune idée.

» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse confiance l'apparition du prétendu monstre.

» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de potage.

» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.-Un chef parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes odoriférantes, dormait le saumon attendu.

» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur universelle.

» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade autour de la salle à manger.

» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute.

» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux marmitons,-qui s'inquiétait de deux pareils drôles!-mais pour le saumon.

» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter impunément une pareille chute.

» Il se brisa en dix morceaux.

»-Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.

» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui disait:

»-Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.

» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème.

» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était resté le front calme et le visage souriant.

» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent vers lui.

»-Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un geste de commandement qui rappelait le grand Condé.

» Chacun resta stupéfait.

» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais.

» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession.

» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un.

» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être mangé, et dont l'autre n'était que la miniature.

» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.

» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie culinaire qui venait d'être jouée devant lui.

» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri:

»-Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!

» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:

»-Messieurs, mangeons.

– Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?

– Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que j'aurai l'honneur de vous lire.

– Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix interrogative.

– Il s'appellera le Salteador, Pascal Bruno ou les Gardes forestiers, à votre choix.

– Va pour les Gardes forestiers, dit la même voix.

– À jeudi donc les Gardes forestiers, messieurs.

Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on me félicita.

– Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.

– Je cherche le premier murmure.

– Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre dans la salle.

Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes vieux amis, nommé Berteau.

Nous étions déjà amis avant de nous connaître.-Nous sommes restés amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà de cela tantôt vingt-quatre ans.

Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable.

Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé son amitié?

Je vais vous raconter cela.

Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout des ongles.

Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous de l'esprit, et il en reste encore pour les autres.

Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la nouvelle école.

Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient même en majorité.

Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer Antony.

Or, Antony était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo, plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le fond.

L'effet d'Antony sur les Marseillais devait être décisif. Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on la langue d'Oil?

Telle était la question.

Antony allait la décider.

Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas pour y inscrire vos pensées,-mais vos différences;-et vous surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun chantait son Te Deum, comme si les deux partis étaient vainqueurs, tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que ne fut pas la première représentation d'Antony à Marseille.

Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de pied, lutte à coups de poing.

Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à cette lutte.

Pourquoi?-ou plutôt par quoi?

Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en portait en 1831.

Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force, de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la face de la bataille.

Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais comme Rosbach. au premier.

Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier acte.

Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne?

Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur; le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se gourmer?

Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la main.

Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille.

Que va faire Berteau?

À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la brochure, et, à haute et intelligible voix:

– Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis te couronner, permets que je couronne ta brochure.

Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que l'on appelle un parterre marseillais.

Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer?

Vous ne connaissez pas Berteau.

Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des accessoires la plus immense perruque du Malade imaginaire, la fait poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote blanche, rentre sur la scène et crie: «Au rideau!» pour la seconde fois.

Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile.

Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles saluts.

On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: «Silence!» on se rassied.

Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée de façon à ce que personne n'en perde un mot:

– Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème.

Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre.

Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait l'immoler comme les Gracques.

On se précipita sur le théâtre.

Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais par le trou du souffleur.

Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui.

Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était un excellent employé, le préfet était au désespoir.

Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en 1832.

Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit sa campagne de la Blancarde.

En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la campagne.

Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars, quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent, eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé d'être verts.

La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au temps de Florian et de madame de Genlis,

Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui lui était inconnu.

Il apportait cet oiseau à son maître.

Berteau poussa un cri de joie.

– Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet oiseau s'est fait tuer.

Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant.

– Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce ne soit le rara avis de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en simple particulier pour le carnaval à Marseille…

Berteau m'interrompit.

– Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous.

– Un chastre!

Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire.

Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres.

Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première existait.

Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à Paris pour le faire empailler.

Puis je m'occupai de mon installation.

La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière.

Je m'informai à Berteau.

– Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais…

– Mais quoi?

– Mais elle a un défaut.

– Lequel?

– Elle ne sait pas faire la cuisine.

Je jetai un cri de joie.

– Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces, de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en amener une qui la sache.

Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau.

Elle s'appelait madame Cammel.

Nous nons entendîmes en quelques paroles.

Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine.

La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles; je me chargeais du reste.

Il n'est pas, chers lecteurs,-détournez-vous, belles lectrices qui méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,-il n'est pas, chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la cuisine.

J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis, que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse.

Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot, mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable bouillabaisse aux trois poissons.

Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire, moins on la saura, mieux on la fera.

Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle. Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je donnerai la preuve de son infaillibilité.

Tenez,-exemple,-le premier venu, et bien simple; vous allez toucher la chose du doigt.

Il s'agit de faire rôtir un poulet.

Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que l'omelette aux laitances de carpes, a dit:

On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.

C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un vers.

Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux fait de nous donner une recette.

Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit:

«Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles, nous en aurons toujours assez.»

Revenons à la manière de faire rôtir un poulet.

– Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps, vous arrosez le poulet.

– Pouah!-ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps perdu.-Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots et des Arabes.

– Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une cuisinière, avec une coquille devant.

– C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est l'enfance de l'art que vous pratiquez là.

– L'enfance de l'art?

– Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah! vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous dites: «Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards; encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle mieux.»

Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle!

Écoutez bien ceci:

Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur; c'est incontesté.

Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à fermer hermétiquement les blessures de la poitrine.

Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait tourner son fuseau.

Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre frais et une tasse à café de crème.

Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez de ce mélange dans l'orifice inférieur.

Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter.

Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le dire, de cette supériorité.

Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les Gardes forestiers étaient faits.-Le jeudi, ils furent lus.-Quinze jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les journaux de Marseille.

Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure dans la salle; mais il le fit taire.

– Par quel moyen?

– Ah! quant à cela, je n'en sais rien… Par les moyens connus de Berleau.

Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse, et je les emmenai au château d'If.

À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une ingratitude.

Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire rire et pleurer.

Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans Richard Darlington, dans Buridan, dans Kean, de magnifiques emportements.

Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont un peu rentrées dans le ventre.

Eh bien, il y avait été tout simplement parfait.

Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval.

Alors vous verrez et vous jugerez.

J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame de la Jeunesse de Louis XIV, arrêté par la censure parisienne.

On l'appelle Romanville.

Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas.

En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil, qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à dix-huit.

Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure troupe de drame de Paris eût porté envie.

Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons plus, et revenons au château d'If.

Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane volontairement abandonnée.

C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.

Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure et donne toujours plus qu'on ne lui demande.

À l'époque où je visitai pour la première fois le château d'If,-1834-l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.

Depuis 1834, tout est bien changé.

Canaris! Canaris! nous t'avons oublié!

s'écrie Victor Hugo.

Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que Canaris en Grèce.

Qui est cause de cet oubli?

Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine de volumes, intitulé _Monte-Cristo_.

Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès.

Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer.

Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie; voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau, mais la fuite de Dantès.

Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir une vue du château d'If.

Le dessin me fut envoyé avec cette exergue:

_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._

Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un concierge fait sa fortune au château d'If-fortune de concierge, bien entendu-en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique de fleurs, et se retire avec des rentes.

Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent mille francs.

C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire des communications à ce sujet.

Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger, le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta l'histoire de Dantès.

Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.

Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner plus de vraisemblance à la chose.

En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute cette histoire était parfaitement conforme au roman.

Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une certaine distraction.

Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,-la première venue,-un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.

Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de navigation, il nous avait heureusement déposés.

Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.

Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche, pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.

Mais lui, secouant la tête:

– Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.

– Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?

– Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse pas acheté.

– Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.

– Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.

– Comment cela?

– Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que, parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.

– Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour que vous donniez dix francs pour me conduire.

– L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse pas cédé.

– Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse beaucoup.

– Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours, un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le temps que vous serez à Marseille.

– Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?

– Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.

– Cependant…

– Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis, voilà tout.

Je lui tendis la main.

– J'accepte, lui dis-je.

– Alors, donnez vos ordres pour demain.

– Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.

– À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la journée.

– Mais je vais vous ruiner, mon ami!

– Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que cette phrase-là, avec dix accents différents: «Batelier, au château d'If!» Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions une pension.

– Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.

– À demain onze heures.

Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:

– Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.

On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses doigts.

Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes.

Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il fit, du reste, d'excellente grâce.

Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave homme.

Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de _la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour Dieu! il ne vous laisserait pas payer.

Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.

Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.

Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris, mais qu'il faut admirer à Marseille,-Marseille compte cinquante ou soixante mille habitants de plus, sans compter que la population flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole.

Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure.

Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet, mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil municipal de Marseille.

C'était d'acheter Aix.

Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.

Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille.

Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les archives, suivaient naturellement les habitants.

Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau à la Durance.

La municipalité refusa.

Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi.

Berteau pense que c'est son affaire de 1831-vous savez, la fameuse affaire de la couronne de laurier et de la perruque-qui lui a fait du tort.

Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un classique.

Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du Théâtre-Français le succès de Henri III et la chute d'Arbogaste.

À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.-Oh! soyez tranquilles! Arbogaste,-pas Henri III.

HEURES DE PRISON

Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.

Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté; l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.

Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément, éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.

Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme la victime, diraient-ils: _Non._

En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.

Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.

On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage, l'a reniée après son crime.-Remarquez que je parle au point de vue de la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit qu'elle l'était.

Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce que j'ai pu pour la faire sortir de prison.

En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!

Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais rien sollicité pour moi?

Je vais vous le dire.

Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit au camp de Smendou.

Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons. On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.

Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.

C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout mouillés et tout transis.

Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout en commandant le souper.

Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.

Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une chambre, tandis que je veillerais sur le souper.

Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que l'on mangeât agréablement et abondamment.

Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.

Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des coups d'air.

Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de Desbarolles,-je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait parlé;-mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.

Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions tourné des regards d'envie.

L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.

J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne pouvais accepter.

C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre qui m'était faite.

La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, quand j'objectai un dernier scrupule.

Je privais l'officier payeur de son lit.

Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.

Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.

Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de sangle, en priant que l'on me transmît son offre.

Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une indiscrétion.

Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.

La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.

J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de propreté aristocratique.

Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises blanches et de couleur.

Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.

Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.

Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.

Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.

Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_.

Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:

_Donné par mon excellente amie la marquise de…_

Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon à le rendre illisible.

Étrange chose!

Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.

Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.

Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux d'une prison.

La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.

Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.

Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce qu'il m'était impossible de préciser.

Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.

Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et confondant tous les objets.

Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, pareils à des ombres voilées.

La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.

Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus lumineux que ma veille.

Je me trompais.

Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, et qui m'appelait.

Je reconnus sa voix.

J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.

Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._

Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.

Quelle raison avait-il de me fuir?

C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme, au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et je tâchai d'oublier.

Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent, sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause de ma préoccupation.

Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour de sa chambre.

Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement pour toujours, au camp de Smendou.

Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que nous, de nous offrir de descendre.

Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.

Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de moi d'un air mystérieux.

Je le regardai d'un air étonné.

– Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a prêté sa chambre?

– Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand plaisir de me l'apprendre.

– Eh bien, il se nomme M. Collard.

– Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là plus tôt?

– Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous serions à une lieue de Smendou.

– Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de devant les yeux.-Ah! oui, Collard.

Ce nom m'expliquait tout.

Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison, cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était Marie Capelle, c'était madame Lafarge.

Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie Capelle.

De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté expliquait tout.

Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?

Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?

Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui était presque ma parente.

Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je t'en voulais de ce doute désespéré!

J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce moment, m'inonda le coeur de tristesse.

Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul; mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes compagnons.

Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au crayon;

«Cher Maurice,

» Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si ce n'est par moi, qui veux croire à l'innocence de la pauvre prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée?

» Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes enfermées dans le tien.

» Alex. DUMAS.»

En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans une heure.

Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre, étendue sur la rouge verdure du sol africain.

Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé suivait peut-être notre marche vers la France.

Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par la poste un paquet au timbre de Montpellier.

Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait tracée.

La lettre était signée: «Marie Capelle.»

Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette aventure.

Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le manuscrit.

«Monsieur,

» Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,-car c'est mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner l'hospitalité au camp de Smendou,-m'apprend toute la sympathie que vous lui avez témoignée pour moi.

» Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un doute sur moi. Vous voulez croire à mon innocence, dites-vous?… Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire, dites-vous?… Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis innocente!

» Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu. Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à Montpellier,-car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet espoir,-je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: «Non! oh! non, Marie Capelle n'est point coupable!»

» Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors! heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher grand-père, je n'ai jamais été heureuse.

» Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est martyre.

» Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la révéler. «Travaillez,» me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons. Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé. Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même, et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes indéchiffrables à ses yeux.

» Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je mettrais de l'art jusque dans un ourlet.

» Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase, alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée escalade les étoiles.

» Maintenant, comment décider,-tirez-moi de mon doute, Dumas,-comment décider lequel de tous ces états est celui auquel Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui tache quand elle n'éclaire pas.

» La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute futaie de roseaux.

» Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit. Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon, c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si brûlants, mais si fragiles.

» Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.

» En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives, quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.

» Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!

» MARIE CAPELLE.»

On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.

SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE.

ITALIE.

«Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour voiler tes beaux flancs!

» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes les neiges alpines!

» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je pleure rien qu'en pensant à toi.

» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!

» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!

» 1844.»

VILLERS-HELLON.

«Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.

»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux jeux des petits enfants?

» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première au retour du printemps? Chère aubépine… J'atteignais ses rameaux avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.

»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?

»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles arceaux du sanctuaire?

»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier.

»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne… Je vais où va le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur.

» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée!»

«O vous tous qui passez sur le chemin, regardez et voyez s'il est une douleur comparable à ma douleur.» JÉRÉMIE.

AFFLICTION.

«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien encore.

» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front.

» Malheur aux orphelins!… Étrangers sur la terre, ils savent aimer encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans même les armer d'une bénédiction.

» Malheur aux orphelins!… Les nuages s'amassent vite sur ces pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je portais déjà le deuil de mon bonheur.

» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché.

» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!»

_(Deuixième anniversaire.)_

«Minuit, 15 juillet 1845.

» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil. Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose: _Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret.

» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos plus saintes prières, nos plus chastes amours.

»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes aux morts, mes regrets aux absents.

» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour aux jours de mon malheur.»

AMITIÉ.

«L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le souvenir de ce que l'on reçoit.»

«Février 1847,

» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de l'homme.

» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent les pensées vers le ciel.

» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.

» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir.

» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui, je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime plus que toi!

» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire.

» Le sourire s'est éteint.

» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me défendre.

» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus.»

À A.G.

«Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et l'Angelus chante l'hymne sainte de Marie.

» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles, plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur.

» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.-Je ne veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.

» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit vers notre patrie du ciel.

» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie, et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la vérité!»

MORT.

«2 novembre 1848.

» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies.

» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense; c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à tous les coeurs brisés.

» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais vers toi.

» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies; viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.

» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu ramènes au ciel l'innocence et la foi!»

Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire et un baiser?

Oui?

Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même où elle le prenait à témoin de son innocence!

Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre 1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire après neuf ans et demi de captivité.

Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par jour, heure par heure, minute par minute, les Heures de Prison.

C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: «Lisez-le!» c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi n'existe pas.

Égalité de la peine, bien entendu.

J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de la douleur physique.

Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.

Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement, ne brisait pas même le tuyau de sa pipe.

À notre avis, il en est de même de la punition morale.

Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une organisation commune, devient une torture atroce, un supplice insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation distinguée.

Remarquez que le crime chez madame Lafarge,-et, vous le voyez, je continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le crime existait,-remarquez, dis-je, que le crime a été commis par l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise.

Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille, respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte, où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: «Tout, tout, tout! la prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et l'avenir!»

Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux yeux de Dieu.

Je demandais à un juré:

– Croyez-vous Marie Capelle coupable?

– Oui.

– Et vous avez voté pour la prison?

– Non.

– Expliquez-moi cela.

– Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!

Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu desquelles il a été commis.

Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité, est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues ou à une revendeuse à la toilette.

C'est juste, puisque le Code porte: «Égalité devant la loi.»

Mais est-ce équitable? Là est la question.

Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens; c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe; c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.

Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation, la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter.

Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison.

Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme.

Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle, M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez, la voici:

«Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste, hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je suis folle!

» J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un but, me dégrader et m'avilir.

» Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la douleur que je recule.

» De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide; entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.

» Je vivrai là…

» Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une heure de souffrances partagées.

» Je vivrai ces six jours.

» Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?…

» Jamais!

» Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs et les saints.

» L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des abaissements, c'est le miracle de la foi… Je m'honorerais d'être véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne l'étais qu'à demi.

» Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;-mais je suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me salir.

» À titre d'innocente, je ne dois pas le porter.

» À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.

» Mon oncle, je veux souffrir… je le veux. Seulement, je vous en supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent, j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces; hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes douleurs.

» Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme; aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.

» Votre MARIE CAPELLE.

» _Post-scriptum_.-On prétend que la pensée d'une femme est toute dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le signe du crime, mais celui d'une vertu.»

Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on renferme à Saint-Lazare?

Oui.

Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par exemple?

Oui.

Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé, ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?

Oui, incontestablement oui.

Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la punition.

Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le bon docteur Larrey.

Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?

C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, de concourir au prix Montyon.

Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la description.

Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?

Écoutez, c'est elle qui parle:

«L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et sommeille. La nuit est le domaine des morts… Je veux m'allier à ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau; d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque… Non, je ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois!»

La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février 1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa main amaigrie à la porte du tombeau.

Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.

Enfin la rigueur des hommes se lassa.

Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur d'une autre cellule.

Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:

«Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?

» Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir. C'est de la vérité locale.

» Voici le mobilier:

» À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est fort laid, mais c'est chaud.

» En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale liserée de gris.

» Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.

» Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.

» J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et petite chapelle de mes souvenirs.

» Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon grand-père.

» Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.

» Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus rien… J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur!»

Les Heures de Prison sont les battements du coeur de la prisonnière pendant ces neuf années.

Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront sur sa tombe.

D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard de soixante-quinze ans.

Écoutons-le.

«Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.

» Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.

» Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.

» Il n'était plus temps!

» Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.

» Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président: j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.

» Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la liberté.

» Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.

» L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien.»

Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.

Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui l'entourait.

«Monsieur,

» Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous. L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier, depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible événement que je suis forcé de vous annoncer.

» Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et qui avait, par ses vertus religieuses et ses autres qualités distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder. En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi, de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager, à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été admirable aux approches de la mort.

» Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à cet égard.

» Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux à la lui rendre aussi facile que possible.

» Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord, elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son voyage pour se rendre au sein de sa famille.

» Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa famille l'expression de ses meilleurs sentiments.

» Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir l'hommage, etc.

» B…,

» Curé, aumônier des bains d'Ussat.»

» Ornolac, 7 septembre 1853.»

Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures avant sa mort.

Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre, consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature:

«N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus. J'eus, mardi dernier, la visite de M. D… La sensation que sa vue me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir, tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma confiance en M. D…, je vous avoue que j'ai peine à y croire.

» Mais parlons d'elle. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur. Pour vous seule, elle regrettait la vie. «C'est là qu'est le sacrifice,» disait-elle. «Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie, ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre! comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi le courage de le supporter.»

» Puis, comme les douleurs redoublaient:

«Mais c'est trop souffrir… c'est trop! Et pourtant, mon Dieu, vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées!»

» Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus grande.

» Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais; j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle si supérieure.

» Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie.

» Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les plus respectueux.

» Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes.

» À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout mon coeur.

» CLÉMENCE.

» Lundi 27.»

Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait cette seconde lettre du brave curé d'Ussat.

Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve bonté:

«Mon cher monsieur,

» La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet. J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là. Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas coupable.

» À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de juillet.

» Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus. Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de délicatesse en ce point.

» Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles.

» Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet.

» À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi, et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir, son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher. J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique. Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à réparer.

» Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera fini.»

Qu'ajouter à cela?

Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce.

«Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?

» Je réponds:

» Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille.

» Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils.

» Ma conviction est là.

» COLLARD,

» Montpellier, 17 juin 1853.»

Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de captivité.

JACQUES FOSSE

Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.

Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits vigoureusement accentués, aux membres musculeux.

– Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu repartir sans vous voir.

– À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.

– Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et sauveteur dans mes moments perdus.

En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine, couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge, éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur.

Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que, lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent, j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues.

Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir.

Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit, laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement.

Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;-à ce seul nom, vous vous rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.-Il naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans, ou à peu près.

Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis.

Il perdit son père en 1820. Il avait un an.

La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller habiter chez sa mère, à Beaucaire.

En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut douze enfants, dont trois sont morts.

En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler. Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir.

Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.

Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille.

Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il gagnait par jour; mais enfin on vivait.

Il fit ce métier pendant un an.

Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il entra comme manoeuvre chez un maçon.

Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules.

En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait.

Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de passer sous le radeau, arrive à monter dessus.

Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement.

Jamais programme ne fut mieux suivi.

En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en qualité d'apprenti mineur.

Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.

Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à quatorze ans il se fit portefaix sur le port.

À quatorze ans, Fosse portait sept cents.

Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un immense commerce de soie, de draperie et de cuir.

Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient dans le Rhône: un marchand de planches,-puis un soldat,-puis le fils d'un charcutier nommé Cambon.

Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.-Par bonheur, le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui.

Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la compagnie.

Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur, lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.

Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce doigt est inerte, le nerf en a été coupé.

En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent et dirigent les voyageurs.

Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café chantant.

Un ours et deux saltimbanques se noyaient.

Voici le fait:

Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.

Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône.

Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques qui tenait la chaîne.

Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné avec lui.

Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.

Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle.

Fosse courut d'abord aux saltimbanques.

Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le bord, les traîna tous deux après lui.

Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe; mais, heureusement, le nageur avait pied.

Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.

Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore de l'empêcher de s'enfuir.

Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse s'élança à sa poursuite.

Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.

Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui, entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau.

Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il était par une force supérieure.

Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour respirer.

C'était là que l'ours l'attendait.

Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son épaule.

Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui.

Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois, peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre.

Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant.

Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais pour assister à cet étrange sauvetage.

En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui conduisait au bateau à vapeur.

C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.

Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai, et, tout habillé, saute de douze pieds de haut.

Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux qui s'y noyaient.

Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre.

En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se débattant.

Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par les épaules.

Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai, s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.

À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le tient par les épaules, puis l'autre, et crie:

– Tire!

On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe, étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que son portemanteau était resté au fond du Rhône.

Ce portemanteau contenait quinze cents francs.

Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui.

Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à Fosse.

Il va sans dire que celui-ci refusa.

Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez son gendre à Montpellier.

En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et elle tomba dans le Rhône.

Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît de l'autre côté.

Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il essaye de sauver.

Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse.

Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il soutient madame de Sainte-Maure.

Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais encore se retourne.

Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra; il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il avait sauté à l'eau.

Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un constructeur de bateaux, nommé Raousse.

Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier.

Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de Beaucaire.

M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la médaille; elle valait quarante sous.

Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est pas trois sous par personne.

Fosse s'en contenta.

En 1840, il tomba à la conscription.

Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon.

Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde classe.

Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er septembre 1840.

Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons.

Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de cheval.

Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans.

En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les en retire tous les trois, et vivants.

Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième classe.

En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée.

Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs.

Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait mourant.

Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette augmentation dans sa recette pour se marier.

En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à 100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.

M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.

M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze francs.

Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était faite.

Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.

Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans le Rhône et passe sous le radeau.

Par bonheur, il y avait un trou au radeau.

Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme par l'une des extrémités.

Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui, en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête.

Quelques jours après, il se jetait dans le feu,-il faut bien varier,-pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit.

Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la garde nationale de Beaucaire.

Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur les bords de la Durance.

Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout cela ne satisfaisait pas son ambition.

C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas revenir sans sa croix.

Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti.

À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.

Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur!

Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un commis d'une maison de commerce.

En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.

Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.

Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe.

Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de tabac.

Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux publics maître du port à Beaucaire.

Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez.

En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son exemple.

Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise un bénéfice considérable.

Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain.

Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit qu'une quarantaine.

Fosse sauva le reste.

Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve l'enfant.

Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément, que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes.

Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds au-dessus de son cours ordinaire.

Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire.

C'est que Beaucaire était cruellement menacée.

L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de terre.

Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture.

De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce.

Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues, complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est interrompue.

– Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en aurez, ou je ne reviendrai pas.

Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées.

Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.

Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;-cinq heures.-On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.

L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y arrivèrent.

Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse, pleine de courants, de tourbillons et de remous.

Le maire et le conseil municipal étaient en permanence.

Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au milieu du courant.

Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa barque et continuait son chemin.

Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le plus élevé du pauvre village.

Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit.

Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis vingt-quatre heures.

Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours.

Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où l'attendait le préfet.

– Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les.

Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même.

Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de vivres.

Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul n'osait faire.

Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse, afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés.

Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation:

– Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur, je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme.

On arriva sans accident.

Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation:

«En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants, chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire, s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres circonstances périlleuses.-C'est une attestation que nous nous plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance.

» HENRY, évêque de Nîmes.»

L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux dans la campagne.

La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.

– On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux hommes de bonne volonté.

Deux pilotes se présentèrent.

La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée.

Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance, reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe.

Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui.

Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première classe.

Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue de Beaucaire.

Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.

Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison.

Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes.

Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans connaissance sur le carreau.

Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous, dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte.

Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard, elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre.

Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille, il entend crier: «À l'assassin!»

Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.

Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.

C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà commis bon nombre de vols.

Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre les mains de Fosse.

Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France, se rendit à Paris à la fin de l'an dernier.

Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu le 16 décembre.

Ce fut alors que je le vis.

Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui, suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement.

J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé, je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en post-scriptum.

LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS

Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.

Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour aller jouer une heure dans les ruines.

Et les fortes têtes du pays disaient:

– Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien.

Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai diablement travaillé depuis.

Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes, d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux. J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi.

Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace, la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir ce que je vois.

Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.

Ils sont intitulés: le Partage de la Terre.

Les voici:

Alors que le Seigneur, de sa droite féconde, Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde; Qu'il eut tracé du doigt, Comme fait le pilote à la barque qui passe, La route qu'il devait parcourir dans l'espace, Il dit: «Que l'homme soit!»

À sa voix s'agita la surface du globe; La terre secoua les plis verts de sa robe, Et le Seigneur alors vers lui vit accourir, Comme des ouvriers demandant leur salaire, De l'équateur en flamme et des glaces polaires, Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.

«Cette terre est à vous, dit le Maître suprême, Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime; Les lots vous sont offerts. Chaque homme a droit égal au commun héritage; Allez! et faites-vous le fraternel partage De la terre et des mers.»

Alors, selon sa force ou bien son caractère, L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre: Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux, Le laboureur le champ où la rivière coule, Le commerçant la route où le chariot roule, Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux.

Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône, Le pape la tiare et le roi la couronne; Et le pâtre craintif Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître; Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître Un homme à l'oeil pensif.

D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre Il marchait lentement, triste sans être sombre; Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur; Enfin, au pied du trône il releva la tête, Et dit, en souriant: «Moi, je suis le poète; N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur?»

Dieu dit: «Tu viens trop tard!» Lui répondit: «Peut-être! -Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître, De son avoir jaloux; Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde, Quand on faisait sans toi le partage du monde? -J'étais à vos genoux!

» Mon regard admirait la splendeur infinie; Mon oreille écoutait la céleste harmonie; Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère, S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre, Tandis qu'il adorait son divin Créateur.

– Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime, La côte et l'Océan, la vallée et la cime: Que veux-tu! c'est la loi. Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures, Je te garde, mon fils, place dans ma demeure, Et mon ciel est à toi.»

Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure.

Puis il a les ruines.

Revenons aux nôtres.

Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,-les plus belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy.

Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village, plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt de Villers-Cotterets.

Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir sympathique.

Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et l'acheva en 1407.

Les Arabes disent: «La maison achevée, la mort y entre.» Aussi laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été achevées.

Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds.

C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean, surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il eût fallu l'appeler.

Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était fou.

Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait.

Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près. On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir.

Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges, inouïs, fantastiques.

Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des robes de douze aunes.

Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes d'animaux.

Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux ménestrels et aux troubadours.

Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées à orner une robe.

Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs?

Le voici:

«Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles en quarré.»

Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution.

Il y avait des cornes partout.

Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.

La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.

«Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges, que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait qu'elles se tournassent de côté et baissassent.»

Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.

Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau; le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de Milan.

Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille florins.

L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la folie.

Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.

Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir, pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.

Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient jaillir la veille du vin et du lait.

Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.

Le véritable motif, c'était le plaisir.

Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une illustration non noins grande que ses deux oncles.

D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de Bourgogne,-pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en paix.

Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours en jeux, bals et galanteries.

Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.

Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition de sept cent cinquante bénéfices.

On passa en Languedoc.

Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les couvrirent.-Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré, mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur. Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait. Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.

Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était retenu pendant douze jours à Montpellier «par les vives et frisques demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et fermaillets d'or,» ordonna d'arrêter et de faire le procès de Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.

Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du bûcher? J'en doute.

Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire justice, fit faveur_: il accorda aux abbayes de filles de joie que leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière d'autre couleur que leur robe, au bras.

Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?

Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait avant lui. C'est le roi qui gagna.

Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur vide.

À vingt-trois ans, il était fou.

Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc d'Orléans, prit sa femme.

Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.

Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de Bourgogne.

L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée dans l'esprit fantasque du jeune prince.

C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le bonheur du duc d'Orléans.

Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant la mort du duc d'Orléans.

Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie amoureuse.

En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à faire une visite à Louis d'Orléans.

Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours, retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.

C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient.

C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort.

Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de cendres.

Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.

Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille cette inscription latine: Juvenes ac senes rapio.

Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de réconcilier ses deux neveux.

Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner pour le 22.

Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas.

Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat du duc d'Orléans.

Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris est le théâtre.

Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.

Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter.

Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé alors par la reine Isabeau.

Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque, hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions de la Ville et du Temple.

Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien entendu.

En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en enlever l'alliage.

Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette, appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.

Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.

Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à la rue de la Perle.

Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.

On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un enfant d'un jour.

C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.

Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé l'assassinat du duc d'Orléans.

Depuis longtemps, il le méditait.

Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège de vendre sans droits.

Le 17, la maison était trouvée et livrée.

C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une niche au-dessus de la porte.

L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi; l'histoire n'a pas conservé son nom.

L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.

Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même table.

Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine, et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de Saint-Denis,-dolorem studens mitigari,-lorsque tout à coup le valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire au prince que le roi le demandait à l'instant même.

Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son crime.

Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.

De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il une partie de sa suite.

Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même cheval, un page et quelques valets portant des torches.

C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce quartier sombre, solitaire et retiré.

Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée, c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une gaie chanson, et jouant avec son gant.

Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter que ce joyeux jeune homme,-le duc d'Orléans était jeune encore, ayant trente-six ans à peine,-sans se douter que ce joyeux jeune homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui était apparue.

Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.

Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit, enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour aller coucher son enfant, elle entendit crier: «À mort! à mort!»

Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.

Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de hache et d'épée.

Et lui criait:

– Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?

Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.

Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de hache lui fendait la tête.

Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:

– Au meurtre!

Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un geste de menace:

– Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!

Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, et, après l'avoir examiné avec soin, dit;

– Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.

Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.

Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et, sans penser à lui-même;

– Ah! monseigneur mon maître!… dit-il.

Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.

C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par Isabeau.

L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait éteindre les torches et s'en aller.

Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.

Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une oreille à l'autre.

La cervelle en sortait.

Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.

Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.

Mort, tout le monde le pleura.

La France la première.

«Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: «Parce que c'était lui; parce que c'était moi.»

Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme Montaigne:

– Je l'aimais.

La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts et ses vices l'emportassent sur ses vertus.

Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables. L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était le coeur, un coeur bon et humain.

Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple.

Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil, tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots.

Les pleurs appellent les pleurs.

Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient appartenu.

C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours était un rude lutteur.

Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:

– Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.

Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu.

À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,-ce que c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,-ce que c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,-ce que c'était, enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.

Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.

Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les avait confisquées à la maison d'Orléans.

Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier de M. de Sainte-Foix.

L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.

Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets.

Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait monter aux ruines par un sentier à peu près impossible.

À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons.

Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours esherbées.

C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen âge.

Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu, furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers.

On se montrait les uns aux autres les études faites, on se renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.

Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit sur le côté droit;-ce qui était l'emblème du sort réservé aux voyageurs.

Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison.

À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert.

Cet artiste, c'était M. de Flubé.

Comme tous les artistes, il avait dit: «Je vais poser là ma tente pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs.»

Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs.

Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que, moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine.

Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle l'_hôtel des Ruines_.

Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.

Le drapeau surmontait cette inscription:

CONNÉTABLE-TERJUS _Montre les ruines Aux amateurs._

Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à Pierrefonds.-On montrait les ruines!

Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour me les montrer!

Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds n'était qu'un village, il devint un bourg.

Ce village avait un étang, cet étang devint un lac.

Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou six tonneaux.

Ce brick s'appela _l'Artiste_.

Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_.

Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des Étrangers_.

Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel édifice:

HÔTEL DES ÉTRANGERS.

Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau sulfureuse.

Dès lors, Pierrefonds était complet:

Historique par ses ruines,

Pittoresque par sa position,

Sanitaire par sa Source.

Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux minérales.

Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires.

Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.

Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_.

Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel de Pierrefonds_.

La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de Pierrefonds à Villers-Colterets se pava.

Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: et pour Pierrefonds.

Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades, située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris.

Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de Paris.

Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient d'avoir son feu d'artifice.

– Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles romaines et un soleil cloué contre un arbre.

Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue.

Son épilogue était un magnifique bouquet.

Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri.

Racontons comment s'accomplit ce grand événement.

Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot, le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure.

Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de souscription.

Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir du dimanche suivant.

Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque.

Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai.

– Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous acheter vos artifices?

– À Paris.

– Chez qui?

– Chez Ruggieri.

– Attendez.

J'écrivis une lettre.

– Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré.

– Qu'est-ce que votre ami Désiré?

– Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice, mais encore je fournis l'artificier.

Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits.

– Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se dérangera?

– J'en suis sûr.

– Pour nous?

– Pour vous un peu, beaucoup pour moi.

Ils se retirèrent en hochant la tête.

Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant:

– Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois bien qu'il se dérangera!

Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois, plus souvent même que lorsque je suis en compagnie.

Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée comme sa marchandise.

Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M. Ruggieri devait venir.

Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé.

Des paris s'étaient ouverts:

Ruggieri viendra-t-il?

Ruggieri ne viendra-t-il pas?

On accourut me demander:

– Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?

– Pourquoi cela?

– Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne.

– Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy.

– Et il viendra, nous pouvons y croire?

– Aussi certainement que s'il était arrivé.

Et chacun partait en criant:

– J'écris qu'il viendra.

Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre avec une pareille certitude?

Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?

C'est tout le contraire.

Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.

Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.

Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!

Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.

Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte.

– Entrez, Ruggieri! criai-je.

Et Ruggieri entra.

Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous pouvons répondre les uns des autres.

Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et illumination des ruines.

À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.

À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.

C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.

Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge s'alluma.

La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant dans l'eau.

Les premiers cris de joie commencèrent.

Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit avec un feu vert.

Puis une troisième avec un feu blanc.

Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette fois, tout rentra dans l'obscurité.

Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.

Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la montagne et se dresser dans la nuit.

La pâle apparition dura dix minutes.

Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.

L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.

Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec une teinte différente.

Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.

Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!

Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.

C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette magnifique soirée.

Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.

– Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.

– Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je reviendrai.

S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez venir.

LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE

Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des _Mohicans de Paris:_

» J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon jardin des romancier.

» Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres.

» Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues;

» À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines;

» À Balzac, l'azaléa grimpante;

» À Jules Janin, l'oeillet bleu;

» À madame de Genlis, la rose verte;

» À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous le climat de Paris;

» À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles pendant l'hiver;

» À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et fleurit sur les fenêtres du quartier Latin;

» À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante;

» À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux, produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir.

» Dumas vient d'enrichir le jardin d'un lotus blanc comme la neige, à pétales transparentes (lui ont fait dire les imprimeurs.)

» Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles créations.

» Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales transparents dans le jardin des romanciers.

» L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée.

» Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats.

» M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un poète essaya de lui faire croire qu'un lotus rose qu'il lui présenta devait son coloris au sang de ce lion.

» Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M. Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page 319.

» Le nelumbo, dit-il, est le lotos sacré qui couronne le front d'Osiris; il a la fleur rose.

» Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.

» Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je le dois.

» ALPHONSE KARR.»

_Réponse d'Alexandre Dumas_.

Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible à l'honneur que tu me fais en me plaçant en si bonne compagnie; mais cet honneur, non point par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis forcé de m'y soustraire.

J'ai enrichi, dis-tu, ton jardin des romanciers d'un lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac.

Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le lotus blanc.

C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui a encore inventé celle-là.

Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par M. Belfield-Lefèvre.

Écoute ce que dit, dans le Dictionnaire de la Conversation, article lotus, ce savant botaniste:

LOTUS, LOTOS.

«Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils désignent sous le nom de lotos

» 1° Plante arborescente.

» 2° Plante aquatique.

» Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos.

» La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes anciens, le cyamue aegyptiacus, a été décrite par Hérodote sous le nom de lis rose. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment; sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait, dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le nymphaea nelumbo de Linné, le nelumbium speciosum de Wildenow.

» La deuxième espèce,-attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_, comme on dit dans les jeux innocents;-la deuxième espèce offrait, selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute probabilité, le nymphaea lotus de Linné, QUI CROIT ENCORE AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.

» Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante que les Arabes désignent sous le nom de linoufar

Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille m'exposer à en être chassé.

Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.

Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du jardin des romanciers au palais de justice:

«Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE ornait sa boutonnière…»

Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant, la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille variétés de roses du Bon Jardinier, mais je ne connais pas la ROSE MOUSSEUSE.

Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot?

C'est possible, après tout.

En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé mousseuse MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que je suis en train de faire sur ma fenêtre.

_Réplique d'Alphonse Karr_.

Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon jardin des romanciers.

Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire quelques efforts pour te retenir;-comme j'ai fait, il y a quelques années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe.

Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de «lotus à pétales transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya.»

Voyons ta preuve.

C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de Dieu.-Voyons donc les champions:

_Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._

Théophraste. Hérodote…. Athénée.

Porret. Belfield-Lefebvre… Barthélemy. Savigny.

Lemaout, p. 319… Lemaout, p. 322.

Alexandre Dumas… Alphonse Karr.

Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les champions;-je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien, c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès notre enfance, sous peine de pensums.

Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité.

Aussi je lui oppose deux anciens,-Théophraste, qui a fait une histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;-je mets trois savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,-les morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui vous gênent.

– Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un vivant, valent-ils ton savant vivant?

À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;-il y a équilibre.

L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr.

Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que je leur ôterai.

D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend sous l'eau au coucher du soleil.-C'est une chose que l'on dit généralement de tous les nymphaeas;-mais il y a vingt ans que je les regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte pas le lendemain.-La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille.

Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend très-suspect son témoignage sur un point en litige.

D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout; mais il ne t'appuie qu'à moitié; son lotus de la page 319 est blanc et rose;-il ne ressemble donc pas «aux neiges de l'Himalaya,» -mais à une glace de chez Tortoni,-crème et framboise.

Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;-les Chinois, ce grand peuple de faïence qui est en train de se casser.

Elle est belle, ta preuve!

Supposons cependant que tu aies prouvé que le lotus «est blanc comme la neige de l'Himalaya.»

Tu resterais encore avoir inventé lotus à pétales transparents,-car tous les autres ont la feuille épaisse et mate:-ça serait déjà bien gentil!

Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: «Mousseuse? Faute d'impression comme transparentes

Mais non, j'ai écrit mousseuse, et je vais me défendre sur ce point, maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,-me réservant de t'y planter définitivement tout à l'heure.

Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse;

– Mille, jardinier anglais, a inventé la _rosa muscosa_; mais madame de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé mousseuse,-voir dans ses Mémoires;-lis-les, pendant que je relirai les tiens, je serai vengé.

À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur, et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de Paméla,-qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose… moussue.

Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami.

Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,-mousseuse est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue; c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: «Il faut hurler avec les loups.» Ces jardiniers, et quels jardiniers!-tu vas le voir tout à l'heure,-disent rose mousseuse.

Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il l'accepte;-mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont le droit d'avoir voix au chapitre.

M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe du Luxembourg, et madame Hardy_,-la plus belle des roses blanches,- dit rose mousseuse.

De même que:

M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte_;

M. Laffay,-le père du prince Albert, de la duchesse de Sutherland, de la rose de la Reine et de la _rose Louis-Bonaparte_, qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande;

M. Portmer, qui a obtenu de semis la rose duchesse de Galliera, et une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,-de même qu'une rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la _marbrée d'Enghien_ et Narcisse de Salvandy, le plus beau des Provins.

M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse;

Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle rose _génie de Chateaubriand_;

Comme feu Després, auquel on doit la _noisette Després_ et la _baronne Prévost_;

Comme M. Guillot, qui a produit récemment le _géant des batailles_;

Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose souvenir de la Malmaison.

Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps être son rival et son compétiteur dans «l'empire de Flore.»-Ce n'est ni toi ni moi.

Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres des roses, ils disent rose mousseuse.

Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa Maison rustique.

Ce seraient de terribles autorités contre nous deux.

Bah! nous acceptons d'autres fautes,-Veux-tu que nous acceptions celle-là?

_Orgue_:-masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la phrase: un des plus belles orgues.

_Hymne_:-masculin dans les livres, et féminin dans les livres de messe.-Boileau dit: _un hymne vain_;-et l'Académie: _après que l'hymne fut chantée_.

Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé, ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à-dire ce qui en est le contraire, sous peine de ne pas être entendu.

Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille, on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope n'est pas la vanille.

Héliotrope me rappelle tournesol;-c'est le même mot.-Et, tant pis pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure.

Revenons un peu au «lotus à pétales transparents, blanc comme les neiges de l'Himalaya.»

Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des lotus est blanc.

Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le lotus.

Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des lotus blancs,-prétends-tu.

J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois.

Prendrais-tu la rose pour type du jaune?

Dirais-tu: jaune comme une rose?

Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow, noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc.

Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type.

Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes, par les racines de ton «lotus à pétales blancs et transparents.»

Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans, par ta fameuse «tulipe noire;» tu y végètes par ton «tournesol qui s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour.»

Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points.

Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en m'y plantant moi-même.

Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de son laurier.

Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi le plus bel ornement.

Je te serre bien cordialement les deux mains.

Alphonse KARR.